Notes
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[1]
E. Bouilly et O. Rillon, « Relire les décolonisations d’Afrique francophone au prisme du genre », Le mouvement social, n° 255, 2016, p. 3-16. Voir les travaux de Jean Allman, Sara Panata, Céline Pauthier, Elisabeth Schmidt…
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[2]
P. Barthélemy, Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.
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[3]
O. Goerg, « Femmes africaines et politique : les colonisées au féminin en Afrique occidentale », Clio, n° 6, 1997, p. 105-125.
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[4]
Twist à Bamako, film de Robert Guédiguian (2021), montre bien cette ambiance.
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[5]
On pourrait faire un parallèle avec les études sur les femmes dans la Résistance en France.
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[6]
La bibliographie mobilisée s’inscrit pleinement dans les études contemporaines des mouvements sociaux, en et hors de l’Afrique.
1 Cet ouvrage tient largement les promesses de son titre : analyser les mouvements sociaux et politiques sous l’angle du genre, approche encore trop rare en études africaines, avec de rares exceptions, notamment pour le Ghana, la Guinée, le Zimbabwe… Le pays-cible est le Mali, de la colonisation tardive au régime socialiste de Modibo Keita (1960-1968), puis à la dictature militaire de Moussa Traoré (1968-1991). Pour ce faire, Ophélie Rillon déroule six chapitres chronologiques dotés de fils conducteurs thématiques symbolisant la période et le mode d’action. Les analyses exploitent une documentation fouillée : presse, entretiens, archives publiques et privées, chants et slogans, iconographie (voir les photos incluses)… Les sources doivent être croisées, mécanisme classique en sciences sociales, mais aussi lues à contre-fil, ce à quoi excelle l’autrice, que ce soit pour les rapports officiels, qui ne « voient » pas les femmes, ou pour la presse, officielle ou militante, qui procède selon les paradigmes de genre et accentue la vision sexuée des mobilisations (p. 172). Les entretiens sont particulièrement utiles pour combler les silences ou contrer l’amnésie mémorielle, entretenue parfois par les actrices elles-mêmes (surtout dans les chapitres 5 et 6).
2 Ces sources permettent d’aborder de manière renouvelée la problématique centrale : comment des femmes et des hommes, élites, commerçants ou petits artisans, des étudiant·e·s et des adultes se mobilisent pour affirmer leurs revendications, et comment les autorités adoptent des mesures qui traitent différemment les individus selon leur genre au gré des représentations sociales qu’ils en ont. Celles-ci se modifient au fil des années, en fonction des luttes locales, du poids des divers acteurs et actrices, mais aussi du contexte international, que ce soit l’écho de la révolution culturelle chinoise (1966) ou « l’année de la femme » promulguée par l’ONU en 1975. L’autrice prend en effet soin de contextualiser les événements, dans l’optique d’une historiographie qui, outre l’histoire des femmes et la perspective de genre [1], met en avant l’intersectionnalité, les circulations et les connexions entre l’Afrique et le monde [2]. Localement, les avancées, les ouvertures ou les crispations ne sont pas toujours là où on les attend. Ainsi, les dernières années du gouvernement socialiste sont marquées par un raidissement moralisateur, ciblant la jeunesse, tandis que le tout début du régime militaire correspond à une respiration, avant que les choses ne se referment brutalement, comme l’analyse le chapitre 3, « Le Mali des “années 68” : amours, sexualité et révolution ». L’étude est centrée sur les villes mais sort de Bamako pour enquêter dans des villes moyennes comme Kayes ou Sikasso.
3 Le premier chapitre (« Engendrer la Nation (1956-1962) ») analyse les mouvements politiques, forme visible des luttes pour l’indépendance, qui maintiennent les femmes à part [3]. Dans ce contexte, la double émancipation, vis-à-vis des colonisateurs et vis-à-vis des hommes, prend tout son sens. Le Code du mariage et de la tutelle de 1962 intègre d’ailleurs certaines revendications formulées auparavant par l’Union des femmes du Soudan, mais le gouvernement stigmatise volontiers les femmes lettrées en les opposant aux paysannes dont les souhaits différeraient. Le régime socialiste est toutefois pris dans ses propres contradictions : pousser l’éducation des filles, valoriser la participation des femmes comme citoyennes mais sans remettre en cause la nature patriarcale de la famille ou les représentations sociales genrées. Comment dans ce cas concilier réunions politiques nocturnes et soins aux maris et aux enfants ? Ces tensions pèsent particulièrement sur les jeunes : d’un côté, on pousse à la transgression (port des armes ou du pantalon pour les miliciennes), de l’autre, on réprime tout comportement féminin qui ne correspondrait pas aux normes d’antan.
4 Le chapitre 2 (« Faire face à la contrainte. Hommes et femmes en dissidences (1960-1968) ») pousse l’analyse en montrant comment le pouvoir est aveuglé par l’image maternelle des femmes, ce qui les invisibilise en tant qu’êtres politiques et donc comme « émeutières », et comment celles-ci se mobilisent, que ce soit lors de la rébellion touarègue de 1963-1964 ou dans le cadre de menues oppositions au quotidien (obligation scolaire, réquisitions pour le travail agricole…), formes de contestation face à l’autoritarisme de l’État. Les dernières années (chapitre 3) se déroulent dans un contexte tendu où le régime s’appuie sur certains jeunes, qui contestent le pouvoir des cadres plus âgés, au détriment d’autres subissant de plein fouet les brimades des milices [4]. Cette répression disparaît après le coup d’État en 1968, suivi par l’adoption de mesures sociales, poussées par l’UNFM (Union nationale des femmes du Mali), liée au nouveau régime : attention portée à la santé, instauration du planning familial… Cette ouverture, temporaire, contraste avec l’interdiction d’expressions politiques et des mesures impopulaires, ce qui entraîne une vive contestation étudiante en 1977-1980 (chapitre 4). Ces années voient l’émergence de nouvelles figures, les scolaires, qui se déclinent aussi au féminin, même si le modèle dominant reste celui des femmes mères et épouses, comme le montrent les chants de déploration et la réévaluation d’une virilité juvénile, au moment où est questionné le rôle des pères. Les années 1980 (chapitre 5), touchées par la crise économique, les plans de réajustement structurel, etc., sont marquées par l’action de syndicats ou d’associations, souvent clandestines. Les femmes ont du mal à y affirmer leur place et disparaissent de la mémoire nationale car elles n’accèdent pas aux postes à responsabilité. Ceci renvoie aux représentations de genre, toujours marquées par une hiérarchie des sexes [5], et à la subordination des revendications des femmes au projet global : la chute de la dictature. Les témoignages sont précieux car ils confirment que les femmes ont bien été actives, mais au second plan, même dans les associations culturelles. Ainsi, dans des structures comme la coopérative Jamana, fondée par Alpha Oumar Konaré, futur président, le discours prônant la présence des femmes n’est pas toujours suivi d’effet. Le chapitre 6 (« Sous la révolution : le genre ») est comme le point culminant de cette étude, l’aboutissement de changements sociaux profonds qui, sans abolir les rapports de genre antérieurs, voit la participation de tous les segments de la société. Ophélie Rillon présente une analyse fine des manifestations qui firent tomber Moussa Traoré le 26 mars 1991 et lors desquelles l’on observe des transgressions des « clivages de classe, de génération, de genre » (p. 172). De nombreuses femmes, commerçantes ou ménagères, étudiantes ou diplômées, participent pleinement aux cortèges, même si on a ensuite voulu les cantonner à leur statut de mères d’enfants tués par l’armée. Leurs dépositions lors des procès « crimes de sang » (novembre 1992-février 1993) témoignent de la diversité des actions au féminin, alors que la construction mémorielle postérieure les efface souvent. La frontière de genre, brouillée un temps par les émeutes, est vite rétablie mais les lignes ont bougé. La société malienne ne peut plus être vraiment la même, au moins temporairement.
5 Dense, agréable à lire, pourvu d’un index, de titres évocateurs et d’une table des matières claire, l’ouvrage d’Ophélie Rillon propose une excellente synthèse des modes de mobilisation par le bas, voire le « milieu », si l’on envisage ainsi la structuration de la société civile en partis, associations, syndicats, parallèlement aux mouvements spontanés, et de leurs mutations au fil des années. Appliqué au Mali, ce livre s’adresse à tous ceux et celles qui réfléchissent à la façon dont les luttes politiques et sociales se déclinent si on les observe sous l’angle du genre, perspective fondamentale [6].
Notes
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[1]
E. Bouilly et O. Rillon, « Relire les décolonisations d’Afrique francophone au prisme du genre », Le mouvement social, n° 255, 2016, p. 3-16. Voir les travaux de Jean Allman, Sara Panata, Céline Pauthier, Elisabeth Schmidt…
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[2]
P. Barthélemy, Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.
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[3]
O. Goerg, « Femmes africaines et politique : les colonisées au féminin en Afrique occidentale », Clio, n° 6, 1997, p. 105-125.
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[4]
Twist à Bamako, film de Robert Guédiguian (2021), montre bien cette ambiance.
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[5]
On pourrait faire un parallèle avec les études sur les femmes dans la Résistance en France.
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[6]
La bibliographie mobilisée s’inscrit pleinement dans les études contemporaines des mouvements sociaux, en et hors de l’Afrique.