Notes
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[1]
Cet article ne reflète que le point de vue de son auteur.
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[2]
J. Johnson, « Trump on NATO: “I Said It Was Obsolete. It’s No Longer Obsolete” », The Washington Post, 12 avril 2017, disponible sur : <www.washingtonpost.com>. Lettre de Charles de Gaulle à Lyndon Johnson, datée du 7 mars 1966, disponible sur : <www.nato.int>.
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[3]
Voir par exemple B. R. Posen, « Trump Aside, What’s the U.S. Role in NATO? », The New York Times, 10 mars 2019, disponible sur : <www.nytimes.com>.
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[4]
. G. Capoccia et R. Daniel Kelemen, « The Study of Critical Junctures: Theory, Narrative, and Counterfactuals in Historical Institutionalism », World Politics, vol. 59, n° 3, avril 2007, p. 343.
-
[5]
Remarques à l’attention de l’UE – Foreign Policy Defense Forum, Washington, D.C., 6 juin 2019.
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[6]
« The Baltics Fear European “Strategic Autonomy”: The Dangers they Face are Real and Immediate », The Economist, 4 octobre 2018, disponible sur : <www.economist.com>.
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[7]
Pour en savoir plus sur le point de vue du président Eisenhower, voir M. Trachtenberg, A Constructed Peace: The Making of the European Settlement, 1945-1963, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 148.
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[8]
Discours de Robert Gates, secrétaire à la Défense des États-Unis, prononcé lors du sommet « Security and Defense Agenda » organisé à Bruxelles, en Belgique, le 10 juin 2011, disponible sur : <https://archive.defense.gov>.
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[9]
D. Smeltz, et. al., « America Engaged: American Public Opinion and U.S. Foreign Policy », Chicago Council on Global Affairs, 2018, disponible sur : <www.thechicagocouncil.org>.
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[10]
D. Lute et N. Burns, « NATO At Seventy: An Alliance in Crisis », Belfer Center for Science and International Affairs, Harvard University, février 2019, p. 4, disponible sur : <belfercenter.org/NATO70>.
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[11]
Discours et entretien avec le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité à l’université Harvard, le 3 décembre 2018, disponible sur : <www.belfercenter.org>.
1En 2016, Donald J. Trump a qualifié l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) d’« obsolète », faisant écho au qualificatif utilisé par le général de Gaulle en 1966. Tous deux ont joint le geste à la parole. Charles de Gaulle expulsa les forces américaines stationnées en France, puis retira son pays du commandement militaire intégré de l’OTAN. Un demi-siècle plus tard, Donald Trump critique les dépenses militaires et les pratiques commerciales des États européens, perturbe les sommets internationaux, et fait pression sur ses alliés en proposant des sanctions économiques.
2L’OTAN est régulièrement qualifiée de « structure en crise ». Depuis 70 ans pourtant, l’Alliance a déjoué d’innombrables pronostics anticipant son effondrement. Comment expliquer cette longévité en dépit de la récurrence des crises ? Une explication possible est que ces crises sont rarement aussi graves qu’elles le semblent. Charles de Gaulle avait, en son temps, rapidement rassuré les chefs d’État alliés en réaffirmant l’engagement de la France dans l’Alliance. De même, Donald Trump n’a pas tardé à déclarer que l’OTAN « n’était plus obsolète » au vu de ses transformations récentes [2].
3Les déclarations fluctuantes du président Trump révèlent cependant quelque chose de plus profond à propos de la résilience de l’OTAN : sa capacité d’adaptation. La crise observée à l’époque du général de Gaulle provoqua une série de réformes aux niveaux organisationnel et stratégique. Aujourd’hui, l’organisation a plus que doublé le nombre de ses douze membres initiaux, et comprend désormais des États hier parties du Pacte de Varsovie, voire de l’Union soviétique. Par ailleurs, la plus grande et longue opération militaire de l’Alliance s’est déroulée en Afghanistan, loin des frontières géographiques de l’Atlantique Nord.
4Les travaux consacrés à l’OTAN fourmillent de déclarations affirmant que l’organisation a perdu sa raison d’être à la suite d’une crise, ou de quelque tournant historique [3]. Mais les arguments avancés ne parviennent pas à saisir la capacité d’adaptation de l’Alliance. Le traité de l’Atlantique Nord, texte fondateur de l’OTAN, proclame une série d’objectifs durables : la paix, la sécurité, la prospérité, le maintien d’instances démocratiques libres. Alors que les menaces susceptibles de les mettre en péril se sont transformées dans le temps, l’OTAN a su adapter, sur sept décennies, son rôle, son style organisationnel et sa stratégie. Les tensions entre alliés sont récurrentes, et la crise actuelle doit être relativisée.
Comment l’Alliance évolue-t-elle ?
5Le concept de « période charnière » – une phase dans laquelle les contraintes habituelles s’assouplissent, offrant des opportunités de changements [4] – aide à comprendre la manière dont l’OTAN évolue. Le mode d’adaptation de l’organisation est remarquablement stable depuis plusieurs décennies. Le même schéma semble se répéter. Tout d’abord, une contrainte extérieure ou « crise » s’impose. Cette crise trouve ensuite un écho dans le contexte institutionnel de l’Alliance transatlantique. Enfin, des solutions sont avancées pour tenter de la résoudre. Le statu quo est bouleversé, de nouveaux concepts émergent, des idées hier jugées irréalisables finissent par se concrétiser. Les principaux acteurs impliqués dans ce processus peuvent être des États (membres de l’Alliance ou non) ou, occasionnellement, des acteurs non étatiques, comme les membres de la bureaucratie otanienne. Des coalitions se forment ici ou là pour tenter de dénouer la crise dans un sens ou dans l’autre.
6Les précédentes périodes charnières traversées par l’OTAN ont non seulement mis en évidence la cohérence de ce processus d’adaptation, mais aussi permis d’observer la récurrence de certaines thématiques. La première d’entre elles est l’incertitude qui prévaut quant aux résultats de la crise. À titre d’exemple, dans les années 1950 et 1960, l’effritement de la crédibilité de la dissuasion nucléaire élargie mise en place par les Américains a poussé certains acteurs à réaffirmer leur indépendance, ce qu’illustrent les mesures prises par le général de Gaulle en 1966, ainsi que les programmes nucléaires français et britannique ; mais il a aussi fait émerger d’autres projets, tels l’infructueux programme de partage nucléaire de la Force multilatérale (Multilateral Force, MLF), ou des initiatives innovantes visant à atténuer globalement les tensions de la guerre froide. L’Ostpolitik du chancelier allemand Willy Brandt s’inscrit dans ce contexte, tout comme le rapport Harmel.
7Une autre thématique est historiquement récurrente : à chaque période charnière, des initiatives exclusivement européennes sont présentées comme des alternatives à l’Alliance atlantique. Le projet de Communauté européenne de défense (CED) des années 1950, les efforts post-guerre froide visant à forger une identité européenne de défense au sein de l’OTAN et les récentes initiatives de l’UE en matière de politique de sécurité commune sont autant d’éléments reflétant cette tendance.
8Il est toutefois fréquent que ces solutions européennes ne portent pas de fruits, ou restent loin de leurs ambitions. La Communauté européenne de défense ne vit jamais le jour. De même, « l’heure de l’Europe » – expression supposée montrer la détermination européenne à mettre un terme aux guerres civiles des Balkans après la guerre froide – illustra surtout, et de manière humiliante, l’impuissance européenne. Plus récemment, le commandant des forces maritimes de l’Union européenne (EU NAVFOR) a été contraint d’admettre publiquement que sa flotte ne comptait en fait aucun navire en mer [5]… Ce qui au demeurant ne signifie pas que cette initiative européenne soit inutile.
9L’OTAN a prouvé sa capacité d’adaptation, notamment en cooptant, ou en prenant en compte, ces modalités institutionnelles alternatives. La Communauté européenne de défense, si elle avait vu le jour, eut été intégrée dans l’OTAN, et plus ou moins subordonnée à celle-ci. Après la guerre froide, et en réponse à un appel de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et d’autres institutions, l’Alliance a mis sur pied son Partenariat pour la paix, ainsi que des instances de consultation comme le Conseil OTAN-Russie. Au sein même de l’OTAN, les glissements ne s’opèrent pas toujours rapidement, ou sans heurts, mais ils finissent par advenir, engendrant des changements de fond majeurs. Les plus importantes « crises » traversées par l’OTAN ont souvent produit les changements les plus durables.
10Certains points de tension caractéristiques de l’organisation persistent, et sont souvent à l’origine des multiples crises traversées. L’un de ces points de tension est le partage des charges – burden sharing –, qui afflige l’Alliance depuis ses tout premiers efforts pour fixer des objectifs en matière de forces classiques, à la Conférence de Lisbonne de 1952. Ces efforts se sont soldés par un échec, et la prééminence militaire et institutionnelle des États-Unis dans l’OTAN s’est depuis lors maintenue.
11Autre point de tension : l’absence de consensus politique sur les menaces et les priorités stratégiques. Le premier Secrétaire général de l’OTAN est célèbre pour une boutade expliquant que l’Alliance n’avait pas un seul principe fondateur, mais trois : garder les Russes hors d’Europe, les Américains dedans, et les Allemands en état d’infériorité. Aujourd’hui, les alliés s’accordent à reconnaître qu’ils divergent sur « l’approche à 360 degrés » – slogan qui masque mal les discordes sur l’origine de la menace : à l’Est, au Sud, ou ailleurs…
12Enfin, l’ultime défi est bien de mettre en œuvre des projets dans une Alliance de presque 30 États membres prenant leurs décisions par consensus. Les avancées – lorsqu’il y en a – ne peuvent être que lentes et laborieuses. Les diplomates et les officiers qui effectuent à l’OTAN des mandats de deux ou trois ans voient rarement les résultats des grands changements, dont la mise en œuvre s’étale souvent sur cinq ans, voire plus.
Où va l’Alliance, où devrait-elle aller ?
13Les relations transatlantiques et la sécurité européenne sont aujourd’hui confrontées à des défis que peu de gens avaient pronostiqués voici cinq ans. À la veille de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les États-Unis s’efforçaient encore de redéployer leur présence militaire hors de l’Europe, et l’OTAN avait déjà simplifié sa structure militaire à plusieurs reprises. La mission de l’OTAN devait progressivement se retirer d’Afghanistan ; les risques pesant sur la sécurité européenne étaient encore considérés comme faibles, et l’UE se préoccupait avant tout des problèmes posés par la crise de la zone euro. Mais après l’annexion de la Crimée, la Russie continuait sur sa lancée en attaquant l’Ukraine, en violant le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), et en multipliant les confrontations avec les pays occidentaux. Puis la crise migratoire, la montée en puissance de l’État islamique, ainsi qu’une vague d’attaques terroristes vinrent bouleverser l’Europe. Une tentative de coup d’État secoua la Turquie ; la Catalogne et l’Écosse manifestèrent à nouveau des velléités d’indépendance ; et le Royaume-Uni s’engagea dans le processus de sortie de l’Union européenne (UE).
14Ce retournement de situation a affecté la stabilité et la sécurité européennes, et provoqué quelques discontinuités dans la politique étrangère des États-Unis sous la présidence de Donald Trump. Compte tenu de ces évolutions du contexte stratégique, la question de savoir « où va l’OTAN » mérite d’être à nouveau posée.
15Tout comme lors des précédentes périodes charnières de l’histoire de l’Alliance, l’émergence de nouveaux défis a ouvert une phase de recherche de solutions. La coalition internationale contre l’État islamique a pris forme en marge du sommet de l’OTAN de Newport en 2014, et tous les alliés, toutes les instances transatlantiques, y furent parties. Les États européens ont eux-mêmes mis au point différentes initiatives – comme, par exemple, le concept allemand de nation-cadre pour une coopération de défense. Tout comme ce fut le cas pour d’autres périodes de crise affectant la sécurité transatlantique, les meilleures solutions peuvent émerger au sein même des cadres institutionnels de l’UE et de l’OTAN.
16L’Union européenne élabore actuellement de nouvelles initiatives majeures en matière de politique de défense et pour le renforcement de ses capacités militaires – initiatives découlant de la Stratégie globale de l’Union européenne de 2016. Principale idée défendue dans ce document : atteindre « un niveau adéquat en matière [...] d’autonomie stratégique ». Le sens de cette phrase, si souvent citée, reste controversé. Mais l’UE a lancé différentes initiatives, ciblées et pratiques, pour renforcer les capacités européennes de défense, et les investissements en la matière. Parmi ces initiatives, les plus importantes sont la Coopération structurée permanente (CSP) en matière de défense – un cadre de coopération s’appuyant sur un traité et favorisant le renforcement des capacités, ainsi que des projets opérationnels ; le Fonds européen de la défense (FED) – approche innovante qui vise, pour la première fois, à inciter les institutions européennes à cofinancer leurs investissements de défense ; et l’Examen annuel coordonné en matière de défense (Coordinated Annual Review on Defense, CARD) – mécanisme axé sur la responsabilité et la transparence, comparable au processus OTAN de planification de la défense.
17Pour sa part, l’OTAN s’est lancée dans un ambitieux programme d’adaptation après les sommets du pays de Galles et de Pologne, de 2014 et 2016. Contrairement à ce qui s’était passé lors du sommet de 2012, focalisé sur l’Afghanistan, l’OTAN s’est par la suite recentrée sur l’Europe et les nombreuses menaces auxquelles le continent est confronté, à l’Est, au Sud ou ailleurs selon « l’approche à 360 degrés ». Parmi les nouvelles initiatives, citons entre autres : le déploiement de Groupements tactiques multinationaux en Pologne et dans les trois États baltes ; la création d’une Force d’intervention rapide déployable dans de très brefs délais ; les plus importants exercices militaires lancés depuis la guerre froide ; l’adaptation et le développement de la structure de commandement militaire de l’OTAN en Europe et en Amérique du Nord ; une « évaluation du fonctionnement » des instances politiques de l’organisation ; la prise en considération des conflits du cyberespace ; l’amélioration de la coopération en matière de renseignement ; enfin, un sujet qui faisait jadis l’objet d’un consensus et est désormais devenu litigieux : la promesse faite lors du sommet de l’OTAN au pays de Galles de porter les budgets de défense à hauteur de 2 % du produit intérieur brut (PIB) de chaque État.
Bis repetita ?
18Quand les défis contemporains reflètent les tendances déjà observées lors de précédentes périodes charnières, il y a de bonnes chances que les schémas historiques se répètent, comme les solutions institutionnelles. La continuité est claire en ce qui concerne la plupart des questions essentielles : les efforts de l’UE en matière d’intégration de défense, la question du burden sharing dans l’OTAN, l’attitude et le leadership des Américains, le rôle des valeurs au sein de l’Alliance, le degré de cohésion politique entre alliés…
19Les récentes initiatives de défense de l’Union européenne ressemblent fortement à ses précédents efforts et ont peu de chance d’avoir plus de succès dans les faits. Les États européens ne voient pas tous « l’autonomie » comme un objectif politique. Les définitions de ce terme vont d’une aspiration à la « non-dépendance » à une plus grande responsabilité dans les structures transatlantiques établies, en passant par un éventuel divorce d’avec ces structures. Les États à l’orientation transatlantique plus prononcée, comme le Royaume-Uni ou nombre de pays d’Europe centrale ou de l’Est, s’opposent au concept dans son intégralité, précisément en raison de cette dernière possibilité. L’autonomie « nous terrifie », peut-on lire [6]…
20De même, il n’existe pas de consensus quant aux ambitions en matière de capacités opérationnelles européennes ou d’équipement, en dépit de toute l’attention apportée à ces domaines. Certains préfèrent envisager des capacités limitées pour les opérations de stabilisation et de maintien de la paix, ainsi que pour d’autres missions qui laisseraient à l’OTAN, ou aux États souverains, la main sur les combats les plus importants et la défense territoriale.
21Des limitations de ce genre peuvent sembler prudentes, mais posent la question de savoir si une véritable autonomie est possible (quelle que soit sa définition) sans qu’on y inclue les missions essentielles de la défense nationale. Et quoi qu’il en soit, étant donné que très peu de projets concernent les capacités de pointe, et que la part initiale des subventions du Fonds européen de la défense ne représente qu’une fraction de ce que les États européens dépensent déjà, les initiatives de l’Union européenne ne proposent rien de véritablement transformateur. En définitive, la désunion politique sur l’objectif global de défense de l’UE, la difficulté à définir en général les ambitions européennes, la portée limitée des efforts en cours, et la résistance des forces transatlantiques privilégiant l’OTAN et les États-Unis, tous ces éléments s’additionnent en un simple écho des efforts de l’UE en matière d’intégration de défense voici 20 ans. Et les résultats seront demain sans doute aussi peu concluants.
22À l’OTAN également, et notamment à propos de la question du « partage du fardeau », existe une remarquable continuité historique. La position des États-Unis vis-à-vis des dépenses européennes en matière de défense n’a, au fond, pas changé depuis Dwight Eisenhower. Dans les années 1950, comme Commandant suprême des forces alliées en Europe, ou plus tard comme président des États-Unis, Eisenhower a eu pour objectif le retrait d’Europe des forces américaines. Une telle posture paraîtrait aujourd’hui « anti-OTAN », alors même qu’Eisenhower peut être considéré comme un des plus importants pères fondateurs de l’Alliance [7]. Comparée à celle d’autres présidents des États-Unis au XXIe siècle, la posture adoptée par le président Trump conserve une certaine cohérence avec celles de George W. Bush ou de Barack Obama.
23Dans son discours d’adieu, Robert Gates – secrétaire à la Défense des deux précédents présidents – expliqua cette posture par une phrase devenue célèbre, qui formulait aussi un avertissement : les Américains finiraient par perdre patience vis-à-vis du statu quo [8]. Il reste que l’engagement de l’Europe dans le débat sur le partage du fardeau est cohérent d’un point de vue historique. Les États européens répondent ainsi aussi bien aux menaces extérieures qu’à des enjeux politiques internes. Les sommes engagées – de l’ordre de cent milliards de plus depuis 2014 – sont certes importantes, mais elles ne renversent pas les rapports entre les États-Unis et l’Europe. En réalité, nul bouleversement de ce type n’est vraiment recherché, d’aucun côté de l’Atlantique. L’objectif des 2 % du PIB pour la défense – fixé par accord entre les chefs d’États et de gouvernement de l’OTAN en 2014 – a servi aux alliés de repère interne en matière de dépenses militaires, des années durant. Dans le même temps, beaucoup d’États européens ont renouvelé leur engagement dans les missions de l’OTAN en Afghanistan depuis 2003, avec un total de plus de mille morts au combat dans ce pays lointain, alors même qu’ils admettaient que l’Afghanistan était moins important pour leurs pays respectifs que l’Alliance elle-même. Tous les États membres de l’OTAN, et toutes les institutions transatlantiques, font partie de la coalition internationale contre Daech. Européens et Américains ont donc tous le sentiment d’avoir porté de lourds fardeaux.
24Il est également remarquable que l’attitude des Américains vis-à-vis de l’Alliance, ainsi que leurs contributions, soient façonnées par des normes historiques. Il est arrivé au président Trump de critiquer ou même de harceler certains alliés, tout en chantant par ailleurs les louanges de quelques autres. Dans la pratique, son administration a fortement contribué à l’Alliance et à la défense du continent européen avec, entre autres, une augmentation de plusieurs milliards de dollars des investissements de défense par le biais de l’Initiative européenne de dissuasion ; par la rotation de groupements tactiques dirigés par les Américains pour assurer la présence continue de l’OTAN dans le quart nord-est de l’Europe ; et en considérant positivement les projets de nouvelles bases américaines en Pologne, en Roumanie et même en Grèce.
25Le Secrétaire d’État Pompeo, qui a organisé les festivités relatives au 70e anniversaire de l’OTAN en avril 2019 à Washington, et Kay Bailey Hutchison, ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN et ancien sénateur, apportent un soutien très ferme à l’Alliance. De même, le soutien massif des deux chambres du Congrès à l’OTAN frappe non seulement en raison de la rareté des consensus bipartisans, mais encore parce que le Congrès ne s’est pas toujours positionné de la sorte en faveur de l’OTAN. Et avant Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN en 2019, nul responsable d’organisation internationale n’avait pu s’adresser aux deux chambres réunies du Congrès des États-Unis. Quant aux citoyens américains, ils soutiennent eux aussi l’OTAN, comme le montrent les chiffres record d’un sondage annuel ayant enregistré les résultats les plus favorables à l’Alliance jamais observés [9]. La profondeur et l’étendue du soutien apporté à l’Alliance s’accompagnent d’une présence américaine accrue, et d’une réelle augmentation des investissements de défense en Europe – autant d’éléments qui prouvent un engagement fiable et continu.
26La continuité est également de mise en ce qui concerne le rôle des valeurs dans l’Alliance. Pour quelques analystes, l’OTAN serait menacée par le déclin des valeurs libérales dans certains États membres. Bien que le préambule au traité de Washington se réfère explicitement à ces valeurs, l’OTAN a toléré en son sein par le passé certains régimes peu démocratiques. Pour les acteurs qui placent ces valeurs au cœur des missions de l’OTAN, voire les considèrent comme un objectif fondamental, l’approche historique de l’Alliance, qui repose sur la patience, a connu des succès et bénéficie du soutien de la quasi-totalité des responsables alliés aujourd’hui [10]. Pour ceux qui considèrent que la question des valeurs relève des affaires nationales et souveraines, ou qu’elle est secondaire par rapport à la mission essentielle de sécurité et de défense, leur position peut être contestée, et dans son ensemble ne pose pas vraiment problème à l’Alliance.
27La cohésion est une condition fondamentale du succès de l’Alliance. Pour l’heure, la nature des tensions politiques entre alliés n’est pas significativement différente (ou pire) que lors des crises précédentes. Certes, Donald Trump utilise une rhétorique et un style d’engagement défiant les comparaisons. Mais les relations transatlantiques ont déjà traversé des crises bien plus profondes.
28Lors de la crise du canal de Suez de 1956 par exemple, les États-Unis, au plus fort de la guerre froide, prirent le parti de l’Union soviétique et s’opposèrent à la France et au Royaume-Uni, tandis que les forces militaires de ces États se trouvaient menacées ; Washington mena même une offensive économique contre le Royaume-Uni dans le but de forcer les alliés transatlantiques à se retirer. Pendant ce temps, l’Union soviétique envahissait la Hongrie. L’expulsion des militaires américains et le retrait partiel de la France en 1966 restent des épisodes sans équivalent dans l’histoire. Quant au style, souvenons-nous du traumatisme transatlantique lors de l’intervention américaine en Irak en 2003 : à l’époque, l’ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN avait qualifié l’évènement « d’expérience quasi mortelle » pour l’Alliance, alors que certains diplomates échangeaient des insultes dans des séances officielles. Le ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin et Donald Rumsfeld, secrétaire d’État à la Défense, s'étaient alors invectivés dans une joute télévisée – qui prendrait place aujourd’hui sur Twitter. Aucun de ces épisodes n’est glorieux pour l’OTAN ; mais leur souvenir devrait rassurer sur la capacité de résilience de l’Alliance.
29Par ailleurs, des changements notables peuvent être observés dans les relations institutionnelles entre l’OTAN et l’UE. Ces deux organisations entretiennent des liens officiels depuis le début des années 2000, notamment par le biais des accords dits « Berlin plus », qui permettent à l’OTAN de mettre ses capacités à la disposition de l’UE pour certaines opérations. Le nombre des collaborations entre les deux parties a augmenté de manière significative, suite à la déclaration commune des deux institutions à Varsovie en 2016. Moins de deux ans après cette déclaration, les responsables de l’UE et de l’OTAN ont mis en place plus de 70 collaborations sur des sujets tels que les menaces hybrides, la cyberdéfense, la planification de défense, le développement des capacités et la coordination des opérations, entre autres exemples. De plus, la coopération entre l’OTAN et l’UE en matière de mobilité militaire se développe. Et d’autres réalisations notables peuvent être mises en avant : une réponse coordonnée face à des cybermenaces d’importance majeure, et une collaboration dans le domaine maritime entre l’opération de l’OTAN Sea Guardian et l’opération d’EU NAVFOR baptisée Sophia.
30Sous cette liste de réalisations se cache une dimension qualitative : le sentiment qu’une coopération et des avancées véritables sont non seulement possibles, mais de plus en plus normales et positives. Pour reprendre les termes d’un responsable en poste à Bruxelles, l’UE et l’OTAN ont sans doute accompli davantage ces deux dernières années qu’elles ne l’ont fait dans les vingt années précédentes [11]. Il reste cependant encore beaucoup à faire, et les acquis sont à la fois relativement nouveaux et fragiles. Des tensions sur le commerce, le Brexit, ou les relations entre Chypre et la Turquie, pourraient venir entraver la collaboration entre l’OTAN et l’UE.
Ceci n’est pas une crise : période charnière et occasion à saisir
31En fin de compte, il est probable que l’OTAN s’adaptera de manière progressive, fonctionnelle, pragmatique, sensible et rigoureuse aux défis actuels. Pour ce faire, elle prendra plus de temps que beaucoup le souhaiteraient ; mais elle méritera le consensus qu’elle finira par obtenir.
32Bien que cela soit peu probable, un changement ambitieux reste envisageable. Le contexte actuel pourrait justifier des mesures audacieuses. Certains défis d’aujourd’hui ne sont pas neufs, comme ceux qui ont trait à la Russie, au terrorisme ou encore à l’instabilité régionale. D’autres sont plus neufs, comme le cyberespace ou encore les bouleversements liés aux technologies qui viennent transformer la nature de la guerre, ou la montée en puissance de la Chine.
33Dans ces conditions, un nouveau deal transatlantique pourrait commencer par quelques ajustements de part et d’autre de l’Atlantique. Aux États-Unis, tout devrait s’ouvrir par un « retour aux fondamentaux » reconnaissant le potentiel de l’Europe. L’Union européenne et les États-Unis restent les deux plus importantes économies mondiales ; et ils représentent l’un pour l’autre le principal partenaire économique et commercial. L’Europe, à travers l’OTAN, est le continent où se situent la plupart des alliés ayant signé le traité de l’Atlantique Nord. De plus, l’héritage de l’Alliance transatlantique représente l’un des plus grands succès historiques au service de la paix et de la prospérité : un héritage exceptionnellement favorable aux deux parties.
34Ces acquis communs en matière de sécurité et de prospérité constituent le socle de l’Alliance transatlantique, indépendamment de la forme de ses institutions. Une non-dépendance européenne vis-à-vis des États-Unis libérerait l’Europe mais aussi l’Amérique du Nord, et permettrait aux deux parties d’établir un nouveau partage des charges de défense, plus satisfaisant : un objectif commun aux responsables européens et nord-américains. Une Europe plus puissante et moins dépendante vis-à-vis de Washington pour sa sécurité donnerait aux États-Unis la liberté de répartir leurs ressources différemment. Et une Europe plus puissante et moins dépendante inciterait également Washington à valoriser et rechercher de nouveaux partenariats avec l’Europe pour relever les défis régionaux et internationaux communs.
35L’Europe, pour sa part, serait bien avisée d’abandonner ses initiatives institutionnelles chimériques, qui font double emploi et finissent par être minées de l’intérieur par ceux qui souhaitent garder les États-Unis en Europe. En lieu et place, l’Europe pourrait tenter de prendre davantage d’initiatives dans l’OTAN. La base existe, sur laquelle pourraient se construire de nouvelles réussites, s’appuyant sur l’héritage fort de 70 ans d’adaptation des instances otaniennes. Enfin, on pourrait ainsi prendre la vraie mesure des menaces caractérisant notre période charnière, et profiter des occasions qui pourraient naître d’une dynamique de collaboration institutionnelle plus étroite entre OTAN et UE, ainsi que d’un intérêt transatlantique commun favorable à une meilleure défense européenne. Cette Alliance, où les Européens exerceraient un leadership plus fort, correspondrait, en fait, à la vision initiale de ses pères fondateurs. Un retour vers le futur, en somme.
Mots-clés éditeurs : Sécurité européenne, Relations transatlantiques, Donald Trump, OTAN
Mise en ligne 09/12/2019
https://doi.org/10.3917/pe.194.0141Notes
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Cet article ne reflète que le point de vue de son auteur.
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J. Johnson, « Trump on NATO: “I Said It Was Obsolete. It’s No Longer Obsolete” », The Washington Post, 12 avril 2017, disponible sur : <www.washingtonpost.com>. Lettre de Charles de Gaulle à Lyndon Johnson, datée du 7 mars 1966, disponible sur : <www.nato.int>.
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[3]
Voir par exemple B. R. Posen, « Trump Aside, What’s the U.S. Role in NATO? », The New York Times, 10 mars 2019, disponible sur : <www.nytimes.com>.
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[4]
. G. Capoccia et R. Daniel Kelemen, « The Study of Critical Junctures: Theory, Narrative, and Counterfactuals in Historical Institutionalism », World Politics, vol. 59, n° 3, avril 2007, p. 343.
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Remarques à l’attention de l’UE – Foreign Policy Defense Forum, Washington, D.C., 6 juin 2019.
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« The Baltics Fear European “Strategic Autonomy”: The Dangers they Face are Real and Immediate », The Economist, 4 octobre 2018, disponible sur : <www.economist.com>.
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Pour en savoir plus sur le point de vue du président Eisenhower, voir M. Trachtenberg, A Constructed Peace: The Making of the European Settlement, 1945-1963, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 148.
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[8]
Discours de Robert Gates, secrétaire à la Défense des États-Unis, prononcé lors du sommet « Security and Defense Agenda » organisé à Bruxelles, en Belgique, le 10 juin 2011, disponible sur : <https://archive.defense.gov>.
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[9]
D. Smeltz, et. al., « America Engaged: American Public Opinion and U.S. Foreign Policy », Chicago Council on Global Affairs, 2018, disponible sur : <www.thechicagocouncil.org>.
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D. Lute et N. Burns, « NATO At Seventy: An Alliance in Crisis », Belfer Center for Science and International Affairs, Harvard University, février 2019, p. 4, disponible sur : <belfercenter.org/NATO70>.
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Discours et entretien avec le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité à l’université Harvard, le 3 décembre 2018, disponible sur : <www.belfercenter.org>.