1 Le livre de Sophie Andreetta mérite le détour ! Il est une contribution importante pour qui s’intéresse au fonctionnement de l’administration judiciaire, aux problématiques foncières ou encore familiales, mais aussi et surtout aux représentations populaires du droit et, plus largement, de l’État en Afrique et au-delà.
2 Le point de départ de l’auteure est un lieu : le Tribunal de grande instance de la ville de Cotonou au Bénin. Depuis ce lieu, l’auteure s’intéresse à un type particulier de conflit : les conflits d’héritage. Durant tout le livre, elle restitue de façon minutieuse le parcours des justiciables, leurs interactions avec les différents professionnels du droit, le tout dans un contexte de réforme de l’institution judiciaire et du droit de la famille.
3 L’auteure capitalise sur les travaux d’anthropologie du droit, ceux menés depuis les années 1980 sur le fonctionnement quotidien de l’État en Afrique ou encore, de façon plus originale en études africaines, sur ceux de la sociologie du droit états-unien. Plutôt que de mettre en avant les règles informelles qui régissent le fonctionnement de la société ou de l’administration, l’auteure propose de mettre au premier plan de sa réflexion le droit et la façon dont il est mobilisé au quotidien.
4 Le terrain effectué est impressionnant. L’auteure a fait plusieurs séjours à Cotonou entre 2010 et 2013, qui cumulés représentent un an. Durant ce temps, elle a assisté à une cinquantaine d’audiences, chose notable compte tenu du fait que ces audiences se tiennent à huis clos. Elle a par ailleurs multiplié les entretiens auprès de tous les acteurs de l’institution judiciaire, des greffiers aux juges en passant par les avocats, les huissiers, les notaires ou les inspecteurs de police. Loin de se limiter à ces entretiens, Sophie Andreetta a suivi des représentants de ces professions dans leur travail quotidien, elle a même passé deux mois en sein d’un cabinet d’avocats. Mais ce qui fait le cœur des matériaux de l’ouvrage est, à mon sens, ailleurs. Ce travail est complété par 150 entretiens menés auprès de 75 familles. Autant de cas que l’auteur a, la plupart du temps, pu suivre au cours de ses allers-retours entre la Belgique et le Bénin. Ce travail, déjà considérable, s’accompagne d’une collecte des textes de loi et des rapports qui permettent à l’auteur de comprendre l’évolution de la loi. Un travail nécessaire au vu de l’argument central de l’ouvrage.
5 Au-delà des qualités d’enquêtrice de l’auteure, l’ampleur et la minutie du terrain réalisé s’expliquent sans doute aussi par le fait que l’ouvrage est issu d’une thèse soutenue par l’auteure en 2015 à l’université de Liège. La transformation de ce travail de recherche conséquent en un livre est réussie, puisque l’auteure a su conserver toute la rigueur de son travail doctoral tout en offrant une lecture accessible et agréable. Des revues de littérature sont placées systématiquement en début de chapitre, mais elles sont didactiques et apportent des compléments bibliographiques intéressants aux développements de l’introduction. Point important : l’auteure prend toujours soin de détailler ses matériaux ethnographiques sous la forme d’extraits de carnets de terrain et de faire parler ses enquêtés sous la forme d’extraits d’entretiens. Ce mode d’écriture rend l’ensemble du texte extrêmement vivant. Ce système d’écriture se met en place dès l’entame du livre et permet d’alterner entre des descriptions détaillées de cas précis et des montées en généralité portant sur les conflits d’héritage, prenant la forme de typifications ou plus simplement de constats généraux. Ce jeu d’écriture est accentué par l’emploi de différentes polices, d’encadrés ou encore de marges plus ou moins importantes.
6 Le raisonnement général de Sophie Andreetta épouse les différentes étapes d’un conflit d’héritage. Le premier chapitre s’emploie à restituer l’économie morale qui sous-tend les conflits en matière d’héritage. La plupart de ces conflits ont trait à la propriété foncière, ils sont liés à des attendus qui diffèrent en fonction de la localisation du bien (village/ville), de sa nature (terrain, immobilier), ou encore de la place qu’on occupe dans la famille. On comprend au passage tout le caractère intime de ces conflits. Le second chapitre prolonge directement le premier en s’intéressant à la façon dont les membres d’une famille en viennent à se saisir de la justice. On devine comment l’organisation des funérailles cristallise des conflits parfois latents, avant que ceux-ci n’éclatent au moment du partage des biens. La solution judiciaire n’est qu’une solution parmi d’autres à la disposition des demandeurs, pour qui la justice représente le recours ultime.
7 Le chapitre 3 met en scène les demandeurs face à l’institution judiciaire. Les justiciables perçoivent la justice comme corrompue, cette administration leur apparaît comme imperméable, coûteuse, lente. L’ethnographie réalisée par l’auteure se déploie pleinement lorsqu’elle nous plonge au cœur des audiences. Dans ce contexte, le recours à des intermédiaires de toutes sortes paraît bien souvent nécessaire aux justiciables. Le chapitre 4 propose une sociologie de ces professions et des rapports souvent teintés de méfiance que les avocats (ou encore les démarcheurs ?) entretiennent avec les justiciables. Ce chapitre revient alors sur le fonctionnement quotidien des cabinets d’avocats ou encore sur ce qui fait la désirabilité d’un dossier.
8 Le chapitre 5 se penche sur le travail des juges et donc sur le verdict des procédures qui intéressent l’auteure. Sophie Andreetta y esquisse une socio-histoire de la magistrature, une profession en crise à bien des égards. Elle décrit ensuite la façon dont les juges, dans leur pratique quotidienne, se positionnent souvent en pédagogue du droit et adaptent la règle juridique générale à des cas forcément particuliers. Compte tenu de l’ambition affichée du livre – placer le droit au centre de la réflexion –, on regrette tout de même que l’auteure ne rentre pas un peu plus dans le détail de la procédure juridique et ne fasse pas plus grand cas des aspects les plus techniques du droit. Dans ce chapitre comme dans le précédent sur les intermédiaires du droit, l’auteure reste finalement à un niveau très général de description des interactions lors des audiences. Elle se contente de constater de façon générale le décalage entre les prescriptions du droit et les situations rencontrées sans jamais les rapporter à des articles de loi précis. Rien n’est dit, non plus, sur le travail d’écriture ou encore sur les aspects les plus matériels des dossiers et des preuves mobilisées lors des procédures dont elle parle.
9 Le chapitre final du livre est sans doute le plus original. Il revient sur ce qui advient du jugement une fois la décision de justice prononcée. Car, comme le précise l’auteure : « le jugement ne constitue qu’une première étape dans le règlement d’une succession » (p. 323). Au-delà des procédures d’appel brièvement évoquées, c’est le travail des professions de notaire puis d’huissier qui est alors placé au centre du récit. Au détour d’un passage portant sur le choix fait par certaines familles de ne pas faire appliquer les décisions de justice pourtant en leur faveur, on discerne l’une des principales trouvailles de l’ouvrage. Bien souvent, la décision de justice se suffit à elle-même. Elle suffit en effet à elle seule à renverser les rapports de force symboliques au sein de la famille, véritable enjeu de ces procédures légales.