Notes
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[1]
Cf. par exemple « De la guerre nomade », Cultures et conflits, décembre 2004 (écrit antérieur aux événements d’Abidjan).
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[2]
D. Schneiderman, « En Côte-d’Ivoire, le journalisme en uniforme », Libération, 12 novembre 2004 ; « Journalisme de guerre : retour sur la “crise ivoirienne” de novembre 2004 », Acrimed, 29 août 2005.
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[3]
Voir notamment le jugement sévère de B. Pouligny : « Les dérives de l’opération Licorne en Côte-d’Ivoire », Libération, 7 décembre 2004.
-
[4]
M. Galy, « La physique des appareils », in Actes du colloque de Milan (à paraître en novembre 2005) sur les avatars de l’État en Afrique, concernant le jeu et l’instrumentalisation des divers appareils d’État ivoiriens, comme réponse souple aux événements politiques.
-
[5]
Résolution 1 633 du Conseil de sécurité des Nations unies, 21 octobre 2005.
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[6]
M. Galy, « La violence, juste avant la guerre », Afrique contemporaine, printemps 2004 ; a contrario, pour la thèse d’une irruption soudaine de la violence, cf. C. Vidal, « La brutalisation du champ politique ivoirien », Revue africaine de Sociologie, vol. 7, n° 2, 2003.
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[7]
Pour une étude détaillée de ces glissements sémantiques et idéologiques, cf. C Sandlar, « Les “titrologues” de l’ivoirité », Outre terre, n° 11, juin 2005.
-
[8]
Selon les thèses d’A. Mbembé, « Afrique des comptoirs ou Afrique du développement ? », Le Monde diplomatique, janvier 1992.
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[9]
Voir la retentissante lettre de démission du Monde du journaliste camerounais Th. Kouamouo, détaillant les trucages et censures de l’information (Africultures, 5 octobre 2002).
-
[10]
M. Galy, « Les espaces de la guerre en Afrique de l’Ouest », Hérodote, novembre 2003.
-
[11]
Ch. Leloup, « Lansana Conté et Laurent Gbagbo unis contre les Forces nouvelles ? », Outre terre, n° 11, mai 2005.
-
[12]
Le « Plateau », quartier central d’Abidjan, une sorte de Hyde Park avec prise de parole plus ou moins encadrée comme dans les autres lieux urbains par les leaders proches da la mouvance nationaliste. Cf. A. Bahi, « La “Sorbonne” d’Abidjan : rêve de démocratie ou naissance d’un espace public ? », Revue africaine de sociologie, vol. 7, n° 1, 2003.
-
[13]
Selon l’expression du politologue Achille Mbembe, « Essai sur le politique en tant que forme de la dépense », Cahiers d’études africaines, n° 173-174, 2004.
1L’engagement, puis l’enlisement français en Côte-d’Ivoire, que l’on peut, mutatis mutandis, comparer à celui des États-Unis en Irak, semblent riches d’enseignements politologiques… La partie n’étant pas terminée, les choses risquant de se bousculer après les élections ratées d’octobre 2005, le danger est d’être bientôt démenti par des événements inattendus, des crises inédites dont semble receler l’arsenal baroque de la sage Côte-d’Ivoire d’autrefois. C’est l’occasion forcée de prendre du recul, de s’interroger sur les représentations du conflit des acteurs internes et externes de la crise – et sur leur influence dramatique dans les prises de décisions.
La question récurrente de la mise sous tutelle
2Les « événements », dit-on des massacres réciproques de novembre 2004 avec une gêne partagée : comme en mai 1968, les faits sont littéralement « inqualifiables »… Les morts des soldats français de Bouaké, les morts des civils ivoiriens d’Abidjan ont tétanisé les esprits – traumas refoulés en partie comme ceux des victimes malgaches de 1947. Si les cadavres ont été peu vus en Occident, sauf des spécialistes, ils ont été montrés à loisir à Abidjan. Au-delà des deux pays concernés, il est à craindre que l’opinion africaine retienne surtout l’image des blindés autour du symbolique « Hôtel Ivoire », et des tirs d’hélicoptères sur les ponts de la ville. Ne dit-on pas que Thabo Mbeki, l’actuel médiateur alors présent à Abidjan en a été personnellement très choqué ?
3Pouvait-on faire autrement, dans l’enchaînement rapide des événements ? Toute analyse de la décision française (sujet polémique quant à son acteur principal, à son opportunité, à l’autonomie de l’appareil militaire local, à l’absence de réflexion sur les dangers encourus par les ressortissants, à sa légalité internationale…) doit être replacée dans le contexte du désastre annoncé de longue date : celui de l’expulsion de milliers de résidents français, clairement menacés par le « continuum de la violence » ivoirien, et dont on avait averti qu’ils ne pouvaient être évacués facilement [1].
4Les questions de la présence – et du non-emploi – d’escadrons de gendarmes mobiles au 43e Bataillon d’infanterie de marine (BIMA), de l‘autonomie éventuelle de la colonne de blindés se dirigeant vers la présidence ivoirienne, de l’esquisse d’un coup d’État, ou de prises de décisions hâtives à Paris ne pourront être esquivées dans un futur débat, qui prendra en compte tous les acteurs ivoiriens (qui a donné l’ordre de bombardement à Bouaké ?) ou français (idem… pour Abidjan ?), les contradictions entre pôles de pouvoir (ministère des Affaires étrangères versus Défense ?), les intoxications médiatiques [2] réciproques, etc.
5La question ne sera sans doute pas juridiquement posée – si ce n’est dans la perspective de violents règlements de compte entre les deux nations, où tous auraient à perdre [3]. C’est en effet à un curieux « équilibre de la terreur judiciaire » que l’on assiste : des observateurs modérés, non spécialistes, notent que la France, dans le feu de l’action, a outrepassé les mandats des Nations unies, mais à l’inverse, des plaintes de ressortissants français face aux morts et exactions subies mettraient la classe gouvernementale ivoirienne sur la sellette.
6Au-delà de l’événement, c’est bien la question de la mise sous tutelle qui semble se poser ouvertement, autant comme révélateur de situations que l’on n’ose nommer (néocolonialisme… ou pas !), que comme logique découlant des demandes des partisans du bloc rebelle et de l’opposition – et de manière générale des adversaires du régime actuel, africains ou occidentaux. Cette tutelle, qui reprendrait les « mandats » de la Société des Nations (SDN), rappelle décidément trop l’époque coloniale – en présence d’un gouvernement selon les uns « légal », selon d’autres « légitime » – pour qu’elle soit adoptée officiellement. Foin de nominalisme : 17 500 soldats onusiens en Sierra Leone, 15 000 au Liberia, plus ou moins 10 000 en Côte-d’Ivoire attendent donc des analystes un nom ; leurs missions sont à géométrie variable, leur départ indéterminé : reste leur présence massive. Signe des temps : on a connu des intellectuels français plus incisifs… Officiellement les choses sont claires : il ne s’agit pas de « néocolonialisme » et « la Côte-d’Ivoire est un pays ami ». Dont acte…
7Sanctions, crédits et troupes viennent de l’extérieur, mais l’État ivoirien, bien implanté dans la capitale et dans le sud, fait de la résistance et maîtrise le champ politique local. De cette contradiction évidente, les analystes tirent des conclusions inverses : d’un côté les tenants du recours à la force et du retour à la belle époque coloniale sont favorables à un coup d’État plus ou moins furtif, mais reculent devant un bain de sang inévitable – du moins devant sa médiatisation. À l’opposé, les partisans de la légalité, voire de la légitimité du pouvoir actuel (cette dernière battue en brèche par l’impossibilité des élections d’octobre) regrettent la non-application des accords de défense et proposent le désarmement forcé de la rébellion, préalable aux élections et au retrait des forces françaises et onusiennes. Et c’est une solution tierce qui est favorisée par les institutions du « système mondial » : Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Union africaine (UA), Organisation des Nations unies (ONU) ; une solution bâtarde à maints égards, favorisant le pourrissement de la situation et ce qu’on a pu appeler la « physique des appareils [4] » d’État en une dynamique involutive : propagation de la « guerre nomade » sur des territoires limitrophes, régression d’un régime et d’une société qui n’acceptent plus les contraintes extérieures.
8Hors la Force Licorne et l’Opération des Nations unies en Côte-d’Ivoire (ONUCI) – qui ne sont pas rien – de quels moyens de contrainte disposent la communauté internationale, et singulièrement la France, pour faire pression sur le régime ivoirien ? Inversement, quelles sont les stratégies de temporisation, de déplacement ou d’inversion utilisées en face ?
9Hors l’hypothèse d’une mise sous tutelle directe, l’introuvable « communauté internationale » agit par institutions, relais, missionnaires, médias en offensives plus ou moins coordonnées, médiations conflictuelles, manipulations des différents acteurs ou factions. Les représentants de l’État ivoirien, eux-mêmes loin de former un bloc unifié, tendent à passer à l’extérieur des alliances mouvantes, et sont plus encore tentés par un repli sur le national, un refus de l’extérieur, une focalisation sur un registre purement ivoirien – assimilant du même coup rébellion et opposition à un multiforme « parti de l’étranger », collaborationniste et par essence déstabilisateur.
10La multiplication très africaine de médiations trop souvent autoproclamées, notamment de la part de rivaux régionaux (Sénégal, Nigeria) aura sans doute fait plus de mal que de bien. Cette diplomatie brouillonne et intéressée a montré par l’absurde l’inanité des fausses bonnes idées d’africanisation des forces de paix (voir les exactions du Groupe de contrôle de la CEDEAO (ECOMOG), sous hégémonie nigériane, au Liberia) ou de la diplomatie (voir les contradictions CEDEAO/UA, recoupant ou non les rivalités Afrique du Sud/Nigeria, anglophones/francophones, etc.) La contradiction, très près de se traduire en altercation et même en passe d’armes en novembre 2004 à Abidjan entre forces sud-africaines et françaises, a été suivie de joutes fort peu diplomatiques, et en augure peut-être d’autres.
11Beaucoup de sanctions semblent faites pour être brandies comme arguments de pression, et non pour être employées : ainsi de mesures personnelles qui décapiteraient, si elles étaient employées équitablement, toute la classe politique ivoirienne, laissant le système onusien sans interlocuteur. L’embargo sur les armes est, quant à lui, détourné de multiples façons par les deux camps, d’une part parce que les frontières terrestres sont largement incontrôlables – notamment celle avec le Burkina au Nord, où passe l’essentiel des armes, voire des troupes pour le Mouvement patriotique de Côte-d’Ivoire (MPCI) ; de l’autre parce qu’à la faveur de la « guerre nomade », ce sont de véritables détachements de combattants libériens, sierra-léonais ou autres qui rejoignent ponctuellement l’un ou l’autre camp avec armes et bagages.
12Les dernières décisions de l’ONU [5] sont conçues comme une « camisole politique », et pourtant il est aisé de prévoir les échappatoires que peut emprunter la société politique ivoirienne : tergiversations sur le choix d’un Premier ministre « acceptable par toutes les parties », formulation actuellement vide de sens ; opposition de la Constitution à toute tutelle ; mouvement massif de la rue et mise en danger croissante des étrangers, d’abord africains et ressortissants de pays jugés responsables de la tutelle (nigérians, sénégalais…), puis occidentaux et libanais, selon un « continuum de violence » désormais bien étudié [6] ; reprise d’hostilités internes contre les ressortissants de pays directement liés à la rébellion : Burkinabés et Maliens du Sahel qui, regagnant leur pays d’origine enflammeraient le reste de l’Afrique de l’Ouest et déstabiliseraient des régimes comme celui du président Blaise Compaoré ; appel, enfin, à l’Angola ou à l’Afrique du Sud, si les hostilités reprenaient, les forces occidentales venant à être débordées.
Idéologie versus médias ?
13La fuite en avant n’est pas seulement occidentale. À Abidjan, après le discours sur la « reconstruction », celui de la « deuxième indépendance » fait florès. On aurait tort pourtant de n’y voir qu’un discours réactif et une idéologie de fortune.
14Ne considérer dans le coup d’État de septembre 2002 et ses suites que l’effet de l’ivoirité serait occulter la profonde évolution du débat politique, qui a glissé très vite de la question de la nationalité à celle de la Nation [7]. C’est bien de l’émergence – du retour ? – d’un nationalisme et d’un anticolonialisme refoulés – à la diffusion panafricaine très large – qu’il s’agit. Un nationalisme aux penchants xénophobes, isolationnistes sans doute, affirmant une identité contre l’Autre, proche d’abord puis lointain, et dont on pouvait discerner les prodromes sous l‘houphouétisme triomphant. Un nationalisme très réactif à la présence armée internationale et aux immixtions extérieures. L’annonce, en septembre 2005, d’un redéploiement du dispositif des bases militaires françaises du « pré carré » francophone signifie, en clair, un départ du 43e BIMA de Port Bouët, aux portes d’Abidjan. Plus largement, il s’agit bien d’une accélération du désengagement français d’Afrique, au profit d’autres missions, et d’une multilatéralisation souhaitée, même si, pour l’heure, elle est peu fructueuse…
15Le retrait d’une base permanente signe aussi la fin d’une importante présence de ressortissants français – on n’ose dire d’une néocolonie de peuplement (50 000 ressortissants il y a une décennie). L’exception française, un demi-siècle après les indépendances, pouvait ainsi se résumer : la France était la seule puissance occidentale à maintenir des bases militaires dans ses ex-colonies, avec des milliers de ressortissants assurant la base d’un tissu de petites et moyennes entreprises (PME), si importantes qu’elles distribuaient bon an mal an 50 % des salaires dans le milieu formel à Abidjan, accroissant ainsi sans le vouloir la rancœur des cadres nationaux, et des diplômés sans emploi déjà preneurs de l’ivoirisation des emplois, antichambre idéologique de l’ivoirité à venir.
16Si la revendication d’une « deuxième indépendance » se nourrit de tels symboles – et il faudrait s’étendre sur les castes d’expatriés et leurs pratiques ostentatoires –, le cœur du problème est bien le « retour des grandes compagnies [8] » internationales, qui contrôlent, bien au-delà de la Côte-d’Ivoire, des pans entiers de l’économie africaine, parfois de manière monopolistique. Si l’on sait que les monopoles de l’eau ou de l’électricité sont attribués, à Abidjan comme dans d’autres capitales, au groupe Bouygues, on ignore souvent que la très forte implantation de Bolloré dans l’import-export, via notamment le fret maritime, ne laisse que peu de place aux nationaux. Il faut toutefois reconnaître que ce sont des groupes canadiens et américains qui tirent profit de la situation, contrôlant les principales ressources agricoles, notamment le cacao.
17Paradoxalement, la transformation rapide des appareils d’État en période de conflit se traduit davantage par une informalisation croissante de l’économie, une augmentation des flux parallèles de matières premières et par la corruption, que par la nationalisation d’entreprises ou d’activités fructueuses reprises aux étrangers. Ce « recours à l’informel » constitue aussi, dans certains secteurs, une véritable stratégie : qui contrôlera les armes qui ne passent pas par le port d’Abidjan, par exemple? Inversement la réorganisation très rapide des flux et des formes de commerce fait que la rébellion nordiste peut profiter de la production de diamants ou même de cacao, dont Burkina, Mali ou Ghana deviennent tout à coup exportateurs ; un profit qui contribue à l’achat d’armes, donc à la prolongation du conflit.
18Contre le pouvoir d’État en place à Abidjan et sa forte emprise idéologique, pouvoirs extérieurs et opposition ont massivement recours aux campagnes médiatiques et à la désinformation active. À propos du rejet par les rebelles de la médiation Mbeki, le directeur de l’hebdomadaire Jeune Afrique a pu parler de « campagne de presse organisée »… C’est reconnaître les pratiques de l’Afrique sur Seine ou de la Françafrique – dont la Côte-d’Ivoire ne constitue qu’un exemple… Publi-reportages et « suppléments » à la gloire de tel chef d’État, reportages de complaisance sont, si l’on ose dire, monnaie courante. Plus sophistiqués, les procédés de prise de contrôle totale ou partielle de journaux spécialisés, ou l’alliance avec des journalistes faiseurs d’opinion se conjuguent avec des types de lobbying plus « occidentaux » : voyages d’études, billets d’avion, accès privilégié à l’information, etc.
19Tous ces procédés ont été utilisés dans la crise ivoirienne, avec d’étranges particularités. S’il n’est pas étonnant que tel grand reporter ait mené, de notoriété publique, et suivant ses affinités, une campagne de presse active et continue [9] contre le gouvernement en place, le désintérêt de ce pouvoir pour la politique de communication, et la foi plus ou moins autonome des médias occidentaux en la « juste cause » des rebelles, sont plus surprenants.
20Le bilan des forces médiatiques est terrible pour le pouvoir en place. Les organes de presse occidentaux ont trouvé bon accueil du côté des rebelles et de leurs relais occidentaux, tandis que les loyalistes leur battaient froid, voire les accusaient de manière récurrente de partialité pro-rebelle. D’après des entretiens récents à Abidjan, il y aurait là bien autre chose qu’une sorte de xénophobie médiatique – qui existe ponctuellement, notamment envers Radio France Internationale (RFI), l’Agence France Presse (AFP), tel journal parisien ou tel journaliste. Pour les proches de la Présidence, le combat des idées est avant tout politique – et interne. Échaudés par les hommes d’influence des grands cabinets de communication, qui écument en effet l’Afrique en se vantant imprudemment de « pouvoir vendre les présidents africains comme des savonnettes », les responsables gouvernementaux considèrent ces autoproclamés « grands communicants » au mieux comme des « faiseurs », au pire comme des escrocs. D’autant que nombre de campagnes peu probantes furent hier menées à grands frais en Côte-d’Ivoire. Qui a vu le président Henri Konan Bédié, autrement nommé l’« éléphant d’Afrique » dans un parallèle osé avec les « tigres » asiatiques, illustrer les murs d’Abidjan risque de rester durablement sceptique… Jusqu’aux événements de novembre 2004, le pouvoir, certain que ses adversaires finançaient journaux et faiseurs d’opinion à Paris, Bruxelles ou Washington, tendait à minimiser le rôle de l’opinion internationale dans les prises de décision.
21Devant les campagnes réelles menées par certaines radios internationales ou des journalistes parisiens, un suivi intellectuel précis, mené par les universitaires ivoiriens, a vu le jour et démonte dans la presse d’Abidjan contre-vérités et désinformation de l’étranger, parfois de manière systématique et excessive, parfois de manière remarquable et informée. Dans la presse à sensation ivoirienne, au demeurant plus presse « de caniveau » que « média de la haine » (sauf en temps de crise), le pouvoir a encouragé des journaux militants soutenant son camp ; il s’est efforcé aussi à une plus habile propagande lors de missions en Occident. Mais sans résultat qui soit comparable à l’accueil unanime de la presse internationale, notamment française, aux « rebelles qui sourient », un accueil qui prend, devant les informations récentes sur les exactions multiples du « Soroland », des allures de « Timisoara tropical »…
Les alliances du régime ivoirien et de la rébellion
22Ce n’est un secret pour personne en Afrique de l’Ouest que le régime de Dakar a vu avec une « joie mauvaise » la Côte-d’Ivoire s’enfoncer dans la crise, tandis que le Nigeria, qui veut rester la puissance hégémonique de la CEDEAO, est par principe opposé à la médiation de l’Afrique du Sud. Le principe des ligues et des alliances en damier mis en évidence dans la guerre du Liberia [10], tend à s’étendre à l’Afrique de l’Ouest et, plus largement, à tout le continent.
23Sur le modèle congolais, se pose très clairement au régime d’Abidjan la question du choix d’alliés militaires susceptibles d’envoyer des troupes qui se substitueraient à celles de la France ou de l’ONUCI en cas de reprise d’un conflit ouvert, de réarmement massif des rebelles et d’implication – aujourd’hui peu probable – des armées du Burkina et de ses alliés.
24Dans cette hypothèse, les intervenants pourraient être les mêmes que ceux de la guerre des Grands Lacs : les armées de l’Angola et de l’Afrique du Sud, aguerries de longue date, aident ouvertement Abidjan… Plus éloignées de toute justification anticolonialiste, des alliances plus ponctuelles et fluctuantes sont passées parfois à contre-emploi : ainsi avec le régime à bout de souffle du « président général-dictateur » Lansana Conté de Guinée-Conakry (utile pour prendre à revers le MPCI [11]), ou celui de feu Étienne Gnassingbé Eyadéma ; de même, avec l’ex-régime militaire de Mauritanie. Quant à Tripoli, qui a pourtant appuyé toutes les tentatives de déstabilisation menées par le Burkina Faso en Afrique de l’Ouest, elle adresse sporadiquement des signaux positifs au gouvernement ivoirien.
25De son passé marxiste et de ses combats pour la démocratisation du régime houphouétiste, au sein de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte-d’Ivoire (FESCI), du Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (Synares), puis du Front populaire ivoirien (FPI), Laurent Gbagbo a gardé de nombreuses sympathies dans des mouvements estudiantins ou critiques qui en font volontiers, après Patrice Lumumba, Thomas Sankara ou Nelson Mandela, un symbole de la « nouvelle Afrique ». Peut-être faut-il analyser ces sympathies en termes de catégories d’âge plus que d’organisations : victoire tactique et défaite stratégique selon beaucoup d’observateurs, les massacres de novembre 2004 ont fait perdre à la France beaucoup de sympathies dans la jeunesse africaine, particulièrement dans des pays récemment démocratisés, ou auprès de leaders ayant mené de dures luttes politiques, comme Thabo Mbeki.
26Le MPCI est-il, quant à lui, « un tigre de papier » ? Les opinions sur la consistance politique et la force militaire de la rébellion nordiste sont très partagées. Rien ne destinait Guillaume Soro, leader estudiantin visant le pouvoir à Abidjan, à devenir le quasi-président d’un État fantôme à Bouaké, seconde ville de Côte-d’Ivoire ; mais rien ne préparait non plus les acteurs du coup d’État de septembre 2002, planifié à l’échelle du pays, à se replier sur la zone nord, après la résistance inattendue de la gendarmerie d’Agban, au cœur d’Abidjan. Qui étaient-ils, qui les appuyait, que voulaient-ils ? À ces questions, pas de réponse simple – des hypothèses provisoires, et une certitude : certainement pas un mouvement armé de l’ombre, le MPCI, surgissant soudain au grand jour.
27Les témoignages convergent sur un coup d’État à plusieurs composantes, aidé et appuyé par le Burkina Faso (comme lors de ses actions de déstabilisation successives du Liberia ou de la Sierra Leone), et qui n’a dû qu’à son échec à Abidjan de se cantonner à la zone nord. L’opposition branche politique/branche militaire se double de la rivalité de factions organisées autour d’Ibrahim Coulibaly, ex-garde du corps d’Alhassane Ouattara, ou de Guillaume Soro, factions qui correspondent peu ou prou au profond clivage nordiste entre ethnies Sénoufo et Malinké.
28La décision de Paris en septembre 2002 de ne pas appliquer les accords de défense, sous l’argument que la crise était ivoiro-ivoirienne, a permis à ce groupe très composite de s’enraciner ethniquement, bien que l’occupation d’une bonne partie du pays Baoulé et de sa capitale Bouaké soient potentiellement dangereuse pour la rébellion : une sorte d’épuration ethnique larvée de la ville, et le ralliement du père de l’ivoirité, Henri Konan Bédié, à l’opposition menée par le Rassemblement des républicains de Côte-d’Ivoire (RDR) ont permis de limiter le risque. Bien que l’on n’y voie pas encore bien clair sur les milieux d’affaires (occidentaux, libanais?) qui ont sponsorisé le coup, l’hypothèse la plus intéressante est sans doute celle de l’apprenti sorcier : en dépit d’un appui initial, voire même d’une création ex nihilo, la rébellion se serait par la suite autonomisée ; si le « G7 » regroupe toutes ces composantes, les perspectives de désarmement, de réunification et même d’élections les opposent clairement.
29D’entretiens menés à Monrovia et à Freetown, comme avec des interlocuteurs sahéliens, il ressort une sympathie potentielle bien plus large autour de la rébellion que ses appuis politiques ou diplomatiques : implicite ou explicite, l’idéologie mandingue – stigmatisant les sudistes, « ceux de la forêt », comme des « bushi » (comprendre busmen, en d’autres termes : « sauvages »…) et regrettant l’Empire du même nom – n’a rien à envier, inversée, à celle de l’ivoirité – même si elle est moins médiatisée en Occident… La « guerre dans un seul pays » est donc une illusion. Agences des Nations unies, ex-colonisateurs, Organisations non gouvernementales (ONG) ou « projets » s’épuisent à suivre son nomadisme instrumentalisé par les acteurs locaux : la frontière permet aux guérillas de se ressourcer dans les camps du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) et de mener le combat à partir de focos, foyers d’insurrection limitrophes.
L’africanisation des combats, ou le point de vue des sociétés
30Une fois de plus, une expérience africaine offre un démenti à la fois théorique et pratique aux tenants d’une sécurité conçue comme répression des populations locales, des gouvernements jugés dangereux, ou des factions armées par des forces armées occidentales surarmées et des supplétifs onusiens, ou nationaux. Comment expliquer que les sociétés africaines soient de moins en moins manipulables, et que la résolution des conflits aille d’échec en échec, malgré le caractère fortement asymétrique des forces engagées ? Les études occidentales – menées le plus souvent auprès des responsables militaires occidentaux dans leurs lieux de pouvoir, ou par des « politologues embarqués » sur place –, pèchent en général par une profonde méconnaissance des dynamiques africaines, en particulier des plus récentes. Pour caricaturer, mieux vaut connaître la « Sorbonne » d’Abidjan [12] que celle de Paris, le quartier général des nationalistes locaux que celui de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), les pratiques des nomades du Liberia que celles des guérilleros marxistes d’antan. Militaires et chercheurs, dans le cas ivoirien comme pour d’autres conflits africains, se sont souvent trompés d’époque ou de sociétés.
31Plus jeunes, plus instruits ou plus mobilisés, les jeunes ivoiriens ont transformé dans une certaine mesure le régime représentatif en régime populiste. Faut-il parler de la rue africaine, sur le douteux modèle de la « rue arabe » ? À l’inverse des dictatures ou régimes autoritaires arabes, les diverses formes de mobilisation africaines participent à la fois d’une démocratisation accrue de régimes désormais multipartites, de l’explosion des médias dans les années 1990, et de l’émergence d’un « imaginaire de la longue distance [13] » fantasmant les libertés occidentales.
32Devant les pressions politiques et la sophistication des appareils militaires étrangers, tout se passe comme si les sociétés africaines réactivaient spontanément des registres d’action précoloniaux, ou ancrés dans une vivace ethnicité, quitte à régresser massivement et à convertir les enjeux internes en termes de sacrifices et de violence massive. Dans d’autres pays, on connaît le recours systématique à la violence pour recruter des catégories exclues à l’ordinaire des conflits (les femmes ou les enfants) ; le traitement terrifiant du corps de l’ennemi (dépeçage, sur le modèle de la chasse) et de celui du guerrier (usage des crânes, des talismans et usage du registre de la sorcellerie) ; l’informalisation de la vente de bois, ou de diamants pour acquérir des armes, avec un travail forcé qui ressemble fort à un nouvel esclavage. Toutes ces tendances se dessinent déjà à Abidjan comme en zone rebelle ; ainsi l’usage des jeunes et des femmes comme boucliers humains ou l’utilisation de parures et rituels réinterprétés dans les émeutes urbaines. Le pari autochtone est aussi celui, inverse, de la disproportion de la souffrance, du faible au fort : combien de morts l’opinion publique française et internationale peut-elle supporter pour que l’ordre règne à Abidjan ?
33Bien plus que d’on ne sait quelles machiavéliques manipulations de théoriciens fantômes du gouvernement ivoirien, qui s’inspireraient tantôt de l’Algérie, et tantôt du Rwanda, les formes de mobilisation et d’usage des médias s’inspirent d’une sorte d’« extension du domaine de la lutte » ethnique ou sociale. Olivier Roy remarquait le caractère inadéquat des cadres mentaux des services antiterroristes formés à la guerre froide, qui voyaient dans Al-Qaida une structure de type marxiste-léniniste, centralisée et hiérarchiquement organisée ; on peut remarquer le même type de dangereuse projection sur la mouvance nationaliste – et rebelle – de Côte-d’Ivoire. Une partie des événements de novembre 2004 à Abidjan, s’explique sans doute par une appréciation erronée de la nature du régime ivoirien par les médias, appareils et services, et aussi une certaine recherche. Réduire par exemple L’Ivoire à un statut d’hôtel international, c’est non seulement oublier le signifiant et sa force, mais ignorer qu’il fut à tel point central pour les régimes successifs que le « gouverneur » Guy Nairay y résidait à l’année en période houphouétiste. De même, méconnaître rumeurs et mobilité dans Abidjan, ou dresser de fallacieux organigrammes de groupuscules patriotes assimilés à une « armée de l’ombre », à réduire comme telle, mène au désastre que l’on sait : la présence de deux millions de personnes dans les rues d’Abidjan pour soutenir le président ivoirien dans l’après Marcoussis aurait pourtant dû suggérer quelque réflexion sur les différents cercles nationalistes.
Mouvance du politique
34Depuis le début des années 1990, les forces occidentales et onusiennes se sont lancées dans une série d’opérations de paix tous azimuts, notamment en Afrique subsaharienne. La « société globale » se faisait fort d’écraser militairement les factions en conflit – ce qui se réalisa sans trop de peine, vu l’asymétrie des forces –, mais aussi de reconstruire à son idée les sociétés locales – ce qui échoua régulièrement. La Côte-d’Ivoire offre un exemple parmi d’autres de la formidable capacité des sociétés africaines à s’échapper des cadres prévus, à les réinterpréter jusqu’à piéger les intervenants extérieurs.
35Depuis la mystérieuse insurrection de septembre 2002, les événements montrent la grande plasticité des institutions politiques au sud du Sahara, et donc la grande difficulté à les contrôler de l’extérieur, par des moyens militaires ou diplomatiques. Cette transformation rapide des institutions, des alliances extérieures, du rôle des médias ou de la jeunesse dans la vie politique restera-elle limitée à une seule nation ? Ou, comme la poussée démographique, le regain de nationalisme et le délitement de l’influence occidentale le laissent supposer, préfigure-t-elle un nouveau cours des choses à l’échelle du continent – où imprévisibilité et complexité laisseraient désarmés observateurs et acteurs extérieurs ?
36De l’imbroglio ivoirien où s’est piégée l’ex-puissance coloniale, une vérité fragmentaire se fait jour : on ne gouverne plus – par prétoriens, diplomates ou relais locaux – un pays africain comme dans le demi-siècle précédent : des forces politiques autochtones se sont affirmées contradictoirement, sans que l’on sache qui, des rébellions périphériques ou de l’étatisme néonationaliste, l’emportera. Mais le recentrage du champ politique se fera dans le cadre du continent lui-même, à travers l’émergence de grands acteurs de référence comme l’Afrique du Sud, l’Angola, le Nigeria. À partir de ces éléments, on peut craindre, suivant le modèle des pays touchés par les guerres nomades, et sur fond de massacres, de travail forcé, de prédations aggravées, que l’horizon qui s’impose soit celui d’une involution régressive.
37Du gouvernement national tenté par l’impossible repli sur un débat politico-militaire purement ivoirien, du système de gouvernement mondial séduit par un fantasme de transparence et de toute puissance sur les sociétés locales, lequel l’emportera ? S’agit-il d’un jeu à somme nulle, où les interventions occidentales, à coup de demi-mesures, ne peuvent que détruire le peu d’autonomie et de légitimité étatiques que l’on est supposé, à terme, restaurer ? Toute tentative de gouvernance autoritaire, oublieuse des complexes gouvernementalités locales, est condamnée à l’échec.
Mots-clés éditeurs : Côte-d'Ivoire, intervention internationale
Date de mise en ligne : 01/01/2008.
https://doi.org/10.3917/pe.054.0793Notes
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[1]
Cf. par exemple « De la guerre nomade », Cultures et conflits, décembre 2004 (écrit antérieur aux événements d’Abidjan).
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[2]
D. Schneiderman, « En Côte-d’Ivoire, le journalisme en uniforme », Libération, 12 novembre 2004 ; « Journalisme de guerre : retour sur la “crise ivoirienne” de novembre 2004 », Acrimed, 29 août 2005.
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[3]
Voir notamment le jugement sévère de B. Pouligny : « Les dérives de l’opération Licorne en Côte-d’Ivoire », Libération, 7 décembre 2004.
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[4]
M. Galy, « La physique des appareils », in Actes du colloque de Milan (à paraître en novembre 2005) sur les avatars de l’État en Afrique, concernant le jeu et l’instrumentalisation des divers appareils d’État ivoiriens, comme réponse souple aux événements politiques.
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[5]
Résolution 1 633 du Conseil de sécurité des Nations unies, 21 octobre 2005.
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[6]
M. Galy, « La violence, juste avant la guerre », Afrique contemporaine, printemps 2004 ; a contrario, pour la thèse d’une irruption soudaine de la violence, cf. C. Vidal, « La brutalisation du champ politique ivoirien », Revue africaine de Sociologie, vol. 7, n° 2, 2003.
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[7]
Pour une étude détaillée de ces glissements sémantiques et idéologiques, cf. C Sandlar, « Les “titrologues” de l’ivoirité », Outre terre, n° 11, juin 2005.
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[8]
Selon les thèses d’A. Mbembé, « Afrique des comptoirs ou Afrique du développement ? », Le Monde diplomatique, janvier 1992.
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[9]
Voir la retentissante lettre de démission du Monde du journaliste camerounais Th. Kouamouo, détaillant les trucages et censures de l’information (Africultures, 5 octobre 2002).
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[10]
M. Galy, « Les espaces de la guerre en Afrique de l’Ouest », Hérodote, novembre 2003.
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[11]
Ch. Leloup, « Lansana Conté et Laurent Gbagbo unis contre les Forces nouvelles ? », Outre terre, n° 11, mai 2005.
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[12]
Le « Plateau », quartier central d’Abidjan, une sorte de Hyde Park avec prise de parole plus ou moins encadrée comme dans les autres lieux urbains par les leaders proches da la mouvance nationaliste. Cf. A. Bahi, « La “Sorbonne” d’Abidjan : rêve de démocratie ou naissance d’un espace public ? », Revue africaine de sociologie, vol. 7, n° 1, 2003.
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[13]
Selon l’expression du politologue Achille Mbembe, « Essai sur le politique en tant que forme de la dépense », Cahiers d’études africaines, n° 173-174, 2004.