Couverture de POLAF_170

Article de revue

TANTCHOU (Josiane). Portrait d’hôpital (Cameroun), Paris, Karthala, 2021, 188 pages

Pages 193 à 195

English version

1 L’ouvrage de Josiane Tantchou étudie « la matérialité du soin et son impact sur les interactions, les pratiques et le rapport aux rôles professionnels » à partir d’une enquête menée dans l’hôpital régional de Maroua dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Son intérêt se porte ce faisant aussi bien sur les infrastructures, l’architecture ou les agencements des espaces de soins, que sur les équipements et les fournitures, ou encore sur les dimensions bureaucratiques du système de santé, son organisation administrative ou sa gestion des personnels et des rémunérations (p. 12-13). Sur le plan conceptuel, l’auteure s’appuie sur la notion foucaldienne d’« hétérotopie », pour décrire l’hôpital comme un espace fermé, et sur les notions latouriennes de « groupe » et de « regroupement » pour étudier ensemble objets et personnes, en prenant en compte l’enchevêtrement de multiples dimensions matérielles, d’organisation, ou encore des réseaux. Sa démarche ethnographique consiste à « établir des rapports, sélectionner des informateurs, transcrire des textes, enregistrer des généalogies, cartographier des terrains, tenir un journal, etc. » (p. 15) afin de saisir l’hôpital en « rompant avec une vision décontextualisée et en général accusatrice des professionnels de santé » et « pour produire une analyse ayant pour objet l’hôpital réel et ce qu’il produit » (p. 13). Elle peut ainsi mettre en évidence le fonctionnement réel de l’hôpital public au Cameroun après les politiques d’ajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds à compter de 1987. Entamée au milieu des années 2000, l’enquête a été interrompue en 2014 du fait de l’insécurité engendrée par le groupe islamiste Boko Haram. Son enquête souligne par là également que le fonctionnement quotidien de cet hôpital résulte de « l’histoire, des dynamiques politiques, économiques et sociales locales et des contingents internationaux imposés par les agences de normalisation et de standardisation, des modes de gestion sociale relayés par les jeux d’acteurs africains et non africains » (p. 16).

2 L’argument de l’ouvrage se décline comme suit. Dans le chapitre 1, l’auteure revient sur la trajectoire politique du Cameroun et sur les luttes politiques qui l’ont émaillée. Elle met en perspective la violence d’État instaurée par les présidents Ahmadou Ahidjo puis Paul Biya. Elle insiste par ailleurs sur la crise économique de 1987 qui a durement affecté l’institution hospitalière, se traduisant par une baisse de 70 % des salaires des professionnels de santé et de 40 % des dépenses publiques. Les indicateurs sanitaires du pays régressant de ce fait, la gestion du secteur sanitaire est assurée par des acteurs internationaux (UE, Coopération française, etc.). Confrontées à des conditions financières difficiles dans une région reculée, les « blouses blanches » participent assidûment à des séminaires rémunérés, souvent sans rapport avec les besoins de l’hôpital et leur spécialité.

3 Dans le chapitre 2, Tantchou décrit les difficiles situations géographiques, climatiques, et de conditions de vie dans cette région qui abrite plus d’un tiers des Camerounais. Les services sanitaires y sont lacunaires, caractérisés par leurs failles matérielles ou leurs déficits organisationnels : des centres de santé sans électricité, un ratio soignants-soignés largement en dessous de celui du Sud du Cameroun, avec un infirmier pour 7 000 habitants contre un pour 1 806 dans le Sud du pays. Ces chiffres permettent à Tantchou de qualifier l’Extrême-Nord de « désert médical ». Cette situation a été produite par les réformes néolibérales imposées par les bailleurs de fonds, qui ont favorisé le désengagement de l’État dans ce secteur entre 1987 et 2000. On peut regretter que l’auteure ne nous fournisse pas de données récentes pour étayer la situation actuelle et ne commente pas cette absence : la pénurie de chiffres récents doit-elle être appréhendée comme le signe d’un désinvestissement de l’État, à la fois de cette région et de la gestion du secteur de la santé ?

4 Dans le chapitre 3, l’anthropologue analyse l’offre de soins au sein de l’hôpital : ruptures régulières des stocks de médicaments dans la pharmacie de l’hôpital ou encore traitement différentiel des patients par les soignants. Le ticket modérateur témoignant de la condition financière des patients, différents niveaux de traitements, plus ou moins favorables, leur sont accordés. Tantchou présente un environnement médical insalubre, des matériels d’analyse médicale défectueux, certains restés inchangés depuis plusieurs décennies. Les mutations récurrentes des cadres empêchent en outre une capitalisation des acquis et une normalisation des pratiques de soin.

5 Le chapitre 4 décrit les corps professionnels de l’hôpital et insiste sur la présence de marqueurs de différenciation entre personnels de santé. Cette différenciation est notamment due aux conditions de recrutement : certains sont bénévoles, d’autres agents ont été recrutés grâce aux fonds liés à la réduction de la dette dans le cadre de l’initiative Pays pauvres très endettés (PPTE), d’autres encore sont des agents de relais communautaires (ARC). Son étude met en lumière les déclinaisons des relations entre personnels selon leurs catégories. Sa réflexion sur les statuts des personnels est pleine d’enseignements et de détails concrets : par exemple, la présence d’un nom sur la blouse d’un professionnel indique son statut au sein de l’hôpital et influe sur ses relations avec les autres personnels. La baisse des salaires et la compression des effectifs favorisent en outre la corruption.

6 Le chapitre 5 dévoile les stratégies de « recherche du gombo » (corruption), ainsi que le système des « K opératoire », qui consistent, pour un professionnel de santé, à conduire un patient vers un médecin pour une consultation dont les frais lui seront directement versés, au détriment de la trésorerie de l’hôpital. Une telle pratique est source de nombreuses altercations entre professionnels de santé. La recherche du gombo est aussi source de conflits, marquant en particulier les clivages entre « blouses blanches » originaires du Nord et du Sud. Elle bouleverse le fonctionnement hiérarchique de l’hôpital. Tantchou donne ainsi l’exemple de « H. Bouba [à qui] la direction de l’hôpital s’adresse en priorité pour faire remonter les besoins en équipements etc. », en contournant son supérieur hiérarchique, le Docteur Djika (p. 115).

7 Le chapitre 6 montre l’incohérence entre l’organisation spatiale du service de la maternité et les activités qui s’y déroulent. L’auteure analyse la manière dont les acteurs s’accommodent d’espaces inadaptés, et ce que les espaces inadaptés font aux acteurs (soignants, soignés). Dans un contexte où l’hôpital manque perpétuellement de ressources pour fonctionner, les usagers usent de stratagèmes et de ressources pour y trouver leur place. Ainsi, les espaces ne sont pas utilisés comme prévu, mais sont en permanence « retravaillés », subissant des jeux de « traduction », selon un vocabulaire latourien. Par exemple, la salle de réanimation servant également de salle d’accouchement, la chaise prévue à cet effet y est disposée. L’auteure décrit l’agencement des lieux et les matériels médicaux, en les reliant aux circulations des personnes. Les agencements des locaux font que des usagers s’introduisent régulièrement dans les salles de soins pendant que les soignants sont en pleine activité, ces « allers-retours » incessants mettant notamment en péril l’intimité des patients. Tantchou montre les jeux qui se déploient en fonction du « capital spatial » des acteurs, et analyse leurs stratégies d’utilisation de l’espace et de positionnement.

8 Le chapitre 7 traite des artéfacts graphiques (reçus, ordonnances, bulletin d’examen, carnet de santé, etc.) et de l’influence de « la matérialité du soin » sur les rapports soignant-soigné. Cette influence se manifeste entre services et entre soignants et soignés. Selon Tantchou, l’existence et la gestion de ces artéfacts ne sont pas qu’une question de routine bureaucratique : elles traduisent une idéologie d’État.

9 Portrait d’hôpital s’achève en évoquant un actant silencieux mais omniprésent : la mort. Elle entraîne souvent des frictions entre soignants et soignés. On aurait à cet égard apprécié que l’auteure nous explique la manière dont elle était perçue par les usagers de l’hôpital.


Date de mise en ligne : 05/01/2024.

https://doi.org/10.3917/polaf.170.0193
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