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Article de revue

Europe centrale : l’Initiative des Trois mers

Pages 103 à 115

Notes

  • [1]
    Autriche, Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie.
  • [2]
    Biélorussie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Ukraine, Yougoslavie, éventuellement Finlande.
  • [3]
    À la réunion de Bucarest ont également participé les présidents de la Roumanie, de la Bulgarie, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Slovaquie, de la Hongrie, ainsi que le président de la Chambre basse de la République tchèque. Voir sur : <www.prezydent.pl>.
  • [4]
    Voir sur : <www.prezydent.pl>.
  • [5]
    Voir sur : <www.prezydent.pl>.
  • [6]
    Voir sur : <https://kresy.pl>.
  • [7]
    L’Autriche était représentée par son ambassadeur en Pologne, la République tchèque par le président de sa Chambre basse.
  • [8]
    « Duda: Trójmorze ma ogromne znaczenie dla rozwoju UE i więzi transatlantyckich », Rzeczpospolita, 7 juillet 2017, disponible sur : <www.rp.pl>.
  • [9]
    Donald Trump était accompagné d’une délégation composée entre autres de Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor, Wilbur Ross, secrétaire au Commerce, Herbert R. McMaster, conseiller pour la Sécurité nationale et Jared Kushner, conseiller spécial du président.
  • [10]
    Voir le discours de Donald Trump, « Remarks by President Trump at the Three Seas Initiative Summit », disponible sur : <www.whitehouse.gov>.
  • [11]
    « Trump w Polsce. Broń i gaz dla Międzymorza », Defence 24, 12 juin 2017, disponible sur : <www.defence24.pl>.
  • [12]
    Le Format de Bucarest est constitué de la Hongrie, de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie (Groupe de Visegrad), de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Bulgarie et de la Roumanie.
  • [13]
    Le budget de l’ERI était en 2017 de 3,4 milliards de dollars ; il est de 4,8 milliards de dollars en 2018.
  • [14]
    Le Format 16+1 est composé de la Chine et de 16 pays d’Europe centrale et orientale : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine.
  • [15]
    « The Budapest Guidelines for Cooperation between China and Central and Eastern European Countries », 28 novembre 2017, disponible sur : <www.fmprc.gov.cn>.
  • [16]
    Voir sur : <https://ec.europa.eu>.
  • [17]
    « Trojmorze – nowy instrument w polskiej polityce zagranicznej », Polski Przeglad Dyplomatyczny, n° 4, 2017.
  • [18]
    A. Bartkiewicz, « J. Rostowski: Trójmorze to niebezpieczny projekt », Rzeczpospolita, 6 juillet 2017, disponible sur : <www.rp.pl>.
  • [19]
    La présidence au second semestre 2019 sera assurée par la Finlande.

1 L’Initiative des Trois mers (ITM), plate-forme de coopération entre 12 pays d’Europe centrale, tous membres de l’Union européenne (UE), a été lancée avec son premier sommet à Dubrovnik en Croatie, les 25 et 26 août 2016 [1]. L’idée d’une coopération renforcée dans l’espace centre-européen entre Baltique, Adriatique et mer Noire avait été mise en avant par le président polonais Andrzej Duda lors de sa campagne présidentielle. Après son élection le 24 mai 2015, le nouveau président polonais a mis au centre de sa politique l’accélération du développement économique des pays de l’Europe centrale selon un axe Nord-Sud, en particulier dans les domaines stratégiques des transports, de l’énergie et de la communication, tous trois en retard de développement par rapport à l’axe Est-Ouest.

2 L’idée de cette coopération trouve ses racines dans l’histoire polonaise. En premier lieu, cette idée renoue avec le souvenir de la République des Deux Nations, union politique et militaire entre le royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie, scellée par l’Union de Lublin en 1569. L’État issu de cette Union allait de la Baltique à la mer Noire. Mais c’est surtout à un temps plus récent que l’on peut faire référence, avec le projet géopolitique de Jozef Pilsudski : l’Intermarium (Miedzymorze en polonais). Né dans l’entre-deux-guerres avec pour objectif de fédérer les pays d’Europe centrale et orientale, ce projet est souvent considéré comme la source d’inspiration principale de l’ITM [2]. Face à la suprématie de l’Allemagne et de l’URSS dans la région, cette fédération, couvrant l’espace entre les trois mers, devait permettre de renforcer les pays en les rassemblant, et de faire face aux menaces qui se profilaient aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Toutefois, l’Intermarium de l’entre-deux-guerres a été considéré par les voisins de la Pologne comme l’expression de ses ambitions expansionnistes, et le projet est resté au stade du concept.

3 L’idée du nouveau président polonais a trouvé un écho favorable chez la présidente croate Kolinda Grabar-Kitarovic. Ensemble, ils ont pris la décision de promouvoir l’Initiative auprès des autres dirigeants des pays de la région. La 70e session de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) fut l’occasion de premiers échanges à ce sujet. Par la suite, la préparation du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) de Varsovie, les 8 et 9 juillet 2016, constitua une autre opportunité d’échange entre les chefs d’État de neuf pays d’Europe centrale situés sur le flanc est de l’OTAN, qui se sont réunis le 4 novembre 2015 à Bucarest [3]. De son côté, le président polonais a poursuivi son action diplomatique dans toute la région : pour promouvoir son idée, il devait rencontrer tous les présidents des pays concernés.

Le sommet de Dubrovnik lance l’Initiative des Trois mers

4 Le Forum international de Dubrovnik (25-26 août 2016), qui réunissait les représentants de 12 pays d’Europe centrale membres de l’Union européenne, a officiellement lancé l’Initiative des Trois mers. Le thème du Forum, « Renforcer l’Europe – Relier le Nord et le Sud » annonçait l’idée d’une coopération au centre de l’Europe autour de grands projets communs.

5 Dans son discours de Dubrovnik, Andrzej Duda insistait sur trois piliers de cette nouvelle coopération : les infrastructures de transport et de communication, l’approvisionnement énergétique, et la coopération scientifique et culturelle. Le développement sur un axe Nord-Sud compléterait l’axe Ouest-Est, et contribuerait à renforcer l’intégration et la cohésion de l’ensemble de l’Union. Cela permettrait aussi de faire évoluer les relations entre le « centre » et les « périphéries », caractérisées par des transferts en sens unique de solutions politiques, culturelles et économiques ne prenant guère en compte le contexte historique particulier des périphéries. « Nous voulons l’unité et l’intégration, mais cela ne signifie pas que nous voulons l’uniformisation. L’intégration n’est pas l’ennemie de la diversité. Cette logique, nous pouvons la changer en développant la coopération entre les pays des Trois mers, et selon l’axe Nord-Sud [4] ». Le développement Nord-Sud est tout aussi essentiel pour la coopération économique avec d’autres partenaires comme la Chine. Le défi majeur dans cet ordre d’idées, mentionné par le président Duda, serait la réalisation du couloir de transport Baltique/Adriatique.

6 Le développement d’infrastructures dans le secteur énergétique dans la région des Trois mers occupe une place importante dans le discours d’Andrzej Duda. La diversification des sources d’approvisionnement est une nécessité face à la domination de la Russie comme principal fournisseur d’énergie. Le projet du gazoduc Nord Stream 2, reliant la Russie et l’Allemagne via la mer Baltique, et qui accroîtrait encore la dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz russe, inquiète en effet plusieurs pays d’Europe centrale.

7 Au Forum de Dubrovnik, les représentants des 12 pays de l’ITM ont adopté une Déclaration commune sur la coopération dans les domaines de l’énergie, des transports, du numérique et de l’économie. Cette Déclaration souligne la nécessité de relier les économies et infrastructures selon l’axe Nord-Sud, pour compléter le marché commun européen construit sur un axe Ouest-Est. La Déclaration ne prévoit pas de mise en place de structures spécifiques de coopération [5]. L’ITM est donc une plate-forme informelle de coopération des pays d’Europe centrale, qui devrait permettre de renforcer l’appui politique nécessaire à la réalisation de projets d’importance stratégique dans ces quatre domaines. Le texte affirme que l’Initiative est ouverte à d’autres partenaires, à condition qu’ils respectent les valeurs et les principes fondamentaux de l’Union européenne. Il mérite d’être souligné que les représentants des États-Unis et de la Chine ont participé au Forum.

8 Dans ses discours, Andrzej Duda a insisté sur le fait qu’en aucun cas l’ITM ne pouvait constituer une alternative à l’Union européenne. Il est ici question de coopération régionale centre-européenne, sur des projets concrets, menés dans le cadre de l’UE et contribuant à une plus grande cohésion, et au développement régional, de l’Union. De son côté, la présidente croate a insisté sur le fait que l’Initiative n’avait pas pour objectif d’éloigner de l’UE les pays engagés dans l’Initiative, mais de réduire les disparités entre ces pays et les autres membres de l’UE. Elle devait ainsi contribuer au renforcement de l’Union. Par ailleurs, l’ambition du président polonais est bien que la région des Trois mers s’ouvre à la coopération avec les pays situés à l’est de l’UE, et en particulier l’Ukraine.

9 À Dubrovnik, l’ITM est également apparue comme un nouvel axe de la politique étrangère polonaise. Pour le président Duda, la coopération avec l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale constitue l’une des bases de la souveraineté et du renforcement de la position de la Pologne en Europe. Dans cette coopération régionale, les projets économiques méritent autant d’attention que la dimension politique, et l’Initiative des Trois mers devrait permettre la réalisation concrète de ces projets [6]. Les critiques de cette nouvelle politique polonaise dénoncent toutefois un retour à l’ancien concept d’Intermarium, considéré comme utopique.

Le sommet de Varsovie et la présence de Donald Trump

10 Le deuxième sommet de l’Initiative s’est tenu à Varsovie le 6 juillet 2017 sur le thème Connectivity, commerciality, complementarity. Dix pays sur douze que compte l’Initiative étaient représentés par leurs présidents, à l’exception de l’Autriche et de la République tchèque [7].

11 Dans son discours d’inauguration du sommet, le président polonais a souligné que la coopération entre les pays de l’ITM donnerait à l’Europe trois impulsions : modernisation, dans la mesure où les pays de l’Initiative devaient continuer à restructurer leurs économies ; intégration, à travers les liaisons en matière de transports, d’énergie et de télécommunications, à construire sur un axe Nord-Sud ; et unification, avec un resserrement des liens avec l’UE, grâce aux nouvelles infrastructures. De son côté, Kolinda Grabar-Kitarovic déclarait que les pays de l’ITM souhaitaient travailler ensemble pour renforcer l’Europe centrale, l’unification de l’UE dans son ensemble et donc l’espace transatlantique. Elle soulignait que la présence du président des États-Unis montrait l’importance de l’Initiative, et qu’en conséquence elle susciterait l’intérêt des investisseurs américains [8].

12 Donald Trump, invité spécial du sommet, s’est rendu à Varsovie sur le chemin du G20 à Hambourg [9]. Il y a donc rencontré les chefs d’État de l’ITM, et a pris part à la session transatlantique du sommet. Sa participation était importante, dans la mesure où le président américain a, dans ses interventions, insisté sur deux questions essentielles pour les pays de l’Initiative : l’énergie et la défense. Sa présence, et les annonces faites lors du sommet, ont donné une plus forte visibilité internationale à l’ITM. Conformément aux attentes des pays réunis, Donald Trump a en effet clairement exprimé son appui : « L’Initiative des Trois mers contribuera à reconstruire la région et permettra, grâce aux infrastructures, de la rapprocher du reste de l’Europe et de l’Occident dans son ensemble » ; elle permettra également de « préserver la souveraineté et renforcer la sécurité et la résistance aux pressions extérieures […]. Quand les États de l’Initiative des Trois mers sont forts, les autres nations libres d’Europe sont aussi plus fortes, comme l’Occident tout entier [10] ».

13 L’appui du président américain était important, avant tout pour des raisons économiques : notamment pour donner à l’Initiative une crédibilité indispensable à l’éventuel engagement d’investisseurs et d’entreprises américaines. Mais sa présence garantissait également à l’ITM une impulsion politique et, surtout, une dimension transatlantique.

14 La question énergétique était au centre du discours du président Trump aux représentants des 12 pays de l’Initiative. L’objectif d’une plus forte intégration de la région en matière énergétique (en particulier pour le gaz) est cohérent avec la présence croissante des États-Unis sur le marché mondial du gaz liquéfié (GNL). Donald Trump a ainsi exprimé sa volonté de coopérer avec la région, notamment pour des livraisons de GNL. Les premières livraisons du gaz liquéfié américain au terminal GNL du port de Swinoujscie en Pologne ont eu lieu en 2017.

15 L’importance de l’enjeu énergétique dans la région – avec, notamment, l’opposition de plusieurs pays à la construction de Nord Stream 2, et leur volonté de diversifier leurs sources d’approvisionnement en gaz –, a bien été soulignée par le président américain : « Les États-Unis n’utiliseront jamais l’énergie comme moyen de pression ou de contrainte et ils ne permettront pas aux autres de le faire. » Le développement des infrastructures gazières et la diversification des approvisionnements, diminueraient la dépendance vis-à-vis du gaz russe, en réduisant les possibilités de chantage gazier de la part de Moscou. Ces grands objectifs de l’ITM rejoignent la volonté des États-Unis d’occuper une place prépondérante sur le marché mondial du gaz liquéfié. Donald Trump a cependant proposé un autre domaine de coopération avec les États-Unis : l’armement, en insistant sur l’excellence des technologies américaines dans ce domaine [11]. La Pologne, les pays baltes et la Roumanie sont particulièrement intéressés par le renforcement de la présence militaire américaine dans la région, ce qui pourrait se traduire par une coopération militaro-industrielle de long terme avec les États-Unis.

16 Lors de cette visite à Varsovie, Donald Trump a également prononcé un discours important sur le rôle des États-Unis dans les relations internationales, avec une séquence notable consacrée aux intérêts américains en Europe centrale. La question de l’engagement des États-Unis pour la sécurité de la région, et en particulier sur le flanc est de l’OTAN (et de l’UE) est en effet primordiale pour les pays de l’ITM.

17 Neuf des douze pays de l’ITM font partie du « Format de Bucarest », inauguré en 2015 à l’initiative des présidents roumain Klaus Iohannis et polonais Andrzej Duda [12]. La réunion des chefs d’État des neuf pays du flanc est de l’OTAN, les 4 et 5 novembre 2015 à Bucarest, avait pour objectif de préparer une position commune en vue du sommet de l’OTAN de Varsovie (8 et 9 juillet 2016). Après l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’est de l’Ukraine, ces chefs d’État soutenaient l’idée d’un renforcement du flanc est de l’OTAN par le déploiement des forces de l’Alliance. Lors du sommet de l’OTAN de Varsovie, leurs demandes ont été prises en compte, et le déploiement de ces forces a commencé début 2017. Des unités de combat de l’Alliance sont ainsi présentes en permanence dans les pays d’Europe centrale, prêtes à réagir en cas d’agression.

18 Réunis à Varsovie le 11 octobre 2017, les ministres des Affaires étrangères du Format ont rappelé dans une déclaration commune leur non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée, ils ont réitéré leur appui au rétablissement de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et appelé la Russie à retirer ses forces d’Ukraine. En juin 2018, les neuf chefs d’État du Format se réunissent à Varsovie afin de préparer une position commune pour le sommet de l’OTAN de Bruxelles (juillet 2018). Ainsi le Format de Bucarest, centré sur la sécurité militaire dans la zone Baltique-mer Noire, ajoute-t-il une dimension « défense » à la coopération régionale de l’ITM.

19 Conformément aux attentes, le président américain a confirmé l’engagement des États-Unis résultant de l’article 5 du traité de Washington, ainsi que la nécessité de renforcer le flanc est de l’OTAN. Cette confirmation était d’autant plus attendue que Donald Trump ne s’était pas exprimé sur ces points au sommet atlantique de Bruxelles. L’augmentation annoncée des dépenses consacrées au programme de renforcement de la présence militaire américaine en Europe (European Reassurance Initiative – ERI), essentielle pour la sécurité de la région, a confirmé l’importance de la visite de Trump pour la Pologne et l’Europe centrale dans son ensemble.

20 Suite aux décisions annoncées au sommet de Varsovie de l’OTAN, les forces américaines présentes en Pologne comptaient, en 2017, environ 5 000 hommes ; elles pourraient monter à 7 000 en 2018. L’augmentation, dans le budget 2018 du département de la Défense, des fonds destinés à l’ERI – environ + 41 % par rapport à 2017 – montre clairement la volonté des États-Unis de soutenir les pays de l’Est de l’Alliance [13]. Dans ce contexte, Donald Trump a rappelé aux alliés européens la nécessité d’augmenter leurs propres dépenses de défense. En 2016, seules l’Estonie et la Pologne respectaient leur engagement de consacrer 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense. L’augmentation des dépenses de défense et la modernisation des armées dans la région pourraient également déboucher sur une intensification de la coopération en matière d’armement. L’augmentation de ses dépenses de défense à un minimum de 2,5 % de PIB pour 2033 annoncée par la Pologne, pourrait notamment en partie financer l’achat d’armement aux États-Unis.

21 L’intérêt de Washington pour une coopération renforcée pourrait également avoir un lien avec la présence croissante de la Chine en Europe centrale, notamment dans le cadre du Format 16+1, réunissant Pékin et 16 pays d’Europe centrale [14]. La Nouvelle route de la soie, projet phare chinois, traverse les territoires des pays de l’ITM, et sa construction pourrait être compatible avec les réseaux de transport d’axe Nord-Sud prévus dans le cadre de l’Initiative. La Chine a exprimé son appui à l’Initiative des Trois mers, considérant qu’il s’agissait d’un projet convergeant avec le Format 16+1, ce qui a été confirmé dans les « Directives de Budapest », document final du dernier sommet du Format 16+1 [15]. Ainsi, les deux initiatives, ITM et Format 16+1, pourraient-elles devenir une source potentielle de rivalité sino-américaine en Europe centrale.

La Déclaration du sommet de Varsovie

22 La Déclaration de Varsovie met l’accent sur l’importance de la coordination des efforts des pays de l’ITM pour le développement de l’ensemble de la région. La construction d’infrastructures reliant le nord au sud de l’Europe centrale, et permettant une meilleure connectivité, érigée en pilier de l’Initiative (connectivity), permettrait de dynamiser le commerce et la coopération économique entre les pays de la région (commerciality) sans doubler des projets réalisés dans le cadre de l’UE (complementarity).

23 La coopération devrait être centrée sur des priorités comme le développement des liaisons de transport et leur intégration dans le réseau transeuropéen de transport (TEN-T), le développement des infrastructures dans les secteurs de l’énergie en prenant en compte la politique de l’UE dans ce domaine, et le développement des réseaux de télécommunication. Le business forum de l’Initiative devra faciliter la coopération entre entreprises intéressées par des projets communs. La Déclaration souligne que l’Initiative est ouverte aux entreprises du monde entier et aux partenaires globaux. Une totale synergie avec les politiques de l’UE est mentionnée comme prioritaire : l’amélioration des infrastructures et des liens économiques et sociaux entre pays de l’ITM, sur les axes Nord-Sud et Est-Ouest, est dans l’intérêt des pays de l’Initiative mais aussi de l’UE dans son ensemble ; et la coopération entre pays de l’ITM contribue ainsi au développement de l’Union. La Déclaration rappelle l’appartenance des pays participants à l’UE, mais le texte souligne toutefois la nécessité d’élaborer des coopérations avec des pays non-membres de l’UE, et avant tout l’Ukraine et les pays des Balkans occidentaux. À ce stade, la mise en place d’institutions communes de l’ITM n’est pas prévue.

Les projets d’infrastructure de l’Initiative des Trois mers

24 À Varsovie, la présidente croate a annoncé qu’une expertise concernant 157 projets d’infrastructure en matière d’énergie, de transport et de télécommunications, d’une valeur d’environ 50 milliards d’euros, avait été préparée pour le sommet. Ces projets pourraient être cofinancés par l’UE et des investisseurs hors Union. Le business forum de l’Initiative, dont la création a été annoncée à Varsovie, pourrait remplir un rôle de conseil et d’information permettant un avancement plus rapide des projets. Mécanisme d’élaboration et de coordination, celui-ci jouerait en faveur d’une consolidation de l’ITM.

25 Des projets énergétiques en cours de réalisation ou planifiés dans le cadre de l’ITM figurent sur la liste des projets d’infrastructures prioritaires de l’UE – les « projets d’intérêt commun » (PIC) – adoptée le 24 novembre 2017 par la Commission européenne. Il s’agit des projets qui permettront la mise en place de l’Union de l’énergie, et bénéficieront de cofinancements de l’Union européenne [16].

26 Sur cette liste figure le projet le plus important prévu à ce stade dans le cadre de l’ITM, et qui aurait pour fin l’indépendance énergétique de la région, à savoir le corridor gazier Nord-Sud reliant la Baltique à l’Adriatique. Ainsi le terminal polonais de Swinoujscie serait-il relié au terminal croate sur l’île de Krk, en construction. Les interconnecteurs gaziers entre Pologne, Slovaquie, République tchèque, ainsi qu’une branche reliant la Hongrie, font partie de ce corridor. Lors du sommet, les entreprises polonaises et croates ont signé des accords pour sa réalisation ; les travaux devraient être achevés en 2020-2022.

27 Un autre projet gazier important sur la liste PIC, le Baltic Pipe, permettrait l’approvisionnement de l’Europe centrale en gaz en provenance de la Norvège (en passant par le Danemark) à partir du terminal GNL de Swinoujscie, dont l’agrandissement est également planifié. Baltic Pipe s’inscrit dans le cadre de la construction du corridor Nord-Sud et de la création, à plus long terme, d’un marché gazier commun à l’ITM, d’une consommation potentielle de plus de 70 milliards de m3 par an. Un interconnecteur gazier entre la Pologne et la Lituanie figure également sur la liste PIC.

28 Des projets d’infrastructures routières et ferroviaires sont aussi en cours de réalisation. Via Carpatia, corridor routier Nord-Sud, doit relier les réseaux de transport de Lituanie, Pologne, Slovaquie, Hongrie, Roumanie (jusqu’au port de Constance) et Bulgarie avec la Grèce (jusqu’à Salonique). En facilitant les transports, Via Carpatia permettra d’intensifier la coopération économique le long de la frontière orientale de l’UE. Une autre route internationale, Via Baltica, assurera la liaison entre la Pologne, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie.

29 Rail Baltica, fragment du réseau ferroviaire transeuropéen qui reliera Varsovie avec les trois capitales des pays baltes et Helsinki, constituerait l’unique liaison ferroviaire des pays baltes avec le reste de l’UE. Un autre projet ferroviaire, l’Amber Rail Freight Corridor, permettrait le transport des marchandises de la frontière entre Pologne et Biélorussie, à travers Slovaquie, Hongrie et Slovénie jusqu’à la ville portuaire de Koper sur l’Adriatique.

L’Initiative des Trois mers et les craintes de divisions dans l’UE

30 L’Initiative des Trois mers, contrairement à l’ancien projet Intermarium voulu par la Pologne dans l’entre-deux-guerres, n’est pas une alliance politique ou militaire mais une plate-forme de rencontres entre chefs d’État de pays membres de l’UE, dont l’objectif, marqué par le pragmatisme, serait de donner une impulsion à la réalisation de projets concrets, pour que les pays de l’ITM accèdent plus rapidement au niveau de développement des pays occidentaux de l’UE.

31 Toutefois, nombre d’obstacles à la réussite du projet subsistent. En particulier, les pays de l’ITM peuvent avoir des politiques et intérêts divergents. La politique vis-à-vis de la Russie apparaît ainsi comme une différence majeure. En République tchèque ou en Hongrie, la crainte de la Russie est bien moins forte qu’en Pologne ou dans les pays baltes. La Hongrie serait même en faveur d’un renforcement de l’influence de la Russie dans la région. D’un autre côté, pour la majorité des pays de l’ITM, les relations avec l’Allemagne sont particulièrement importantes. Ainsi les Tchèques ne veulent-ils participer à aucun projet qui pourrait être considéré comme dirigé contre l’Allemagne. C’est aussi le cas de la Roumanie, qui s’inquiète de la dégradation des relations entre la Pologne et l’Allemagne. Pour Bucarest, l’ITM n’est pas une plate-forme en opposition à Berlin, Paris ou Bruxelles, et même la Slovaquie, qui considère la Pologne comme un partenaire important, souhaite avant tout rester dans le noyau dur de l’UE. Quant aux pays baltes, ils se tournent de plus en plus vers la Scandinavie.

32 Mais l’ITM suscite avant tout craintes et critiques quant à une possible division au sein même de l’UE. La participation de Donald Trump au sommet de Varsovie a réveillé les inquiétudes quant à une division entre la « vieille Europe » et celle « des Trois mers », considérée comme plus bienveillante à l’égard du président américain.

33 L’Initiative peut également être perçue comme une tentative de Varsovie de construire un bloc contre Berlin et Paris, en imposant son leadership pour contrecarrer le tandem franco-allemand dans l’UE. Mais ses relations tendues avec la Commission européenne suite à la réforme du système judiciaire polonais et à l’activation de l’article 7 du traité de l’UE, l’affaiblissement de la position de la Pologne dans l’UE et son image dégradée à l’étranger, pourraient diminuer l’influence de Varsovie dans la région. Par ailleurs, son opposition à la construction du Nord Stream 2 pourrait avoir comme conséquence l’éloignement de l’Initiative de pays comme la Hongrie et la République tchèque, qui ne s’opposent pas à ce projet [17]. Selon certaines critiques, la Pologne devrait plutôt chercher à rejoindre le groupe des pays les plus importants de l’UE, comme l’Allemagne, la France, l’Espagne l’Italie au lieu de construire l’ITM, projet susceptible de concurrencer l’Europe occidentale [18].

34 Le caractère supposé anti-allemand de l’Initiative est parfois critiqué. Il semble toutefois qu’en aucun cas l’ITM ne puisse être une alternative à la coopération de la région avec l’Allemagne : elle ne peut en être que son complément. Les PIB cumulés des pays de l’Initiative ne représentent qu’environ un tiers du PIB allemand, et l’Allemagne reste le principal partenaire économique de ces pays.

35 Ces critiques peuvent donc paraître exagérées : il s’agit bien d’un projet économique développé par des pays membres de l’UE, qui s’inscrit dans les politiques européennes, et dont le résultat final pourrait être une plus forte cohésion de l’Union. Les projets planifiés et réalisés dans le cadre de l’ITM, en particulier dans le domaine de l’énergie et des infrastructures de transport, ne sont pas alternatifs aux projets de l’UE. Au contraire, l’accélération du développement économique qui en résulterait permettrait de réduire les lignes de fractures historiques entre l’est et l’ouest de l’Europe. Toute tentative de construction à travers l’ITM d’une identité régionale contre le reste de l’UE serait contre-productive, dans la mesure où c’est l’UE qui demeure la meilleure solution d’intégration pour les pays de l’Initiative.

36 ***

37 Une condition de réussite de l’ITM est l’élaboration de positions communes pour réaliser des projets régionaux concrets, et les promouvoir dans l’UE. Le fait que les futures présidences semestrielles de l’UE doivent être assurées par les pays de l’ITM, pourrait faciliter cette tâche. Ainsi, après la Bulgarie – premier semestre 2018 –, ces présidences reviendront à l’Autriche (2e semestre 2018), à la Roumanie (1er semestre 2019), et à la Croatie (1er semestre 2020 [19]). Une forme d’institutionnalisation, même minimale, de l’Initiative, comme la mise en place d’un secrétariat permanent, permettrait en outre une meilleure coordination des actions entre les pays participants.

38 L’Initiative devrait également élaborer et proposer une forme de coopération aux pays voisins non-membres de l’UE, Ukraine et pays des Balkans occidentaux. On relèvera que le président ukrainien n’était pas invité au sommet de Varsovie. Kiev a donc exprimé une certaine déception, et certaines critiques ont été formulées en Ukraine où la Pologne est pourtant considérée comme l’avocate de la cause ukrainienne en Europe. Il faut préciser que le consensus au sein de l’ITM aurait été difficile à trouver sur une invitation de l’Ukraine. Cette dernière aurait donné un caractère géopolitique à l’Initiative, qui aurait pu être considéré comme dirigé contre Moscou.

39 En dépit d’un regain de tensions dans les relations entre l’UE et les États-Unis, y compris dans le domaine économique, depuis l’élection de Donald Trump, l’alliance des pays de l’ITM avec Washington, en particulier dans le domaine militaire, restera une constante pour les années à venir. Dans ce contexte, l’Initiative pourrait donc devenir pour les États-Unis une plate-forme de coopération durable avec la région.

40 L’Union européenne restera pourtant la principale référence pour les pays de l’ITM. La difficulté majeure, et le principal enjeu, sera de réaliser des projets régionaux en renforçant l’UE et non en la divisant. Convaincre l’UE que les objectifs de l’Initiative convergent avec ses intérêts reste un défi important, qui devra s’inscrire dans les négociations sur le budget européen pour 2021-2027. Dans la mesure où le cofinancement des projets de l’ITM par l’UE est indispensable, les pays de l’Initiative devront parvenir à des positions communes avant d’aborder les négociations pour le futur budget européen.

41 Enfin, la préservation de relations constructives entre les pays de l’Europe centrale, l’Allemagne et la France, moteurs de l’UE, sont nécessaires pour consolider et développer l’Initiative. Cela concerne en premier lieu la Pologne, qui se positionne comme leader de la région, et dont les relations avec ces deux pays se sont dégradées. Une amélioration des relations avec Paris et Berlin permettrait à Varsovie de promouvoir l’idée d’une convergence entre la conception de l’Initiative des Trois mers et le Triangle de Weimar.

42 Après un premier sommet en Croatie (Adriatique), un deuxième en Pologne (Baltique), le troisième se réunira en 2018 en Roumanie (mer Noire). Ainsi l’Initiative aura-t-elle bientôt fait le premier tour de ses trois mers.


Mots-clés éditeurs : Union européenne, Pologne, Initiative des Trois mers, États-Unis

Date de mise en ligne : 08/06/2018.

https://doi.org/10.3917/pe.182.0103

Notes

  • [1]
    Autriche, Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie.
  • [2]
    Biélorussie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Ukraine, Yougoslavie, éventuellement Finlande.
  • [3]
    À la réunion de Bucarest ont également participé les présidents de la Roumanie, de la Bulgarie, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Slovaquie, de la Hongrie, ainsi que le président de la Chambre basse de la République tchèque. Voir sur : <www.prezydent.pl>.
  • [4]
    Voir sur : <www.prezydent.pl>.
  • [5]
    Voir sur : <www.prezydent.pl>.
  • [6]
    Voir sur : <https://kresy.pl>.
  • [7]
    L’Autriche était représentée par son ambassadeur en Pologne, la République tchèque par le président de sa Chambre basse.
  • [8]
    « Duda: Trójmorze ma ogromne znaczenie dla rozwoju UE i więzi transatlantyckich », Rzeczpospolita, 7 juillet 2017, disponible sur : <www.rp.pl>.
  • [9]
    Donald Trump était accompagné d’une délégation composée entre autres de Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor, Wilbur Ross, secrétaire au Commerce, Herbert R. McMaster, conseiller pour la Sécurité nationale et Jared Kushner, conseiller spécial du président.
  • [10]
    Voir le discours de Donald Trump, « Remarks by President Trump at the Three Seas Initiative Summit », disponible sur : <www.whitehouse.gov>.
  • [11]
    « Trump w Polsce. Broń i gaz dla Międzymorza », Defence 24, 12 juin 2017, disponible sur : <www.defence24.pl>.
  • [12]
    Le Format de Bucarest est constitué de la Hongrie, de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie (Groupe de Visegrad), de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Bulgarie et de la Roumanie.
  • [13]
    Le budget de l’ERI était en 2017 de 3,4 milliards de dollars ; il est de 4,8 milliards de dollars en 2018.
  • [14]
    Le Format 16+1 est composé de la Chine et de 16 pays d’Europe centrale et orientale : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine.
  • [15]
    « The Budapest Guidelines for Cooperation between China and Central and Eastern European Countries », 28 novembre 2017, disponible sur : <www.fmprc.gov.cn>.
  • [16]
    Voir sur : <https://ec.europa.eu>.
  • [17]
    « Trojmorze – nowy instrument w polskiej polityce zagranicznej », Polski Przeglad Dyplomatyczny, n° 4, 2017.
  • [18]
    A. Bartkiewicz, « J. Rostowski: Trójmorze to niebezpieczny projekt », Rzeczpospolita, 6 juillet 2017, disponible sur : <www.rp.pl>.
  • [19]
    La présidence au second semestre 2019 sera assurée par la Finlande.
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