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Article de revue

FRENCH (Howard W.), Born in Blackness : Africa, Africans and the Making of the Modern World, 1471 to the Second World War, New York, Liveright Publishing, 2021, 544 pages

Pages 157 à 159

Notes

  • [1]
    M. A. Gomez, African Dominion : A New History of Empire in Early and Medieval West Africa, Princeton, Princeton University Press, 2018 ; J. K. Thornton, A History of West Central Africa to 1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.
  • [2]
    K. Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010 [2000].
  • [3]
    N. Nunn et L. Wantchekon, « The Slave Trade and the Origins of Mistrust in Africa », The American Economic Review, vol. 101, n° 7, 2011, p. 3221-3252.
  • [4]
    S. V. Hartman, Scenes of Subjection : Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, New York, Oxford University Press, 1997.
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1 Au croisement du journalisme et du monde académique, Howard W. French a enseigné la littérature anglaise à l’université d’Abidjan et a été correspondant international pour des journaux américains (le New York Times et le Washington Post en particulier). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages à succès sur l’histoire des relations entre la Chine et l’Afrique. Suivant la forme des « essais » anglo-saxons, l’auteur propose, dans Born in Blackness : Africa, Africans and the Making of the Modern World, 1471 to the Second World War, une approche globale et accessible de l’histoire de l’Afrique depuis le xive siècle. Il relit les événements associés à la naissance de la modernité européenne à l’aune des dynamiques africaines, et à partir de plusieurs renversements de perspectives et de décentrements.

2 Le premier exemple de cela est l’affirmation selon laquelle les Portugais n’ont pas contourné l’Afrique en 1488 simplement pour se rendre en Asie. C’est bien le continent africain en tant que tel, et non comme obstacle à éviter, qui met selon lui en mouvement le monde atlantique. Les Portugais ont en effet entendu parler des dépenses somptueuses du pèlerinage de Mansa Moussa (empereur du Mali) lors de son arrêt au Caire en 1324-1325. C’est donc l’attrait pour l’or, plutôt que la volonté de contourner l’Afrique, qui a attiré les Portugais vers le Sud. Les effets de ce pèlerinage ne sont encore pas complètement explorés selon Howard W. French. Par exemple, le recours démesuré aux esclaves de la part du Mansa pourrait avoir accéléré la dépréciation de la vie humaine pour les populations au sud du Sahara, mais cet argument est trop peu étayé pour être pris au sérieux. En effet, de telles représentations ne naissent pas suite à un seul événement, et le Sahara ne constituait pas à ce moment-là (au xive siècle) une barrière entre le connu et l’inconnu, même du point de vue égyptien, et d’autres représentations circulaient.

3 Pour Howard W. French, le point de départ de la modernité serait l’année 1471 et le début du commerce de l’or par les Portugais en Afrique de l’Ouest. Après ce premier changement de perspective, l’auteur déroule le fil des interactions entre puissances européennes et puissances africaines, d’abord sur les côtes d’Afrique de l’Ouest, puis dans les îles de l’océan Atlantique. Lors de ces interactions, le processus de transformation des femmes et des hommes noirs en objets mobiliers (chattel) est une composante centrale, et est à l’œuvre en particulier sur les îles de l’Atlantique comme Sao Tomé dans un premier temps, puis la Barbade et la Jamaïque, avant Saint-Domingue.

4 Suivant la même démarche de décentrement, Howard W. French revient sur la révolution haïtienne à la fin du xviiie siècle. Il la relit à l’aune de ses effets sur les imaginaires noirs dans l’Atlantique noir, et en particulier sur les autres révoltes dans les plantations à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Un autre intérêt de sa manière d’appréhender la révolution haïtienne est de rappeler qu’au regard de l’espérance de vie et de la circulation des esclaves dans les plantations caribéennes, de nombreux révolutionnaires de l’île sont nés en Afrique et ont connu les guerres du Kongo et la traversée de l’Atlantique avant de se retrouver sur les plantations. Cela montre l’importance des résistances dans la constitution de l’économie des plantations (de sucre puis de coton) dans le monde atlantique.

5 En plus du commerce de l’or à partir de 1471 et de la révolution haïtienne, Howard W. French traite des questions économiques à cette époque sous un angle peu étudié dans l’Hexagone. Par exemple, il nous apprend que Saint-Domingue représentait 15 % de la croissance économique française entre 1716 et 1787.

6 Ces remarques apportent de l’épaisseur à l’accent récemment mis par les sciences sociales sur la capacité d’action des agents africains. Aussi, le travail de French intègre les empires médiévaux du Sahel (surtout celui du Mali) dans une perspective mondiale et évolutive. Alors que les trois empires soudanais (Ghana, Mali, Songhay) sont régulièrement présentés successivement et sans liens entre eux, il explique que les autorités maliennes embrassent plus volontairement l’islam que leurs prédécesseurs de l’Empire du Ghana, précisément car l’ambiguïté de ces derniers sur cette question est présentée comme la cause de leur chute. De la même manière, les références à l’islam par le gouvernement de l’Empire du Mali l’inscrivent dans un réseau mondial, dont l’image la plus connue est le pèlerinage du Mansa Moussa. Mises bout à bout, ces réflexions viennent bousculer les représentations contemporaines sur la place de l’Afrique dans l’histoire globale.

7 Par ailleurs, un mécanisme argumentatif qui revient souvent sous la plume de French est de considérer les choix historiques comme le déplacement des esclaves sur des îles dans les Caraïbes comme le résultat de faiblesses européennes et non de leur force : il était impossible de maintenir une telle présence sur le continent du fait des maladies mais aussi des risques d’évasion. Loin des récits tendant à les présenter comme de glorieux explorateurs, il nuance ainsi les récits de l’expansion européenne.

8 Le livre d’Howard W. French est une synthèse précise de plusieurs phases clés de l’histoire mondiale jusque-là considérées uniquement du point de vue occidental, lors desquelles les acteurs africains ont pourtant joué un rôle central. L’apport de son travail n’est pas tant lié à la proposition de nouveaux événements historiques (sur ce point, il synthétise plutôt les travaux d’autres historiens comme Michael Gomez ou John Thornton [1]) ou au dépouillement de nouvelles archives, mais plutôt à l’articulation d’événements déjà connus, ce qui permet de proposer un récit original de la modernité. Howard W. French fait dialoguer une littérature vaste, allant d’essais ambitieux sur la genèse du monde contemporain (comme Une grande divergence de Kenneth Pomeranz [2], dont il reprend le raisonnement en termes d’intégration des empires pour expliquer leur développement) à des articles disciplinaires spécialisés. On peut d’ailleurs lui reprocher son faible recul critique par rapport à des travaux comme celui de Nunn et Wantchekon [3] sur les effets de l’esclavage sur la confiance dans les sociétés ouest-africaines contemporaines.

9 Born in Blackness est très visuel, non seulement du fait des illustrations que l’on retrouve dans la partie centrale de l’ouvrage ou dans l’ouverture de chaque partie (accompagnées de photos prises par l’auteur), mais aussi dans son expression écrite. À plusieurs moments, Howard W. French prend le temps de décrire l’agencement contemporain de lieux mentionnés se référant à des événements datant d’il y a plusieurs centaines d’années. Cela est lié au fait de vouloir produire des travaux lisibles au-delà des cercles de spécialistes, mais pas seulement. Sa narration prolonge également les interrogations de Saidiya V. Hartman sur la possibilité de raconter la « grande traversée » dans un travail scientifique et sur l’opportunité d’un récit à la première personne dans ce cadre. Hartman décrit en longueur les « scènes de soumission » (« scenes of subjection[4] ») lors de la traversée de l’Atlantique par les navires négriers pour en interroger la mémoire. Décrire les lieux dans leur forme contemporaine comme le fait Howard W. French permet d’interroger la mémoire des événements (sont-ils devenus des « lieux de mémoire » ? est-il difficile d’y accéder ? quelle place leur accorde-t-on aujourd’hui ?), d’inscrire le présent dans une continuité matérielle avec le passé. C’est aussi une réponse directe aux entreprises d’effacement du passé de l’Afrique, ou de l’Afrique du passé mondial, parfois justifiées par l’absence de sources matérielles.

Notes

  • [1]
    M. A. Gomez, African Dominion : A New History of Empire in Early and Medieval West Africa, Princeton, Princeton University Press, 2018 ; J. K. Thornton, A History of West Central Africa to 1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.
  • [2]
    K. Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010 [2000].
  • [3]
    N. Nunn et L. Wantchekon, « The Slave Trade and the Origins of Mistrust in Africa », The American Economic Review, vol. 101, n° 7, 2011, p. 3221-3252.
  • [4]
    S. V. Hartman, Scenes of Subjection : Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, New York, Oxford University Press, 1997.
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