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Article de revue

Soudan du Sud : de l’État en faillite à l’État chaotique

Pages 137 à 145

Notes

  • [1]
    « Soudan du Sud : le gouvernement promet une présidentielle, en 2015, malgré la guerre », Jeune Afrique, Agence France-Presse (AFP), 3 janvier 2015.
  • [2]
    « Le Soudan du Sud reporte la prochaine présidentielle à 2017 », Reuters, 14 février 2015.
  • [3]
    Résolution 2206, Conseil de sécurité des Nations unies, S/R/2206, 3 mars 2015.
  • [4]
    « South Sudan President Says Military Has Foiled Coup », Reuters, 16 décembre 2013.
  • [5]
    H. Sallon, « Riek Machar, frère ennemi du président sud-soudanais », Le Monde, 19 décembre 2013.
  • [6]
    « South Sudan: Soldiers Target Ethnic Group in Djouba Fighting », Human Rights Watch, 19 décembre 2013 ; V. Sridharan, « South Sudan Fighting Escalating Into Ethnic War », International Business Times, 24 décembre 2013 ; « South Sudan: Ethnic Targeting, Widespread Killings », Human Rights Watch, 16 janvier 2014 ; « 50,000 and Not Counting: South Sudan’s War Dead », Agence France-Presse, 15 novembre 2014. Fin 2014, les différents acteurs humanitaires et observateurs estiment que les violences ethniques au Soudan du Sud ont déplacé plus 1,8 million de personnes ; et près de 100 000 personnes ont trouvé refuge dans les bases des Nations unies à travers le pays. Pour plus de détails, voir : « South Sudan: A Civil War by Any Other Name », International Crisis Group, Rapport Afrique n° 217, 10 avril 2014 ; « Conflicts in South Sudan », Enough Project, disponible sur : <http://www.enoughproject.org/conflicts/sudans/conflicts-south-sudan>.
  • [7]
    J.J. Stephen, « Kiir Announces SPLA Changes », Gurtong, 22 janvier 2013.
  • [8]
    « Soudan du Sud : le vice-président limogé accepte une décision constitutionnelle », Agence France-Presse, 26 juillet 2013.
  • [9]
    « Museveni Dismisses Kiir’s Claims Coup Attempt Sparked Conflict », Sudan Tribune, 11 juin 2014.
  • [10]
    « South Sudan: Ethnic Targeting, Widespread Killings », Human Rights Watch, 16 janvier 2014 ; D. Howden, « South Sudan: The State that Fell Apart in a Week », The Guardian, 23 décembre 2013 ; C. Hauser, « In South Sudan, Reports of Massacres and Mass Graves », The Lede, New York Times, 24 décembre 2013.
  • [11]
    « South Sudan: “White Army” Militia Marches to Fight », The Associated Press, 28 décembre 2013.
  • [12]
    Pour plus de détails, voir : « The Conflict in Jonglei State », Small Arms Survey, 2 mai 2014 ; « The Conflict in Unity State », Small Arms Survey, 29 janvier 2015 ; « The Conflict in Upper Nile State », Small Arms Survey, 12 octobre 2014.
  • [13]
    Lorsqu’il quitte le SPLM, Riek Machar est accompagné de Kong Chuol, qui représente une faction au sein de l’ethnie Nuer, et de Lam Akol, qui représente l’ethnie Shilluk.
  • [14]
    J. Kalpakian, « Prospects of the SPLA/M’s Transition into a Political Party in Sudan », South African Institute of International Affairs, Occasional Paper, n° 18, avril 2009 ; J. Rone, J. Prendergast, K. Sorensen, Civilian Devastation: Abuses by All Parties in the War in Southern Sudan, Human Rights Watch, juin 1994.
  • [15]
    Cf. M.-A. Lagrange, Une stratégie contre-insurrectionnelle victorieuse ? Les insurrections de 2010 dans la province du Jonglei, au Sud-Soudan, Paris, « Note de l’Ifri », juillet 2011, disponible sur : <https://www.ifri.org/fr/publications/enotes/notes-de-lifri/une-strategie-contre-insurrectionnelle-victorieuse-insurrections>.
  • [16]
    « Uganda Deploys Troops in South Sudan », Sudan Tribune, 20 décembre 2013.
  • [17]
    « South Sudanese Parties Sign Agreements on Cessation of Hostilities and Question of Detainees », Intergovernmental Authority on Development, 23 janvier 2014.
  • [18]
    « Implementation Modalities in Support of the Agreement of Cessation of Hostilities Between the Government of the Republic of South Sudan (GRSS) and the Sudan People’s Liberation Movement/Army (In Opposition, SPLM/A IO) », Autorité intergouvernementale pour le développement, 24 février 2014 ; « Agreement to Resolve the Crisis in South Sudan », Autorité intergouvernementale pour le développement, Addis-Abeba 9 mai 2014 ; « Re-Dedication of and Implementation Modalities for the Cessation of Hostilities Agreement Signed on 23rd January 2014 Between the Government of the Republic of South Sudan and the Sudan People’s Liberation Movement/Army (In Opposition) », Autorité intergouvernementale pour le développement, 25 août 2014 ; « Agreement on the Reunification of the SPLM in Arusha, Tanzania », Chama Cha Mapinduzi, 21 janvier 2015 ; P.L. Nakimangole, « Another Peace Agreement Signed Between Warring Parties In South Sudan », Gurtong, 18 février 2015.
  • [19]
    « Sudan: Abyei Seizure by North “Act of War”, Says South », BBC, 22 mai 2011.
  • [20]
    C. Zhi, « AU: Agreement on Abyei Demilitarization Done, More Deals in Works », Xinhua, 21 juin 2011.
  • [21]
    H. Holland, U. Laessing, « South Sudan Says Sudan Bombs Oil Fields in Border Region », Reuters, 27 mars 2012.
  • [22]
    « South Sudan “to Withdraw Troops” from Heglig Oil Field », BBC, 20 avril 2012.
  • [23]
    R. Dixon, « Sudan and South Sudan Teetered Dangerously on the Edge of War », Los Angeles Times, 12 avril 2012 ; A. Abu Edris Ali, « Sudan Parliament Brands South an Enemy », Agence France-Presse, 16 avril 2012.
  • [24]
    A. Maasho, « Sudan, South Sudan Start First Security Talks Since Border Clash », Reuters, 4 juin 2012.
  • [25]
    Le différend entre Djouba et Khartoum porte sur les frais de transit du pétrole produit au Soudan du Sud et exporté via le Soudan. Khartoum demande 32 dollars par baril – coût le plus élevé du monde… –, alors que Djouba n’entend payer que 1 dollar par baril.
  • [26]
    K. Manson, « Bid to Halt South Sudan Oil Shutdown », Financial Times, 24 janvier 2012.
  • [27]
    « Two Sudans’ Oil Dispute Deepens as South Shuts Down Wells », The Guardian, 26 janvier 2012.
  • [28]
    En 2011, le gouvernement ougandais a annoncé la création d’un pipeline reliant son pays au Kenya. Pour plus de details, voir « L’or noir au Congo : risque d’instabilité ou opportunité de développement ? », International Crisis Group, Rapport Afrique n° 188, 11 juillet 2012.
  • [29]
    « South Sudan Says Japan to Construct Alternative Oil Pipeline », Sudan Tribune, 1er juin 2013 ; A. Sayed Ahmad, « South Sudan Tries to Find Alternative Oil Export Routes », Al-Monitor, 30 juin 2013.
  • [30]
    N. Bariyo, « South Sudan Resumes Crude Exports Through Sudan », The Wall Street Journal, 1er juillet 2013.
  • [31]
    J. Gatdet Dak, « South Sudan in Serious “Financial Crisis”, Government Takes Measures », Gurtong, 29 mars 2009.
  • [32]
    K. Manson, « South Sudan Fears Impact of Oil Shutdown », Financial Times, 21 février 2012.
  • [33]
    « South Sudan Oil Almanac », Open Oil, disponible sur : <http://openoil.net/oil-almanacs/>.
  • [34]
    « The Conflict in Upper Nile State », Small Arms Survey, 12 octobre 2014.
  • [35]
    N. Ray, « The Fallout of South Sudan Oil Shutdown », The Voice of India, avril 2013 ; J. Blas, « Growing Crisis in South Sudan Sparks Global Oil Output Concern », Financial Times, 23 décembre 2013.
  • [36]
    Pour plus de détails, voir « SSDF and Affiliates », Small Arms Survey, 6 novembre 2014.
  • [37]
    Alors qu’il commande les SSDF, Riek Machar se retourne contre Khartoum après qu’il ait perdu le soutien des populations Nuer de l’État de Unity déplacées de force pour faciliter l’exploitation du block 5A. Pour plus de détails, voir G. Schlee, E.E. Watson, Changing Identifications and Alliances in North-East Africa: Sudan, Uganda, and the Ethiopia-Sudan Borderlands, vol. II, Oxford/New York, Berghahn Books, 2009.
  • [38]
    « Sudan Accused of Supporting SPLM-IO Rebels », Radio Tamajuz, 23 septembre 2014 ; « Kiir Describes Differences With Khartoum As “Minor and Temporary” », Sudan Tribune, 7 avril 2015.
  • [39]
    Depuis 2013, 2 millions de personnes ont été déplacées par les affrontements et 2,5 millions sont menacées par la famine.
  • [40]
    « South Sudanese President Unveils Peace Road Map, Calls for United Leadership », Sudan Tribune, 20 avril 2015.
  • [41]
    « Nuer Leaders Advocate for Homegrown Peace Deal », Sudan Tribune, 20 avril 2015.
  • [42]
    En 2010, une insurrection murle avait éclaté, contestant les résultats des élections et revendiquant une représentation plus forte au sein de l’administration. En 2015, une faction murle portant les mêmes revendications a fait sécession pour rejoindre le SPLM-IO en demandant la création d’un État de Pibor.

1En 2015, alors que le Soudan du Sud est ravagé par la guerre civile, la tentation autoritaire du premier président élu, Salva Kiir, semble grande. Après avoir promis que l’agenda démocratique serait préservé [1], le président Kiir a décidé de reporter les élections présidentielles de 2015 à 2017 [2]. Depuis la rupture, déguisée en coup d’État, entre Salva Kiir et Riek Machar, le 16 décembre 2013, le Soudan du Sud traverse une crise profonde. À peine plus de deux ans après son indépendance, le Soudan du Sud avait de nouveau sombré dans la guerre civile. Le 9 juillet 2011, alors qu’il célébrait son premier jour d’indépendance, il s’agissait déjà d’un pays en faillite. Quatre ans plus tard, en 2015, le pays est la proie de la guerre civile, il doit faire face à une crise financière et humanitaire, les premières élections présidentielles ont été annulées, et les membres du Conseil de sécurité des Nations unies ont voté à l’unanimité des sanctions contre ses dirigeants [3]

2Dès les premières élections présidentielles de 2010, Djouba a dû faire face à des insurrections qui prennent leurs racines dans le mécontentement agitant le Mouvement populaire de libération du Soudan du Sud (Sudan People’s Liberation Movement, SPLM), et dans des clivages ethniques forts, historiques et directement issus du conflit. Depuis 2013, un même clivage entre Dinka et Nuer (ethnies principales du pays), porté par les mêmes hommes, Salva Kiir et Riek Machar, est réapparu. Mais si le conflit est d’abord ethnique, il porte également sur des dissensions politiques fortes concernant la forme de l’État, centralisé ou fédéral.

3Bien qu’en possession de réserves pétrolifères en exploitation, le gouvernement du Soudan du Sud est au bord de la faillite financière. Dans son bras de fer avec Khartoum pour le contrôle des enjeux pétroliers, Djouba a sans doute mal évalué les conséquences de l’arrêt de ses exportations. Dès 2009, le directeur de la Banque centrale du Soudan du Sud tirait la sonnette d’alarme : son institution était quasiment en faillite. En 2015, bien que l’État le nie, la Banque centrale de Djouba est de nouveau au bord de la faillite financière.

4À peine quatre ans après son indépendance, le Sud-Soudan ne semble pas savoir comment sortir des logiques de guerre et de violence, seules formes en apparence de dialogue politique. État à peine ébauché et en faillite financière lors de sa création, le Soudan du Sud n’a pas encore su construire son unité nationale, et le pétrole y est utilisé comme une arme plutôt que comme une opportunité de développement. Depuis 2013, l’instabilité du Soudan du Sud semble plus grande encore que durant la guerre d’indépendance ; au point que l’Ouganda et la Chine ont dû y intervenir militairement.

5Mais qu’a-t-on vraiment essayé de construire au Soudan du Sud ? Un État ? Une nation ? Un État-nation ? Sans prétendre répondre de manière définitive à la question, on tente ici de dresser un état des lieux de la situation au Soudan du Sud, pour comprendre comment le pays est passé d’un état de faillite à un état chaotique, représentant une menace potentielle pour toute la région.

La guerre, forme unique de dialogue politique

6En décembre 2013, les violences interethniques au sein de l’armée, et l’annonce par le président Salva Kiir d’une tentative de coup d’État attribuée à son rival, l’ancien vice-président Riek Machar, plongent le Soudan du Sud dans la guerre civile [4]. Quelques jours plus tard, l’appel de Riek Machar à renverser le gouvernement de Djouba semble accréditer la thèse d’une tentative de coup d’État [5]. Immédiatement, les violences interethniques entre Dinka soutenant Salva Kiir, et Nuer soutenant Riek Machar, se propagent à travers tout le pays [6]. Cette escalade vers la guerre civile s’inscrit dans une logique guerrière qui marque la gouvernance sud-soudanaise dès avant l’indépendance.

7Tenues un an avant l’indépendance, les élections générales de 2010 ont été les premières élections libres du Soudan du Sud. Ce premier exercice démocratique force le SPLM à se réorganiser dans une perspective électorale, et à dresser un bilan de l’action des gouverneurs nommés depuis 2005. Très logiquement, cette première mise en abyme génère des tensions politiques, qui font ressurgir réflexes ethniques et griefs internes au parti. La contestation électorale par les déçus du processus démocratique est immédiate, et plusieurs insurrections éclatent. Alimentées par les rancœurs accumulées durant deux décennies de conflit, elles sont teintées de griefs ethniques et peuvent laisser présager les violences qui éclateront en 2013 et 2014.

8Six mois avant que la guerre civile n’éclate au Soudan du Sud, en juillet 2013, le président Salva Kiir révoque le vice-président Riek Machar, ainsi qu’une large partie du gouvernement. Ce limogeage s’inscrit dans une logique de restructuration du SPLM entreprise par Salva Kiir, lequel vise un troisième mandat présidentiel ; le conflit entre les deux hommes a débuté dès 2012. Entre 2005 et 2011, Riek Machar a su s’imposer comme personnage clé du gouvernement, occupant les postes de ministre des Finances, ministre des Affaires internationales, chargé des négociations avec le Soudan, directeur du Bureau anti-corruption. En 2012, le président Kiir, qui estime que Machar a pris trop d’importance, lui retire ces postes. Outre le vice-président, plusieurs hommes de premier plan, dont l’inspecteur général de la police, des chefs d’état-major et plus d’une centaine de généraux sont remplacés début 2013 [7]. Dès qu’il est évincé du gouvernement, Machar ne cache pas son animosité envers Kiir, mais appelle au calme, et accepte une décision qui s’inscrit dans les prérogatives du président. Même si une grande partie des personnalités révoquées par le président appartiennent à l’ethnie Nuer, Machar compte apparemment s’opposer à Kiir dans le cadre démocratique des élections à venir [8].

9 C’est un accrochage entre membres de la Garde nationale qui met le feu aux poudres en décembre 2013 [9]. Loin d’être la tentative de coup d’État dénoncée par Salva Kiir, cet accrochage déclenche pourtant des règlements de compte au sein de la Sudan People’s Liberation Army (SPLA) sur base ethnique. Les opérations de police menées pour arrêter les politiques soupçonnés de soutenir la tentative de coup d’État de Machar se transforment en massacres de populations Nuer par les membres de la garde présidentielle, à majorité Dinka. Rapidement, le conflit déborde la capitale Djouba, et s’étend aux villes de Bor et Bentiu où des massacres sont aussi commis [10]. L’armée du Soudan du Sud se divise alors entre pro- et anti- gouvernement, pro- et anti- Kiir, ou Machar. Dès décembre 2013, les partisans de Machar sont rejoints par la White Army, une milice Nuer [11]. Dans d’autres parties du pays, la contestation prend aussi des formes ethniques, et les anciennes milices se reforment [12].

10Les fractures ethniques apparues en 2013 trouvent leur source dans les méandres des déchirements internes au SPLM tout au long du conflit avec Khartoum. Dès les années 1990, la fracture au sein du SPLM est consommée entre les Dinka, menés par John Garang, et les Nuer, menés par Riek Machar. La mésentente entre Garang et Machar porte aussi bien sur des griefs ethniques – la surreprésentation des Dinka dans le SPLM –, que politiques – Garang souhaite libérer tout le Soudan tandis que Machar est en faveur de l’indépendance du Soudan du Sud. Mais Riek Machar n’est pas le seul à porter ces revendications ethnico-politiques [13]. De la même façon, la cohabitation entre Dinka et ethnies locales dans le Great Equatoria durant la guerre est marquée par des conflits ethniques [14]. La perspective de l’indépendance finit cependant par rassembler les leaders des différentes factions qui combattent Khartoum, et Riek Machar réintègre le SPLM en 2002.

11Déjà, en 2010, lors des élections générales, la contestation des résultats avait tourné en rivalités ethniques. Le gouvernement du Soudan du Sud avait immédiatement opté pour une répression militaire qui n’avait pas vraiment porté ses fruits. Djouba avait dû réorienter son approche, offrant l’amnistie aux dissidents pour préparer l’indépendance [15]. La gestion du conflit interne depuis 2013 reste très semblable. N’ayant qu’une confiance limitée dans le SPLA, le président Kiir a tout d’abord fait appel aux forces ougandaises [16]. Cette intervention, demandée par le Conseil de sécurité et placée sous le signe de la protection des citoyens ougandais, puis de la restauration de la stabilité, force les rebelles du SPLM in Opposition (SPLM-IO) à engager des négociations avec le gouvernement de Djouba. Tout comme en 2010, après l’action militaire, Djouba cherche le compromis, et un premier accord de cessation des hostilités est signé le 23 janvier 2014 [17]. Toutefois, cette médiation de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) ne met pas fin au conflit ; les massacres, ainsi que les actes d’engagements, se succèdent sans mettre fin à la guerre civile [18]. Contrairement à ce qui s’est passé en 2010 du fait de l’existence d’un objectif commun – l’indépendance –, depuis 2013, les factions rivales politico-ethniques du Soudan du Sud semblent incapables d’engager un dialogue politique pacifique.

Guerre du pétrole ou guerre pour le pétrole ?

12Bien que la séparation d’avec le Nord soit irréversible, le tracé de la frontière au niveau de la région pétrolifère d’Abeyi, et plus largement le partage des revenus de la manne pétrolière, restent problématiques pour le Nord comme pour le Sud. En mai 2011, afin de prendre le contrôle d’Abeyi, Djouba provoque Khartoum, qui réagit immédiatement en occupant la zone disputée entre les deux pays [19]. Un cessez-le-feu est finalement signé le 20 juin, quelques jours avant l’indépendance [20]. Moins d’un an plus tard, Djouba et Khartoum s’affrontent à nouveau pour le contrôle des champs pétrolifères d’Heglig. Cette fois-ci, c’est Djouba qui, tirant argument d’une provocation de Khartoum, prend l’initiative de la confrontation en mars 2012 [21]. Les troupes du Soudan du Sud sont rapidement repoussées en avril [22]. Alors que les deux présidents multiplient les déclarations belliqueuses [23], il faudra l’intervention de l’Union africaine et de fortes pressions internationales pour qu’un accord soit trouvé en juin [24].

13En 2012, dans son bras de fer pétrolier avec Khartoum [25], le gouvernement du Soudan du Sud décide de stopper ses exportations de pétrole transitant par le Soudan [26]. Cette décision a un impact immédiat sur l’économie des deux pays. Le gouvernement de Djouba, dépendant à 98 % des revenus pétroliers, prend cette décision juste après avoir signé un accord avec le Kenya pour la construction d’un pipeline qui le libérerait de son obligation de faire transiter son pétrole via le Soudan [27]. Ce projet de relier le Soudan du Sud au Kenya via un pipeline a fortement influencé la décision de l’Ouganda d’intervenir militairement un an plus tard. L’Ouganda, qui est également un producteur de pétrole, cherche lui aussi à évacuer sa production via le Kenya [28]. Mais en attendant que se concrétisent les promesses de ses divers partenaires [29], Djouba sera contraint de reprendre ses exportations via le Soudan en juin 2013 [30]. Si l’affaire a permis à Djouba de renforcer ses liens avec Kampala, elle a eu un impact désastreux sur l’économie du Soudan du Sud.

14 Le pays était en effet au bord de la banqueroute bien avant l’arrêt des exportations de pétrole. Dès 2009, le gouvernement semi-autonome de Djouba devait faire face à une crise financière [31]. Outre la mauvaise gestion financière du SPLM et les forts soupçons de corruption, la perte de revenus peut être attribuée à la chute des cours du pétrole. Lorsque le gouvernement du Soudan du Sud décide de stopper ses exportations de pétrole en 2012, les réserves de la Banque centrale sont estimées à quelques mois seulement [32]. De plus, le pays est dépendant des importations en provenance du Kenya et de l’Ouganda, y compris pour les denrées alimentaires. Selon la Banque mondiale, en dépit des mesures d’austérité, le gouvernement n’est nullement en mesure de parer aux conséquences économiques et sociales de l’arrêt des exportations [33].

15Lorsque le conflit entre Riek Machar et Salva Kiir éclate, le pays n’a toujours pas surmonté cette perte de revenus. En raison de la composante ethnique du conflit, les combats touchent immédiatement les États du Upper Nile et de Unity, où se trouvent des champs pétrolifères. Dès décembre 2013, la production est temporairement arrêtée dans l’État de Unity, tandis qu’elle est fortement réduite dans le Upper Nile en février et mars. Ces pertes de revenus entraînent des difficultés pour l’armée du Soudan du Sud : ne pouvant plus payer ses troupes, elle craint les défections. Bien que le gouvernement soit parvenu à garder le contrôle des champs pétrolifères, la Chine, s’appuyant sur la résolution 2155 du Conseil de sécurité demandant que soient protégées les zones à risque, déploie en 2014 des Casques bleus ayant pour principale mission de protéger les installations pétrolières [34].

16Outre la Chine, qui est l’un des principaux investisseurs dans le secteur pétrolier du pays, l’arrêt des exportations, puis les baisses de production, ont affecté le marché mondial du brut, ainsi que les économies de pays comme l’Inde, mais aussi le Soudan [35]. Durant la guerre civile, les South Sudan Defence Forces (SSDF) furent créées par Khartoum pour protéger les champs pétrolifères [36]. Les SSDF furent d’ailleurs dirigées par Riek Machar, qui joua des sensibilités ethniques et du contrôle des champs pétrolifères pour devenir un acteur politique incontournable [37]. Ne pouvant le défaire militairement, et pour contrer politiquement Machar, Kiir l’accuse d’abord d’avoir le soutien de Khartoum, puis se rapproche de Khartoum pour qui la sécurité des champs pétroliers est tout autant une priorité [38].

17Après l’affrontement militaire pour le contrôle de la manne pétrolière, Djouba s’est engagé dans une confrontation économique avec Khartoum. Toutefois, l’implosion économique – puis politique – du pays a contraint Salva Kiir à se rapprocher de Khartoum, et à mettre temporairement fin à la spirale du conflit. En revanche, la menace que Riek Machar fait peser sur les champs pétrolifères a forcé Salva Kiir à partager le pouvoir. La crise humanitaire et financière que traverse le Soudan du Sud interroge sur la capacité même des autorités de Djouba à gérer la manne pétrolière [39]. Loin d’avoir utilisé le pétrole comme source de développement, les dirigeants du SPLM s’en sont servis comme d’une arme qui s’est révélée plus dangereuse pour eux-mêmes que pour leur adversaire.

Vers la construction d’un État chaotique ?

18La dernière tentative de médiation de l’IGAD dans le conflit interne du Soudan du Sud, entamée en 2015, vise à réconcilier les deux frères ennemis Salvaa Kiir et Riek Machar. À ce titre, les deux parties du conflit ont signé un accord de réunification du SPLM sous la médiation du président tanzanien Kikwete à Arusha. Mais tout comme en 2010, les efforts pour résoudre le conflit portent plus sur la préservation de l’unité politique du SPLM que sur la résolution des différends politiques [40].

19En effet, au-delà des aspects économiques et ethniques, le différend entre Kiir et Machar porte également sur la forme de l’État du Soudan du Sud. Kiir souhaite garder un État centralisé dominé par le SPLM, ce qui alimente les suspicions de tentation despotique et d’hégémonie des Dinka. Machar, quant à lui, privilégie un fédéralisme correspondant aux attentes de certaines minorités ethniques. Or, c’est cette même opposition qui a mené le SPLM au bord de l’éclatement durant les années 1990, et a produit les insurrections post-électorales de 2010. Bien que les dirigeants de l’ethnie Nuer, loyaux au gouvernement de Salva Kiir, préconisent un dialogue entre Sud-Soudanais [41], les questions de l’ouverture de l’espace politique et du dialogue politique non violent demeurent ouvertes. Le SPLM reste en effet l’unique organe politique du Soudan du Sud – et tout désaccord interne au parti engendre des violences.

20Le conflit actuel au Soudan du Sud et les voies suivies pour sortir de ce conflit montrent que les dirigeants du pays ont été incapables de dépasser les clivages et revendications nés de la guerre d’indépendance. Le pouvoir demeure confisqué par une minorité qui use des rancunes ethniques accumulées pour asseoir sa légitimité. Cette obsession de l’unité nationale au sein du SPLM provoque par contrecoup la levée de revendications fédéralistes à base ethnique, comme dans le cas des Murle de l’État du Jonglei [42]. Au-delà de l’indépendance et de la mise en place d’une administration, ce qui reste à construire de toutes pièces au Soudan du Sud, c’est une nation. Si le pays échoue à se constituer en nation, se contente d’être un potentat pétrolier SPLM, les mêmes crises se renouvelleront, et le plus jeune pays du monde pourrait bien demeurer un État chaotique, un embryon d’État, instable et source d’instabilité régionale.


Mots-clés éditeurs : Pétrole, Ouganda, Soudan, Soudan du Sud

Date de mise en ligne : 05/06/2015

https://doi.org/10.3917/pe.152.0137

Notes

  • [1]
    « Soudan du Sud : le gouvernement promet une présidentielle, en 2015, malgré la guerre », Jeune Afrique, Agence France-Presse (AFP), 3 janvier 2015.
  • [2]
    « Le Soudan du Sud reporte la prochaine présidentielle à 2017 », Reuters, 14 février 2015.
  • [3]
    Résolution 2206, Conseil de sécurité des Nations unies, S/R/2206, 3 mars 2015.
  • [4]
    « South Sudan President Says Military Has Foiled Coup », Reuters, 16 décembre 2013.
  • [5]
    H. Sallon, « Riek Machar, frère ennemi du président sud-soudanais », Le Monde, 19 décembre 2013.
  • [6]
    « South Sudan: Soldiers Target Ethnic Group in Djouba Fighting », Human Rights Watch, 19 décembre 2013 ; V. Sridharan, « South Sudan Fighting Escalating Into Ethnic War », International Business Times, 24 décembre 2013 ; « South Sudan: Ethnic Targeting, Widespread Killings », Human Rights Watch, 16 janvier 2014 ; « 50,000 and Not Counting: South Sudan’s War Dead », Agence France-Presse, 15 novembre 2014. Fin 2014, les différents acteurs humanitaires et observateurs estiment que les violences ethniques au Soudan du Sud ont déplacé plus 1,8 million de personnes ; et près de 100 000 personnes ont trouvé refuge dans les bases des Nations unies à travers le pays. Pour plus de détails, voir : « South Sudan: A Civil War by Any Other Name », International Crisis Group, Rapport Afrique n° 217, 10 avril 2014 ; « Conflicts in South Sudan », Enough Project, disponible sur : <http://www.enoughproject.org/conflicts/sudans/conflicts-south-sudan>.
  • [7]
    J.J. Stephen, « Kiir Announces SPLA Changes », Gurtong, 22 janvier 2013.
  • [8]
    « Soudan du Sud : le vice-président limogé accepte une décision constitutionnelle », Agence France-Presse, 26 juillet 2013.
  • [9]
    « Museveni Dismisses Kiir’s Claims Coup Attempt Sparked Conflict », Sudan Tribune, 11 juin 2014.
  • [10]
    « South Sudan: Ethnic Targeting, Widespread Killings », Human Rights Watch, 16 janvier 2014 ; D. Howden, « South Sudan: The State that Fell Apart in a Week », The Guardian, 23 décembre 2013 ; C. Hauser, « In South Sudan, Reports of Massacres and Mass Graves », The Lede, New York Times, 24 décembre 2013.
  • [11]
    « South Sudan: “White Army” Militia Marches to Fight », The Associated Press, 28 décembre 2013.
  • [12]
    Pour plus de détails, voir : « The Conflict in Jonglei State », Small Arms Survey, 2 mai 2014 ; « The Conflict in Unity State », Small Arms Survey, 29 janvier 2015 ; « The Conflict in Upper Nile State », Small Arms Survey, 12 octobre 2014.
  • [13]
    Lorsqu’il quitte le SPLM, Riek Machar est accompagné de Kong Chuol, qui représente une faction au sein de l’ethnie Nuer, et de Lam Akol, qui représente l’ethnie Shilluk.
  • [14]
    J. Kalpakian, « Prospects of the SPLA/M’s Transition into a Political Party in Sudan », South African Institute of International Affairs, Occasional Paper, n° 18, avril 2009 ; J. Rone, J. Prendergast, K. Sorensen, Civilian Devastation: Abuses by All Parties in the War in Southern Sudan, Human Rights Watch, juin 1994.
  • [15]
    Cf. M.-A. Lagrange, Une stratégie contre-insurrectionnelle victorieuse ? Les insurrections de 2010 dans la province du Jonglei, au Sud-Soudan, Paris, « Note de l’Ifri », juillet 2011, disponible sur : <https://www.ifri.org/fr/publications/enotes/notes-de-lifri/une-strategie-contre-insurrectionnelle-victorieuse-insurrections>.
  • [16]
    « Uganda Deploys Troops in South Sudan », Sudan Tribune, 20 décembre 2013.
  • [17]
    « South Sudanese Parties Sign Agreements on Cessation of Hostilities and Question of Detainees », Intergovernmental Authority on Development, 23 janvier 2014.
  • [18]
    « Implementation Modalities in Support of the Agreement of Cessation of Hostilities Between the Government of the Republic of South Sudan (GRSS) and the Sudan People’s Liberation Movement/Army (In Opposition, SPLM/A IO) », Autorité intergouvernementale pour le développement, 24 février 2014 ; « Agreement to Resolve the Crisis in South Sudan », Autorité intergouvernementale pour le développement, Addis-Abeba 9 mai 2014 ; « Re-Dedication of and Implementation Modalities for the Cessation of Hostilities Agreement Signed on 23rd January 2014 Between the Government of the Republic of South Sudan and the Sudan People’s Liberation Movement/Army (In Opposition) », Autorité intergouvernementale pour le développement, 25 août 2014 ; « Agreement on the Reunification of the SPLM in Arusha, Tanzania », Chama Cha Mapinduzi, 21 janvier 2015 ; P.L. Nakimangole, « Another Peace Agreement Signed Between Warring Parties In South Sudan », Gurtong, 18 février 2015.
  • [19]
    « Sudan: Abyei Seizure by North “Act of War”, Says South », BBC, 22 mai 2011.
  • [20]
    C. Zhi, « AU: Agreement on Abyei Demilitarization Done, More Deals in Works », Xinhua, 21 juin 2011.
  • [21]
    H. Holland, U. Laessing, « South Sudan Says Sudan Bombs Oil Fields in Border Region », Reuters, 27 mars 2012.
  • [22]
    « South Sudan “to Withdraw Troops” from Heglig Oil Field », BBC, 20 avril 2012.
  • [23]
    R. Dixon, « Sudan and South Sudan Teetered Dangerously on the Edge of War », Los Angeles Times, 12 avril 2012 ; A. Abu Edris Ali, « Sudan Parliament Brands South an Enemy », Agence France-Presse, 16 avril 2012.
  • [24]
    A. Maasho, « Sudan, South Sudan Start First Security Talks Since Border Clash », Reuters, 4 juin 2012.
  • [25]
    Le différend entre Djouba et Khartoum porte sur les frais de transit du pétrole produit au Soudan du Sud et exporté via le Soudan. Khartoum demande 32 dollars par baril – coût le plus élevé du monde… –, alors que Djouba n’entend payer que 1 dollar par baril.
  • [26]
    K. Manson, « Bid to Halt South Sudan Oil Shutdown », Financial Times, 24 janvier 2012.
  • [27]
    « Two Sudans’ Oil Dispute Deepens as South Shuts Down Wells », The Guardian, 26 janvier 2012.
  • [28]
    En 2011, le gouvernement ougandais a annoncé la création d’un pipeline reliant son pays au Kenya. Pour plus de details, voir « L’or noir au Congo : risque d’instabilité ou opportunité de développement ? », International Crisis Group, Rapport Afrique n° 188, 11 juillet 2012.
  • [29]
    « South Sudan Says Japan to Construct Alternative Oil Pipeline », Sudan Tribune, 1er juin 2013 ; A. Sayed Ahmad, « South Sudan Tries to Find Alternative Oil Export Routes », Al-Monitor, 30 juin 2013.
  • [30]
    N. Bariyo, « South Sudan Resumes Crude Exports Through Sudan », The Wall Street Journal, 1er juillet 2013.
  • [31]
    J. Gatdet Dak, « South Sudan in Serious “Financial Crisis”, Government Takes Measures », Gurtong, 29 mars 2009.
  • [32]
    K. Manson, « South Sudan Fears Impact of Oil Shutdown », Financial Times, 21 février 2012.
  • [33]
    « South Sudan Oil Almanac », Open Oil, disponible sur : <http://openoil.net/oil-almanacs/>.
  • [34]
    « The Conflict in Upper Nile State », Small Arms Survey, 12 octobre 2014.
  • [35]
    N. Ray, « The Fallout of South Sudan Oil Shutdown », The Voice of India, avril 2013 ; J. Blas, « Growing Crisis in South Sudan Sparks Global Oil Output Concern », Financial Times, 23 décembre 2013.
  • [36]
    Pour plus de détails, voir « SSDF and Affiliates », Small Arms Survey, 6 novembre 2014.
  • [37]
    Alors qu’il commande les SSDF, Riek Machar se retourne contre Khartoum après qu’il ait perdu le soutien des populations Nuer de l’État de Unity déplacées de force pour faciliter l’exploitation du block 5A. Pour plus de détails, voir G. Schlee, E.E. Watson, Changing Identifications and Alliances in North-East Africa: Sudan, Uganda, and the Ethiopia-Sudan Borderlands, vol. II, Oxford/New York, Berghahn Books, 2009.
  • [38]
    « Sudan Accused of Supporting SPLM-IO Rebels », Radio Tamajuz, 23 septembre 2014 ; « Kiir Describes Differences With Khartoum As “Minor and Temporary” », Sudan Tribune, 7 avril 2015.
  • [39]
    Depuis 2013, 2 millions de personnes ont été déplacées par les affrontements et 2,5 millions sont menacées par la famine.
  • [40]
    « South Sudanese President Unveils Peace Road Map, Calls for United Leadership », Sudan Tribune, 20 avril 2015.
  • [41]
    « Nuer Leaders Advocate for Homegrown Peace Deal », Sudan Tribune, 20 avril 2015.
  • [42]
    En 2010, une insurrection murle avait éclaté, contestant les résultats des élections et revendiquant une représentation plus forte au sein de l’administration. En 2015, une faction murle portant les mêmes revendications a fait sécession pour rejoindre le SPLM-IO en demandant la création d’un État de Pibor.

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