Couverture de POLAF_168

Article de revue

CHAMPY (Muriel), Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou, Nanterre, Société d’ethnologie, 2022, 336 pages

Pages 166 à 167

Versión en español

1 L’ouvrage de Muriel Champy se refuse à toute appréhension rigide et intuitive des « enfants de la rue » à Ouagadougou, au Burkina Faso. Les constats ethnographiques de son introduction en témoignent. D’abord, le mode de vie des « enfants de la rue » contredit toute vision misérabiliste d’un phénomène érigé en pathologie sociale et structurelle par les institutions. Éprouvant du fait « de la violence, de l’insécurité physique et de la carence affective » (p. 10), il n’éveille pas une envie de changement immédiat pour ces « enfants ». La rue leur permet de se nourrir, de se distraire et de s’habiller tout en étant libres de leur temps et de leurs mouvements. L’auteure voit dans ce paradoxe une opportunité d’analyse : faire de la rue un espace d’agency et de compétences questionnant le don, la « débrouille », la réussite ou la famille dans la société burkinabè. Autre étonnement ethnographique : certains « enfants » sont des « adultes » de 30 à 45 ans. Cette incongruité est également source de réflexion : « l’enfance de la rue » a un rapport avec les âges de la vie dans la société burkinabè, notamment mossi. Plutôt que de questionner pourquoi certains « enfants » arrivent et restent dans la rue, Muriel Champy relit donc le phénomène à l’aune de l’entrée, de la fréquentation et de la sortie de la rue. Enfin, les « enfants de la rue » réfutent cette appellation, suggérant qu’ils « seraient “nés dans la rue”, voire “de la rue” », soit « n’auraient pas de parents et seraient donc des “fils de la rue” » (p. 10). Ils se dénomment bakoroman, en rappelant ainsi que leur éloignement de la famille et du village est un moment provisoire, aussi stigmatisant que rétrospectivement choisi.

2 Étudier les bakoroman met à l’épreuve des idées construites comme des évidences autant que la pratique de la recherche elle-même. Comment nouer des relations avec de jeunes citadins jouant avec les identifications comme avec l’espace et le temps ? Les bakoroman sont « extrêmement mobiles », « peuvent disparaître à tout moment » et « couper court à l’enquête », voire se « dérober à la vue du chercheur ». Vivant la nuit et injoignables au téléphone, ils « n’ont ni montre ni calendrier, consomment massivement des produits stupéfiants et ont en principe plus urgent à faire que de se rendre à un rendez-vous pour faire avancer la science » (p. 18). Ils entretiennent le flou sur leur identité et leur histoire en faisant de l’affabulation « la seule façon de préserver un espace d’intimité » (p. 24). Plutôt que de faire de sa recherche une quête de « vérités », l’auteure fait des dissimulations un nœud de sa riche réflexion. Une des qualités du livre tient donc au récit de ses propres expériences d’enquête. Contribution théorique, le livre a aussi un intérêt méthodologique. Comment adosser le temps de sa recherche à celui des bakoroman ? Pour résoudre ce problème, l’auteure fait du bakoro – le mode de vie des bakoroman – un processus où s’entremêlent les histoires des bakoroman, de la capitale ouagalaise et de l’État. Loin d’être un mode de vie de « marginaux » retranchés dans les interstices obscurs de la ville, le bakoro est relations et sentiments oscillant entre rejet et protection, solidarités et rivalités, joies et peines, jouissance du présent et aspirations futures.

3 Des marqueurs distinguent les bakoroman des autres habitants de la rue et de la ville. Garçons âgés en majorité de 12 à 25 ans, ils refusent l’autorité et n’ont pas de projets d’avenir. Recherchant n’importe quelle occasion pour acquérir de l’argent, ils consomment des stupéfiants, notamment de la colle, et occupent la ville pour dormir et subvenir à leur besoin en participant à la sociabilité urbaine. « Surtout, précise-t-elle, est bakoroman celui qui vit parmi d’autres bakoroman » (p. 60). Cette affirmation dessine la trame du livre : penser les bakoroman en relations afin de « tracer différemment les frontières entre marginalité et intégration sociale » (p. 28). Celles-ci se déplacent au gré des âges en justifiant la construction chronologique du livre de l’enfance vers l’âge adulte.

4 L’entrée dans la rue pendant la préadolescence et l’adolescence montre que les jeux identitaires des bakoroman renseignent sur l’ambiguïté de l’enfance dans la société burkinabè. Maîtres de l’illusion, ils mendient comme les élèves des écoles coraniques, se font vendeurs de rue, pousseurs de charrettes et cireurs de chaussures comme des hommes de « métiers », et sont des citadins ordinaires pour voler dans les foules. Cette compétence est utile pour se procurer de l’argent, comme pour gérer les rapports aux institutions caritatives et répressives, les considérant comme des « enfants de la rue » à prendre en charge ou des « délinquants » à incarcérer.

5 Les mobilités des bakoroman informent sur ce qu’être un jeune homme au Burkina Faso veut dire. Elles relèvent d’une économie du « cherchement ». Mendicité et vol, pour les plus jeunes, vente de drogue et escroquerie, pour les plus âgés, cohabitent avec des services monnayés aux citadins. Une partie des gains peut être placée chez un commerçant de confiance ou envoyée au village. Les bakoroman seraient-ils alors des figures de la « débrouille » ? Pas exactement, selon l’auteure, parce qu’ils se distinguent par leurs dépenses. Ils « bouffent l’argent », non pour « accumuler de l’entregent » (p. 168), mais en le dilapidant de manière somptuaire et éphémère, hors du quartier, voire de la ville. Le but : extraire l’argent de la rue, voire de la pression au partage, pour prévenir le vol dans la rue ou la perte en cas d’arrestation. Se comparant aux « aventuriers », ils situent leurs mobilités dans la continuité de celles, juvéniles, visant le dépassement de soi et une autonomie à l’égard d’aînés (p. 177). Ils font alors du bakoro un choix afin de normaliser un départ précipité par une enfance difficile.

6 Les attentes des bakoroman se transforment avec l’âge. Si l’envie de découvertes et de liberté a marqué la jeunesse, l’âge adulte fait émerger d’autres projets. Car les bakoroman, en quête de respectabilité, veulent désormais « honorer le nom » de leur famille (p. 255). Le bakoro devient un moyen d’accomplissement individuel, tout comme l’effet de rivalités familiales et d’instabilité résidentielles durant l’enfance qu’il s’agit à présent d’apaiser. L’envie de renouer avec les proches, non plus seulement dans le cadre de visites épisodiques, est un enjeu pour être reconnus au-delà des pairs bakoroman. Après la désaffiliation, les bakoroman se lancent dans une réaffiliation douloureuse, en nous ramenant « à l’importance non encore démentie de l’inscription dans une famille » (p. 295).

7 En décrivant le bakoro à travers des expériences de vie, des pratiques et des normes, Muriel Champy réinscrit les bakoroman dans la société burkinabè. Ce sont des citadins pas tout à fait comme les autres, dont la position ambivalente permet d’éclairer les âges de la vie, comme les définitions changeantes de l’accomplissement et de la réussite au Burkina Faso. Anthropologie politique, son livre est aussi une anthropologie de l’espace. Aussi le séquençage temporel des âges s’articule-t-il, implicitement, à la spatialité du bakoro. La rue, « forme moderne de brousse » (p. 240), est tour à tour une destination après les déracinements et les fuites de l’enfance, un lieu occupé pendant la jeunesse et un espace de mobilités, pouvant aboutir à un retour au village à l’âge adulte.


Date de mise en ligne : 24/05/2023.

https://doi.org/10.3917/polaf.168.0166
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