Couverture de POLAF_161

Article de revue

De bas en haut. Indocilités politiques et africanisation des sciences sociales

Pages 57 à 70

Notes

  • [1]
    P. Geschiere, « Le politique en Afrique : le haut, le bas et le vertige », Politique africaine, n° 39, 1990, p. 155-160.
  • [2]
    J. S. Saul, « The Unsteady State: Uganda, Obote and General Amin », Review of African Political Economy, n° 5, 1976, p. 12-38.
  • [3]
    A. Mbembe, « Future Knowledges », The Abiola Lecture, conférence annuelle de l’African Studies Association, Washington D. C., 2016 ; J. Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.
  • [4]
    J.-F. Bayart, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979. Reste à voir si l’UPC était communiste comme Ahidjo (et les Français) l’ont toujours prétendu. Selon Richard Joseph, l’UPC était plutôt radicalement nationaliste – ce n’est que contraints à l’exil que les dirigeants de l’UPC cherchèrent un soutien en Chine et ailleurs (R. A. Joseph, Radical Nationalism in Cameroun: Social Origins of the UPC Rebellion, Oxford, Clarendon Press, 1977). En lisant récemment l’étude Kamerun ! (T. Deltombe, M. Domergue et J. Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, 2011), j’ai réalisé à quel point le désespoir français avait été profond au moment de l’opération menée contre l’UPC à partir de 1958 : après Diên Biên Phu et la montée de l’échec en Algérie, la « guerre psychologique » devait réussir au Cameroun. Voir aussi R. Orock et P. Geschiere, « Decolonization, Freemasonry, and the Rise of “Homosexuality” as a Public Issue in Cameroon: The Return of Dr Aujoulat », African Affairs, vol. 120, n° 478, 2021, p. 26-56.
  • [5]
    P. Geschiere, « Sorcellerie et modernité : retour sur une étrange complicité », Politique africaine, n° 79, 2000, p. 17-32.
  • [6]
    Voir A. Mbembe, « Le potentat sexuel. À propos de la fellation, de la sodomie et autres privautés postcoloniales », Le Messager, 17 février 2006 ; C. Gueboguo, « Penser les “droits” des homosexuels/les en Afrique : du sens et de la puissance de l’action associative militante au Cameroun », Revue canadienne des études africaines, vol. 43, n° 1, 2009, p. 129-150 ; P. Awondo, « Médias, politique et homosexualité au Cameroun. Retour sur la construction d’une controverse », Politique africaine, n° 126, 2012, p. 69-85 ; P. Awondo, Le sexe et ses doubles. (Homo)sexualité en postcolonie, Lyon, ENS éditions, 2019 ; S. N. Nyeck, « Mobilizing against the Invisible: Erotic Nationalism, Mass Media, and the “Paranoid Style” in Cameroon », in S. N. Nyeck et M. Epprecht (dir.), Sexual Diversity in Africa: Politics, Theory, and Citizenship, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2013, p. 151-169 ; B. Ndjio, « Postcolonial Histories of Sexuality: The Political Invention of the Libidinal African Straight », Africa, vol. 82, n° 4, 2012. p. 609-31 ; R. Orock et P. Geschiere, « Decolonization, Freemasonry… », art. cité.
  • [7]
    « 25 décembre 2005 : Mgr Victor Tonye Bakot dresse un réquisitoire contre l’homosexualité au Cameroun » [en ligne], Histoire du Cameroun, 25 décembre 2014, <https://histoireducameroun.com/2014/12/25/25-decembre-2005-mgr-victor-tonye-bakot-se-lance-dans-une-diatribe-contre-lhomosexualite-dans-son-homelie-de-noel/>, consulté le 12 avril 2021.
  • [8]
    À titre de comparaison, c’est en 2009 que Red Pepper, un journal ougandais, présenta une liste similaire. Et c’est en 2008 que les photos d’un mariage supposé gay suscitèrent un tollé général au Sénégal et au Malawi.
  • [9]
    B. Ndjio, « Postcolonial Histories of Sexuality… », art. cité.
  • [10]
    S. N. Nyeck, « Mobilizing against the Invisible… », art. cité.
  • [11]
    R. Orock et P. Geschiere, « Decolonization, Freemasonry… », art. cité.
  • [12]
    Ibid. Voir aussi J.-F. Bayart, La politique africaine de François Mitterrand, Paris, Karthala, 1984. Déjà à l’époque – soit juste après l’arrivée au pouvoir de Mitterrand –, cet auteur prédisait que la politique africaine du président socialiste nouvellement élu suivrait dans les grandes lignes les pas de de Gaulle et Foccart.
  • [13]
    J. A. Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
  • [14]
    J. Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007.
  • [15]
    P. Awondo, Le sexe et ses doubles…, op. cit. ; J. Puar, Terrorist Assemblages…, op. cit. ; P. Geschiere et G. Reid, « Homophobic Africa? Toward a More Nuanced View », African Studies Review, vol. 55, n° 3, 2012, p. 145-169. Awondo a développé cette notion après l’article de D. Altman, « AIDS, The Politicization of an Epidemic », Socialist Register, vol. 78, 1984, p. 93-109.
  • [16]
    Voir aussi le subtil travail de Christophe Broqua sur les différentes manières dont les relations entre personnes de même sexe sont associées à l’enrichissement, un thème qui prend une importance particulière dans les contextes africains (C. Broqua, « Sur les rétributions des pratiques sexuelles à Bamako », Revue canadienne d’études africaines, vol. 43, n° 1, 2009, p. 60-82).
  • [17]
    C. Broqua (dir.), « La question homosexuelle et transgenre », Politique africaine, n° 126, 2012.
  • [18]
    Je me suis essayé à ce retournement dans mes deux derniers livres. Dans The Perils of Belonging: Autochthony, Citizenship, and Exclusion in Africa and Europe (Chicago, University of Chicago Press, 2009), je me suis efforcé de montrer qu’une lecture africaine des notions d’autochtonie et d’appartenance offre des perspectives alternatives sur ces questions dans l’Europe actuelle. Dans Witchcraft, Intimacy and Trust: Africa in Comparison (Chicago, University of Chicago Press, 2013), une des idées principales était qu’une lecture africaine de la sorcellerie pouvait suggérer des idées plus générales sur la socialité et l’ambiguïté de l’intimité.
  • [19]
    P. Awondo, Le sexe et ses doubles…, op. cit.
  • [20]
    S. O. Dankwa, Knowing Women: Same-Sex Intimacy, Gender, and Identity in Postcolonial Ghana, Cambridge, Cambridge University Press, 2021 ; G. Reid, How to Be a Real Gay: Gay Identities in Small-Town South Africa, Pietermaritzburg, University of KwaZulu-Natal Press, 2013. Voir aussi T. Hendriks, « “Making Men Fall”: Queer Power beyond Antinormativity », Africa, vol. 91, n° 3, 2021.
  • [21]
    A. Mbembe, « Future Knowledges », art. cité. Voir aussi le forum à propos de cette conférence : S. Newell et K. Pype, « Decolonizing the Virtual: Future Knowledges and the Extrahuman in Africa », African Studies Review, vol. 64, n° 1, 2021, p. 5-22. Afin d’éviter le danger du culturalisme – invoquer la culture africaine comme investie d’une essence spéciale, au lieu de l’étudier comme le produit de trajectoires historiques particulières –, il serait bon d’ajouter que de telles visions spiritualistes surgissent avec force dans de nombreux contextes encore périphériques à l’expansion capitaliste (Océanie, Asie centrale, zones intérieures de l’Amérique latine).
  • [22]
    J. Comaroff et J. L. Comaroff, Theory from the South. Or, How Euro-America is Evolving toward Africa, Londres, Routledge, 2012. Voir aussi le plaidoyer antérieur des Comaroff pour prendre plus au sérieux le rôle clé des « économies occultes » dans les nouvelles incarnations du capitalisme, illustré par quelques exemples frappants en Afrique. Mais, contrairement à de nombreuses lectures hâtives de leur texte, leur idée n’a jamais été que ces « économies occultes » fussent spécifiques à l’expansion capitaliste en Afrique. Au contraire, ils ont discuté d’exemples provenant du monde entier. L’idée est clairement que les « économies occultes » ont toujours été là, comme une sorte de sous-produit apparemment irrationnel, et donc quelque peu honteux, du capitalisme. Voir J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Millennial Capitalism: First Thoughts on a Second Coming », Public Culture, vol. 12, n° 2, 2000, p. 291-343.
  • [23]
    J. Tonda, L’impérialisme postcolonial…, op. cit., Paris, Karthala, 2015.
  • [24]
    Voir notamment J. Tonda, Le souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005.
  • [25]
    Une question évidente se pose alors : dans quelle mesure les façons de faire africaines peuvent-elles aussi suggérer des moyens de faire face à cette confusion qui semble hanter l’Occident aujourd’hui ? Voir à ce propos P. Geschiere, « Dazzled by the New Media: Mbembe, Tonda and the Mystic Virtual », African Studies Review, vol. 64, n° 1, 2021, p. 71-85. Dans cette contribution au forum de l’African Studies Review sur l’Abiola Lecture de Mbembe citée plus haut, j’essaie d’explorer la notion franco-africaine de « blindage » par le guérisseur comme une protection ambiguë contre une telle confusion.
  • [26]
    J. Tonda, The Modern Sovereign: The Body of Power in Central Africa (Congo and Gabon), Delhi/Chicago, Seagull Books, 2021.

1Il y a trente ans, je rédigeais un petit texte pour les dix ans de Politique africaine intitulé « Le haut, le bas et le vertige [1] ». À sa relecture, j’ai un peu honte du ton un peu grognon du jeune (ou du moins plus jeune) anthropologue qui cherchait manifestement à imprimer sa marque en soulignant les dangers de la prétention à étudier le politique « par le bas ». C’était d’autant plus étrange que j’aimais cette notion. Et pour cause, à l’époque, c’était là une sorte de soulagement et une justification bienvenue à ce que je voulais faire. Ce qui est frappant, rétrospectivement, c’est la facilité, mais aussi l’élégance, avec laquelle les inspirateurs de cette approche ont réussi à éviter la rigidité de réorientations paradigmatiques prometteuses qui ont trop souvent tendance à se transformer en verrou. Comme le signalent les rédacteurs en chef actuels dans leur appel à contributions pour le présent numéro, l’idée d’envisager le politique « par le bas » est restée une ligne directrice pour Polaf jusqu’à aujourd’hui, sans jamais devenir une camisole de force. Comme le remarquait déjà Jean-François Bayart, polafien de la première heure, dans sa rétrospective des dix ans, cette idée du « par le bas » pouvait suggérer une binarité « bas/haut », ce qu’il fallait éviter à tout prix. Son objectif était plutôt de rendre pleinement justice à la stupéfiante diversité que le politique revêt dans les contextes africains. En outre, « par le bas » se référait davantage à une façon de voir les choses qu’à ce que nous devions regarder. C’est grâce à cette même ouverture d’esprit que Polaf est devenu une véritable source d’inspiration pour moi.

2Quand je regarde en arrière, il me semble que l’indocilité du politique en Afrique – pour reprendre l’expression avec laquelle Achille Mbembe a fait son entrée sur la scène africaniste, pour souligner une tendance à la rétivité face aux modèles d’interprétation courants – a ouvert de nouvelles perspectives pour l’étude du politique en général. Telle pourrait être la contribution plus large des quarante ans de Polaf. Même les institutions importées de l’extérieur ont presque immédiatement pris une vie propre dans un contexte africain plein de tournants inattendus. L’impossibilité d’y étudier le politique comme champ formellement délimité est devenue de plus en plus flagrante. Dès les premières décennies qui ont suivi l’indépendance (vers 1960 pour la plupart des pays), donner un sens à l’État postcolonial en Afrique était véritablement une gageure. Les modèles d’analyse dont nous disposions semblaient inopérants. Les fondateurs de Polaf s’étaient notamment lassés des perspectives de la dependencia. Bien sûr, les vicissitudes des « jeunes États d’Afrique » devaient être étudiées dans un contexte global de dépendance persistante, voire croissante. Mais il est vite apparu qu’il fallait aller plus loin pour comprendre les différences flagrantes qui se sont rapidement développées entre ces États ou les revirements spectaculaires qu’ont connus la plupart d’entre eux lors de séquences parfois fulgurantes. À l’évidence, les nouvelles élites ne pouvaient pas être étudiées comme de « simples » compradores du capitalisme mondial. La plupart d’entre elles ont joué ce rôle, mais elles ont rapidement acquis une marge de manœuvre considérable pour remplir ce rôle en fonction de leurs propres idées ou intérêts. L’analyse de classe ne donnait pas non plus beaucoup de prise, car les élites dominantes ont utilisé leur influence politique pour créer une base économique, et non l’inverse. Dans un tel contexte, l’État postcolonial en Afrique demeura une énigme, même pour des politistes très compétents.

3Dans les années 1970 – dix ans à peine après l’indépendance de la plupart des États africains –, les politistes ont commencé à parler d’État postcolonial instable (« unsteady »), l’expression étant forgée par John Saul en 1976 [2]. L’adjectif trahit une certaine impatience face à l’apparente réticence de ces « jeunes États » à se comporter selon les modèles théoriques (occidentaux) dominants. Dès l’introduction de son premier numéro, Polaf a clairement montré que, pour dépasser ces adjectifs insatisfaisants, il fallait regarder au-delà du domaine strictement politique. Dans l’Afrique post-indépendance, tout est rapidement devenu politique au sens le plus direct du terme, non seulement l’économie, mais aussi la famille, la sexualité, les cultes de guérison et l’imaginaire populaire de l’occulte en général. Certes, tous ces domaines avaient également été politiques sous le régime colonial, mais cela avait été si rigoureusement nié qu’après l’indépendance la centralité de ce qui semblait être en marge du « politique » n’en apparut que plus surprenante. Aujourd’hui, la nécessité d’étudier la politique en dehors du domaine strictement politique est devenue un truisme, ce qui était tout sauf le cas quarante ans plus tôt (du moins chez les politistes de ma connaissance aux Pays-Bas ou aux États-Unis). Raison de plus pour féliciter nos pères fondateurs (et quelques mères – pas aussi nombreuses qu’on l’aurait souhaité à ses débuts, avant que cela s’équilibre peu à peu) d’avoir bravé l’éventuel ridicule de la part des sciences politiques établies en insistant sur le fait que regarder le politique par le bas signifiait oser aller dans des domaines où beaucoup de politistes avaient peur de s’aventurer. Les tournants inattendus que prit le politique dans de nombreuses régions du continent exigeaient de toute évidence une approche peu orthodoxe, approche qui s’avéra tout aussi pertinente pour aborder les nouveaux tournants du politique dans d’autres parties du monde. L’Europe ne montrant plus la voie à suivre à l’Afrique, était-ce au tour de l’Afrique de la montrer ?

4Après avoir brièvement esquissé les raisons qui firent de la découverte de Politique africaine dans les années 1980 une aubaine pour l’anthropologue que je fus, je voudrais me concentrer sur deux aspects de mon travail récent où cette influence « polafienne » se montra particulièrement déterminante. Tous deux relèvent des défis cruciaux pour l’avenir des études africaines, si ce n’est des sciences sociales en général. Le premier porte sur ce que l’on a appelé « la sexualisation de la citoyenneté », autrement dit sur le rôle croissant de la sexualité en tant qu’élément majeur permettant de déterminer qui est admis et qui est exclu et, plus concrètement, sur la vitesse à laquelle l’homosexualité est devenue un enjeu public, non seulement en Afrique mais aussi en Europe, avec néanmoins des implications très différentes pour les personnes menacées d’exclusion. Ce qui m’amène à ma deuxième question, déjà évoquée plus haut : comment pouvons-nous encore tirer profit des perspectives ouvertes par Polaf pour l’étude du politique en général ? L’approche polafienne peut-elle contribuer à une « africanisation » de la science politique ? Le récent plaidoyer d’Achille Mbembe en faveur de « canons de connaissance plus pluriformes » et la vision de Joseph Tonda d’un monde « ébloui » par une surproduction d’images peuvent servir de guides à cet égard, car tous deux accordent un rôle particulier aux expériences africaines de vie dans un monde animé par des esprits et des couches multiples de vérité [3].

Un anthropologue découvre Politique africaine

5Pourquoi réservai-je un si bon accueil à Polaf dans les années 1980 ? Un aperçu de mes premiers pas d’anthropologue peut s’avérer utile ici. En commençant mon doctorat en 1970 à l’université libre d’Amsterdam, j’avais décidé que, quitte à devenir anthropologue, ce serait en anthropologie politique. À l’époque, le terme de « tiers-monde » était, du moins pour moi, synonyme de dynamique nouvelle et d’innovation, non de misère et de stagnation (cela viendrait après). Et le politique semblait être le domaine tout indiqué pour essayer de saisir ces nouvelles dynamiques. Cependant, une fois installé au Cameroun (un choix assez arbitraire, suggéré par Georges Balandier en personne lors d’une brève rencontre à Paris) pour étudier l’interaction politique entre le local et le national, je ne tardai pas à déchanter. Je n’avais pas prévu que la politique serait aussi assommante. Il apparut vite que les autorités camerounaises n’attendaient pas qu’un autre homme blanc vienne étudier la politique – ainsi, on ne tarda pas à m’avertir que les services de renseignement camerounais, me surveillaient et je remarquai rapidement que les élites de l’Est (la région où je voulais travailler) m’évitaient. Mais la principale raison de ma déception résidait plutôt dans le fait que le politique dans le Cameroun d’Ahmadou Ahidjo (le premier président du pays) semblait n’être qu’une question de contrôle et d’obéissance. L’idéologie nationale d’Ahidjo pouvait être résumée par la simple juxtaposition de trois notions : « unité », « vigilance » et « subversion » – la nécessité de maintenir l’unité derrière le président lui-même exigeait une vigilance constante contre la subversion tapie à l’intérieur. Et les quelques rassemblements auxquels j’ai pu assister où le président se produisait en personne étaient dépourvus du moindre enthousiasme. Le président, l’un des orateurs les moins inspirés que j’aie jamais entendus (son successeur, l’actuel président Paul Biya, l’est encore moins), lisait un bref discours, le public n’était même pas autorisé à chanter l’hymne national (il était diffusé depuis un lecteur cassette) et un maître des applaudissements faisait signe quand il était autorisé à applaudir. Ça sentait le contrôle à plein nez.

6À l’échelle locale, les choses n’étaient guère plus favorables. Quand finalement je réussis à accéder aux archives de la cellule du parti unique dans le village où je vivais, il s’avéra qu’elles ne contenaient qu’une page du procès-verbal de deux réunions qui s’étaient tenues deux ans plus tôt, juste après la création de ladite cellule. Depuis, aucune réunion n’avait eu lieu car le président de la cellule n’avait « pas été chargé d’organiser de réunion, il n’y avait donc rien à discuter », comme il le réaffirma lui-même deux ans après. Dans le Cameroun d’Ahidjo, une élite restreinte voulait décider de tout, et toute initiative venant de la base était considérée avec une profonde méfiance, comme un signe possible de subversion qui exigeait donc une vigilance accrue de la part d’un réseau national d’informateurs. La politique était considérée comme dangereuse et devait être étouffée par un contrôle bureaucratique total. Ainsi, le sous-préfet de la région – camerounais jusqu’au bout des doigts – avait raison lorsqu’il disait à tout bout de champ, en nous incluant tous les deux, « nous, les Blancs » : si le Cameroun était bien indépendant, l’ordre colonial prévalait toujours.

7Ce n’est que plus tard que je compris à quel point Ahidjo avait été une création coloniale en un sens très direct. Au début des années 1970, alors que j’arrivai au Cameroun, le fantôme de l’Union des populations du Cameroun (UPC) était encore partout présent dans le pays. Il s’agissait du premier parti politique du Cameroun. À la fin des années 1940, l’UPC avait déjà réclamé une indépendance politique totale alors que l’idée demeurait inconnue dans le reste de la « Françafrique », au grand dam donc des Français. Toujours en 1970, ce parti menait des guérillas dans l’Ouest du pays. C’était la raison apparente de l’obsession d’Ahidjo pour la « subversion » tapie à l’intérieur [4].

8Pour en revenir à mes efforts tous azimuts pour faire avancer mes recherches en anthropologie politique, je me suis vite rendu compte qu’au niveau du village le politique était plus vivant. Après avoir décidé de vivre quelque temps dans un des villages Maka de la zone forestière orientale, j’ai vite été submergé par la ferveur politique des réunions villageoises. Les pourparlers (kaande, le conseil pour discuter des affaires du village) étaient un moment hebdomadaire fort de théâtralité et d’éloquence. Tout le monde – y compris les jeunes hommes et les femmes – était prêt à prendre la parole et à protester, les anciens étaient souvent tout juste capables de garder les choses en main en faisant montre de prouesses rhétoriques (et, tout aussi souvent, sans parvenir à faire taire le courroux des protestataires). Les chefs dans cette partie du Cameroun étaient pour la plupart des créations coloniales et la façon dont ils essayaient vaille que vaille d’exécuter les ordres honnis de l’administration (payer les impôts, nettoyer les routes, entretenir les ponts) exigeait là encore un grand talent politique. Le contraste avec les performances du sous-préfet en termes de « commandement et d’obéissance » était d’autant plus frappant.

9Cependant, en discutant de la politique du village avec les habitants, deux sujets que j’avais espéré éviter sont revenus régulièrement : la parenté et la sorcellerie. Pour mes interlocuteurs et interlocutrices, il était évident que les alliances à l’intérieur des villages devaient être comprises en termes de parenté. Et il leur était tout aussi évident que, derrière les confrontations politiques à la lumière du jour, il y avait le monde nocturne du djambe (sorcellerie) ; c’est là que les « vraies » décisions étaient prises. Je me voyais donc dans l’obligation de revenir aux vieux chevaux de bataille de l’anthropologie à l’arrière-goût colonial. Cependant, ces aspects « traditionnels » se voyaient marqués d’une dynamique qui me surprit profondément. Les alliances dans le village pouvaient s’exprimer en termes de parenté, ce qui n’empêchait toutefois pas des glissements fréquents suivant la situation. Je fus profondément frappé par la manière dont les gens « travaillaient » avec les termes de parenté. Et la façon dont ils reliaient le monde du djambe aux changements déconcertants qu’ils vivaient donnait à ces derniers de nouvelles dimensions dramatiques.

10Mais était-ce encore de l’« anthropologie politique » ? Si j’en avais parlé aux politistes de ma faculté aux Pays-Bas (à l’université de Leyden donc), ils se seraient montrés quelque peu perplexes – des choses aussi étranges auraient sans aucun doute été considérées comme ne relevant pas du domaine politique. Autre source de confusion : je comprenais de plus en plus que les idées sur le djambe et ses implications pour le pouvoir dépassaient les distinctions simplistes entre le bien et le mal. Le fait qu’une certaine utilisation du djambe soit bonne ou mauvaise, sociale ou asociale, semblait dépendre du locuteur et de la situation. Mais j’ai longtemps ressenti de la gêne à poser de telles questions à mes collègues : s’agissait-il d’une science sérieuse ou d’une marotte exotique ?

11Tout cela pour expliquer en quoi le fait d’entrer en contact au début des années 1980 avec les politistes français qui venaient de créer Polaf fut pour moi une telle découverte. Je trouvais là des politistes qui parlaient de l’État sans pour autant brocarder des sujets comme la sorcellerie ou la parenté, et qui n’étaient pas réticents à sortir du domaine strictement politique – et même plus, qui aimaient ça. Ce qui signifiait aussi qu’être anthropologue n’était pas un handicap pour eux (comme c’était certainement le cas – et le demeure encore – pour la plupart des politistes néerlandais ou américains). Je me souviens que Jean-François Bayart parlait longuement de « l’énonciation du politique » comme d’une perspective qui encourageait l’exploration d’expressions alternatives du politique. C’était nouveau pour moi : je ne connaissais que des politistes qui pensaient savoir ce qui était et n’était pas politique sans que quelqu’un d’autre n’ait à leur dire. Mais mon soulagement était plus que le sentiment d’être pris au sérieux en dehors de ma propre discipline. Cela m’aida à mettre de l’ordre en moi. À court terme, cela contribuait à rendre intéressante la politique camerounaise sous un régime autoritaire et, à plus long terme, à me préparer aux manifestations inattendues du politique après la fin officielle de l’autoritarisme dans le pays en 1990. Plus largement, cela m’aidait à sortir du piège de l’exceptionnalisme africain. Il n’y a pas qu’en Afrique où la tendance à séparer le domaine politique est on ne peut plus trompeuse. Pas plus que la préoccupation pour la « sorcellerie » – ou le mysticisme, ou les esprits, peu importe le terme – n’est un trait spécifiquement africain. Il est clair que ces préoccupations portent sur des questions générales qui affectent aussi directement l’ailleurs politique. C’est donc avec une satisfaction particulière que j’écrivis un article pour Politique africaine (publié en 2000) dans un numéro spécial sur les « Pouvoirs sorciers », édité par Florence Bernault et Joseph Tonda, qui mettait précisément en évidence cet intérêt plus large de l’occulte pour les événements politiques qui se produisaient aussi ailleurs [5]. Je continue à penser que de nombreuses revues hésiteraient à publier un numéro spécial sur un tel sujet.

Sexualisation de la citoyenneté

12Depuis environ deux décennies circule au Cameroun un adage selon lequel « impossible n’est pas camerounais… », adage qui, dans un intéressant renversement de la fameuse sentence (apocryphe) de Napoléon, a une connotation négative : dans le contexte camerounais, elle en est venue à signifier que l’on peut s’attendre à tout. Et, en effet, la libéralisation politique formelle – la loi de 1990 qui a apporté la liberté d’association et donc le retour du multipartisme – a fait de la politique camerounaise une véritable boîte de Pandore d’où sont sortis les éléments les plus improbables. Pour moi, l’un des plus inattendus fut l’émergence soudaine, vers 2005, de l’« homosexualité » comme question publique brûlante qui envahit l’arène politique et occupa une place centrale dans les relations précaires entre l’élite politique et le peuple.

13Un épisode clé fut « l’affaire des listes [6] ». Début 2006, plusieurs journaux camerounais (L’Anecdote, La Météo et La Nouvelle Expression) publiaient presque en même temps des listes de « présumés homosexuels », parmi lesquels des hommes politiques, des fonctionnaires, des artistes et des sportifs de premier plan, pour la plupart des hommes, mais aussi quelques femmes. Cela semblait lié au sermon de Noël 2005 de Monseigneur Tonye Bakot, l’archevêque de Yaoundé, dans lequel il fulminait contre les élites qui forçaient les jeunes hommes à la recherche d’un emploi à se soumettre à des rites d’initiation homosexuels [7]. Au début, le président Biya exprima quelques réticences quant à la publication de ces listes, en appelant au respect de la vie privée. Mais lorsqu’il apparut que ces listes bénéficiaient d’un large écho populaire, le gouvernement s’est vu contraint de renforcer l’action judiciaire contre une supposée prolifération de l’homosexualité dans la société. Pour l’élite politique, une contre-offensive forcée semblait être le seul moyen de se distancier de toute association avec l’homosexualité. C’est ainsi que le Cameroun se retrouva brusquement à l’avant-garde de la vague générale d’homophobie qui submergea alors le continent [8].

14Mais il y avait aussi des aspects qui étaient particuliers à ce pays. Entre autres le fait qu’au Cameroun c’était surtout l’élite de l’État qui était visée par les accusations populaires, l’homosexualité devenant un reproche moral exprimant le profond mécontentement de la population à l’égard du régime. Autre aspect particulier, lié au premier, le lien direct que les gens faisaient avec l’implication autoproclamée de l’élite dans la franc-maçonnerie, le rosicrucianisme ou d’autres associations secrètes d’origine étrangère. Dans le sermon de l’archevêque Bakot, franc-maçonnerie et homosexualité semblaient se confondre, reflétant les soupçons généralement répandus dans le pays. Dans son article de 2012 [9], Basile Ndjio signalait que l’on parlait de plus en plus des « pédés de la République », une expression qui condensait un imaginaire puissant dans lequel l’homosexualité, les appartenances occultes et l’enrichissement illicite se retrouvaient naturellement liés. Alors qu’auparavant on ne faisait que colporter des rumeurs sur les pratiques homosexuelles, l’« homosexualité » faisait soudainement irruption dans toute discussion politique.

15Le caractère éminemment politique du sujet s’est également manifesté par un tournant frappant dans les rumeurs concernant le rôle du Docteur Aujoulat, un médecin engagé en politique qui joua un rôle de premier plan dans la décolonisation du pays au cours des années 1950. À cette époque, Aujoulat eut une fonction charnière dans la marginalisation de l’UPC, le premier mouvement nationaliste du pays mentionné précédemment. Aujoulat orchestra les efforts désespérés de la France pour former une « élite plus coopérative » avec laquelle elle pourrait négocier l’autonomie, puis l’indépendance, de manière à écarter les radicaux de l’UPC. Il est généralement considéré comme l’architecte principal de l’arrivée au pouvoir d’Ahidjo comme premier président – à l’époque un résultat assez surprenant du processus de décolonisation du pays. Le successeur d’Ahidjo, Paul Biya, appartenait également à la coterie des jeunes élites dont s’était entouré Aujoulat. Cela fit de lui, après l’indépendance, la cible d’attaques très personnelles de la part des membres de l’UPC en exil (parmi lesquels le célèbre romancier Mongo Beti) pour son rôle insidieux dans le maintien du Cameroun dans l’orbite de la « Françafrique ». Au cours des décennies suivantes, Aujoulat semble sombrer dans l’oubli. Cependant, après 2000, il fait un « retour » spectaculaire, mais sous une nouvelle forme, puisqu’il est dépeint, dans un flot d’articles de presse et de messages sur les réseaux sociaux, comme un homosexuel ayant soumis l’élite camerounaise émergente – non seulement Ahidjo mais aussi Biya – à de viles pratiques sexuelles (ainsi que l’a exprimé l’archevêque Bakot dans son sermon de Noël en 2005). Aujoulat, comme « figure homo-maçonnique [10] », était désormais tenu responsable de la « sodomisation » des nouveaux dirigeants du pays, et donc de la prolifération de l’homosexualité dans le pays et de la corruption comme de la crise actuelle. Dans un article récent [11], Rogers Orock et moi-même montrons en effet que, pour comprendre toute la complexité de l’émergence si soudaine de l’homosexualité comme question majeure de la politique camerounaise, il faut revenir sur l’histoire tortueuse de la décolonisation du Cameroun : la lutte désespérée pour tenir l’UPC à distance et, dans une perspective plus large, le rôle spécial attribué aux anciennes colonies françaises en Afrique par de Gaulle et son Monsieur Afrique, Jacques Foccart. Pour réaliser le rêve de la préservation d’un pré carré français en Afrique, malgré l’évolution apparemment inéluctable vers toujours plus d’autonomie et même d’indépendance, Foccart créa son réseau très discuté et plus ou moins secret, extrêmement personnalisé, avec les nouveaux dirigeants africains des anciennes colonies françaises. Tout aussi important fut le recours de Mitterrand aux réseaux francs-maçons lorsque, arrivant au pouvoir en 1981, il dut trouver une alternative au réseau de Foccart pour imprimer sa propre marque à la Françafrique [12]. Suivre l’« énonciation » du politique en dehors de l’arène politique formelle nécessite apparemment de suivre un large éventail de pistes. Mais cela ouvre aussi des perspectives fascinantes, dépassant les explications simplistes qui ont aujourd’hui cours, faisant de l’intensification soudaine de l’homophobie en Afrique le produit évident tantôt de « traditions », tantôt du colonialisme.

16Cette approche plus large met également en évidence des ramifications et des implications qui nous conduisent au-delà du continent africain. Dans le cadre d’un programme de recherche sur les questions d’appartenance en Europe et dans les pays d’origine des immigrants, nous avons été confrontés (encore une fois de manière tout à fait inattendue) à un contraste flagrant : au moment où l’homosexualité dans plusieurs pays africains devenait un motif d’exclusion de la citoyenneté, l’on mettait à l’épreuve les immigrants dans certains pays européens dans le sens opposé. En Europe, les réactions négatives à l’égard des homosexuels pouvaient être un motif de refus d’accès à la citoyenneté pour les immigrants. De tels contrastes suggèrent facilement des oppositions binaires – une Europe tolérante contre une Afrique encore en prise à des préjugés – qui, loin d’ouvrir les perspectives, ferment l’analyse. Déjà en 2007 Joseph Massad protestait contre de tels binarismes en insistant sur le fait que ce qu’il appelait « Gay International » – le mouvement mondial pour la défense des droits LGBTl+ –, aussi bien intentionné qu’il puisse être, imposait une binarité homo/hétéro d’inspiration occidentale, qui déformait les pratiques plus fluides existant ailleurs et mettait en danger des personnes « suspectes » au niveau local [13]. La même année, Jaspir Puar [14] forgeait le terme d’« homonationalisme » pour désigner de telles revendications mondiales au nom des droits LGBTl+ qui dénonçaient l’homophobie dans d’autres parties du monde et affirmaient ainsi la supériorité occidentale. Il y a là encore un danger manichéen. Dans la pratique, le rayonnement d’une identité gay mondiale exerce un grand attrait sur de nombreuses personnes en Afrique, notamment parmi les plus jeunes. Et certains expriment des opinions assez proches de l’homonationalisme qui inspire tant de mépris à Puar. Dans notre programme, nous trouvions la notion de « politisation » de l’homosexualité, telle que développée par Patrick Awondo, beaucoup plus utile pour dépasser les raisonnements binaires [15]. Awondo, Camerounais qui malgré ses publications courageuses sur ce sujet sensible enseigne encore au Cameroun, est un jeune polafien dont l’analyse a tous les attributs d’une approche par le bas qui est devenue la marque de fabrique de notre revue. Son approche en termes de « politisation » a ceci de fort qu’elle met l’accent à la fois sur le processus et la diversité, ce qui nécessite une analyse patiente des différentes trajectoires à travers lesquelles la question de l’homosexualité a gagné assez brusquement une telle charge politique, plus conforme à l’approche esquissée plus haut [16]. Pas étonnant dès lors que le numéro spécial de Polaf de 2012 sur le sujet, « La question homosexuelle et transgenre », dirigé par Christophe Broqua [17], ait été le premier sur le sujet dans les études africaines, marquant de son empreinte le flot des publications ultérieures qui tentèrent de donner du sens à l’apparition soudaine de l’homosexualité comme question centrale sur la scène politique africaine.

L’Afrique comme précurseur ?

17Des sujets comme les implications plus larges de la politisation de l’homosexualité et ses trajectoires peu orthodoxes dans diverses parties de l’Afrique soulèvent en effet des questions sur la « résonance des études africaines dans les sciences humaines et sociales en général », pour reprendre les termes des rédacteurs en chef actuels de Polaf. Dans quelle mesure l’approche ouverte et souple développée par Polaf pour traiter de la diversité africaine est-elle pertinente en dehors du domaine des études africaines ? Les anthropologues occidentaux parlent souvent d’un « retournement du regard », en usant des connaissances acquises sur le terrain dans d’autres pays pour adopter de nouvelles perspectives sur leur propre société [18]. Mais un tel regard pourrait être encore plus efficace si des collègues africains utilisaient leurs connaissances pour problématiser ce qui a valeur d’évidence en Occident. Les récents débats sur la « question homosexuelle » en Afrique dont il a été question ont déjà eu de telles implications. Par exemple, le travail de Patrick Awondo sur la « politisation » de la question est directement pertinent pour ébranler les points de vue unilatéraux actuels sur ces processus en Occident [19]. Le travail d’autres personnes (par d’autres collègues africaines ou africains comme Serena Dankwa et Graeme Reid [20]) sur la réticence des Africains à assumer une identité sexuelle définie – a fortiori LGBTl+ – soulève des questions sur l’évidence avec laquelle les pratiques sexuelles ont été assimilées en Occident à une identité sexuelle spécifique.

18De plus larges et récents changements mondiaux semblent inviter à un retournement similaire du regard, de l’Afrique vers l’Occident. On peut citer la surproduction d’images par la prolifération vertigineuse des réseaux sociaux qui soulève des questions fondamentales sur le vrai et le faux, les faits alternatifs et la confiance – en Occident aussi, où l’on pouvait penser que les normes étaient plus stables. Récemment, plusieurs auteurs ont appelé à des innovations épistémologiques, en se tournant notamment vers l’Afrique pour trouver des alternatives. Dans sa très sophistiquée Abiola Lecture, Achille Mbembe recherche des canons de connaissance pluriformes capables de faire face aux bouleversements liés aux changements technologiques pour lesquels les visions africaines d’un monde d’esprits peuvent offrir une inspiration particulière [21]. Les Comaroff soulignaient déjà en 2012 la nécessité pour le monde universitaire de s’ouvrir réellement aux « théories du Sud » ; le sous-titre stimulant de leur livre donnait le ton : « Comment l’Euro-Amérique évolue en direction de l’Afrique [22] ». Un exemple particulièrement vivant de cette idée de l’Afrique comme une sorte de précurseur, vient d’un autre polafien : Joseph Tonda, notamment dans son ouvrage visionnaire, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements[23].

19Un thème récurrent dans les travaux antérieurs de Tonda [24] est la manière dont, en Afrique centrale et occidentale, les nouveaux médias – à commencer par la télévision et, maintenant, une pléthore de réseaux sociaux – donnent une nouvelle réalité à l’invisible, le rendant visible de toutes sortes de manières et affirmant ainsi son omniprésence. En s’appuyant sur sa profonde implication dans la vie quotidienne, d’abord à Brazzaville et maintenant à Libreville, il démontre par une cascade d’exemples que l’image ne représente plus le réel, elle « est » le réel. Ces exemples lui permettent également de donner un nouveau souffle aux classiques de l’anthropologie et de la sociologie qui, de Marx à Freud et de Weber à Bourdieu, ont des implications inédites lorsqu’ils sont confrontés aux réalités congolaises et gabonaises. Ce qui est nouveau dans le livre de Tonda de 2015, c’est qu’il se rapporte désormais beaucoup plus aux images qui circulent à l’échelle mondiale. Les images obsessionnelles de la pop star Nicki Minaj et tout ce qu’elle fait avec son corps noir – jouant avec la race et l’érotisme – répètent le type d’« éblouissement » familier de la vie quotidienne dans les villes africaines, mais maintenant à l’échelle mondiale. Le dernier livre de Tonda est encore une fois très, très riche. Il permet donc toutes sortes de lectures et la mienne pourrait être un peu particulière (ce qu’il a reconnu en me demandant d’écrire une postface au livre). Pour moi, l’analyse que fait Tonda de cet éblouissement montre que, dans un contexte comme celui du Libreville d’aujourd’hui, le jeu quotidien des gens avec les images – un jeu qui, derrière ses allures ludiques, peut rapidement devenir très sérieux – n’est pas un signe de l’étrangeté du Gabon (ou de l’Afrique), mais a quelque chose de prophétique pour le monde entier.

20À une époque où les Occidentaux doivent également apprendre et vivre avec des « faits alternatifs » et des « fake news » (ou « fake science »), alors qu’Instagram ou Facebook font autorité sur ce qui est ou n’est pas de l’information, les normes de base de ce qui est considéré comme une « connaissance » sont devenues très friables. Le piratage organisé, soutenu par les États (en Occident comme dans d’autres parties du monde), ou le photomontage comme tactique politique courante ne dissuadent pas les gens de recourir à Internet comme source de vérité. Ce qui est peut-être différent, c’est qu’en Occident beaucoup de gens sont encore choqués par la façon dont Internet – et notamment les nouveaux réseaux sociaux – ébranlent les certitudes sur la connaissance et sur le vrai et le faux par la cascade d’images qu’il produit. En revanche, les exemples frappants de Tonda soulignent que, pour les sociétés africaines, cette agitation et cette confusion n’ont rien de nouveau. La sensation d’être entouré d’un environnement vivant est une expérience commune en Afrique, tout aussi commune que la préoccupation constante vis-à-vis de l’invisible qui peut à tout moment pénétrer le monde visible. D’où l’impossibilité de séparer les différents paramètres de la perception. Tout cela fait que, dans de nombreux contextes africains, les différents niveaux de réalité sont constamment en conflit les uns avec les autres. C’est une réalité dans laquelle il faut en quelque sorte apprendre à vivre [25].

21Quoi que l’on pense de l’idée selon laquelle l’Afrique serait un précurseur pour aborder la confusion qui a maintenant assailli l’Occident, il est clair que l’approche ouverte développée par Polaf pour rendre pleinement justice à la diversité et à la prévisibilité déroutantes qui entourent les évolutions politiques en Afrique acquiert une signification plus large. Une méfiance fondamentale à l’égard des déclarations théoriques et des classifications à l’emporte-pièce ainsi qu’un profond attachement à l’historicité des formes sociales pour démêler patiemment l’intrication de processus apparemment hétérogènes sont très pertinents pour les études universitaires en général, aujourd’hui plus que jamais. Encore une fois, le travail de Joseph Tonda – et son ouvrage Le souverain moderne paru en 2005, enfin accessible en anglais [26] – est un signe majeur de la manière dont nous pouvons aller plus loin dans ce domaine.

22Nous pouvons conclure que Polaf a certainement montré comment il était possible d’aller au-delà de la qualification de l’État postcolonial africain comme « dépendant » ou « instable ». Mais alors, son historicité doit être prise au sérieux, où que cela nous mène (de préférence en dehors des cadres rigides de facture occidentale). À ce titre, il faut reconnaître aux aînés de Polaf le courage de l’avoir fait à une époque où cette entreprise était encore très audacieuse.

Notes

  • [1]
    P. Geschiere, « Le politique en Afrique : le haut, le bas et le vertige », Politique africaine, n° 39, 1990, p. 155-160.
  • [2]
    J. S. Saul, « The Unsteady State: Uganda, Obote and General Amin », Review of African Political Economy, n° 5, 1976, p. 12-38.
  • [3]
    A. Mbembe, « Future Knowledges », The Abiola Lecture, conférence annuelle de l’African Studies Association, Washington D. C., 2016 ; J. Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.
  • [4]
    J.-F. Bayart, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979. Reste à voir si l’UPC était communiste comme Ahidjo (et les Français) l’ont toujours prétendu. Selon Richard Joseph, l’UPC était plutôt radicalement nationaliste – ce n’est que contraints à l’exil que les dirigeants de l’UPC cherchèrent un soutien en Chine et ailleurs (R. A. Joseph, Radical Nationalism in Cameroun: Social Origins of the UPC Rebellion, Oxford, Clarendon Press, 1977). En lisant récemment l’étude Kamerun ! (T. Deltombe, M. Domergue et J. Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, 2011), j’ai réalisé à quel point le désespoir français avait été profond au moment de l’opération menée contre l’UPC à partir de 1958 : après Diên Biên Phu et la montée de l’échec en Algérie, la « guerre psychologique » devait réussir au Cameroun. Voir aussi R. Orock et P. Geschiere, « Decolonization, Freemasonry, and the Rise of “Homosexuality” as a Public Issue in Cameroon: The Return of Dr Aujoulat », African Affairs, vol. 120, n° 478, 2021, p. 26-56.
  • [5]
    P. Geschiere, « Sorcellerie et modernité : retour sur une étrange complicité », Politique africaine, n° 79, 2000, p. 17-32.
  • [6]
    Voir A. Mbembe, « Le potentat sexuel. À propos de la fellation, de la sodomie et autres privautés postcoloniales », Le Messager, 17 février 2006 ; C. Gueboguo, « Penser les “droits” des homosexuels/les en Afrique : du sens et de la puissance de l’action associative militante au Cameroun », Revue canadienne des études africaines, vol. 43, n° 1, 2009, p. 129-150 ; P. Awondo, « Médias, politique et homosexualité au Cameroun. Retour sur la construction d’une controverse », Politique africaine, n° 126, 2012, p. 69-85 ; P. Awondo, Le sexe et ses doubles. (Homo)sexualité en postcolonie, Lyon, ENS éditions, 2019 ; S. N. Nyeck, « Mobilizing against the Invisible: Erotic Nationalism, Mass Media, and the “Paranoid Style” in Cameroon », in S. N. Nyeck et M. Epprecht (dir.), Sexual Diversity in Africa: Politics, Theory, and Citizenship, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2013, p. 151-169 ; B. Ndjio, « Postcolonial Histories of Sexuality: The Political Invention of the Libidinal African Straight », Africa, vol. 82, n° 4, 2012. p. 609-31 ; R. Orock et P. Geschiere, « Decolonization, Freemasonry… », art. cité.
  • [7]
    « 25 décembre 2005 : Mgr Victor Tonye Bakot dresse un réquisitoire contre l’homosexualité au Cameroun » [en ligne], Histoire du Cameroun, 25 décembre 2014, <https://histoireducameroun.com/2014/12/25/25-decembre-2005-mgr-victor-tonye-bakot-se-lance-dans-une-diatribe-contre-lhomosexualite-dans-son-homelie-de-noel/>, consulté le 12 avril 2021.
  • [8]
    À titre de comparaison, c’est en 2009 que Red Pepper, un journal ougandais, présenta une liste similaire. Et c’est en 2008 que les photos d’un mariage supposé gay suscitèrent un tollé général au Sénégal et au Malawi.
  • [9]
    B. Ndjio, « Postcolonial Histories of Sexuality… », art. cité.
  • [10]
    S. N. Nyeck, « Mobilizing against the Invisible… », art. cité.
  • [11]
    R. Orock et P. Geschiere, « Decolonization, Freemasonry… », art. cité.
  • [12]
    Ibid. Voir aussi J.-F. Bayart, La politique africaine de François Mitterrand, Paris, Karthala, 1984. Déjà à l’époque – soit juste après l’arrivée au pouvoir de Mitterrand –, cet auteur prédisait que la politique africaine du président socialiste nouvellement élu suivrait dans les grandes lignes les pas de de Gaulle et Foccart.
  • [13]
    J. A. Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
  • [14]
    J. Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007.
  • [15]
    P. Awondo, Le sexe et ses doubles…, op. cit. ; J. Puar, Terrorist Assemblages…, op. cit. ; P. Geschiere et G. Reid, « Homophobic Africa? Toward a More Nuanced View », African Studies Review, vol. 55, n° 3, 2012, p. 145-169. Awondo a développé cette notion après l’article de D. Altman, « AIDS, The Politicization of an Epidemic », Socialist Register, vol. 78, 1984, p. 93-109.
  • [16]
    Voir aussi le subtil travail de Christophe Broqua sur les différentes manières dont les relations entre personnes de même sexe sont associées à l’enrichissement, un thème qui prend une importance particulière dans les contextes africains (C. Broqua, « Sur les rétributions des pratiques sexuelles à Bamako », Revue canadienne d’études africaines, vol. 43, n° 1, 2009, p. 60-82).
  • [17]
    C. Broqua (dir.), « La question homosexuelle et transgenre », Politique africaine, n° 126, 2012.
  • [18]
    Je me suis essayé à ce retournement dans mes deux derniers livres. Dans The Perils of Belonging: Autochthony, Citizenship, and Exclusion in Africa and Europe (Chicago, University of Chicago Press, 2009), je me suis efforcé de montrer qu’une lecture africaine des notions d’autochtonie et d’appartenance offre des perspectives alternatives sur ces questions dans l’Europe actuelle. Dans Witchcraft, Intimacy and Trust: Africa in Comparison (Chicago, University of Chicago Press, 2013), une des idées principales était qu’une lecture africaine de la sorcellerie pouvait suggérer des idées plus générales sur la socialité et l’ambiguïté de l’intimité.
  • [19]
    P. Awondo, Le sexe et ses doubles…, op. cit.
  • [20]
    S. O. Dankwa, Knowing Women: Same-Sex Intimacy, Gender, and Identity in Postcolonial Ghana, Cambridge, Cambridge University Press, 2021 ; G. Reid, How to Be a Real Gay: Gay Identities in Small-Town South Africa, Pietermaritzburg, University of KwaZulu-Natal Press, 2013. Voir aussi T. Hendriks, « “Making Men Fall”: Queer Power beyond Antinormativity », Africa, vol. 91, n° 3, 2021.
  • [21]
    A. Mbembe, « Future Knowledges », art. cité. Voir aussi le forum à propos de cette conférence : S. Newell et K. Pype, « Decolonizing the Virtual: Future Knowledges and the Extrahuman in Africa », African Studies Review, vol. 64, n° 1, 2021, p. 5-22. Afin d’éviter le danger du culturalisme – invoquer la culture africaine comme investie d’une essence spéciale, au lieu de l’étudier comme le produit de trajectoires historiques particulières –, il serait bon d’ajouter que de telles visions spiritualistes surgissent avec force dans de nombreux contextes encore périphériques à l’expansion capitaliste (Océanie, Asie centrale, zones intérieures de l’Amérique latine).
  • [22]
    J. Comaroff et J. L. Comaroff, Theory from the South. Or, How Euro-America is Evolving toward Africa, Londres, Routledge, 2012. Voir aussi le plaidoyer antérieur des Comaroff pour prendre plus au sérieux le rôle clé des « économies occultes » dans les nouvelles incarnations du capitalisme, illustré par quelques exemples frappants en Afrique. Mais, contrairement à de nombreuses lectures hâtives de leur texte, leur idée n’a jamais été que ces « économies occultes » fussent spécifiques à l’expansion capitaliste en Afrique. Au contraire, ils ont discuté d’exemples provenant du monde entier. L’idée est clairement que les « économies occultes » ont toujours été là, comme une sorte de sous-produit apparemment irrationnel, et donc quelque peu honteux, du capitalisme. Voir J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Millennial Capitalism: First Thoughts on a Second Coming », Public Culture, vol. 12, n° 2, 2000, p. 291-343.
  • [23]
    J. Tonda, L’impérialisme postcolonial…, op. cit., Paris, Karthala, 2015.
  • [24]
    Voir notamment J. Tonda, Le souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005.
  • [25]
    Une question évidente se pose alors : dans quelle mesure les façons de faire africaines peuvent-elles aussi suggérer des moyens de faire face à cette confusion qui semble hanter l’Occident aujourd’hui ? Voir à ce propos P. Geschiere, « Dazzled by the New Media: Mbembe, Tonda and the Mystic Virtual », African Studies Review, vol. 64, n° 1, 2021, p. 71-85. Dans cette contribution au forum de l’African Studies Review sur l’Abiola Lecture de Mbembe citée plus haut, j’essaie d’explorer la notion franco-africaine de « blindage » par le guérisseur comme une protection ambiguë contre une telle confusion.
  • [26]
    J. Tonda, The Modern Sovereign: The Body of Power in Central Africa (Congo and Gabon), Delhi/Chicago, Seagull Books, 2021.
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