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Article de revue

Le commerce international est-il un facteur de paix ?

Pages 55 à 67

1La guerre a été conçue comme un mode naturel d’acquisition des richesses. La prédation, notamment par des moyens militaires ou de coercition, a toujours été un moyen privilégié pour s’enrichir, nullement contesté par les pères de l’Église ou les philosophes de l’Antiquité. Avec les mercantilistes, la puissance du prince devint l’objectif prioritaire de l’économie nationale. La politique extérieure visait alors à dominer, à coloniser, à asservir et à s’approprier les richesses des autres peuples. Colbert visait l’autarcie pour tous les produits stratégiques et il prônait une forme d’échange inégal. Dans ce contexte, la paix n’était pas considérée, en soi, comme un objectif. Pendant la guerre de Sécession, Lincoln a défendu les intérêts de la puissance industrielle et financière du Nord-Est protectionniste contre le Sud producteur agricole, favorable au libre-échange. Pour autant, cette guerre fut à l’origine du formidable développement industriel des États-Unis. La sécurité nationale impliquait alors des dépenses considérables de préparation au conflit armé, ce qui favorisa le développement des forces productives et la réalisation de la révolution industrielle. Un exemple qui témoigne de l’ambiguïté des relations entre l’économie et la guerre.

2À la suite de Montesquieu, Adam Smith se proposa de démontrer qu’une économie de marché libre, fondée sur l’intérêt individuel, conduisait à terme à l’essor du commerce international (théorie des avantages absolus) et à la paix universelle. Cependant, plusieurs clauses devaient être respectées, souvent oubliées par ses épigones. D’abord, la sécurité nationale est une condition essentielle au bon fonctionnement du libre-échange. Ensuite, le bellicisme d’un État peut perdurer du fait d’un détournement de l’appareil étatique au profit d’intérêts particuliers. Enfin, au nom de la liberté du commerce, il faut supprimer la colonisation, l’esclavage mais aussi la libre circulation des capitaux.

3La théorie libérale va alors glorifier une production industrielle impliquant un échange commercial international qui rend les guerres trop coûteuses pour toutes les parties au regard des avantages obtenus. Pour Jean-Baptiste Say, la connaissance des lois du marché devrait permettre à l’humanité de s’inscrire durablement dans la paix libérale.

4Cependant, des critiques ont été formulées à l’égard de cette conception irénique de l’économie libérale. Ainsi, la protection du secteur industriel américain a été jugée par Alexander Hamilton plus favorable à la paix mondiale que le libre-échange international. Pour Thomas Malthus, avec l’épuisement progressif des sols, la surpopulation et l’émergence d’un état stationnaire, la guerre reste toujours une hypothèse plausible. Les théoriciens de l’école historique allemande défendent l’intervention de l’État dans la vie économique, la promotion de la puissance nationale et l’essor des vertus humaines à travers la guerre. Pour Friedrich List, partisan du système national d’économie politique, en l’absence de la réalisation des « frontières naturelles », le « laissez-faire » conduit à la domination économique des plus forts. Enfin, pour Karl Marx, le capitalisme conduit de fait à l’exploitation du prolétariat, même si l’essor des débouchés sur le marché mondial permet de réduire conjoncturellement les contradictions internes du système. Le capitalisme conduit donc inéluctablement à l’impérialisme, à la crise et, ajoute Engels, à la guerre mondiale (Coulomb et Bellais, 2008). Les révolutions, mais aussi les guerres, apparaissent ainsi comme des étapes nécessaires dans le processus d’évolution sociétale.

5Cependant, durant le xixe siècle, la pensée dominante est celle de l’émergence, à terme, de la paix libérale, sauf dans le cadre de l’œuvre civilisatrice de la colonisation. L’économie de marché globalisée et colonialiste constituait un facteur d’interdépendance commerciale et financière, qui devait rendre la guerre obsolète. La Première Guerre mondiale apporte cependant la preuve de la fragilité de cette construction intellectuelle. L’histoire du xxe siècle fait vaciller nombre d’idées, de concepts, d’objectifs. Après les crises de la période 1919-1939, la Seconde Guerre mondiale favorise l’industrialisation de la production d’armements, l’émergence de deux systèmes antagonistes, l’apparition de la bombe nucléaire, la guerre froide débouchant, beaucoup plus tard, sur l’effondrement de l’Union soviétique. Et pourtant : l’absence de conflit majeur entre pays capitalistes depuis 1945 a renforcé l’idée que l’existence, dans l’économie de marché, d’institutions internationales visant à régler les contentieux politiques, commerciaux et financiers réduisait les tensions guerrières. Les mêmes illusions « scientifiques » que celles qui furent émises voici plus d’un siècle sont restées encore trop vivaces…

La crise du commerce international d’après-guerre

6De 1918 à 1939, les libéraux prônent l’ouverture des marchés internationaux comme facteur de paix, alors que le courant marxiste considère toujours que l’économie de marché favorise l’affrontement armé entre les puissances impérialistes, désireuses de s’approprier les débouchés extérieurs.

7La naissance de l’URSS, en 1917, modifie la donne internationale. Le refus du pouvoir du capital et la volonté autarcique d’un pays qui se veut antagonique au système capitaliste conduisent au refus d’un commerce international fondé sur la division internationale capitaliste du travail. La sécurité du socialisme étant devenue la priorité de Staline, le commerce international et les transferts de capitaux, instruments puissants de l’impérialisme, sont réglementés et réduits au strict nécessaire par le Plan. Très militarisée et en situation d’isolement international, l’URSS se dote d’une puissance militaire croissante au regard de sa production de richesses. Les sciences et les technologies deviennent alors les otages du pouvoir politique et militaire dans l’ensemble des pays développés, dans le cadre d’une course aux armements engagée dès 1933.

8Pour Nikolaï Kondratiev (1935), les conflits armés naissent pendant les périodes d’expansion économique des pays capitalistes avancés, en raison d’une demande accrue de matières premières et de la nécessité de rechercher de nouveaux marchés pour écouler les produits. L’exacerbation des tensions internationales met en évidence les contradictions économiques internes du système capitaliste. Seule la réussite inéluctable de la lutte révolutionnaire des classes peut conduire à une paix durable, alors que le commerce international libéral est un facteur permanent de tensions armées et de guerres.

9Cette conception est condamnée par John Maynard Keynes, qui considère que si le système d’économie de marché et le commerce international ne conduisent pas nécessairement à la paix, on doit cependant éradiquer à la fois la guerre et le communisme. La crise économique est alors vue comme une menace pour l’économie de marché européenne et pour la démocratie. Les indemnités demandées par les Alliés à l’Allemagne sont donc excessives, car l’épuisement économique et l’humiliation d’une grande nation ne constituent pas de bonnes bases pour une société de paix. Si l’échange des biens et services participe à la diffusion du progrès économique, la poursuite d’une politique économique extérieure cohérente avec les intérêts nationaux clairement définis n’en reste pas moins essentielle, car le modèle libéral n’est pas adapté au monde contemporain. La spécialisation internationale du travail est parfois responsable d’attitudes agressives en vue de protéger les intérêts particuliers des pays. Keynes est réservé sur l’utilité de la pénétration des structures économiques nationales par le capital cosmopolite, car la vie économique nationale devient alors dépendante des politiques fluctuantes des pays étrangers.

10La sécurité nationale est aussi du ressort de l’économie, car une situation de crise peut conduire à un renversement des systèmes politiques et à des excès de la part des grandes puissances. Keynes conseille d’ailleurs d’engager la guerre économique à l’encontre des ennemis de la démocratie, même si cette action s’oppose à l’essor du commerce international. La paix durable, condition du développement économique et social, est inconcevable sans une solidarité internationale des démocraties face au communisme.

11Les sociétés de type anglo-saxon, qui donnent la priorité aux intérêts commerciaux sur ceux de la puissance, sont plus pacifiques que les sociétés « dynastiques » centralisées. À partir de 1934, le « capitalisme d’État » institué en Allemagne accorde tous les pouvoirs économiques au gouvernement nazi, pour relancer l’économie, supprimer le chômage, développer un outil industriel puissant et organiser un système économique autarcique. Le coût de cet effort est supporté par les salaires et par l’usage de rapports de force dans le commerce avec les pays voisins. Le rapatriement des capitaux allemands placés à l’étranger conduit même à un boycott mondial des marchandises allemandes. Les importations allemandes sont alors limitées aux seules matières premières nécessaires au réarmement, à la suite de tractations conflictuelles sur les prix. Avec son « Nouveau Plan », Hjalmar Schacht organise l’autarcie et décide un moratoire sur les dettes libellées en devises étrangères. En situation de renégociation de la dette allemande, il organise la quasi-insolvabilité de l’Allemagne, proposant un paiement en reichsmarks à ses créanciers internationaux, afin d’éviter un alourdissement de la dette déclarée. Un fort endettement à court terme est prévu, dissimulé derrière des innovations financières fallacieuses. Est également envisagé un système de paiement en bons de marchandises allemandes (souvent de mauvaise qualité et surévaluées) pour les produits stratégiques importés de première nécessité. Cette politique de troc et de rapports de force, bafouant les principes du commerce international, ne peut conduire qu’à une montée des tensions favorisant in fine la guerre.

Le commerce international entre renouveau et instrument de puissance

12L’idée selon laquelle le commerce international est un facteur de paix, ou de conflit, est rarement traitée par les économistes. Cependant, quelques analyses économiques de la guerre donnent lieu à une réflexion sur la question du commerce international.

Les effets contrastés du commerce international sur la paix

13Pour les libéraux, l’ordre économique du marché joue un rôle important dans le maintien de la sécurité mondiale car les institutions internationales occupent une place non négligeable dans le règlement des conflits économiques, financiers et politiques. Les relations commerciales rendent dépendants les consommateurs et les dirigeants d’entreprise, acteurs qui souhaitent dès lors éviter les guerres. Les accords d’intégration économique entre États conduisent à l’amélioration du commerce international « interne » et renforcent les relations de coopération politique (Hirschman, 1977). La guerre froide a favorisé l’essor de liens d’interdépendance stratégique entre démocraties occidentales. Nombre d’organisations internationales ont été mises en place pour limiter les tensions mondiales, comme l’Organisation des Nations unies (ONU), le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) ; des accords régionaux ont aussi été conclus, qui ont pour effet de limiter les possibilités de conflits ouverts entre puissances capitalistes, sans empêcher pour autant les conflits périphériques dans les zones d’influence (Fontanel, 2010). La volonté de sécurisation des approvisionnements en matières premières, l’extension souhaitée des marchés extérieurs et la mise en place de normes internationales ont favorisé les échanges internationaux et la concertation politique.

14À l’opposé, plusieurs analyses contestataires considèrent que l’interdépendance conduit à des conflits armés occasionnels. La guerre est alors interprétée comme un signe d’épuisement du modèle économique. Dans ce contexte, la hausse des commandes militaires accélère la maturité technologique nécessaire pour que l’innovation conduise à des gains de productivité. Les crédits colossaux accordés à la recherche et développement (R&D) militaire aux États-Unis ont ainsi pu être interprétés comme une aide apportée au secteur privé pour développer les technologies de pointe. Le secteur militaire échappant aux règles de l’OMC, les crédits publics alloués aux projets sécuritaires sont utilisés par les Américains comme des outils de soutien à leurs industries.

15Selon les thèses de l’échange inégal, le commerce international est un facteur de crise ou de conflit, même si le passage aux armes des exploités demeure délicat. Dans ces conditions, le commerce international ne peut garantir la paix internationale. Les valeurs économiques sont devenues des instruments de pouvoir, qui reposent notamment sur le monopole des ressources naturelles ou énergétiques ou sur la supériorité technologique ou financière d’un pays ou d’un ensemble de pays. Les avantages de l’échange ne sont pas équivalents et la distribution des gains peut affecter les rapports interétatiques.

16Cependant, les rapports commerciaux sont aussi tributaires de la nature des exportations et des importations. Si un pays dépend de l’autre plus fortement dans ses rapports commerciaux et économiques, cela influence leurs relations politiques. Pour limiter sa dépendance vis-à-vis du commerce extérieur, un pays peut préférer l’expansion militaire, ce qui fut souvent le cas. L’action militaire peut alors être utilisée pour réduire les vulnérabilités économiques nationales. Les analyses stratégiques fondées sur la théorie des jeux fournissent autant de réflexions qui analysent l’économie en termes de pouvoir (Fontanel, 2005). L’objectif de l’hégémonie mondiale domine l’agenda stratégique des États-Unis : dans un tel contexte, les relations internationales sont clairement orientées par l’action de l’État, qui fait appel à l’intelligence économique, à l’espionnage ou à des pratiques fiscales ou douanières particulières pour favoriser les activités de ses ressortissants.

Le fonctionnement « voilé » d’une économie de marché « contrôlée »

17La place centrale du secteur militaire aux États-Unis remonte aux origines de l’État américain mis en place par les marchands, qui appliquaient une politique mercantiliste sur les marchés extérieurs (suivant les règles définies par Hamilton), en dépit de leur attachement à la philosophie libérale de Jefferson. L’importance du secteur militaire a toujours été maintenue dans ce pays. Le Rapport sur l’utilité des guerres, commandité par le président Johnson, reste gravé dans la mémoire collective (Galbraith, 1984). La menace de guerre constitue un élément indispensable de contrôle des désaccords sociaux et des tendances « antisociales ». Elle constitue un ciment pour la société et est nécessaire à un système économique qui ne dispose pas de substituts valables aux fonctions militaires des conflits. C’est un moyen efficace pour assurer la stabilité et le contrôle de l’économie nationale, par la subordination des citoyens à l’État. Dans ce contexte, le commerce international ne joue aucun rôle significatif dans l’émergence des conflits armés.

18L’identification du complexe militaro-industriel par le président Eisenhower en 1961 a mis en évidence la menace que représente pour la démocratie le renforcement du pouvoir de l’establishment militaire américain (gouvernement, Congrès, entreprises d’armement, lobbies) dans le « temple » du capitalisme. Les opérations de restructuration de la base industrielle de défense américaine ne correspondaient pas aux attentes originelles des dirigeants politiques, laissant trop de champ à la dimension technocratique du pouvoir, aux dépens de ses formes démocratiques, dans le cadre de la culture du secret militaire. Le militarisme et la guerre résultaient ainsi d’un dysfonctionnement de la démocratie américaine (Galbraith, 1993). De même, en URSS, la puissance militaire était devenue essentielle dans le cadre de l’antagonisme du socialisme et du capitalisme. Le commerce international était totalement contrôlé par le Plan. En 1989, l’effort colossal consenti dans le domaine de l’armement (20 % à 30 % du PIB), la paranoïa des forces politiques et l’isolement économique comparatif ont été des facteurs importants dans l’effondrement de l’Union soviétique, pourtant considérée comme la première puissance militaire mondiale en 1979. L’arme économique de l’épuisement d’un pays dans sa recherche de sécurité a fait l’objet d’une stratégie clairement élaborée par les États-Unis.

19La théorie de la régulation (Aglietta, 1976 ; Boyer, 1986) insiste sur le rôle majeur des institutions et de la politique. La puissance dominante, les États-Unis, empêche la réforme des institutions internationales et l’apparition de nouveaux modes d’organisation économique. La crise économique est alors un facteur de guerre, du fait de l’épuisement du mode de régulation capitaliste miné par l’aggravation des tensions internationales (endettement du Nord, excédents commerciaux des pays émergents, contestations des intérêts acquis) et d’une finance mondiale incontrôlable et vulnérable (Galbraith, 2008).

20Enfin, face à la puissance destructrice de l’arme nucléaire, les États ont utilisé les armes économiques (Bensahel et Fontanel, 1992) avec deux objectifs : contraindre l’ennemi et dominer les partenaires. L’économie est devenue un instrument de pouvoir. Les stratégies obliques de dissuasion, les mesures économiques de rétorsion, les embargos, les boycotts constituent autant d’armes puissantes, dont les effets économiques et politiques dépendent des mesures d’autodéfense, des solidarités internationales et du potentiel de substitution. Les États limitent leur commerce international, de manière assez coutumière, sur tout ce qui concerne leur sécurité internationale (vente d’armes, technologies duales, produits stratégiques). Cependant, la rupture de l’ensemble des flux commerciaux et financiers déstabilise le pays cible. L’embargo est un instrument de représailles destiné à exercer une pression forte sur la décision souveraine d’un autre État. Cette politique s’inscrit dans un « jeu à somme négative » pour les protagonistes, mais les pertes sont alors inégales. À l’inverse, la stratégie de l’encerclement vise à développer des liens d’interdépendance économique susceptibles de garantir la paix (Realpolitik). Les nouvelles solidarités économiques constituent le meilleur instrument de dissuasion contre une agression. Enfin, l’arme économique permet à un pays ou à un groupe de pays d’en dominer d’autres grâce au pouvoir que confère le monopole de la fourniture de biens et services vitaux pour la survie. Dans ce cas, une rupture d’approvisionnement, notamment du pétrole et du gaz, est susceptible de conduire à la guerre.

Le commerce international et la fin interminable de l’histoire

21L’idée kantienne selon laquelle l’humanité progresse inéluctablement vers une pacification des relations internationales a été reprise, après la fin de la guerre froide, par Francis Fukuyama (1993) dans sa théorie de la « fin de l’histoire ». La diffusion de la démocratie et du libéralisme rendrait à l’avenir les guerres de moins en moins probables. Les analyses contemporaines ont cherché à vérifier le lien entre le développement des échanges commerciaux et la paix entre les peuples. Les modèles mathématiques et économétriques ont produit des résultats contradictoires. Pour les uns, la guerre et l’économie sont indissolublement liées par des intérêts et des liens d’interdépendance profonds. Pour les autres, la guerre est un fardeau, justifié par les contraintes politiques et stratégiques des États. Aujourd’hui, les relations économiques internationales doivent être interprétées sous l’angle stratégique, comme résultat du jeu complexe des rapports de force interétatiques. Les relations économiques internationales (comme l’aide extérieure, les flux de capitaux ou les négociations commerciales) constituent des instruments de pression (ou de réaction) politiques.

La prééminence des stratégies économiques

22En situation de rareté relative des matières premières stratégiques dans un monde dépendant des contraintes et des ressources énergétiques, le commerce international s’impose pour les acteurs. Aujourd’hui, le pétrole et le gaz posent des problèmes conséquents de dépendance à la plupart des pays développés, même si le gaz et le pétrole de schiste sont susceptibles de rebattre, une fois de plus, les cartes. Cependant, si une alliance des pays producteurs en faveur d’un embargo sur la vente du pétrole était décidée, une guerre pourrait en résulter, même si Robert Baldwin (1985) rappelle qu’en situation d’interdépendance économique croissante, l’intérêt national est difficile à déterminer au regard du chevauchement avec celui des autres pays. En outre, la confiance en l’hégémonie américaine, appuyée par la force militaire et le potentiel économique du pays, conditionne l’efficacité du soft power, c’est-à-dire de l’influence diplomatique, utile pour définir les règles et les accords commerciaux internationaux (Fontanel, 2005, 2010). Les objectifs de sécurité économique et militaire s’unissent pour favoriser l’hégémonie économique et monétaire des États-Unis. Le gouvernement américain s’est doté d’un appareil administratif important d’intelligence économique pour agir sur les relations économiques et stratégiques internationales, dans une conception néomercantiliste éloignée d’un discours officiel favorable à un libre-échange impartial et apolitique. Chaque nation est en compétition avec les autres sur les marchés mondiaux, la sécurité nationale est à ce prix. Les facteurs économiques dominent souvent l’agenda des considérations stratégiques. Les écoutes des agences américaines sont plus orientées par les considérations économiques que par l’urgence du renseignement militaire ou politique.

23Le débat entre Kenichi Ohmae (1995) et Robert Reich (1992) est significatif. Pour Ohmae, les barrières à l’activité économique internationale doivent être supprimées car elles stimulent les conflits d’intérêt et les rapports de force. La fin des nations est inscrite dans la logique pacifique et de recherche du bien-être de l’économie de marché, car elle rend obsolète l’expansion territoriale. Au contraire, pour Reich, un nationalisme économique positif est nécessaire, l’affaiblissement des économies nationales risquant d’accroître l’insécurité et la paupérisation. L’État doit protéger les secteurs à haute technologie, soutenir les entreprises nationales à l’exportation et agir fermement dans les instances internationales pour favoriser le développement de l’économie américaine. L’adversaire est parfois aussi un partenaire.

Le commerce international, arme de puissance

24La mondialisation met en place une guerre civile universelle. Elle est initiée par une organisation du monde en oligopoles et cartels, aux logiques financières déterminantes, au détriment de la protection sociale et des solidarités. Les opérateurs financiers valorisent d’abord les logiques des marchés. En outre, la pression démographique favorise la pénurie des ressources naturelles, qui peut conduire à des conflits civils du fait de tensions sociales induites qui aggravent les clivages religieux, ethniques ou sociaux. Les questions de sécurité sont aussi posées par la pénurie des matières premières et énergétiques, aux forts enjeux stratégiques (Fontanel, 2010, 2011). Les divergences d’intérêts conduisent alors soit à une procédure de concertation, soit à l’expression d’antagonismes politiques. L’ouverture, la vulnérabilité et le gain sont les facteurs déterminants des échanges internationaux. Les asymétries dans les gains de l’échange constituent des facteurs de conflit, qui dépendent du degré de mondialisation d’un pays et de son degré de dépendance à l’égard de certains produits stratégiques. Lorsque les forces armées des bénéficiaires sont supérieures, le conflit armé n’est guère envisageable.

Le commerce international favorise la démocratie libérale et donc la paix

25La pax mercatoria relie les intérêts privés commerciaux aux choix publics, même pour le recours aux armes. Les échanges économiques n’ont pas toujours beaucoup de poids au regard des impératifs politiques de sécurité nationale (Simmons, 2008). La théorie de la paix démocratique présente les organisations multilatérales comme essentielles pour contenir et infléchir les systèmes ne s’appuyant pas sur le seul système de marché généralisé (Coulomb et Dunne, 2008). Cependant, l’histoire démontre que la démocratie n’est pas plus un gage de paix (Richard, 2010) que la diffusion du libre-échange dans le monde. Certains dirigeants peuvent avoir un intérêt à la guerre, même dans un régime démocratique, face à l’impossibilité d’un règlement pacifique des problèmes par la négociation. Dans ce cadre, le commerce international devient une cause parmi d’autres d’antagonisme entre deux États. Aujourd’hui, les stratégies sont plus sournoises, elles se proposent de poser de multiples difficultés à l’adversaire sans qu’il puisse pour autant réagir militairement. Surdéterminée par la crainte de l’arme nucléaire, l’interdépendance encourage les conflits de basse intensité, sans prétention ni potentiel d’escalade.

26***

27Le renforcement du marché et du commerce mondial a réduit le potentiel de conflits pendant les xixe et xxe siècles, ce qui n’était pas le cas aux xviie et xviiie siècles, les rivalités commerciales et coloniales stimulant alors les conflits. Le commerce s’est donc étendu à la fois pendant les périodes mercantiliste et impérialiste, comme plus tard avec le régime libéral. L’économie est elle-même une arme, destinée à appauvrir ou à déstabiliser le pays ennemi (sanctions, blocus, destructions). Dans ce contexte, l’optimisation économique cède le pas à la puissance relative des États. Les pays nantis dissuadent les pays pauvres de revendications légitimes que ces derniers ne peuvent faire valoir, compte tenu du déséquilibre des forces militaires.

28Si l’avènement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et des pays émergents peut modifier la donne, il est porteur de nouvelles tensions, le système économique international favorisant la mobilité du capital, les délocalisations d’activités économiques et l’essor des nouvelles technologies. La « guerre » a changé de nature : elle n’est plus le souci principal des sociétés d’aujourd’hui, mais demeure une menace récurrente. Elle n’aligne plus guère les soldats sur les champs de bataille. Elle devient diffuse, fondée sur des variables politiques et économiques. Le commerce international subit les évolutions des accords ou des conflits entre les États. L’interdépendance qu’il génère provoque au moins autant de conflits potentiels que d’accords de paix.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Mots-clés éditeurs : Guerre, Paix, Commerce international, Économie politique

Date de mise en ligne : 26/03/2014

https://doi.org/10.3917/pe.141.0055

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