Notes
-
[1]
L’Arctique n’est pas une région homogène. Elle ne correspond pas à des frontières nationales, ni à des divisions administratives. Les huit pays circumpolaires eux-mêmes entretiennent des liens très divers à la région, pour des raisons historiques, économiques, climatiques. Il n’existe enfin pas une définition stricte de l’Arctique. Parmi toutes celles qui existent, nous utiliserons ici une définition extensive, qui inclut tous les océans et territoires au nord du cercle polaire arctique, ainsi que les territoires adjacents de Sibérie, d’Amérique du Nord, et les régions plus septentrionales de l’Atlantique et du détroit de Béring.
-
[2]
« Agreement on Enhancing International Arctic Scientific Cooperation », voir le site du Conseil de l’Arctique disponible sur : <https://oaarchive.arctic-council.org>.
-
[3]
Le soft law peut être défini comme « un ensemble de règles de droit non obligatoires, sans poser d’obligation juridiquement sanctionnée et dont la portée juridique et politique, contrairement au droit des traités, n’est pas clairement définie ». Voir F. Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique, n° 15, 2005, disponible sur : <http://leportique.revues.org>.
-
[4]
Six associations autochtones ont le statut de participants permanents au Conseil : l’Association aléoute internationale, le Conseil arctique de l’Athabaska, le Conseil international des Gwich'in, le Conseil circumpolaire inuit, l’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient de la Fédération de Russie, le Conseil saami.
-
[5]
Les observateurs aident le Conseil de l’Arctique à obtenir une légitimité en tant qu’organisme de coopération ; la montée en puissance du nombre de demandes de statut d’observateur prouve bien que le Conseil est considéré comme une instance importante par les acteurs internationaux. Les membres non observateurs inclus sont pour la première fois des États non européens ; ils amènent ainsi la part de la population mondiale représentée dans le forum à 50 %, ce qui confère à l’Arctique une dimension globale, même de manière symbolique, avec l’inclusion de Singapour, du Japon, de l’Inde, de la Corée du Sud et de la Chine.
-
[6]
À l’heure actuelle, 13 États, 13 organisations intergouvernementales (dont quelques organes de l’ONU) et 13 ONG ont un statut d’observateur au Conseil de l’Arctique. Si elles peuvent assister à toutes les réunions du Conseil, elles n’ont néanmoins pas droit à la parole. Les États observateurs actuels sont l’Allemagne, la Pologne, le Royaume-Uni (depuis la création de l’Arctic Environmental Protection Strategy), les Pays-Bas (1998), la France (2000), l’Espagne (2006), la Chine, la Corée du Sud, l’Inde, l’Italie, le Japon, Singapour (2013) et la Suisse (2017).
-
[7]
C. Keskitalo, « International Region-Building: Development of the Arctic as an International Region », Cooperation and Conflict, vol. 42, n° 2, 2007, p. 194.
-
[8]
Le contexte est celui du premier rapport du Club de Rome, « The Limits to Growth », publié en 1972, qui met en avant les effets néfastes d’une croissance économique effrénée. À la même époque, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, mise en place en 1983 par l’ONU sous la direction de Gro Harlem Brundtland, aboutit en 1987 à la publication du célèbre rapport Brundtland, « Notre avenir à tous », qui inaugure la notion de « développement durable ».
-
[9]
O. R. Young, « The Age of the Arctic », Foreign Policy, vol. 12, n° 61, 1985, p. 160-179.
-
[10]
Les six propositions sont les suivantes : définir une zone non nucléarisée au nord de l’Europe, restreindre les activités navales dans les mers adjacentes, développer de manière coopérative et pacifique les ressources arctiques, promouvoir la recherche scientifique, coopérer en matière de protection environnementale, ouvrir la route maritime du Nord soviétique au trafic international.
-
[11]
M. Gorbatchev, discours de Mourmansk, Mourmansk, URSS, 1er octobre 1987, disponible sur : <www.arctic.or.kr>.
-
[12]
O. R. Young, « Governance: A Peaceful Arctic », Nature, vol. 478, 2011.
-
[13]
B. Alex, « La défense face aux défis du dérèglement climatique », CERISCOPE Environnement, 2014, disponible sur : <http://ceriscope.sciences-po.fr>.
-
[14]
W. Hasanat, « Reforming the Arctic Council against Increasing Climate Change Challenges in the North », Michigan State International Law Review, vol. 22, n° 1, p. 201, disponible sur : <http://digitalcommons.law.msu.edu>.
-
[15]
A. Pelouas, « Le changement climatique au cœur des débats du Conseil de l’Arctique », Le Monde, 25 avril 2015, disponible sur : <www.lemonde.fr>.
-
[16]
T. Koivurova, « Limits and Possibilities of the The Arctic Council in a Rapidly Changing Scene of Arctic Governance », Polar Record, vol. 46, n° 2, 2010, p. 149.
-
[17]
T. Koivurova, « The Arctic Council: A Testing Ground for New International Environmental Governance », The Brown Journal of World Affairs, vol. 19, n° 1, 2012, p. 134.
-
[18]
Cet accord est consultable sur : <www.ifrc.org>.
-
[19]
M. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, n° 6, 1973.
1 Le 11 mai 2017, les ministres des Affaires étrangères des huit pays membres du Conseil de l’Arctique [1] – Russie, Canada, États-Unis, Islande, Danemark, Norvège, Suède et Finlande – se sont réunis en Alaska pour signer un accord sur la coopération scientifique dans la région [2]. Cet accord est seulement le troisième juridiquement contraignant signé sous les auspices de cette organisation en 20 ans d’existence. Il témoigne de la vocation du Conseil de l’Arctique : apolitique et non coercitive. Sa structure de soft law [3] et son mandat centré sur les questions environnementales en font un forum de discussion bien davantage qu’une structure destinée à endiguer les conflits.
2 Contrairement à l’Antarctique, l’Arctique n’est pas un continent vide d’hommes, mais un océan en partie gelé entouré de territoires peuplés – bien que faiblement. La structure même de la gouvernance arctique est opposée à celle de l’Antarctique, puisque depuis le traité de l’Antarctique de 1959, aucune nation n’y est souveraine. À l’inverse, en Arctique toutes les terres, îles, et la plupart des eaux sont placées sous la juridiction d’un pays. La région, qui couvre 15 % de la planète, compte environ quatre millions d’habitants qui réclament leur place dans ses processus de gouvernance. L’Arctique apparaît ainsi comme une zone blanche où pourraient s’écrire les pages nouvelles d’une gouvernance à inventer.
3 L’Arctique est souvent perçu comme une contrée à la fois exotique et hostile, nimbée de mythes de guerres froides pour le contrôle des territoires et des ressources. Toutefois, en pratique, la région reste une zone de relatives basses tensions, où les disputes se résolvent, depuis les années 1990, dans le cadre d’une grande variété de processus de coopération régionale. En 2016, le Conseil de l’Arctique a fêté ses 20 ans, et a fait à cette occasion l’objet de divers bilans, tantôt vantant ses louanges, tantôt pointant ses manques.
4 L’existence même du Conseil de l’Arctique, principale institution intergouvernementale dévolue à la région, est un véritable succès si l’on considère le manque de coopération régionale qui prévalait avant sa création en 1996. Néanmoins, nombre de critiques ont pointé l’implication insuffisante des États dans les opérations du Conseil, des déficiences dans son organisation, et surtout le fait que des questions essentielles comme la sécurité soient écartées de son mandat dans un contexte géopolitique de plus en plus incertain. Établi, selon ses règles de procédure, sous la forme d’un « forum de haut niveau », il a été conçu comme une arène régionale de discussions informelles.
5 La structure et les modes opératoires du Conseil méritent une analyse précise. La question principale est celle de la capacité de cet organisme à fonctionner comme mécanisme effectif pour faire face aux problèmes créés par le changement climatique et ses conséquences dans la région. Les principales évolutions qui peuvent être observées en Arctique depuis une vingtaine d’années sont à la fois physiques – avec le recul et la fonte de la banquise –, économiques – avec une accessibilité croissante aux ressources de l’Arctique, ou l’apparition de nouvelles routes maritimes – mais également politiques – avec la volonté renouvelée de la Russie d’accéder à un statut de grande puissance dans la région.
6 Le Conseil regroupe à la fois des représentants des huit États souverains en Arctique, et des six peuples autochtones [4], aussi bien que des membres observateurs [5] du monde entier, Organisations non gouvernementales (ONG) ou organisations internationales [6]. La première conséquence de cette structure est la difficulté à mettre en œuvre des mesures contraignantes dans un forum international de soft law. Cette forme de gouvernance non coercitive, qui refuse de traiter des sujets politiques ou même jugés sensibles par les différents acteurs, n’a pas vocation à résoudre des conflits dans la région. En revanche, sa structure inclusive et sa souplesse contribuent à faire de l’Arctique une zone de basse tension, en instaurant et pérennisant des pratiques de coopération entre l’ensemble des acteurs de la région.
La lente construction d’une instance de coopération dépolitisée
L’Arctique durant la guerre froide
7 La raison majeure de l’absence de réelle coopération internationale en Arctique tient aux logiques de la guerre froide qui, jusque dans les années 1980, fait de toute la région un terrain d’affrontement potentiel entre les deux blocs. Avec le réchauffement des relations Est-Ouest, l’Arctique change soudain de statut, passant de celui de théâtre d’opérations à la marge du système international à celui de région concentrant une multitude d’initiatives de coopération transnationale. L’universitaire suédoise Carina Keskitalo situe ce changement dans la politique internationale arctique au tournant des années 1970, en décrivant l’« Arctic boom » qui aurait eu lieu au milieu des années 1980 [7]. La période de Détente au début des années 1970 est en effet propice à la coopération entre blocs opposés, parallèlement à l’augmentation de l’exploitation du gaz et du pétrole, à la montée en puissance des mobilisations environnementales, et à l’intensification des revendications des peuples autochtones.
8 Avec l’érosion des logiques de guerre froide, la coopération internationale devient peu à peu envisageable. D’une part, les barrières virtuelles ou matérielles qui empêchaient le mouvement des populations, des biens et des idées entre les deux moitiés de l’Arctique disparaissent. D’autre part, les autorités politiques des gouvernements centraux s’acheminent vers une dévolution des pouvoirs à l’échelle régionale, et des projets locaux développent des contacts croissants entre les différents peuples autochtones de l’Arctique. Les initiatives bilatérales et multilatérales de coopération régionale s’étoffent dans les années 1980, en raison de préoccupations environnementales croissantes [8]. Le chercheur américain Oran Young affirme à l’époque que le monde entre dans the Age of the Arctic [9], où la région arctique jouerait désormais un rôle prééminent pour la sécurité internationale. Cette prédiction ne s’est cependant jamais vraiment réalisée, en dépit des velléités de coopération qui culminent en 1987 avec le discours de Mikhaïl Gorbatchev qui définit les éléments du paysage actuel de la coopération internationale en Arctique.
9 Le leader soviétique expose à Mourmansk le 1er octobre 1987 ses vues pour une politique arctique de coopération et de paix. Il détaille six propositions principales pour l’Arctique [10], et appelle à constituer une zone de paix et de coopération, pour que plus jamais les zones polaires ne deviennent une arène de guerre [11]. En septembre 1989, à l’invitation de la Finlande, des représentants des huit pays de l’Arctique se rencontrent à Rovaniemi : l’Arctique apparaît pour la première fois à part entière dans l’agenda multilatéral des pays concernés. Après plusieurs réunions, les ministres des huit pays arctiques adoptent en 1991 la Déclaration de Rovaniemi de l’Arctic Environmental Protection Strategy (AEPS). Au lendemain de la guerre froide, la protection de l’environnement apparaît comme le plus petit dénominateur commun entre les États circumpolaires, et comme un moyen de trouver un terrain d’entente a priori, en dehors des considérations militaires, ou même politiques. De fait, le processus de coopération entre les États est, dès ses prémices, dépolitisé.
Une coopération multilatérale dépolitisée
10 Le Conseil de l’Arctique, dans sa structure comme dans ses objectifs, doit beaucoup à l’AEPS. L’établissement du Conseil amende simplement les précédentes formes de coopération, pour transformer l’AEPS en organisme de coopération plus formel. Quand le gouvernement canadien a initié ce mouvement, il espérait que ce nouveau forum pourrait traiter des questions politiques, et même sécuritaires, concernant l’Arctique. Mais les États-Unis, ainsi que d’autres États nordiques, hésitaient à adhérer à un forum si politique.
11 La déclaration d’établissement du Conseil de l’Arctique, signée à Ottawa le 19 septembre 1996, a en définitive entériné la création d’un simple forum de soft law. À l’instar de l’AEPS, le Conseil de l’Arctique n’est donc pas une organisation internationale, ne dispose pas de ressources ni d’une autorité propres pour prendre des décisions contraignantes au nom de ses membres. Il n’a pas de personnalité juridique en droit international. Les textes qui font suite à ses réunions sont de simples déclarations ministérielles, et non des conventions ou traités qui lieraient les contractants. Selon ses documents fondateurs, le Conseil est défini comme « forum de haut niveau », canal de « coopération, coordination et d’interaction », où les décisions sont prises par consensus.
12 Les compétences du Conseil sont sectorielles, limitées aux questions environnementales, et excluent explicitement les problématiques militaires. Le Conseil de l’Arctique n’a donc jamais eu l’opportunité de traiter des questions de sécurité qui ont émergé dans la région au milieu des années 2000. À cette époque, l’économie russe commençait à se remettre de la crise consécutive à l’effondrement de l’URSS. Vladimir Poutine consolidait son autorité politique et renforçait les capacités militaires russes dans la région. Mais le mandat du Conseil de l’Arctique ne souffre aucune ambiguïté : à aucun moment il n’a été créé pour endiguer ou limiter les conflits dans la région, et ses capacités sont limitées par sa structure peu contraignante juridiquement. Cette structure flexible peut néanmoins, par son caractère inclusif, amener les différents acteurs à une coopération fonctionnelle, qui réduit de fait les risques d’escalade des conflits.
La flexibilité de la gouvernance de l’Arctique
Travail scientifique et apaisement géopolitique
13 Au sein du Conseil, la majorité des travaux sont réalisés par des working groups produisant des rapports scientifiques volumineux, qui participent à une meilleure compréhension du milieu arctique. Ces groupes de travail sont composés principalement de scientifiques internationaux, de membres de gouvernements et représentants des peuples autochtones. Selon Oran Young, la science contribue effectivement à la gouvernance de l’Arctique [12] : les activités scientifiques jouent un rôle pacificateur dans les problématiques porteuses de conflits.
14 C’est par exemple le cas du problème de la délimitation des lignes côtières arctiques et de la souveraineté au-delà des Zones économiques exclusives (ZEE). Ainsi, le Canada, le Danemark et les États-Unis ont-ils joint leurs forces pour conduire des recherches cartographiques pour apporter à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) les preuves de la présence de plateaux continentaux étendus. Ils ont ainsi pu légitimer l’extension de leurs ZEE jusqu’aux limites de ces plateaux.
15 De même, alors que la notion de sécurité environnementale apparaît comme un nouveau défi auquel sont confrontés les États dans un contexte de bouleversements climatiques [13], le Conseil de l’Arctique a joué un rôle important, avec des rapports scientifiques sur l’impact du changement climatique dans la région, proposant des solutions coopératives. Il a ainsi contribué à l’élaboration de la Convention de Stockholm sur les polluants organiques de 2001, signée par 154 pays, et du Code polaire de l’Organisation maritime internationale (OMI), entré en vigueur le 1er janvier 2017.
Une forme de gouvernance non coercitive
16 Dans la situation présente, où les États n’entendent pas subordonner leur souveraineté à une organisation qui pourrait les contraindre, la structure de soft law favorise la coopération et l’absence de conflits. En dépit de sa structure non coercitive, le Conseil permet de créer des normes qui, si elles ne sont pas contraignantes en droit international, peuvent cependant être engageantes d’un point de vue politique ou moral, et influer ainsi sur le comportement des États. Chaque menace de conflit ou de dispute est écartée pour permettre au système de poursuivre sa coopération. Dans une perspective fonctionnaliste, la coopération arctique mène à plus de coopération dans un cercle vertueux, au fur et à mesure que les acteurs apprennent à mieux se connaître, et bâtissent des relations de confiance. Ainsi, la souplesse et l’aspect non coercitif du Conseil peuvent-ils apparaître comme des avantages. Si le Conseil avait été une structure beaucoup plus rigide et juridiquement contraignante, les États ne se seraient sans doute pas engagés dans un tel processus de coopération multilatéral régional.
17 Cela est apparu clairement quand le Conseil de l’Arctique a poursuivi ses travaux malgré les sanctions imposées à la Russie par d’autres États. La crise ukrainienne n’a eu que peu d’impact sur la coopération au sein du Conseil. Certes, les États-Unis et le Canada ont remplacé leurs représentants par les ambassadeurs locaux à plusieurs réunions des groupes de travail en Russie, et le Premier ministre russe ne s’est pas rendu à la réunion ministérielle d’Iqaluit au Groenland. Mais les tensions sont restées relativement faibles, et les conflits feutrés. Les intérêts partagés en matière de prévention de la pollution, de navigation commerciale, de développement humain et de protection de la biodiversité, sont trop forts. Durant cette crise, qui a eu de lourdes répercussions internationales, les États arctiques ont agi comme s’ils étaient isolés des soubresauts géo-politiques du reste du monde.
Une politisation progressive des enjeux arctiques
18 En théorie, le Conseil ne traite pas d’enjeux sensibles comme les questions de sécurité, ou liées à la pêche. En réalité, la politique est présente dans le forum par d’autres moyens. Le Conseil de l’Arctique se réunit régulièrement dans le pays assumant sa présidence tournante, pour les réunions des Senior Arctic Officials (SAO) – représentants de haut niveau des huit États membres. Il s’agit parfois d’ambassadeurs, mais souvent d’anciens ministres des Affaires étrangères, désormais chargés des affaires arctiques. Les réunions ministérielles représentent ce que le juriste de l’université de Laponie Waliul Hasanat nomme « le plus haut corps de policy-making » du Conseil de l’Arctique [14]. Tous les deux ans, le pays qui occupe la présidence tournante organise une réunion ministérielle de clôture qui illustre l’aspect éminemment politique d’un forum qui refuse officiellement de traiter les problèmes politiques.
19 Lors de la réunion ministérielle qui s’est tenue en avril 2015 à Iqaluit, dans le Nunavut, pour clore la présidence canadienne, la Russie a décommandé son représentant habituel, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, et envoyé son ministre de l’Environnement Sergueï Donskoï [15]. Ce changement faisait suite à l’annulation de la réunion préparatoire du Conseil à Ottawa : le gouvernement canadien, en froid avec Moscou depuis le début de la crise ukrainienne, ne souhaitait pas accueillir de diplomates russes dans la capitale. Au fil du temps, alors que le Conseil de l’Arctique se renforce, il tend à devenir progressivement un organe plus politique.
Le renforcement progressif du Conseil de l’Arctique
La consolidation de la structure juridique et politique
20 Au cours des années 1990, le changement de perception de la région arctique a fait évoluer les formes de coopération. Timo Koivurova, professeur à l’université de Laponie, développe cette idée en affirmant que l’Arctique, longtemps perçu comme un « désert gelé », est désormais vu comme une zone en mouvement. La métaphore du « désert gelé » fait référence au travail de l’AEPS, qui s’est construit sur l’idée de protéger un écosystème vulnérable aux activités humaines. Pour Koivurova, ce n’est pas tant la fondation du Conseil de l’Arctique qui est à l’origine de ce changement de paradigme, que le rapport de l’Arctic Climate Impact Assessment (ACIA), un working group qui a mis en avant pour la première fois en 2004 les graves conséquences du changement climatique, sur les écosystèmes comme sur les communautés humaines [16]. En conséquence, la région a cessé d’être considérée comme une terre vierge et isolée, pour apparaître au contraire comme le centre de bouleversements environnementaux et géopolitiques mondiaux nécessitant de strictes mesures de gouvernance [17]. L’attention étant renforcée par des annonces médiatiques sur d’éventuels conflits émergents pour l’appropriation des ressources, et l’intérêt de puissances extérieures comme l’Union européenne ou les pays asiatiques pour le développement de la région.
21 Le Conseil s’est rapidement adapté à cette évolution en renforçant ses capacités juridiques. En effet, si durant plus de 15 ans, la coopération arctique a fonctionné avec les mêmes mécanismes, le Conseil s’est progressivement institutionnalisé en consolidant sa structure et ses outils. Le passage de la présidence tournante de la Suède au Canada en 2013 a scellé le premier cycle de 16 ans où chacun des huit États membres a exercé la présidence. Ce changement a joué un rôle symbolique fort, en marquant le début d’une nouvelle phase pour le Conseil. À cette occasion, le Conseil a établi un nouveau secrétariat permanent à Tromso, qui a contribué à son institutionnalisation, rapprochant sa structure de celle d’une organisation internationale classique. Le nombre de nations non arctiques admises en tant qu’observateurs a doublé, avec six nouveaux membres. La même année, le Conseil a mis en place des task forces qui ont ouvert la voie aux premiers accords contraignants. Il a aussi aidé des structures extérieures à se former, comme le Conseil économique arctique.
Une coopération qui s’étend et se renforce
22 Le Conseil de l’Arctique n’est pas resté otage de son format de soft law, et a réussi à initier des traités internationaux. La plupart du temps, les productions du Conseil consistent en des rapports d’experts. Mais on voit émerger lentement une forme de policy-making dans la coopération arctique, même si tous les observateurs soulignent la difficulté de cette évolution. L’adoption des premiers accords juridiquement contraignants aux réunions ministérielles de Nuuk (2011), Kiruna (2013) et Fairbanks (2017) ont changé la donne. Le premier accord porte sur la recherche et le sauvetage aérien et maritime en Arctique ; le deuxième sur la lutte contre les pollutions marines par les hydrocarbures ; le troisième sur le renforcement de la coopération scientifique. L’Agreement on Cooperation on Aeronautical and Maritime Search and Rescue in the Arctic 2011 [18] joue un rôle majeur, comme premier accord contraignant négocié par le Conseil de l’Arctique, en dépit de sa structure de soft law. Cet accord organise les conditions nécessaires à un sauvetage en mer dans la région polaire, qui passent par une coordination des moyens de secours, y compris militaires, et une coopération entre les États. En plus de constituer une contribution importante au droit polaire, cet accord manifeste un nouveau niveau de confiance et de coopération entre les États arctiques, et illustre leur capacité croissante à s’entendre sur de telles problématiques, en augmentant le niveau d’attente à l’égard du Conseil.
23 Ces avancées significatives montrent que même si le Conseil n’est pas une organisation internationale, ses moyens politiques se sont renforcés, ce processus est souvent décrit comme le passage d’une organisation qui dessine le contour des normes à une qui prend la décision de les appliquer, du policy-shaping au policy-making.
24 ***
25 Le Conseil de l’Arctique est une organisation récente, limitée à bien des égards, mais il n’a jamais eu l’ambition d’être un gouvernement arctique. Il a le mérite d’exister et de permettre une forme de coordination entre les intérêts d’acteurs très divers. On peut se demander à quoi ressemblerait une région aussi fragile que l’Arctique si elle était livrée, sans aucune régulation, aux intérêts nationaux et aux rapports de force.
26 Le Conseil de l’Arctique a joué un rôle important en améliorant la nature coopérative des relations internationales dans la région arctique. Les efforts pour déterminer la limite du plateau continental ou la négociation d’un régime de pêche pour un océan Arctique possiblement libre de glaces, en sont l’illustration. En un temps où les tensions entre la Russie et les pays occidentaux se ravivent, et où le doute subsiste quant à la politique du nouveau président américain en direction de l’Arctique, la flexibilité du Conseil peut être sa plus grande force. Cette structure demeure une plate-forme pour la coopération entre des États qui s’affrontent dans d’autres parties du monde.
27 La théorie du sociologue américain Mark Granovetter sur « la force des liens faibles [19] » s’applique bien au Conseil de l’Arctique : la coopération s’y révèle relativement forte pour une structure en apparence faible. Dans les années à venir, le rôle du Conseil sera sans doute celui d’un facilitateur de relations entre les acteurs, plutôt que celui d’un régulateur. Une approche flexible de la construction des normes dans le cadre juridique actuel apparaît comme le moyen le plus sûr d’améliorer la gouvernance régionale. Si ce n’est pas la seule organisation à prétendre s’atteler aux questions arctiques, le Conseil est néanmoins le forum le plus crédible, pertinent et important pour instaurer un système de gouvernance dans la région. La grande force du Conseil de l’Arctique est donc, en définitive, sa capacité à rester flexible en raison de sa structure permanente d’organisation de soft law, et d’être malgré tout un organe fort de policy-making.
Mots-clés éditeurs : Conseil de l’Arctique, Organisations internationales, Coopération régionale, Cercle polaire
Date de mise en ligne : 06/09/2017
https://doi.org/10.3917/pe.173.0027Notes
-
[1]
L’Arctique n’est pas une région homogène. Elle ne correspond pas à des frontières nationales, ni à des divisions administratives. Les huit pays circumpolaires eux-mêmes entretiennent des liens très divers à la région, pour des raisons historiques, économiques, climatiques. Il n’existe enfin pas une définition stricte de l’Arctique. Parmi toutes celles qui existent, nous utiliserons ici une définition extensive, qui inclut tous les océans et territoires au nord du cercle polaire arctique, ainsi que les territoires adjacents de Sibérie, d’Amérique du Nord, et les régions plus septentrionales de l’Atlantique et du détroit de Béring.
-
[2]
« Agreement on Enhancing International Arctic Scientific Cooperation », voir le site du Conseil de l’Arctique disponible sur : <https://oaarchive.arctic-council.org>.
-
[3]
Le soft law peut être défini comme « un ensemble de règles de droit non obligatoires, sans poser d’obligation juridiquement sanctionnée et dont la portée juridique et politique, contrairement au droit des traités, n’est pas clairement définie ». Voir F. Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique, n° 15, 2005, disponible sur : <http://leportique.revues.org>.
-
[4]
Six associations autochtones ont le statut de participants permanents au Conseil : l’Association aléoute internationale, le Conseil arctique de l’Athabaska, le Conseil international des Gwich'in, le Conseil circumpolaire inuit, l’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient de la Fédération de Russie, le Conseil saami.
-
[5]
Les observateurs aident le Conseil de l’Arctique à obtenir une légitimité en tant qu’organisme de coopération ; la montée en puissance du nombre de demandes de statut d’observateur prouve bien que le Conseil est considéré comme une instance importante par les acteurs internationaux. Les membres non observateurs inclus sont pour la première fois des États non européens ; ils amènent ainsi la part de la population mondiale représentée dans le forum à 50 %, ce qui confère à l’Arctique une dimension globale, même de manière symbolique, avec l’inclusion de Singapour, du Japon, de l’Inde, de la Corée du Sud et de la Chine.
-
[6]
À l’heure actuelle, 13 États, 13 organisations intergouvernementales (dont quelques organes de l’ONU) et 13 ONG ont un statut d’observateur au Conseil de l’Arctique. Si elles peuvent assister à toutes les réunions du Conseil, elles n’ont néanmoins pas droit à la parole. Les États observateurs actuels sont l’Allemagne, la Pologne, le Royaume-Uni (depuis la création de l’Arctic Environmental Protection Strategy), les Pays-Bas (1998), la France (2000), l’Espagne (2006), la Chine, la Corée du Sud, l’Inde, l’Italie, le Japon, Singapour (2013) et la Suisse (2017).
-
[7]
C. Keskitalo, « International Region-Building: Development of the Arctic as an International Region », Cooperation and Conflict, vol. 42, n° 2, 2007, p. 194.
-
[8]
Le contexte est celui du premier rapport du Club de Rome, « The Limits to Growth », publié en 1972, qui met en avant les effets néfastes d’une croissance économique effrénée. À la même époque, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, mise en place en 1983 par l’ONU sous la direction de Gro Harlem Brundtland, aboutit en 1987 à la publication du célèbre rapport Brundtland, « Notre avenir à tous », qui inaugure la notion de « développement durable ».
-
[9]
O. R. Young, « The Age of the Arctic », Foreign Policy, vol. 12, n° 61, 1985, p. 160-179.
-
[10]
Les six propositions sont les suivantes : définir une zone non nucléarisée au nord de l’Europe, restreindre les activités navales dans les mers adjacentes, développer de manière coopérative et pacifique les ressources arctiques, promouvoir la recherche scientifique, coopérer en matière de protection environnementale, ouvrir la route maritime du Nord soviétique au trafic international.
-
[11]
M. Gorbatchev, discours de Mourmansk, Mourmansk, URSS, 1er octobre 1987, disponible sur : <www.arctic.or.kr>.
-
[12]
O. R. Young, « Governance: A Peaceful Arctic », Nature, vol. 478, 2011.
-
[13]
B. Alex, « La défense face aux défis du dérèglement climatique », CERISCOPE Environnement, 2014, disponible sur : <http://ceriscope.sciences-po.fr>.
-
[14]
W. Hasanat, « Reforming the Arctic Council against Increasing Climate Change Challenges in the North », Michigan State International Law Review, vol. 22, n° 1, p. 201, disponible sur : <http://digitalcommons.law.msu.edu>.
-
[15]
A. Pelouas, « Le changement climatique au cœur des débats du Conseil de l’Arctique », Le Monde, 25 avril 2015, disponible sur : <www.lemonde.fr>.
-
[16]
T. Koivurova, « Limits and Possibilities of the The Arctic Council in a Rapidly Changing Scene of Arctic Governance », Polar Record, vol. 46, n° 2, 2010, p. 149.
-
[17]
T. Koivurova, « The Arctic Council: A Testing Ground for New International Environmental Governance », The Brown Journal of World Affairs, vol. 19, n° 1, 2012, p. 134.
-
[18]
Cet accord est consultable sur : <www.ifrc.org>.
-
[19]
M. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, n° 6, 1973.