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Article de revue

La question irlandaise, enjeu majeur du Brexit

Pages 35 à 48

Notes

  • [1]
    Les deux autres dossiers sont le sort des expatriés et le règlement par Londres de ses engagements préalables comme solde de tout compte.
  • [2]
    L’Ulster politique diffère de l’Ulster géographique, qui se compose de neuf comtés. Les trois comtés de Cavan, Monaghan et Donegal n’y ont pas été intégrés pour des raisons de rapports numériques : dans ces trois comtés, les catholiques étaient majoritaires.
  • [3]
    L’idée d’un État catholique pour un peuple catholique et d’un État protestant pour un peuple protestant occultait le fait qu’au sein des deux nouvelles entités l’hétérogénéité subsistait. La partition ne fit donc que déplacer le conflit dans une zone plus restreinte, l’Ulster, où un groupe dominant imposerait son hégémonie au groupe minoritaire.
  • [4]
    Le mode de gouvernance démocratique de type consociationnel est un cadre conceptuel qui s’applique à des sociétés marquées par de forts clivages ethniques et des systèmes de valeurs différents. Il est fondé sur le partage du pouvoir selon les principes de proportionnalité et de réciprocité entre les diverses traditions politiques. L’inconvénient d’un tel modèle est qu’il ne favorise pas la communication horizontale qui demeure très limitée entre les communautés, mais privilégie la communication verticale, entre une population et ses représentants élus.
  • [5]
    En revanche, la Cour suprême britannique a statué que le gouvernement de Theresa May devrait ­obtenir l’aval du Parlement de Westminster pour entamer la procédure de divorce avec l’Union européenne.
  • [6]
    Elle a été perçue comme un affront et une atteinte à la souveraineté de l’Écosse où l’idée d’organiser un nouveau référendum sur l’autodétermination a refait surface.
  • [7]
    A. Strüver, Stories of the Boring Border: The Dutch-German Borderscape in People’s Minds, Münster, LIT-Verlag, 2007.
  • [8]
    « Joint Report on Progress During Phase 1 of Negotiations Under Article 50 TEU on the UK’s Orderly Withdrawal from the EU », 8 décembre 2017, disponible sur : <www.gov.uk>.
  • [9]
    Le départ du Royaume-Uni pourrait toutefois préfigurer une meilleure attractivité pour l’Irlande en matière d’investissements étrangers, qui profiteraient aux secteurs à forte valeur ajoutée de l’industrie pharmaceutique, des hautes technologies, de la banque, de l’assurance et des services financiers, même si la concurrence avec d’autres pôles européens risque d’être rude.
  • [10]
    En janvier 2017, une crise politique au sein de l’exécutif nord-irlandais opposait Arlene Foster, Premier ministre et chef de file du Parti unioniste démocrate (DUP), à Martin McGuinness, vice-Premier ministre issu du Sinn Fein nationaliste. Outre un grave scandale politico-financier dit du cash for ash, leurs désaccords profonds portaient sur plusieurs dossiers comme le soutien financier à la langue gaélique, la question du mariage homosexuel et le Brexit.
  • [11]
    Ne disposant plus que de 317 sièges sur 650, Theresa May était à la merci d’un rejet de son programme et même d’un vote de défiance.
  • [12]
    Cette petite formation, devenue le premier parti de gouvernement de l’Ulster en 2007, qui apparaît comme l’allié historique des conservateurs, allait lui fournir le soutien de 10 députés à la Chambre des Communes en échange d’un milliard de livres au bénéfice de la province, destiné à stimuler l’économie et l’investissement dans les secteurs de la santé et de l’éducation.
  • [13]
    Le partenariat à la norvégienne inclut l’accès au Marché unique avec le respect des quatre libertés, la contribution au budget européen mais aucune participation à la prise de décision au niveau politique, tandis que l’accord de libre-échange signé avec le Canada (CETA) supprime les droits de douane et met en place des normes communes en matière de santé, d’appellations d’origine contrôlées ou encore de marchés publics.
  • [14]
    A. Gouez, « Le Brexit et l’imbroglio frontalier irlandais », Policy Paper, n° 210, Institut Jacques Delors, 14 décembre 2017, disponible sur : <https://institutdelors.eu>.
  • [15]
    Ce projet péniblement élaboré à la résidence d’été de Chequers a été perçu comme un compromis boiteux, dont les dirigeants de l’Union européenne contestent la viabilité. C’est ce même plan de Chequers qui avait entraîné le départ du ministre du Brexit, David Davis, et celui des Affaires étrangères Boris Johnson, partisans d’un Brexit plus dur.
  • [16]
    J. Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1988, p. 34.

1Au fil des négociations sur le retrait britannique de l’Union européenne (UE) la question irlandaise s’est révélée dans toute son acuité et sa complexité, au point de constituer une redoutable pierre d’achoppement. L’Irlande, qui partage la seule frontière terrestre avec le Royaume-Uni, est de tous les États membres celui qui risque de subir le plus sévèrement l’impact du Brexit. La question sensible de la frontière, dont dépend l’avenir de la province d’Ulster et de ses relations avec la République d’Irlande, a été classée par l’Europe comme l’un des trois dossiers prioritaires [1]. En dépit des propositions de part et d’autre, la recherche d’une solution n’a pas réellement progressé tant elle bute sur des principes, des intérêts et des visions contradictoires.

2L’effacement progressif de la frontière depuis l’accord du Vendredi saint qui a rétabli la libre circulation des biens et des personnes est manifestement contraire à la démarche du Brexit, fondée sur un repli identitaire et le souci de sauvegarder une spécificité culturelle nationale.

Heurs et malheurs de la frontière

3La partition de l’Irlande, tracée en 1920 sur la base d’un calcul sectaire, consistait à isoler les six comtés d’Ulster [2] du jeune État libre d’Irlande très majoritairement catholique. Décrétée sans souci des conséquences pour laisser le choix aux unionistes protestants de rester sous l’autorité de la Couronne, elle ne fit qu’institutionnaliser le clivage intercommunautaire [3].

4Si un calme relatif fut maintenu dans l’enclave britannique pendant près d’un demi-siècle, la ségrégation confessionnelle et les inégalités économiques et sociales provoquèrent à la fin des années 1960 l’émergence d’un conflit entre nationalistes catholiques, opposés à la partition, et unionistes protestants, résolument attachés à l’union avec la Couronne.

5Pendant trois décennies d’affrontements (les Troubles), les 500 kilomètres de frontière séparant les deux Irlandes ont constitué, de 1969 à 1998, la zone la plus militarisée d’Europe à l’ouest du Rideau de fer. Après de multiples tentatives infructueuses, il fallut attendre l’arrivée au pouvoir de Tony Blair en 1997, et l’implication d’acteurs internationaux, pour relancer le processus de paix et s’acheminer, au prix de laborieuses négociations, vers l’accord de paix de Belfast du 10 avril 1998 (accord du Vendredi saint). Le premier volet de cet accord a instauré sur le modèle consociationnel [4] un partage du pouvoir entre unionistes et nationalistes, avec la mise en place d’institutions démocratiques : un exécutif bi-confessionnel et une assemblée d’élus à la proportionnelle. Le second volet, destiné à renforcer les liens entre les deux juridictions, fondait un axe institutionnel Nord-Sud avec la création d’un Conseil ministériel transfrontalier, ayant pour vocation de coordonner des actions économiques et sociales conjointes sur des questions d’intérêt mutuel. Enfin, le troisième volet mettait en place un axe Est-Ouest avec le Conseil des Îles, dans une perspective plus vaste de changement constitutionnel par la décentralisation (devolution) des pouvoirs de Londres au profit de toutes les nations périphériques, Irlande du Nord, Écosse et pays de Galles.

6Une des conséquences les plus notables de la fin des hostilités et de la normalisation de la vie politique fut l’effacement progressif d’une frontière devenue si discrète que seule la limitation de vitesse, en kilomètres au Sud et en miles au Nord, et le changement de réseau téléphonique indiquent à l’automobiliste qu’elle a été franchie. Les quatre libertés de circulation instaurées par le Marché unique de l’UE furent rétablies entièrement en 2005, permettant une totale fluidité des échanges.

7L’ouverture aux échanges entre les deux juridictions allait contribuer au rapprochement entre les deux populations par-delà les clivages confessionnels. Grâce à la liberté de circuler des biens et des personnes, les deux économies, construites dos à dos depuis la partition, devenaient interdépendantes dans de nombreux domaines. La relation très étroite entre les deux juridictions a, par exemple, permis l’élaboration d’une chaîne de production agro-alimentaire complexe, du producteur au consommateur, qui permet à de nombreux produits de franchir plusieurs fois la frontière.

Une logique d’ouverture et de coopération transfrontalière

8La zone commune de circulation (Common Travel Area) a également été un élément essentiel dans la logique de coopération transfrontalière. Il s’agit d’un arrangement bilatéral, antérieur à l’entrée de l’Irlande et du Royaume-Uni dans la Communauté européenne, et fondé sur une série de dispositions juridiques destinées à faciliter la mobilité des personnes entre le nord et le sud de l’Irlande. Mise en place dès 1923 après l’indépendance de l’Irlande, la zone de circulation commune conférait un statut spécial aux citoyens irlandais résidant au Royaume-Uni, comme s’ils restaient encore, au regard de l’histoire, des sujets de Sa Majesté. Progressivement, au nom du principe de réciprocité, les citoyens britanniques résidant en Irlande obtinrent les mêmes droits que les citoyens irlandais. Ces dispositions, considérées aujourd’hui comme de précieux acquis, subirent les soubresauts politiques de l’histoire et furent suspendues pendant la Seconde Guerre mondiale.

9Actuellement, la zone fonctionne largement sur le modèle de celle de Schengen – où le Royaume-Uni et l’Irlande ne sont pas intégrés –, et assure une coopération étroite entre les deux juridictions dans le domaine de la sécurisation de la frontière externe de la zone, des politiques migratoires, de l’obtention des passeports et des visas, ainsi que dans la lutte contre la criminalité. Le principe de réciprocité s’applique également à l’accès garanti pour tous les citoyens britanniques et irlandais à toute la gamme des systèmes de santé, de retraite, de protection sociale et d’éducation.

10En 1998 l’accord du Vendredi saint reconnaissait le droit de chaque citoyen nord-irlandais au choix de sa nationalité, y compris celui de la double nationalité britannique et irlandaise. Il était précisé que ce droit, agréé par les deux gouvernements, serait garanti quelle que soit l’évolution du statut de l’Irlande du Nord. Il réaffirmait également le principe du consentement du peuple nord-irlandais au choix de son avenir constitutionnel. En 2008, le protocole 20 du traité de Lisbonne autorisait le Royaume-Uni et l’Irlande à conserver toutes les dispositions associées à la zone commune de circulation.

11Après le Brexit, l’Irlande souhaite rester hors de l’espace Schengen et conserver pleinement la jouissance de la zone de circulation commune. Bien que Theresa May ait affirmé en janvier 2017 vouloir maintenir la zone commune de circulation, des inquiétudes persistent quant à la capacité à tenir un tel engagement en l’absence d’une solution claire au problème de la frontière.

12L’aboutissement du processus de paix à la fin du xxe siècle a transformé les rapports entre les deux Irlande. Le deuxième volet de l’accord du Vendredi saint, qui avait établi un axe institutionnel Nord-Sud, a instauré des mécanismes de coopération institutionnelle sur le modèle du Conseil ministériel transfrontalier dans une série de secteurs tels l’éducation, les transports, l’agriculture, la santé, l’environnement et le tourisme.

13De nombreux organismes ont été créés pour favoriser l’essor de la coopération transfrontalière, comme le Centre d’études transfrontalières d’Armagh qui identifie les problèmes inhérents aux zones frontières, ou le Centre international pour le développement local et régional (ICLRD) de Maynooth, également très impliqué dans la coopération transfrontalière irlando-britannique dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’information des citoyens. Ces organismes ont largement contribué à la multiplication sur le terrain d’initiatives et de projets intercommunautaires par des représentants de la société civile.

14Cette logique de coopération, destinée à coordonner des actions économiques, sociales, culturelles et environnementales des deux parties de l’île, s’est traduite par la signature d’une série d’accords et de programmes bilatéraux fondés sur un pragmatisme partagé. Elle s’est développée et intensifiée avec le soutien de l’UE.

L’apport de l’Union européenne

15Si l’adhésion conjointe du Royaume-Uni et de l’Irlande à la Communauté européenne en 1973 n’a pas permis, dans un contexte d’affrontements en Ulster, l’augmentation des échanges entre les deux parties de l’île, l’Europe a par la suite joué un rôle crucial dans le processus de réconciliation intercommunautaire et de développement économique.

16L’Irlande du Nord, qui dispose d’une industrie agro-alimentaire relativement importante, a été une grande bénéficiaire de la Politique agricole commune (PAC). En 2014, les subventions européennes, particulièrement destinées à la filière laitière et à l’élevage, avoisinaient les 350 millions de livres. Mais avec la mise en place d’une règlementation plus stricte pour l’attribution des aides depuis 2015, et la part plus réduite de la PAC dans le budget européen, le secteur risque d’être fragilisé lorsque les financements arriveront à terme en 2020.

17Dans le cadre de la politique de développement rural des régions transfrontalières des programmes Interreg, l’UE a largement contribué à l’aménagement d’un espace transfrontalier d’intérêt économique et social, par la recherche de solutions communes dans les domaines du développement urbain, rural et côtier, et de la gestion de l’environnement.

18Dès 1995, l’Irlande du Nord a également reçu d’importantes aides de l’UE par le biais des programmes européens pour la paix et la réconciliation. L’objectif de ces programmes était de rapprocher les populations catholiques et protestantes par le biais de projets éducatifs, ainsi que de promouvoir une stabilité économique et sociale. Grâce à PEACE I (1995-1999), PEACE II (2000-2006) et PEACE III (2007-2013), pas moins de 1,3 milliard d’euros ont été transférés au bénéfice de la province ainsi que des zones frontières de la République. Le 14 janvier 2016, l’UE a lancé un quatrième plan, PEACE IV (2014-2020), destiné à favoriser les contacts intercommunautaires et à financer des projets éducatifs pour des enfants de quartiers défavorisés et de jeunes Nord-Irlandais de moins de 24 ans en manque de compétences.

La légitimité du Brexit en question

19Le vote du Brexit a provoqué sur tout le territoire irlandais une véritable onde de choc, ébranlant la classe politique irlandaise et ouvrant une période d’incertitude. Les interrogations et les craintes quant aux risques économiques, politiques et financiers que cette décision faisait peser sur l’avenir des relations irlando-britanniques et la stabilité en Irlande du Nord ne tardèrent pas à s’exprimer. On assista également à une mobilisation de nombreux acteurs et experts irlandais, soucieux de réfléchir à diverses pistes pour atténuer l’impact du retrait britannique.

20Si elle est appelée à subir les effets du Brexit comme partie intégrante du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord s’est prononcée à 55,8 % contre la sortie de l’UE. Au nom de la souveraineté de la province en matière de révision constitutionnelle, un recours a été déposé auprès de la Haute Cour de justice d’Irlande du Nord, et rejeté le 28 octobre 2016. Ce recours en manquement, qui réclamait le vote du Parlement régional, était appuyé par une coalition de militants et d’hommes politiques nord-irlandais. Les plaignants faisaient valoir que la sortie programmée de l’UE violait l’accord du Vendredi saint, et que cette décision devait être soumise à l’approbation du Parlement nord-irlandais de Stormont, et à celle du Parlement écossais de Holyrood.

21Malgré ces arguments, la Haute Cour de justice d’Irlande du Nord a jugé, en octobre 2016, que rien n’obligeait Theresa May à obtenir l’aval des assemblées locales pour entamer la procédure de rupture avec l’UE.

22Suite à un appel auprès de la Cour suprême du Royaume-Uni [5], la décision de la Haute Cour a été confirmée. Le 23 janvier 2017, la plus haute instance rejetait la demande des plaignants par une argutie juridique. L’arrêt de la Cour suprême, rendu à huit voix contre trois, stipulait que ni le Parlement d’Édimbourg, ni celui de Stormont, ni encore l’Assemblée galloise n’avaient à être consultés sur l’engagement par le Premier ministre britannique de la procédure de sortie de l’UE. Les magistrats estimaient que les lois de décentralisation (qui ont transféré certains pouvoirs aux assemblées régionales) « ont été votées en présumant que le Royaume-Uni soit un membre de l’UE, mais n’exigeaient pas que le Royaume-Uni le restât ». Cette décision créait la consternation et l’indignation chez les Écossais [6] et les Nord-Irlandais. Elle a, par ailleurs, relancé le débat sur la réunification de l’Irlande.

Le spectre du retour de la frontière

23En toute logique, l’application du Brexit requiert le retour d’une frontière effective entre d’une part la République d’Irlande, État souverain demeurant membre de l’UE, et l’Irlande du Nord, partie intégrante du Royaume-Uni en passe de devenir un État tiers. Avec la sortie de l’union douanière et du Marché unique, conformément aux vœux des Britanniques, la frontière s’impose en effet comme une nécessité pour assurer le respect des tarifs douaniers, lutter contre la contrebande et réguler les flux migratoires. La portion de l’île que constitue l’Irlande du Nord, incluse dans un territoire avec lequel elle n’aurait plus aucun lien politique ni administratif, redeviendrait une enclave isolée économiquement et politiquement de l’État irlandais.

24Si invisible qu’elle soit devenue, la frontière, qui démarquait naguère un espace contesté associé à la violence et au sectarisme, a laissé une image extrêmement négative et clivante dans la mémoire de ceux qui ont connu les heures les plus noires du conflit nord-irlandais. Pendant les Troubles, la représentation mentale de la frontière qu’Anke Strüver [7] désigne sous le nom de borderscaping était devenue partie intégrante de la perception identitaire de chaque communauté. Pour les protestants du Nord, la frontière était perçue jusque dans les années 1990 comme la ligne de démarcation entre l’enclave loyale, fière de son appartenance à la Couronne, et l’État repoussoir au sud, alors en proie à de sérieuses difficultés économiques. Elle représentait une forme de protection contre le sous-développement et l’obscurantisme. Pour les habitants du Sud, la frontière avait une dimension ambivalente, à la fois barrière contre un espace de domination étrangère, et foyer de haine et de violence. Tandis que les deux communautés cédaient peu à peu au processus d’aliénation et de rejet de ceux qui étaient extérieurs au groupe, les métaphores négatives de référence à la frontière se multipliaient, telles que : le mur, la barrière, le « rideau d’émeraude », et aussi le couloir de la frontière (border corridor).

Des risques économiques aux menaces politiques

25Le maintien de la fluidité des échanges et de la mutualisation des ressources entre l’Irlande du Nord et la République ne peut être préservé que si le Royaume-Uni permet aux citoyens britanniques et irlandais de continuer à disposer des mêmes droits et garanties qu’avant son retrait de l’Union européenne. Dans le rapport conjoint du 8 décembre 2017 [8], le gouvernement britannique s’est engagé à maintenir la zone de circulation commune (CTV) entre les îles de Grande-Bretagne et d’Irlande, et à ne pas entraver le mouvement des 35 000 personnes qui traversent quotidiennement une frontière devenue quasiment virtuelle, sans toutefois préciser par quels moyens il entendait le faire. Le retour d’une frontière « dure » serait tout à fait néfaste au système de production et d’échanges commerciaux qui s’est peu à peu instauré à l’échelle de toute l’Irlande. À cela s’ajoute le défi que représente, en cas de nécessité, la sécurisation des 500 kilomètres d’une frontière sinueuse, qui compte pas moins de 200 points de passage.

26L’économie nord-irlandaise a connu un développement rapide entre 1998 et 2007, avec l’essor de ses exportations vers les pays européens, avant d’être très sévèrement touchée par la crise économique. La reprise qui s’était amorcée a manifestement ralenti depuis 2017, dans un double contexte d’incertitude lié à la crise politique interne et au Brexit. La fin des subventions européennes et l’obligation de reconfigurer les relations commerciales avec les pays du continent risquent fort de fragiliser l’économie nord-irlandaise, privée du rôle stabilisateur et protecteur de l’UE.

27Si la poursuite du programme PEACE IV ne semble pas contestée, l’arrêt des versements devrait se produire après 2020 et il est difficile d’envisager que le Trésor britannique puisse alors compenser la perte des subsides européens.

28Les économies de l’Irlande et du Royaume-Uni étant devenues, au cours des dernières décennies, interdépendantes et complémentaires, le Brexit fait également peser de gros risques sur les relations commerciales dans le cadre Est-Ouest entre les deux îles [9].

29Le Royaume-Uni reste le principal fournisseur de l’Irlande (22,1 % de ses importations) et représente un débouché essentiel pour les exportations irlandaises. Ces dernières ont déjà souffert de la dépréciation de la livre sterling et du ralentissement de la demande britannique. Plusieurs secteurs clés de l’économie irlandaise sont particulièrement exposés, à commencer par le secteur agro-alimentaire – fruits, légumes viandes et produits laitiers – dont 40 % de la production est exportée vers le Royaume-Uni.

30Tous ces échanges commerciaux seraient mis à mal par l’instauration de tarifs douaniers et d’une nouvelle réglementation britannique en matière de sécurité alimentaire. Dans ce contexte, le gouvernement irlandais s’est engagé à encourager l’effort de diversification des marchés à l’export en multipliant les missions commerciales et en renforçant ses représentations diplomatiques dans les pays ciblés. Si le Brexit a contraint l’Irlande à prendre position pour protéger ses intérêts, les responsables politiques ont très vite pris conscience de la difficulté à concilier son rôle d’État membre et la sauvegarde de ses bonnes relations avec son allié naturel.

31Outre le coup porté aux deux économies irlandaise et nord-irlandaise dont l’ampleur est encore difficile à évaluer, les risques politiques liés à la réapparition de contrôles douaniers sont d’une autre gravité.

32Nombreux sont les Irlandais qui craignent que la réapparition des contrôles de police entre le nord et le sud de l’Irlande ne ravive les cicatrices du passé, et que les tensions intercommunautaires entre nationalistes et unionistes – entre ceux dont l’horizon politique est la réunification de l’Irlande et ceux qui sont viscéralement attachés au maintien de l’Irlande du Nord dans l’union avec la Grande-Bretagne – ne reviennent en force. Un durcissement stratégique, avec le recours à une politique sécuritaire plus répressive et une présence manifeste de la police, voire de l’armée britannique, pourrait faire de la frontière une cible privilégiée pour les paramilitaires républicains dissidents, partisans de la réunification de l’Irlande.

33La restauration d’une frontière tangible en Irlande viendrait aussi peser lourdement sur le quotidien des communautés transfrontalières, naguère en première ligne des violences politiques qui ont déchiré le Nord pendant le dernier quart du xxe siècle.

Une convergence de façade

34Avant même la tenue du référendum sur le Brexit, les autorités dublinoises n’ont pas manqué d’alerter le Conseil européen sur la gravité des menaces que le départ du Royaume-Uni représenterait pour l’Irlande, et d’en convaincre également les autres États membres. En l’absence d’un exécutif nord-irlandais, suspendu de ses fonctions [10] le 1er janvier 2017, l’Irlande, par la voix de son Premier ministre Leo Varadkar, et de son ministre des Affaires étrangères Simon Coveney, s’est évertuée à faire valoir la spécificité de la frontière et de la zone de circulation commune.

35Lors de la première phase des négociations, le gouvernement britannique et la Commission européenne se sont déclarés opposés au retour d’une « frontière dure » entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. La task force européenne a placé cet enjeu au rang des trois dossiers prioritaires requérant des « progrès suffisants » pour passer à la deuxième phase des négociations.

36Cet engagement fort des deux parties pouvait augurer d’une issue relativement rapide et favorable au problème de la frontière irlandaise. Mais c’était sans prévoir que cette question cruciale allait s’encastrer dans une problématique plus vaste, celle du choix de la future relation commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE.

37Si un consensus unissait les deux parties sur la nécessité de maintenir une frontière ouverte, Londres et Bruxelles divergeaient sur les moyens à employer pour la garantir. Le 15 décembre 2017 s’ouvrait la deuxième phase de négociations, destinée à élaborer la nouvelle relation commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE. Une semaine plus tôt, alors que l’accord de principe du 8 décembre était censé avoir réglé les trois dossiers prioritaires, le problème de la frontière irlandaise continuait à faire obstacle à toute véritable avancée.

Un processus long et semé d’embûches

38Le 28 mars 2017, soit neuf mois après le référendum, Theresa May demandait l’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne, soit le lancement de deux ans de négociations au terme desquels un accord de sortie serait conclu avec ses interlocuteurs européens pour être ensuite ratifié par son Parlement et par le Parlement européen qui dispose d’un droit de véto. Un vote à la majorité qualifiée du Conseil européen (20 États membres sur 27) est également nécessaire avant que l’accord de retrait soit définitivement conclu. Cette initiative tardive était largement due aux difficultés politiques de Theresa May, confrontée à un Parti conservateur profondément divisé sur les diverses options qui s’offrent au pays quant à l’avenir de ses relations commerciales avec l’Europe. Sa décision de convoquer des élections parlementaires anticipées le 8 juin 2017 – de façon, pensait-elle, à mieux asseoir son autorité dans la conduite des négociations, s’avéra funeste en l’affaiblissant davantage [11]. Privée de majorité absolue à la Chambre des Communes elle fut contrainte de s’allier au Parti unioniste démocrate (DUP [12]), résolument favorable au maintien dans le Royaume-Uni et hostile à tout rapprochement avec la République d’Irlande. Cette décision allait considérablement réduire sa marge de manœuvre dans les négociations. Cramponnée au principe du respect de la souveraineté populaire (Brexit means Brexit), déterminée à obtenir un accord qui soit le meilleur pour son pays, et soucieuse de trouver un consensus dans son propre camp, Theresa May doit composer avec les partisans d’une rupture nette avec l’UE, et ceux qui, à l’inverse, souhaitent maintenir une relation aussi proche que possible.

39Ayant au préalable refusé tout modèle existant – celui de la Norvège [13] jugé trop contraignant et celui du Canada trop restreint –, elle a réaffirmé qu’elle voulait un accord sur-mesure, lui permettant de se libérer des obligations politiques tout en conservant les bénéfices commerciaux de l’accès au marché européen.

Propositions et contre-propositions

40À ce jour, le désaccord est profond sur les propositions avancées par chacune des deux parties. Les Européens ont jugé les solutions avancées par Theresa May irréalistes ou contraires aux fondements essentiels de l’UE. Tandis qu’ils réaffirmaient le principe d’indivisibilité du Marché unique, le Premier ministre britannique dénonçait tout projet qui porterait atteinte à l’intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni.

41Parmi les solutions proposées par les Britanniques pour éviter le retour systématique des contrôles douaniers, on peut citer l’idée d’un double statut pour l’Irlande du Nord, une option dite max fac consistant à faciliter au maximum le passage des marchandises à la frontière avec le recours aux nouvelles technologies, un arrangement douanier simplifié et enfin un accord de libre-échange avec l’UE portant uniquement sur les marchandises.

42L’option de la facilitation maximale, qui consisterait à éviter toute friction à la frontière par le biais de contrôles biométriques, a été jugée peu crédible par les Européens, et dénoncée par l’Institut Jacques Delors comme « la fiction de la frontière sans friction [14] ».

43L’idée d’un double statut, à la fois européen et britannique, pour l’Irlande du Nord, qui permettrait à la province de commercer librement avec le Royaume-Uni comme avec l’UE, a été rejetée à la fois par Dublin, Bruxelles et par le DUP, favorable à un Brexit sans concessions.

44Le Livre blanc sur le Brexit, publié le 12 juillet 2018, suggérait la mise en place d’un « arrangement douanier simplifié ». Il permettrait au Royaume-Uni de rester dans une forme d’union douanière avec l’UE en collectant à ses frontières les droits de douane à la fois sur les produits destinés à son marché intérieur et sur ceux qui seraient en transit vers un État membre, qu’il devrait lui reverser par la suite, a été aussitôt considéré comme irréaliste et inapplicable.

45Une dernière proposition du projet dit de Chequers [15] consisterait à conclure un accord de libre-échange avec l’UE portant uniquement sur les marchandises et denrées alimentaires, excluant ainsi les trois autres libertés de l’accord.

46La position des Européens a été clairement réaffirmée : le règlement de la question irlandaise ne peut se faire que si le Royaume-Uni dans sa totalité reste dans le Marché unique ou si un statut spécial est accordé à l’Irlande du Nord qui préserve la totale fluidité des échanges.

47Compte tenu de la décision manifestement sans appel de sortir du Marché unique, la seule solution aux yeux des Européens, qui pourrait fournir une issue et éviter le retour de la hard border, serait le maintien d’une union douanière entre les deux Irlande. Les Britanniques sont déterminés à sortir de l’union douanière que forment tous les pays membres de l’UE de façon à être maîtres de leur politique commerciale et à pouvoir sceller leurs propres accords de libre-échange avec d’autres partenaires.

48Pour sortir de l’impasse, le négociateur en chef pour l’UE, Michel Barnier, a proposé la mise en place d’une clause de sauvegarde, intitulée « backstop ». En cas d’échec des négociations, un filet de protection maintiendrait l’Irlande du Nord en « alignement complet » avec la République d’Irlande (Marché unique et union douanière) pour empêcher le retour d’une frontière physique entre les deux parties de l’île. Initialement favorable à cette idée tout en suggérant que cette disposition s’applique à tout le Royaume-Uni, Theresa May est revenue sur son avis en dénonçant une mesure d’exception pour l’Irlande du Nord, qui provoquerait le démembrement du Royaume-Uni et préfigurerait une éventuelle réunification de l’Irlande à laquelle les unionistes sont farouchement opposés.

49***

50L’irréductible « question irlandaise », qui a empoisonné la vie politique britannique au cours des deux derniers siècles, est revenue en force avec les débats sur le Brexit. Réduite dans sa fonction à un vestige du passé grâce à la dynamique d’ouverture et de libéralisation des échanges, la frontière irlandaise avait cessé d’alimenter la haine et la division. L’espoir tacite était qu’elle se résoudrait en quelque sorte d’elle-même, le moment venu, par le libre choix des populations. Jean Monnet, un des pères fondateurs de l’Europe, considérait que les frontières étaient autant de « cicatrices de l’histoire sur le visage de l’Europe [16] ».

51Le vote du Brexit – qui englobe malgré eux les Nord-Irlandais dans un processus de sortie de l’UE – a ravivé les cicatrices héritées d’une période d’affrontements sanglants qu’on croyait à jamais révolue. Les énormes difficultés que rencontrent les négociateurs sont à la mesure d’un problème aux multiples facettes, qui fait à nouveau ressortir les failles intrinsèques de la partition.

52Comment garantir que la frontière irlandaise reste ouverte sans accorder un traitement différentiel à l’Irlande du Nord, ni porter atteinte à l’indivisibilité du Marché unique : la question, que certains assimilent à la quadrature du cercle, reste à résoudre. Alors que le scénario d’une sortie sans accord semble gagner du terrain, Theresa May, dont la solitude politique n’a d’égal que la résilience, ne semble pas prête à capituler. Après avoir longtemps maintenu que son plan restait « la seule proposition sérieuse et crédible », elle pourrait cependant assouplir sa position et consentir des concessions.

53Un nouveau compromis, qui pourrait impliquer le maintien dans l’union douanière, permettrait un passage fluide aux marchandises à destination de l’Irlande du Nord sous contrôle des normes européennes. Mais un arrangement dans l’urgence, quel qu’en soit le coût, risque fort de déboucher en interne sur une crise politique provoquée par des élus jusqu’au-boutistes emmenés par l’ancien ministre des Affaires étrangères Boris Johnson. Toutefois, pour enrayer la contestation, le chef de gouvernement a prévu que le futur accord entre le Royaume-Uni et l’UE serait voté deux semaines après sa signature.

Notes

  • [1]
    Les deux autres dossiers sont le sort des expatriés et le règlement par Londres de ses engagements préalables comme solde de tout compte.
  • [2]
    L’Ulster politique diffère de l’Ulster géographique, qui se compose de neuf comtés. Les trois comtés de Cavan, Monaghan et Donegal n’y ont pas été intégrés pour des raisons de rapports numériques : dans ces trois comtés, les catholiques étaient majoritaires.
  • [3]
    L’idée d’un État catholique pour un peuple catholique et d’un État protestant pour un peuple protestant occultait le fait qu’au sein des deux nouvelles entités l’hétérogénéité subsistait. La partition ne fit donc que déplacer le conflit dans une zone plus restreinte, l’Ulster, où un groupe dominant imposerait son hégémonie au groupe minoritaire.
  • [4]
    Le mode de gouvernance démocratique de type consociationnel est un cadre conceptuel qui s’applique à des sociétés marquées par de forts clivages ethniques et des systèmes de valeurs différents. Il est fondé sur le partage du pouvoir selon les principes de proportionnalité et de réciprocité entre les diverses traditions politiques. L’inconvénient d’un tel modèle est qu’il ne favorise pas la communication horizontale qui demeure très limitée entre les communautés, mais privilégie la communication verticale, entre une population et ses représentants élus.
  • [5]
    En revanche, la Cour suprême britannique a statué que le gouvernement de Theresa May devrait ­obtenir l’aval du Parlement de Westminster pour entamer la procédure de divorce avec l’Union européenne.
  • [6]
    Elle a été perçue comme un affront et une atteinte à la souveraineté de l’Écosse où l’idée d’organiser un nouveau référendum sur l’autodétermination a refait surface.
  • [7]
    A. Strüver, Stories of the Boring Border: The Dutch-German Borderscape in People’s Minds, Münster, LIT-Verlag, 2007.
  • [8]
    « Joint Report on Progress During Phase 1 of Negotiations Under Article 50 TEU on the UK’s Orderly Withdrawal from the EU », 8 décembre 2017, disponible sur : <www.gov.uk>.
  • [9]
    Le départ du Royaume-Uni pourrait toutefois préfigurer une meilleure attractivité pour l’Irlande en matière d’investissements étrangers, qui profiteraient aux secteurs à forte valeur ajoutée de l’industrie pharmaceutique, des hautes technologies, de la banque, de l’assurance et des services financiers, même si la concurrence avec d’autres pôles européens risque d’être rude.
  • [10]
    En janvier 2017, une crise politique au sein de l’exécutif nord-irlandais opposait Arlene Foster, Premier ministre et chef de file du Parti unioniste démocrate (DUP), à Martin McGuinness, vice-Premier ministre issu du Sinn Fein nationaliste. Outre un grave scandale politico-financier dit du cash for ash, leurs désaccords profonds portaient sur plusieurs dossiers comme le soutien financier à la langue gaélique, la question du mariage homosexuel et le Brexit.
  • [11]
    Ne disposant plus que de 317 sièges sur 650, Theresa May était à la merci d’un rejet de son programme et même d’un vote de défiance.
  • [12]
    Cette petite formation, devenue le premier parti de gouvernement de l’Ulster en 2007, qui apparaît comme l’allié historique des conservateurs, allait lui fournir le soutien de 10 députés à la Chambre des Communes en échange d’un milliard de livres au bénéfice de la province, destiné à stimuler l’économie et l’investissement dans les secteurs de la santé et de l’éducation.
  • [13]
    Le partenariat à la norvégienne inclut l’accès au Marché unique avec le respect des quatre libertés, la contribution au budget européen mais aucune participation à la prise de décision au niveau politique, tandis que l’accord de libre-échange signé avec le Canada (CETA) supprime les droits de douane et met en place des normes communes en matière de santé, d’appellations d’origine contrôlées ou encore de marchés publics.
  • [14]
    A. Gouez, « Le Brexit et l’imbroglio frontalier irlandais », Policy Paper, n° 210, Institut Jacques Delors, 14 décembre 2017, disponible sur : <https://institutdelors.eu>.
  • [15]
    Ce projet péniblement élaboré à la résidence d’été de Chequers a été perçu comme un compromis boiteux, dont les dirigeants de l’Union européenne contestent la viabilité. C’est ce même plan de Chequers qui avait entraîné le départ du ministre du Brexit, David Davis, et celui des Affaires étrangères Boris Johnson, partisans d’un Brexit plus dur.
  • [16]
    J. Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1988, p. 34.
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