Notes
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[1]
D.C. Copeland, The Origins of Major War, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2000, p. 56 ; cf. K. Lieber, « The New History of World War I and What It Means for International Relations Theory », International Security, vol. 32, no 2, automne 2007, p. 155.
- [2]
-
[3]
Voir les statistiques publiées dans l’ouvrage de J.M. Hughes, To the Maginot Line: The Politics of French Military Preparation in the 1920’s, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971, p.12.
-
[4]
Cf. J. Lyall et I. Wilson III, « Rage Against the Machines: Explaining Outcomes in Counterinsurgency Wars », International Organization, vol. 63, no 1, janvier 2009, p. 67-106 ; P.K. MacDonald, « “Retribution Must Succeed Rebellion”: The Colonial Origins of Counterinsurgency Failure », International Organization, vol. 67, no 2, avril 2013, p. 253-286.
-
[5]
Cf. St. Van Evera, Causes of War Power and the Roots of Conflict, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1999.
-
[6]
I. Oren, Our Enemies and Us: America’s Rivalries and the Making of Political Science, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2003, p. 38, 40-41.
-
[7]
Cf. B.R. Posen, The Sources of Military Doctrine: France, Britain, and Germany between the World Wars, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1984.
-
[8]
En français dans le texte (Ndt).
-
[9]
Cf. J.H. Herz, « Idealist Internationalism and the Security Dilemma », World Politics, vol. 2, no 2, janvier 1950, p. 171-201, p. 175 ; R. Jervis, « Cooperation Under the Security Dilemma », World Politics, vol. 30, no 2, 1978, p. 167-214.
-
[10]
Cf. P.K. MacDonald et J.M. Parent, « Graceful Decline? The Surprising Success of Great Power Retrenchment », International Security, vol. 35, no 4, printemps 2011, p. 33.
-
[11]
Cf. J. Donnelly, « Realism and the Academic Study of International Relations », in J. Farr, J.S. Dryzek et S.T. Leonard, Political Science in History: Research Programs and Political Traditions, New York, NY, Cambridge University Press, 1995, p. 179 et p. 175-195 ; B.C. Schmidt, « Anarchy, World Politics, and the Birth of a Discipline: American International Relations, Pluralist Theory and the Myth of Interwar Idealism », International Relations, vol. 16, no 2, avril 2002, p. 9-31.
-
[12]
Cf. M.W. Doyle, « Three Pillars of the Liberal Peace », American Political Science Review, vol. 99, no 3, août 2005, p. 463-466 ; S. Rosato, « Explaining the Democratic Peace », American Political Science Review, vol. 99, no 3, août 2005, p. 467-472.
-
[13]
Cf. R.O. Keohane et J. Nye, Power and Interdependence, 2e éd., New York, NY, Addison, Wesley, Longman, 1989 ; C. Kaysen, « Is War Obsolete? A Review Essay », International Security, vol. 14, no4, printemps 1990, p. 42-64.
-
[14]
Cf. V. Page Fortna, Peace Time: Cease-Fire Agreements and the Durability of Peace, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2004 ; J.S. Goldstein, Winning the War on War: The Decline of Armed Conflict Worldwide, New York, NY, Penguin, 2011.
-
[15]
Cf. R.L. Jervis, « Theories of War in an Era of Leading-Power Peace », American Political Science Review, vol. 96, no 1, mars 2002, p. 1-14.
1Alors que les derniers vestiges de la Grande Guerre pourrissent, les universitaires continuent de s’en disputer la carcasse. Comme l’observe Dale Copeland : « La Première Guerre mondiale est probablement l’exemple le plus analysé et le plus controversé entre spécialistes des relations internationales [1]. » Pour le meilleur ou pour le pire, consciemment ou non, ces débats ont structuré la manière dont nous pensons les problèmes actuels et concevons les politiques à venir.
2Mais comment la Première Guerre mondiale marque-t-elle la réflexion sur les relations internationales ? Si elle a permis de poser les bases de la théorie moderne des relations internationales, ce sont la Seconde Guerre mondiale, puis la guerre froide, qui ont construit la discipline. La Grande Guerre a été une première étape décisive dans la recherche de la connaissance, mais comme étape d’un processus qui s’est accéléré une génération plus tard. Dans une certaine mesure, la Première Guerre mondiale nous permet encore de comprendre comment fonctionne notre monde ; d’un autre côté, elle n’est pas un exemple totalement pertinent dans un âge que marquent les armes nucléaires, le nationalisme désintégrateur et le terrorisme moderne.
Portraits d’époques
3Pour saisir le legs de la Grande Guerre, il faut se référer à l’évolution de la pensée sur les relations internationales : un triptyque dont les trois panneaux sont séparés par la Première et la Seconde Guerres mondiales. Sur le premier panneau, chacun reconnaîtra les penseurs classiques des causes et de la conduite de la guerre : Hérodote, Thucydide, Xénophon, Machiavel et Clausewitz… Beaucoup reconnaîtront aussi que ces penseurs jouent le même rôle dans la science politique qu’Aristote, Léonard ou Newton dans les sciences actuelles. Certains relèveront peut-être que ces auteurs étaient des praticiens ou des historiens. Le deuxième panneau exhibe des visages moins familiers, une poignée de géopoliticiens et de protothéoriciens : Alfred Mahan, Halford John Mackinder, Friedrich Meinecke, Otto Hintze, Carl Schmitt, Edward Hallett Carr… Bien que beaucoup de ces auteurs soient encore des références, seuls Carr et Schmitt sont toujours largement lus. Le dernier panneau marque un retour au connu, avec les principaux théoriciens de la discipline bien assis dans leurs chaires académiques : Hans Morgenthau, Reinhold Niebuhr, Arnold Wolfers, Kenneth Waltz, Thomas Schelling, Robert Gilpin, Robert Keohane, John Mearsheimer, James Fearon…
4La séparation des éléments de notre triptyque reflète des changements manifestes dans la division du travail. Même dans le commerce des idées, la taille du marché détermine le degré de spécialisation. Avec le temps, la population, la richesse et la complexité du monde se sont accrues et la discipline s’est adaptée. L’œuvre d’Hérodote devait répondre à presque toutes les questions pour tout le monde. Ce n’est plus utile aujourd’hui, ni possible, la compétition et le public étant plus importants. Même l’opus magnum de Kenneth Waltz, Theory of International Politics, se contente de proposer une théorie abstraite sur les évolutions à long terme, une étude des grandes puissances et des conclusions sur les systèmes.
5Mais l’histoire dans son ensemble n’est pas aussi linéaire. Comme le suggère ce triptyque, le domaine n’a pas émergé progressivement ; la naissance de la discipline s’est faite dans l’urgence, à la suite de la Première Guerre mondiale. L’abondance des victimes, l’absence de vainqueurs et de méchants manifestes ont entraîné une remise en cause radicale de notions jusque-là en vigueur : progrès, civilisation ou contrôle politique. Le choc, affectant toute une civilisation, stimula une demande de solutions pour remettre sur pied le système international, d’où une littérature pléthorique sur les causes et la conduite de la guerre et de la politique. De fait, le premier département de relations internationales fut fondé en 1919 à l’université d’Aberystwyth (alors appelée University College, au Pays de Galles) grâce à une dotation « en souvenir des étudiants tués et blessés au cours de la Première Guerre mondiale [2] ».
6On peut s’étonner de ce que les graines alors semées n’aient pas germé avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les noms des stars de la discipline des années 1920 et 1930 (par exemple Goldsworthy Lowes Dickinson ou Nicholas Murray Butler) n’évoquent désormais plus rien. Mais aujourd’hui, toute institution qui se respecte se doit d’avoir une faculté dédiée aux relations internationales, formant des doctorants et avec des publications à comités de lecture. Avant la Seconde Guerre mondiale, quasiment aucune des plus prestigieuses universités n’en avait…
7 Il est presque impossible d’expliquer pourquoi il en est ainsi : peut-être l’espoir de lendemains meilleurs empêchait-il les universitaires de voir la triste réalité en face. On peut aussi imaginer que la recherche de la connaissance mit quelque temps à mûrir et que l’épanouissement de la pensée sur les relations internationales après la Seconde Guerre mondiale relève d’une simple coïncidence. Il est plus probable que le coût exorbitant de cette guerre et la menace d’une apocalypse nucléaire aient renforcé l’intérêt pour la discipline, élargi son public, accru la spécialisation, accentué la compétition et attiré plus de financements et de talents. Toutefois, le coût du premier conflit mondial avait déjà été incroyablement élevé pour l’Europe – environ 10 % de la population active masculine disparut en France, en Allemagne et en Autriche-Hongrie [3] – et a sans doute amplement favorisé la naissance de ce champ d’étude. Ces explications n’étant ni exhaustives, ni exclusives.
8Quoi qu’il en soit, la théorie des relations internationales et l’historiographie de la Grande Guerre ont entretenu un dialogue constant depuis presque un siècle. Même si la pensée sur les relations internationales n’ont guère progressé dans les décennies qui l’ont suivie, la Première Guerre mondiale a néanmoins été un cas d’école, sur lequel des théories ont été formulées et testées et qui a éclairé notre compréhension de la conduite de la guerre, des causes de la guerre et des raisons de la paix.
La conduite de la guerre
9Les théoriciens des relations internationales s’intéressent au déroulement de la Première Guerre mondiale parce qu’il jette une ombre sur la théorie des négociations et des solutions politiques. La croyance populaire est que la conduite de la guerre ne fut pas éclairée, que « des lions étaient dirigés par des ânes ». Cette croyance est elle aussi peu éclairée. Les chefs militaires ont sans aucun doute commis des erreurs, mais il serait étonnant qu’il n’y ait eu que peu d’innovation dans une situation si grave. Si l’impasse sanglante a sans doute poussé à revenir à des méthodes anciennes, ce n’est pas l’aspect le plus intéressant du conflit.
10 Au plan technique, on déploya massivement des armements qui allaient caractériser les décennies suivantes – avions, tanks, sous-marins – et le plan tactique connut de constantes améliorations. La Première Guerre mondiale est souvent citée comme premier exemple d’un monde « où la défense prime », où les techniques militaires rendent impossibles les opérations décisives. L’emploi massif de mitrailleuses et de barbelés a rendu la pénétration en profondeur trop coûteuse. Mais l’équilibre technologique n’allait de soi ni d’un côté ni de l’autre. Stephen Biddle démontre que l’adaptation rapide des adversaires à la tactique de l’autre a contribué à paralyser complètement le front ouest. Les combats de la guerre classique d’aujourd’hui suivent des normes que Biddle a regroupées sous le nom de « système moderne », nées dans l’effroyable creuset de la Grande Guerre. Une stratégie recourant à de petites unités, à la combinaison de plusieurs armes, à la construction d’abris et au camouflage était le seul moyen de prendre et de conserver des territoires face aux orages d’acier déchaînés par les nouvelles technologies. Si ces tactiques ont été perfectionnées dans le Blitzkrieg de la Seconde Guerre mondiale, elles ont été élaborées lors des combats sans merci menés sur les champs de bataille de Flandre.
11Proscrites avant la guerre et rarement vues depuis, les armes chimiques furent également largement utilisées dans les combats. On ignore si elles ont disparu du fait de leur impopularité ou de leur inefficacité. Les chercheurs privilégiant la première hypothèse attribuent leur disparition à des facteurs sociaux – le tabou sur leur utilisation, la peur de chaque camp pour ses civils. D’autres expliquent l’arrêt de leur emploi par leur inefficacité au plan militaire et citent l’usage du gaz par les nazis, dans la guerre Iran-Irak ou la guerre civile en Syrie pour invalider l’idée d’un tabou. Mais nul ne conteste que la Première Guerre mondiale a joué un rôle central dans leur discrédit.
12Hors Europe, T.E. Lawrence exhumait la logique oubliée de la guérilla. Ses Vingt-sept articles, toujours consultés, attirèrent un grand nombre de lecteurs, dont le plus célèbre : Mao Zedong. Depuis la Première Guerre mondiale, les combats non conventionnels ont représenté une part importante des conflits, qui ne semble pas devoir régresser – ce qui peut pousser à s’interroger sur leur dénomination. D’aucuns avancent que la dissuasion conventionnelle est si efficace que les troupes devraient prioritairement être entraînées au combat non conventionnel. D’autres, que l’automatisation croissante empêche les forces conventionnelles de venir à bout d’adversaires usant de méthodes non conventionnelles [4]. Mais en dépit des stupéfiantes inventions du siècle dernier, la Première Guerre mondiale demeure un triste manuel d’instructions tactiques, et par conséquent une lecture incontournable pour les théoriciens des relations internationales.
13La contribution des territoires non européens fut loin d’être théorique. Des millions de soldats des colonies servirent l’effort de guerre allié et méritent leur part dans la victoire. Le jeune Hitler fut frappé par les importantes réserves d’hommes auxquelles l’empire britannique pouvait faire appel, ce qui était interdit à l’empire allemand. Ce fait n’eut que peu d’impact direct sur la théorie des relations internationales, mais il généra des événements qui poussèrent, par la suite, les théoriciens à se pencher sur des questions comme le nationalisme, les conflits ethniques et la taille optimale des États. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, les colonies se retrouvèrent dans une position de plus en plus forte pour résister à l’impérialisme : la Première Guerre mondiale avait facilité la diffusion des idéologies et grevé les finances des métropoles.
Causes de la guerre
14Les principales questions sur la Grande Guerre – était-elle intentionnelle, évitable ou constitue-t-elle une anomalie ? – sont au cœur de la théorie des relations internationales. Il n’est donc pas surprenant que les hypothèses avancées pour expliquer son déclenchement – les causes le plus souvent évoquées sont l’idéologie, la politique intérieure et l’anarchie – le soient par trois grandes écoles de pensée : le constructivisme, le libéralisme et le réalisme.
15Le principal argument en faveur de l’hypothèse idéologique est peut-être celui du « culte de l’offensive ». Dans cette logique, les dirigeants s’accrochèrent sottement à une croyance peu fondée : les facteurs moraux peuvent l’emporter sur les facteurs matériels et l’offensive donne toujours l’avantage [5]. Un dogme si puissant que les responsables rechignèrent à tenir compte de la réalité embarrassante des pertes. Une autre variante met l’accent sur l’esprit du temps : le darwinisme social, le nationalisme impérial et des notions concurrentes d’organisation politique et économique. Les élites voyaient alors le monde selon des schémas organiques admis par tous : les États étaient soit en expansion, soit en déclin, et le fait de ne pas s’agrandir était le signe avant-coureur d’une mort inexorable. Les systèmes politiques et économiques avaient besoin d’une « place au soleil », et toute opposition – au centre ou à la périphérie – devait être anéantie pour assurer leur survie.
16On peut formuler bien des objections à l’encontre de ces arguments. Ils reposent sur une mauvaise interprétation de faits divers et controversés et dont l’historiographie n’est pas encore arrêtée. Les décideurs de l’époque avaient certes une vision du monde bien différente de la nôtre, mais on ne sait pas précisément quelle fut l’importance du culte de l’offensive pour le déclenchement de la guerre. De même, l’argument selon lequel les dirigeants percevaient mal les rapports de force technologiques pourrait lui-même reposer sur une interprétation erronée. Bien que la guerre se soit enfoncée dans une impasse épuisant peu à peu les combattants, des percées tactiques eurent bien lieu et, en fait, on eut recours à la même technologie durant la Seconde Guerre mondiale pour prendre et conserver d’énormes portions de territoire.
17Une autre façon de remettre en cause l’hypothèse idéologique est de souligner que ces idées sont dépassées. Nombre de darwinistes célèbres étaient des pacifistes, et beaucoup de guerres, avant et après le premier conflit mondial, se sont déroulées sans que les idées darwinistes soient mentionnées. Le darwinisme social (et son cousin, l’eugénisme) est tombé en disgrâce depuis longtemps et ne survit que de manière souterraine, aux marges du monde, alors que la récurrence des guerres demeure une réalité centrale. De surcroît, le nationalisme s’est complètement transformé au cours du siècle dernier. Alors qu’il est formellement un hymne à l’impérialisme, le nationalisme est devenu le cri de ralliement des séparatistes et des décolonisateurs. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le nombre d’États dans le monde avait diminué pendant des siècles. Peu de temps après le conflit, il augmenta rapidement, au fur et à mesure des victoires remportées par les décolonisateurs – tendance qui ne semble pas devoir s’interrompre. Les esprits subtils noteront peut-être que les séparatistes des Balkans jouèrent un rôle central dans la guerre, mais doivent se rappeler qu’ils vinrent pour ainsi dire seulement en renfort, donnant prétexte à l’expansion des grandes puissances.
18Une autre objection est que ces idées n’étaient que des épiphénomènes : elles changèrent vite lorsque le poids des pertes transforma à la fois le caractère du conflit et les combattants. De tous côtés, la guerre devint une croisade, pour en finir avec toutes les guerres, une guerre devant rendre le monde sûr et permettre le triomphe de la démocratie, une guerre pour défendre la culture et la liberté au sens propre. Aux yeux des Alliés, le royaume d’Allemagne (le nom d’« Empire allemand » ne lui fut attribué qu’à titre posthume) cessa d’apparaître comme respectable et démocratique à mesure que le nombre de morts augmenta.
19Le président Wilson a peut-être regretté que le professeur Wilson ait jugé Bismarck « créatif », « perspicace » et « énergique » et estimé que Berlin était « la fleur la plus parfaite du système municipal prussien [6] »…
20Un deuxième type d’explication se focalise sur la politique intérieure, en particulier sur la politique des administrations. La guerre aurait été déclenchée ou précipitée par les nécessités de la mobilisation : en somme, la guerre aurait répondu aux exigences du calendrier. Ou bien encore les chefs militaires auraient adopté des doctrines offensives pour des raisons liées au fonctionnement de leurs services : pour conserver leur autonomie, gagner en prestige ou maintenir leurs budgets [7]. Ces pathologies bureaucratiques auraient influencé la diplomatie de crise. Les versions les plus nuancées de cet argument comportent peut-être une part de vérité, mais il n’a pas été beaucoup défendu ces derniers temps. Certes, les chefs se battent pour leurs budgets, et les commandants et conditions « de terrain » sont hautement respectés, mais comme cause même de la guerre l’hypothèse bureaucratique a mal vieilli. Les dirigeants comprenaient les conséquences de la mobilisation et étaient conscients du fait qu’il existait des alternatives à l’offensive à outrance [8].
21Le troisième type d’explication s’appuie sur le « dilemme de sécurité ». Bien que le concept ait été ébauché par Hérodote et Thucydide et n’ait reçu sa dénomination formelle qu’à la fin du deuxième conflit mondial, la Grande Guerre demeure sur ce point un cas d’école. Le dilemme de sécurité est un « phénomène structurel, au cours duquel les efforts des États pour assurer leur sécurité tendent, indépendamment des intentions réelles, à renforcer l’insécurité pour les autres, dans la mesure où chacun interprète ses propres mesures comme défensives et celles des autres comme potentiellement menaçantes [9] ». Le dilemme de sécurité est une cause fondamentale de la guerre, l’origine de la course aux armements et, par-dessus tout, un facteur tragique pour l’international.
22Au fond, le dilemme de sécurité concerne les actions et réactions de la politique de l’équilibre des forces. De manière classique, on distingue deux types d’équilibrage : interne et externe. Le premier cherche à compenser les avantages des autres grâce à des politiques internes : dépenses militaires, recherche et développement (R&D), innovation tactique ou imitation. Créer un équilibre de manière externe implique de rogner les forces de l’adversaire grâce à des alignements politiques et à des alliances, en faisant cause commune avec le faible contre le fort ou en enfonçant un coin dans les coalitions adverses.
23Peu avant la Première Guerre mondiale, les pays affichaient clairement leurs efforts internes pour arriver à l’équilibre. Les grandes puissances rivalisaient dans leurs budgets de défense, se procuraient des technologies d’armement comparables, le phénomène le plus visible étant la course aux armements navals entre l’Angleterre et l’Allemagne. Aujourd’hui, cette course à l’équilibre revêt une forme atténuée. Avec ses dépenses militaires et sa technologie, la Chine aspire à atteindre le niveau des États-Unis, mais place avant tout ses espoirs dans l’avenir. Les puissances européennes contemporaines disposent de capacités de premier rang, mais en quantités restreintes, et ne manifestent guère le désir de rattraper ce retard.
24Quant à l’équilibre externe, le système d’alliances de la Première Guerre mondiale reste le modèle des alliances interdépendantes, formant une sorte d’engrenage. Lorsque l’Allemagne exclut la Russie du Dreikaiserbund, l’Alliance franco-russe put se former, laquelle poussa à son tour Allemands et Austro-Hongrois à se rapprocher, ce qui amena la France à courtiser la Grande-Bretagne et finalement à conclure avec elle l’Entente cordiale, puis à multiplier les efforts pour éloigner l’Italie de l’Allemagne. Quand les alliances s’affrontèrent, elles étaient à peu près à égalité en termes de taille et de force. Pour les réalistes, il s’agit là d’une bataille dont l’enjeu est la polarité. La Première Guerre mondiale serait un combat lié à l’émergence d’une bipolarité, à la recherche d’hégémonie sur le continent, dans une période instable de transition, où l’essor de l’Allemagne était menacé par la dangereuse montée en puissance de la Russie. Les autres furent contraints de choisir un camp parce qu’il fallait suivre la logique de la politique de puissance.
25Les faits ne cadrent pas parfaitement avec cette théorie. Beaucoup de temps s’écoula entre actions et réactions ; on relève aussi un assez grand nombre d’exemples de coopérations financières et de démarches diplomatiques visant à amadouer l’autre bloc, ainsi qu’une répugnance manifeste à se battre pour ses alliés. La Russie rappela à plusieurs reprises à la France qu’elle ne participerait pas à une guerre de revanche pour récupérer l’Alsace-Lorraine. La France, de son côté, répétait qu’elle pouvait bien soutenir la Russie en parole dans ses entreprises aventureuses en Extrême-Orient, mais pas en lui livrant de l’acier. L’Allemagne et la Grande-Bretagne adoptèrent plus d’une fois des positions presque identiques, tandis que cette dernière était au bord de la rupture avec la Russie à la veille du conflit. Les positions étaient donc beaucoup plus fluctuantes que l’image d’un engrenage des alliances ne le laisse penser. Une étude systématique des modifications dans la hiérarchie des grandes puissances démontre au demeurant une relation négative entre conflit et changements de position dans ce classement [10].
26Depuis la fin de la guerre froide, les contours des alliances sont devenus moins nets du fait que la paix entre grandes puissances est stabilisée, même si l’essor de la Chine commence à mettre cet équilibre à l’épreuve. Les universitaires débattent encore de la question de savoir si les guerres ont davantage tendance à éclater dans un monde multipolaire, bipolaire ou unipolaire, mais la donnée n’est pas décisive. On a de bonnes raisons de croire que la polarité est une manière adéquate d’expliquer l’attraction et la répulsion exercées par les grandes puissances et pourquoi des blocs concurrents s’alignent sur de nombreux points. Mais les désaccords et la compétition sont autre chose que la guerre, et la théorie de la polarité ne fournit pas d’explication convaincante des raisons pour lesquelles des guerres impliquant tout un système éclatent ni ne renseigne sur les circonstances qui les provoquent.
Causes de la paix
27On ne peut guère surestimer les difficultés auxquelles furent confrontés les dirigeants après la Première Guerre mondiale : troubles sociaux, révolution en Russie, victoire à la Pyrrhus, absence de repentance de la part des vaincus, responsabilités floues (sans parler de culpabilité), relations instables entre grandes puissances, conséquences financières ruineuses, désengagement politique, pandémie désastreuse et catastrophe démographique. Les critiques fondées ne manquent pas, mais les chercheurs ont montré, avec le temps, plus de bienveillance pour les efforts des artisans de la paix. Et il est révélateur que nos idées sur les causes de la paix n’aient guère changé en un siècle.
28Les principales idées sur les causes de la paix datent d’avant 1918, mais notre réflexion sur leur incarnation politique ne commence que dans la période qui suit. Le principal facteur de paix était jusqu’alors la dissuasion militaire, expression qui désigne la recherche d’un équilibre des forces. Mais certains vainqueurs se méfiaient du trop grand poids donné à la dissuasion, la course aux armements et le mécanisme des alliances étant considérés comme responsables du désastre collectif. Il s’agissait pourtant de revoir d’abord l’importance de cette pratique : indépendamment des principes ou des alliances, la dissuasion demeurera une composante essentielle des politiques d’après-guerre. Les Britanniques craignaient par exemple qu’avec l’affaiblissement de l’Allemagne, la France ne se montre agressive, et s’inquiétaient de ce que son arsenal aérien puisse menacer les îles. Ils adaptèrent donc leurs capacités de défense en conséquence.
29Les principales nouveautés vinrent de la volonté d’étendre la logique du droit à l’échelle internationale [11]. Sa pièce maîtresse fut la Société des Nations (SDN), mais elle ne doit pas détourner l’attention des autres liens qui la sous-tendaient. Il s’agissait de créer un ordre plus ouvert, soumis à des règles, avec plus d’échanges et d’autodétermination. La répartition des participants à la conférence de Versailles en donnait une première image. À la droite des États-Unis siégeaient, dans l’ordre : l’Uruguay, la France, la Tchécoslovaquie, la Serbie, le Portugal, l’Italie, le Pérou, Haïti, la Grèce, la Belgique, Cuba et le Brésil. C’était certes une question de style plus que de contenu. Les grandes puissances victorieuses consultaient rarement les autres et faisaient gaiement l’article pour l’autodétermination nationale sans consensus fort sur ce que cela signifiait, en particulier pour les empires coloniaux ou les sphères d’influence comme l’Amérique latine ou le Moyen-Orient.
30C’est Woodrow Wilson qui poussa le plus loin le légalisme international. À ses yeux, il n’y avait pas de différence entre une bonne éthique internationale et une bonne éthique nationale. Les lois internationales devaient et pouvaient être publiques, transparentes et semblables aux lois nationales (ou, plus exactement, à son idée personnelle de la Règle d’or – Wilson était le digne fils d’un pasteur du Sud, avec le bagage que cela suppose). Ce n’est pas ici le lieu de réciter les « Quatorze Points » ou d’évoquer la malheureuse incapacité de Wilson à assurer l’adhésion des États-Unis à la SDN. L’important est qu’il ait posé les trois piliers libéraux de la paix à Versailles – la promotion de la démocratie, la liberté du commerce et le droit international – et ait été assez influent pour faire inscrire des engagements relatifs à chacun d’eux dans le texte de l’accord final [12]. Les efforts embryonnaires pour les respecter se révélèrent bien fragiles et ne résistèrent pas aux vents contraires de la dépression et du réarmement. Ces trois piliers furent cependant relevés après la Seconde Guerre mondiale, dans des conditions plus propices, et se dressèrent plus haut encore, selon certains, après la guerre froide.
31Il faut noter que le désarmement constituait un point central du traité de Versailles, qui s’est maintenu une grande partie de l’entre-deux-guerres. Là encore, il ne s’agissait pas d’une nouveauté – le tsar avait surpris le monde en lançant l’idée de la conférence de La Haye en 1899 –, mais cela influença la manière dont la théorie des relations internationales concevait le contrôle sur les armes. Les événements les plus médiatiques furent les pourparlers sur le désarmement naval de Washington, Genève et Londres, qui permirent de réduire les flottes allemande et japonaise. Mais ces petits succès immédiats éveillèrent quelque rancœur chez les futurs alliés et incitèrent l’Allemagne et le Japon à innover dans le domaine des sous-marins et des porte-avions. Les tentatives menées par la suite pour le contrôle des armes nucléaires furent plus fructueuses, mais la volonté de désarmement de l’entre-deux-guerres pèse à peu près autant dans le passif que dans l’actif de la période.
32Tout bien considéré, il est difficile de déterminer quelle cause a permis de connaître la plus longue période de paix jamais enregistrée entre grandes puissances. Les quatre facteurs – dissuasion, démocratie, commerce, droit international – furent impuissants à empêcher la Seconde Guerre mondiale. Et tous les quatre se renforcèrent après 1945. La dissuasion classique et nucléaire devint assez solide durant la guerre froide. Le nombre de démocraties qui virent le jour sous l’égide des États-Unis, tout comme la séparation impitoyable des populations et le nettoyage ethnique qui suivirent la guerre, permirent à l’autodétermination nationale d’atteindre un apogée fragile quoique généralement stable. De même, l’économie mondiale s’est épanouie dans un contexte bipolaire comme unipolaire, et l’interdépendance complexe entre les différents pays a fait disparaître les velléités de conflits [13]. En outre, les Nations unies ont fait quelque progrès dans la gestion des conflits, en particulier après la guerre froide [14]. L’argument le plus irréfutable est que ces facteurs sont en voie de se renforcer [15].
33***
34La Première Guerre mondiale marque la naissance des relations internationales en tant que discipline scientifique. Comme toutes les adolescences, celle des relations internationales fut pleine d’optimisme, de confusion et de faux pas. Mais ces difficultés initiales permirent à ce champ d’étude de s’approfondir et de croître. Forte de son expérience, la théorie des relations internationales peut rougir de certaines de ses erreurs de jeunesse : sagesses populaires simplettes, fausse perception de perceptions erronées et débats sans fin autour d’un concept prédisant l’escalade irrépressible de la compétition. Les disciplines progressent en évitant de reproduire les erreurs passées.
35Toutefois, les domaines évoluent aussi en fonction des événements, et il semble bien en aller ainsi des relations internationales. Selon une autorité aussi prestigieuse que Kenneth Waltz, les armes nucléaires ont révolutionné les relations internationales en éliminant presque l’éventualité d’une guerre entre grandes puissances. Cette révolution fait surgir le cauchemar nietzschéen du dernier homme : la grande politique se retire en coulisses tandis que les combats politiques quotidiens occupent la scène.
36Conjointement, la transformation du nationalisme entraîne une réforme aussi bien du système international que des théories qui le décrivent. Alors que les guerres entre États sont de moins en moins fréquentes, les guerres internes aux États se multiplient. Les journaux, autrefois friands de conflits entre grandes puissances, ont perdu tout appétit pour eux et se repaissent plutôt de guerres civiles. De même, les immenses empires du passé semblent être une espèce menacée et peu de gens pleurent leur perte. Les empires au sens propre ont disparu et les débats sur l’existence d’empires informels laissent penser qu’eux aussi pourraient bien rejoindre leurs frères dans un proche avenir. Les plus grands États du monde – Chine, Inde, États-Unis – trouvent de plus en plus difficile de maintenir leur unité. Au milieu des appels en faveur des droits des États, de l’autodétermination et des règles locales, le pouvoir se décentralise. Normalement tourné vers la fusion, le nationalisme se concentre désormais sur la fission, que les théories passées ne sont pas bien armées pour appréhender.
37De plus, le terrorisme n’a jamais été aussi en vogue. Bien qu’il ait une longue histoire, écrite entre autres par les anarchistes, les séparatistes et les socialistes, ce n’est que depuis peu que les universitaires en font autant cas. Alors que les terroristes étaient autrefois perçus comme des pions, il existe désormais une abondante littérature dédiée à l’étude des acteurs non étatiques et de leurs droits propres, au détriment des questions traditionnelles de la théorie des relations internationales. S’agit-il d’un engouement passager ou d’une tendance lourde, il est trop tôt pour le dire.
38Bien que peu survive du passé, sous certains aspects le monde ressemble plus qu’hier à ce qu’il fut il y a un siècle. Alors que les instruments de maintien de la paix sont identiques, le monde doit faire face aux mêmes défis : progression de l’intégration économique, recul de l’intégration politique, transitions pour les grandes puissances, mouvements séparatistes préoccupants, idéologies extrémistes, croissance technologique exaltante et tactiques militaires comparables. Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, la Première apparut finalement futile… Mais le monde prospère dont nous avons hérité était en partie le produit des leçons de la Grande Guerre et l’objectif de nombre de ses combattants. Notre paix actuelle justifie ceux qui se sont jetés dans la fournaise, mais les incendies passés mettent en garde contre tout triomphalisme.
Mots-clés éditeurs : Relations internationales, Première Guerre mondiale, Théories, Sécurité
Mise en ligne 26/03/2014
https://doi.org/10.3917/pe.141.0013Notes
-
[1]
D.C. Copeland, The Origins of Major War, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2000, p. 56 ; cf. K. Lieber, « The New History of World War I and What It Means for International Relations Theory », International Security, vol. 32, no 2, automne 2007, p. 155.
- [2]
-
[3]
Voir les statistiques publiées dans l’ouvrage de J.M. Hughes, To the Maginot Line: The Politics of French Military Preparation in the 1920’s, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971, p.12.
-
[4]
Cf. J. Lyall et I. Wilson III, « Rage Against the Machines: Explaining Outcomes in Counterinsurgency Wars », International Organization, vol. 63, no 1, janvier 2009, p. 67-106 ; P.K. MacDonald, « “Retribution Must Succeed Rebellion”: The Colonial Origins of Counterinsurgency Failure », International Organization, vol. 67, no 2, avril 2013, p. 253-286.
-
[5]
Cf. St. Van Evera, Causes of War Power and the Roots of Conflict, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1999.
-
[6]
I. Oren, Our Enemies and Us: America’s Rivalries and the Making of Political Science, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2003, p. 38, 40-41.
-
[7]
Cf. B.R. Posen, The Sources of Military Doctrine: France, Britain, and Germany between the World Wars, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1984.
-
[8]
En français dans le texte (Ndt).
-
[9]
Cf. J.H. Herz, « Idealist Internationalism and the Security Dilemma », World Politics, vol. 2, no 2, janvier 1950, p. 171-201, p. 175 ; R. Jervis, « Cooperation Under the Security Dilemma », World Politics, vol. 30, no 2, 1978, p. 167-214.
-
[10]
Cf. P.K. MacDonald et J.M. Parent, « Graceful Decline? The Surprising Success of Great Power Retrenchment », International Security, vol. 35, no 4, printemps 2011, p. 33.
-
[11]
Cf. J. Donnelly, « Realism and the Academic Study of International Relations », in J. Farr, J.S. Dryzek et S.T. Leonard, Political Science in History: Research Programs and Political Traditions, New York, NY, Cambridge University Press, 1995, p. 179 et p. 175-195 ; B.C. Schmidt, « Anarchy, World Politics, and the Birth of a Discipline: American International Relations, Pluralist Theory and the Myth of Interwar Idealism », International Relations, vol. 16, no 2, avril 2002, p. 9-31.
-
[12]
Cf. M.W. Doyle, « Three Pillars of the Liberal Peace », American Political Science Review, vol. 99, no 3, août 2005, p. 463-466 ; S. Rosato, « Explaining the Democratic Peace », American Political Science Review, vol. 99, no 3, août 2005, p. 467-472.
-
[13]
Cf. R.O. Keohane et J. Nye, Power and Interdependence, 2e éd., New York, NY, Addison, Wesley, Longman, 1989 ; C. Kaysen, « Is War Obsolete? A Review Essay », International Security, vol. 14, no4, printemps 1990, p. 42-64.
-
[14]
Cf. V. Page Fortna, Peace Time: Cease-Fire Agreements and the Durability of Peace, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2004 ; J.S. Goldstein, Winning the War on War: The Decline of Armed Conflict Worldwide, New York, NY, Penguin, 2011.
-
[15]
Cf. R.L. Jervis, « Theories of War in an Era of Leading-Power Peace », American Political Science Review, vol. 96, no 1, mars 2002, p. 1-14.