Couverture de POLAF_154

Article de revue

« Blanchir » la domesticité. La reproduction des hiérarchies de race, de classe et de sexe dans la production d’un personnel de luxe en Afrique du Sud

Pages 95 à 119

Notes

  • [1]
    J. Debonneville, « Les écoles du care aux Philippines. Le devenir travailleuse domestique au prisme de l’altérité », Revue Tiers Monde, n° 217, 2014, p. 61-78 ; R. T. Jackson, S. Huang et B. S. A. Yeoh, « Les migrations internationales des domestiques philippines. Contextes et expériences aux Philippines et à Singapour », Revue européenne des migrations internationales, vol. 15, n° 2, 1999, p. 37-67.
  • [2]
    E. Galerand et M. Gallié, « L’obligation de résidence : un dispositif juridique au service d’une forme de travail non libre » [en ligne], Revue interventions économiques, n° 51, 2014, <https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2203>, consulté le 4 novembre 2019 ; K. England et S. Stiell, « “They Think you’re as Stupid as your English is” : Constructing Foreign Domestic Workers in Toronto », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 29, n° 2, 1997, p. 195-215.
  • [3]
    C. Carbonnier et N. Morel, Le retour des domestiques, Paris, Seuil, 2018 ; F.-X. Devetter, F. Jany-Catrice et T. Ribault, Les services à la personne, Paris, La Découverte, 2009.
  • [4]
    B. Lautier et B. Destremeau, « Introduction : Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud », Revue Tiers Monde, n° 170, 2002, p. 249-264.
  • [5]
    B. Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Londres/New York, Zed Books, 2000 ; A. B. Bakan et D. K. Stasiulis, « Making the Match : Domestic Placement Agencies and the Racialization of Women’s Household Work », Journal of Women in Culture and Society, vol. 20, n° 2, 1995, p. 303-335.
  • [6]
    F. Scrinzi, « The Globalization of Domestic Work : Women Migrants and Neo-Domesticity », in J. Freedman (dir.), Gender and Insecurity : Migrant Women in Europe, Londres, Routledge, 2017 [2003], p. 77-90 ; N. Yeates, Globalizing Care Economies and Migrant Workers : Explorations in Global Care Chains, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009.
  • [7]
    H. Lutz, « At your Service Madam ! The Globalization of Domestic Service », Feminist Review, n° 70, 2002, p. 89-104.
  • [8]
    B. Cousin, S. Khan et A. Mears, « Theoretical and Methodological Pathways for Research on Elites », Socio-Economic Review, vol. 16, n° 2, 2018, p. 225-249 ; A.-C. Wagner, Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Paris, PUF, 1998.
  • [9]
    A.-S. Dutoit, « Le rôle des ressources en capital international au sein des marchés éducatifs de l’enseignement supérieur : le cas des stratégies d’expansion des écoles hôtelières helvétiques », Working Paper MAPS, Neuchâtel, Université de Neuchâtel, 2016 ; T. Menoux, Les concierges d’hôtel : investissement dans un travail de service de luxe et construction collective du prestige d’un groupe professionnel, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2016.
  • [10]
    Ainsi, le terme « butler » désigne, pour ces academies, des hommes et des femmes. Sa traduction française en « majordome » est donc imparfaite, d’où le choix de conserver le terme en anglais pour cet article.
  • [11]
    Bien que la localisation géographique annoncée de l’academy en contrarie l’anonymat, les prénoms de toutes les personnes évoquées et citées dans cet article sont anonymisés. Outre avoir été garanti aux enquêté·e·s, le changement de prénom évite qu’elles et ils soient directement identifiables sur Internet.
  • [12]
    Il s’agit de la façon dont Nick expose en public et en entretien sa carrière de butler. Il affirme avoir été parmi l’équipe du personnel de Nelson Mandela.
  • [13]
    Pour une définition des deux concepts, voir P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
  • [14]
    Le terme race est ici employé comme une catégorie construite et n’est en aucun cas essentialisant. Son caractère est « éminemment social, artificiel et composite » et « regroupe des rapports de pouvoir liés à la “couleur” et à l’ethnicité, mais aussi à la nationalité et au statut légal » comme le rappelle Jules Falquet. Néanmoins, à la différence d’elle, je n’utilise pas les guillemets pour parler de la race, pas plus que pour les termes de genre et de classe qui procèdent d’un même construit social. J. Falquet, « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de “race” dans la mondialisation néolibérale », in E. Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p. 72.
  • [15]
    J. Cock, Maids and Madams : A Study in the Politics of Exploitation, Johannesburg, Ravan Press, 1980 ; D. Gaitskell, J. Kimble, M. Maconachie et E. Unterhalter, « Class, Race and Gender : Domestic Workers in South Africa », Review of African Political Economy, n° 27-28, 1983, p. 86-108 ; E. Preston-Whyte, « Race Attitude and Behaviour : The Case of Domestic Employment in White South African Homes », African Studies, vol. 35, n° 2, 1976, p. 71-90.
  • [16]
    G. Baderoon, « The Ghost in the House : Women, Race, and Domesticity in South Africa », Cambridge Journal of Postcolonial Literary Inquiry, vol. 1, n° 2, 2014, p. 173-188.
  • [17]
    À la manière dont l’ont notamment pensée et faite Elsa Dorlin et Amélie Le Renard dans leurs travaux respectifs sur la domination et la domesticité. Voir E. Dorlin (dir.), Sexe, race, classe…, op. cit. ; A. Le Renard, Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Paris, Les presses de Science Po, 2019 ; A. Le Renard, « Petits arrangements avec l’égalitarisme. Les Français·e·s de Dubaï et les employées domestiques », Genèses, n° 109, 2017, p. 118-138.
  • [18]
    H. S. Becker, « Whose Side Are we on ? », Social Problems, vol. 14, n° 3, 1967, p. 239-247.
  • [19]
    Je reprends ce terme aux enquêté·e·s rencontré·e·s, qui est particulièrement utilisé par les écoles de personnel de maison « haut de gamme » comme les Butler Academies, ainsi que par les agences de placement de personnel de maison. Il renvoie, pour ces enquêté·e·s, à tous les secteurs professionnels du service de luxe – comme le secteur hôtelier ou la domesticité au service des plus fortuné·e·s –, et l’utilisation de ce terme en anglais, quelle que soit la langue de la personne en question, connote sa dimension internationale.
  • [20]
    Le profil socio-économique et sociologique de ces « global women », qui sont les « servants of the globalization » – B. Ehrenreich et A. R. Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, New York, Henry Hold and Company, 2004 ; R. S. Parreñas, Servants of Globalization : Women, Work, and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press, 2001 –, est celui du « noyau dur » de la domesticité – B. Lautier et B. Destremeau, « Introduction… », art. cité.
  • [21]
    J. Cock, Maids and Madams…, op. cit.
  • [22]
    S. Ally, From Servants to Workers : South African Domestic Workers and the Democratic State, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2009 ; J. N. Fish, Domestic Democracy : At Home in South Africa, New York/Londres, Routledge, 2006 ; R. Rees, « “We Want a Union” : Finding a Home for Domestic Workers », South African Labour Bulletin, vol. 22, n° 6, 1998, p. 52-57.
  • [23]
    S. Ally, « Domestic Workers Unionisation in Post-Apartheid South Africa : Demobilisation and Depoliticisation by the Democratic State », South African Journal of Political Studies, vol. 35, n° 1, 2008, p. 1-21.
  • [24]
    D. Budlender, The Introduction of a Minimum Wage for Domestic Workers in South Africa, Genève, International Labour Office, Conditions of Work and Employment Series No. 72, 2016 ; Z. Tanzer, Domestic Workers and Socio-Economic Rights : A South African Case Study, Washington D. C., Solidarity Center, The Transformation of Work Series, 2013.
  • [25]
    S. Buhlungu, J. Daniel, A. Habib et R. Southall (dir.), State of the Nation : South Africa 2003-2004, Le Cap, HSRC Press, 2003.
  • [26]
    L. Griffin, « Unravelling Rights : “Illegal” Migrant Domestic Workers in South Africa », South African Review of Sociology, vol. 2, n° 2, 2011, p. 83-101 ; A. J. King, Domestic Service in Post-Apartheid South Africa : Deference and Disdain, Aldershot/Burlington, Ashgate, 2007.
  • [27]
    D. Budlender et D. Bosch, South Africa Child Domestic Workers : A National Report, Genève, International Labour Office/IPEC, 2002.
  • [28]
    T. Hertz, « The Effects of Minimum Wages on the Employment and Earnings of South Africa’s Domestic Service Workers », Upjohn Institute Working Paper, n° 5-120, Kalamazoo, Upjohn Institute, 2005.
  • [29]
    J. Cock, « Challenging the Invisibility of Domestic Workers », South African Review of Sociology, vol. 42, n° 2, 2011, p. 132-133.
  • [30]
    C. Bénit et M. Morange, « Les domestiques, la ville et l’accès à l’emploi au Cap et à Johannesburg : logiques de proximité et logiques de réseau », Revue Tiers Monde, n° 179, 2004, p. 539-565.
  • [31]
    M. Jacquemin, « Travail domestique et travail des enfants, le cas d’Abidjan (Côte-d’Ivoire) », Revue Tiers Monde, n° 170, 2002, p. 307-326.
  • [32]
    Depuis la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud est devenu le premier pays touristique du continent africain. Voir M.-A. Lamy-Giner et J.-L. Guébourg, « Le tourisme international en Afrique du Sud » [en ligne], Espace, société, territoire, document 331, 2005, <http://journals.openedition.org/cybergeo/2954>, consulté le 4 novembre 2019.
  • [33]
    Sur l’arrivée d’une classe moyenne et d’une petite bourgeoisie économique noire en Afrique du Sud, voir S. Chevalier, « Les “Black Diamonds” existent-ils ? Médias, consommation et classe moyenne noire en Afrique du Sud », Sociologies pratiques, n° 20, 2010, p. 75-86. Les client·e·s que vise la Butler Academy correspondent cependant à des classes bien plus fortunées.
  • [34]
    Le nombre de High Net Worth Individuals (une catégorie de classement des richesses utilisée dans le monde de la finance auquel se réfèrent les Butler Academies et qui désigne des personnes ayant un patrimoine d’au moins 1 million de dollars) s’élevait à plus de 43 600 à la fin de l’année 2017 en Afrique du Sud, avec une augmentation de 28 % prévue par la New World Wealth, <https://worldwealthreport.com>, consulté le 4 novembre 2019.
  • [35]
    Entretien avec Nick, à la Butler Academy du Cap, février 2017. Cet extrait d’entretien, comme ceux qui suivent, est traduit de l’anglais.
  • [36]
    Soit environ 15 000 euros.
  • [37]
    Verbatim issu des notes de terrain, Afrique du Sud, février 2017, traduit de l’anglais.
  • [38]
    Comme les concierges de l’hôtellerie de luxe étudiés par Thibaut Menoux. Voir T. Menoux, « L’étoffe d’un concierge. Socialisation vestimentaire et ajustements masculins au service de luxe », Travail, genre et société, n° 41, 2019, p. 47-65.
  • [39]
    Voir notamment J. Rollins, Between Women : Domestics and their Employers, Philadelphie, Temple University Press, 1985 ; M. Romero, Maid in the USA, New York, Routledge, 1992.
  • [40]
    Notes de terrain, Cours théoriques et pratiques, Le Cap, février 2017.
  • [41]
    Extrait du carnet de terrain, Cuisine à la Butler Academy sud-africaine, Le Cap, février 2017.
  • [42]
    E. W. Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005.
  • [43]
    P. Bourdieu, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964 ; P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
  • [44]
    Comme si ces plats étaient d’une origine africaine et noire exempts des métissages culinaires résultant de la colonisation.
  • [45]
    Notes de terrain, Une sortie au domaine près du Cap, février 2017.
  • [46]
    P. Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales, vol. 32, n° 3, 1977, p. 405-411.
  • [47]
    Voir S. Garner, Whiteness : An Introduction, Londres/New York, Routledge, 2007. Une définition du concept est donnée par Maxime Cervulle : « Le concept de whiteness […] désigne l’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales, aussi bien qu’un mode de problématisation des rapports sociaux de race. » M. Cervulle, « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation », Cahiers du Genre, n° 53, 2012, p. 37-54.
  • [48]
    Voir par exemple E. N. Glenn, « From Servitude to Service Work : Historical Continuities in the Racial Division of Paid Reproductive Labor », Signs : Journal of Women and Culture and Society, vol. 18, n° 1, 1992, p. 1-43 ; E. N. Glenn, « Racial Ethnic Women’s Labor : The Intersection of Race, Gender and Class Oppression », Review of Radical Political Economics, vol. 17, n° 3, 1985, p. 86-108.
  • [49]
    Par exemple, les Philippines qui sont les « Mercedes-Benz » de la domesticité et les Ivoiriennes qui sont des gardes d’enfants « chaleureuses » et aimantes. Voir L. Mozère, « Domestiques philippines entrepreneuses d’elles-mêmes sur un marché mondial de la domesticité » [en ligne], Le portique, Archive des Carnets du Genre, Carnet 1-2005, <http://journals.openedition.org/leportique/711>, consulté le 4 novembre 2019 ; C. Ibos, Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Paris, Flammarion, 2012.
  • [50]
    Comme le décrit Nicolas Jounin pour les travailleurs du bâtiment, N. Jounin, « Les travailleurs immigrés du bâtiment entre discrimination et précarité. L’exemple d’une activité externalisée : le ferraillage », La revue de l’Ires, n° 50, 2006, p. 3-25.
  • [51]
    A. Delpierre, « De la bonne au majordome. Contrôle des corps et relations entre les sexes dans la domesticité élitaire » [en ligne], Sociologie du travail, vol. 61, n° 3, 2019, <http://journals.openedition.org/sdt/21320>, consulté le 4 novembre 2019.
  • [52]
    Notes de terrain, Soirée avec Emershan, Le Cap, février 2017.
  • [53]
    F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
  • [54]
    Entretien avec Emershan, à la Butler Academy au Cap, mai 2017.
  • [55]
    B. Lahire, « Distinctions culturelles et lutte de soi contre soi : “détester la part populaire de soi” », Hermès, La Revue, n° 42, 2005, p. 137-143.
  • [56]
    Entretien avec Lily, à la Butler Academy, au Cap, février 2017.
  • [57]
    Récit reconstitué d’après les notes de terrain, Match de polo, Le Cap, février 2017.
  • [58]
    Notes de terrain, Nick et le polo, Le Cap, février 2017.
  • [59]
    J. du Preez, C. Beswick, L. Whittaker et D. Dickinson, « The Employment Relationship in the Domestic Workspace in South Africa : Beyond the Apartheid Legacy », Social Dynamics, vol. 36, n° 2, 2010, p. 395-399.
  • [60]
    A. Delpierre, « Faire comme l’aristocratie ? Le placement des majordomes chez les nouvelles fortunes », Actes de la recherche en science sociales, à paraître.
  • [61]
    A. Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

1Les politiques étatiques de soutien au travail domestique chez autrui, qu’elles passent par l’exportation internationale d’une main-d’œuvre formée comme dans le cas des Philippines [1], par des dispositifs juridiques mis en place par les pays d’accueil des migrant·e·s domestiques, comme l’obligation de résidence au Canada [2], ou encore par des incitations fiscales à recourir aux services à la personne comme en France [3], visent à encadrer, orienter et formaliser un marché mondial des domesticités en expansion [4]. Ces politiques ont favorisé la multiplication rapide d’agences de placements publiques et privées dédiées aux travailleuses et travailleurs domestiques [5], censées répondre aux enjeux mondiaux du care[6] et à l’explosion des demandes en services domestiques [7].

2Les populations qui recourent à ces services appartiennent à différents milieux socio-économiques : les exonérations fiscales et les crédits d’impôt mis en place dans certains pays, ou encore le très faible coût de la main-d’œuvre dans d’autres contribuent à l’accessibilité financière de certaines formes de domesticités. Si les services domestiques à domicile ne sont donc pas exclusivement réservés aux personnes les plus riches, ces dernières en sont particulièrement utilisatrices. Parmi elles, des classes supérieures au capital économique très important et à la forte mobilité internationale [8] emploient un·e à plusieurs employé·e·s de maison à temps plein qui les servent, chez elles, au quotidien. Depuis le début des années 2000, des écoles, les Butler Academies, se spécialisent dans la domesticité réservée à ces très grandes fortunes, en se distinguant des organismes de formation et des agences de placement soutenues par les politiques publiques. Elles se regroupent en un réseau de quatorze établissements, dont le projet commun est de professionnaliser, sur le modèle de l’hôtellerie de luxe [9], une domesticité à destination des plus riches.

3Les Butler Academies, fondées par des hommes européens âgés d’une quarantaine d’années, anciens butlers (majordomes) privés ou concierges de palaces, se sont ouvertes en Europe et aux États-Unis, ainsi qu’en Chine, en Inde et en Afrique du Sud. Les fondateurs, rencontrés en face-à-face ou à distance, créent une offre d’hommes et de femmes [10] domestiques de luxe sélectionné·e·s et formé·e·s, anticipant une croissance rapide de très grandes fortunes potentiellement intéressées par ce recours à une domesticité « clefs en main ».

4La Butler Academy sud-africaine est la seconde academy la plus importante du réseau. Située tout près de la ville du Cap, fondée en 2011 par un ancien butler, Nick [11], qui aurait servi chez des personnalités politiques de plusieurs pays européens et d’Afrique du Sud [12], elle accueille quatre fois par an des promotions d’une dizaine d’élèves venant d’Afrique du Sud et des pays alentour. Alors que les Butler Academies situées dans les pays qualifiés d’« occidentaux » (« western countries ») revendiquent leur accueil de candidat·e·s de toutes nationalités, celles situées dans les pays dits « non occidentaux » (« non western countries ») privilégient leur accès à des candidat·e·s ayant la nationalité du pays en question. La Butler Academy sud-africaine a néanmoins la volonté de s’ouvrir à d’autres pays africains entourant l’Afrique du Sud : les promotions se composent majoritairement d’élèves sud-africain·e·s, mais quelques-un·e·s habitent en Afrique du Sud en ayant la nationalité namibienne et zimbabwéenne, et certain·e·s vivent en Namibie, au Zimbabwe au Botswana et au Malawi. Cette ouverture à d’autres pays du Sud de l’Afrique n’empêche pas Nick de revendiquer la spécificité sud-africaine de son academy, pensée pour les candidat·e·s et les client·e·s vivant en Afrique du Sud.

5Les quatorze Butler Academies identifiées ont un projet commun : celui de redonner ses lettres de noblesse à la figure du butler, un domestique haut placé dans les maisons, dont les origines seraient anglaise, française et néerlandaise. Les fondateurs créent une histoire des butlers qui, après avoir servi la grande noblesse européenne au début du xxe siècle, incarneraient un modèle de domesticité en déclin, qu’il faudrait selon eux revivifier pour les grandes fortunes contemporaines. Le projet commun aux academies est de convertir leurs élèves à un style de vie et à un comportement présentés comme propres à l’aristocratie des trois pays de naissance du butler : il s’agit de les former au « bon » goût et aux exigences supposées de cette fraction des classes supérieures, et à des façons de faire et d’être que les fondateurs qualifient tantôt d’européennes, tantôt d’« occidentales ». De ce fait, les academies chinoise, indienne et sud-africaine représentent, aux yeux de leurs fondateurs, un défi supplémentaire, qui est celui d’y acculturer leurs élèves, supposé·e·s étranger·e·s à une soi-disant « culture européenne » et « culture occidentale » (« european and western culture »). Dans ces formations, en sus d’être évalué·e·s sur leurs aptitudes à se convertir à un hexis et un ethos [13] grand bourgeois, les élèves sont jugé·e·s sur leurs capacités à s’imprégner de ces « cultures » érigées comme supérieures.

6La Butler Academy sud-africaine tient une place spécifique dans ce projet civilisateur. Alors que, dans les academies chinoise et indienne, les élèves, de nationalités chinoise et indienne, sont tou·te·s considéré·e·s comme ignorant·e·s de ces « cultures » de référence, les aptitudes à cette conversion et à cette acculturation sont jugées très différemment selon les élèves dans la Butler Academy sud-africaine. En sus d’établir des hiérarchies de classe qui se jouent aussi dans les autres academies, elle cristallise des hiérarchies raciale et sexuée entre les élèves, et entre les élèves et ceux qui les forment. Comment s’articulent les rapports sociaux de race [14], de classe et de sexe dans cette academy ? Dans quelle mesure ce dispositif de production d’une main-d’œuvre domestique de luxe contribue-t-il à reproduire en particulier les hiérarchies raciales en contexte post-apartheid ?

7Une immersion ethnographique au sein de la formation proposée par la Butler Academy sud-africaine a été l’occasion d’observer et d’analyser l’articulation entre production de la domesticité et reproduction de ces hiérarchies. Dans les discours et les faits, l’academy accueille des candidat·e·s aux profils divers. Femmes et hommes, d’âges et de secteurs professionnels divers, se côtoient au quotidien pendant six semaines dans une villa qui est à la fois leur lieu de formation et de vie, dans l’espoir de faire une carrière de butlers. Nick se félicite du métissage entre élèves dit·e·s blanc·he·s et dit·e·s noir·e·s, dans un pays marqué par l’histoire de l’apartheid. Depuis la colonisation, la domesticité est en effet restée le bastion des populations noires les plus pauvres [15] en Afrique du Sud : ce sont, dans les imaginaires comme en pratique, les Noir·e·s qui servent les Blanc·he·s [16]. La Butler Academy apparaît donc comme un dispositif inédit qui bouleverse les rapports de domination raciale structurant la domesticité : en devenant butlers, les Noir·e·s sont susceptibles de travailler pour des familles noires et blanches très riches, en prétendant à des hauts postes et à des salaires élevés, et les Blanc·he·s d’être au service de familles blanches et de familles noires. L’article montre cependant que ce bouleversement, a priori particulièrement évocateur dans le cas où des Blanc·he·s sont formé·e·s pour être au service des Noir·e·s, masque en réalité des mécanismes d’infériorisation des Noir·e·s, qui sont ici analysés dans une perspective intersectionnelle critique des rapports de domination en contexte postcolonial [17].

Une plongée dans les formations de personnel de maison de luxe : de quel côté[18] est l’ethnographe ?

L’article mobilise une partie des matériaux récoltés pour une recherche portant sur la domesticité des classes supérieures très fortunées. Un des volets de l’enquête multisite est celui d’ethnographies conduites au sein de Butler Academies et d’entretiens avec leurs (ancien·ne·s) élèves, leurs fondateurs et leurs salarié·e·s. Dans une perspective comparatiste, je me suis rendue dans quatre lieux de formation : une école française de majordome et de gouvernante, pendant la durée totale de la formation ; trois Butler Academies, respectivement situées aux Pays-Bas, en Chine, et en Afrique du Sud, que j’ai rejointes en cours de session. L’une des conditions du suivi de la formation, négocié en me présentant comme chercheuse (le coût très élevé de la formation étant rédhibitoire pour que j’y postule comme candidate), était que j’y participe pleinement. Je partageais le quotidien des apprenti·e·s butlers, ce qui fut l’occasion de conduire des entretiens approfondis et de prolonger des discussions plus informelles lors des moments de repos. J’étais également proche de l’équipe administrative et pédagogique de l’academy, qui portait un certain intérêt à ce qui était pour elle le point de vue de quelqu’un d’extérieur au « monde des butlers », mais qui connaissait, de par ses recherches, l’« hospitality industry[19] ». La proximité que j’ai entretenue à la fois avec les élèves et les fondateurs et salarié·e·s a été favorisée par cette position à la fois dans et hors des enjeux de la formation. En outre, ma circulation entre les différentes populations a été orientée par mes propres caractéristiques de classe, de genre et de race. Mon appartenance au milieu intellectuel, qui plus est français et donc « occidental » et européen, me conférait une légitimité culturelle et une position de dominante par rapport aux élèves, qui me permettait, par rapport à elles et eux, de recueillir les confidences de Nick et des salarié·e·s. Ce statut de confidente fut également facilité par mon genre : le fait d’être une femme, et d’avoir été dans un rôle d’écoute, et parfois, de care vis-à-vis des élèves en souffrance pendant la formation, m’a donné la possibilité de dialoguer avec elles et eux, sans qu’elles et ils ne craignent – je crois – que je raconte nos échanges à Nick.
En effet, je partageais une complicité avec les élèves que je n’avais pas avec Nick et les salarié·e·s. Je dormais à la villa, je dînais le soir et déjeunais le matin avec elles et eux, alors que l’équipe salariée et Nick repartaient chaque soir. J’étais par ailleurs ignorante de nombreux codes mondains, règles de bienséance et techniques de service et de ménage qu’elles et ils apprenaient en formation. Je portais, sur la demande de Nick qui en était dispensé, l’uniforme, et j’étais soumise aux mêmes règles de discipline que les élèves. J’étais parfois interrogée lors des leçons, et j’ai dû faire un devoir écrit sur l’« art du service » où j’ai obtenu l’une des plus mauvaises notes. Mon âge, et les quelques critiques envers Nick et la formation que j’ai malgré moi laissées échapper lors des moments de repos avec les élèves, m’ont rendue plus proche d’elles et eux. Enfin, ma couleur de peau a eu des effets sur ma proximité avec les élèves. Lors de mon arrivée, j’ai tout de suite été incluse dans le groupe des élèves blanc·he·s qui partagent des moments de sociabilité sans les élèves noir·e·s. Parfois confrontée à des propos que je jugeais racistes, je n’hésitais pas à m’y opposer frontalement : ces affronts ont suscité des débats politiques plus qu’ils n’ont créé de conflits car j’étais renvoyée par les élèves blanc·he·s à ma nationalité et à mon pays d’origine, qui me rendaient selon eux aveugle à la réalité des enjeux raciaux en Afrique du Sud (un sujet récurrent de leurs débats étant les Blanc·he·s qui se font tuer par les Noir·e·s dans les campagnes sud-africaines). Blanche mais pas sud-africaine, j’ai pu également être progressivement incluse dans le groupe des élèves noir·e·s de la formation, en y restant finalement plus que dans le groupe des Blanc·he·s. Partageant ma chambre avec une élève sud-africaine noire, nous avons noué des liens forts pendant les soirs et les week-ends libres de la formation, notamment en partageant notre passion pour les danses africaines. Je lui racontais mes expériences de vie et de voyage dans certains pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Est, ainsi que ma vie parisienne, et elle me racontait la sienne à Durban et son attachement à ce qu’elle appelait sa « communauté zoulou » (« my zulu community »). Avec Ntatu, nous sortions avec les élèves noir·e·s de la formation en ville, allions acheter à manger ensemble et nous baladions près d’un petit lac proche de la villa en pleine nuit. L’un des élèves m’a emmenée voir sa famille dans les « townships » situés autour du Cap et nous avions ensemble de longues conversations sur les Noir·e·s en Afrique du Sud. Bien entendu, je ne me leurrais pas sur ma position particulière au sein de leur groupe : les comportements de déférence qu’elles et ils avaient parfois à mon égard, et leurs critiques sur la richesse des Blanc·he·s de leur pays et d’Europe me renvoyaient à la domination que ma couleur de peau et ma nationalité exerçaient sur eux.
Suite à mon départ de l’academy, j’ai entretenu pendant plus d’un an et demi des contacts réguliers avec une grande partie des ancien·ne·s élèves et de l’équipe. L’activité soutenue de l’academy sur Internet et les réseaux sociaux me permet de suivre son évolution, et les différentes promotions d’élèves qui s’y succèdent.

« You are the future of South Africa » : le projet d’une montée en gamme de la domesticité sud-africaine

8Écritures dorées sur fond noir, photographies de femmes et d’hommes en costumes trois-pièces, nœuds papillon et gants blancs, hôtels paradisiaques et villas luxueuses… dès la page d’accueil du site Internet de la Butler Academy sud-africaine, le ton est donné. Il ne semble pas s’agir de domesticité, mais de service hôtelier. L’image de la femme domestique pauvre, migrante et racisée, précaire sur le marché du travail et victime des inégalités sociales en contexte de mondialisation [20], est bien étrangère à celles que projettent les personnes souriantes et apprêtées des photographies du site. D’ailleurs, il n’y est nulle part écrit « domestic work », « domesticity » ou « servants ». Les « butlers », le « high-end service » et l’« hospitality industry » sont autant de termes qui désignent un autre univers, et qui s’inscrivent dans une rhétorique révélatrice de la position que veut occuper la Butler Academy sur le marché sud-africain des services du luxe.

La domesticité en Afrique du Sud : quelques points de repère

9Sans prétendre faire une synthèse, ni dessiner un portrait exhaustif de l’état actuel du travail domestique en Afrique du Sud, quelques éclairages préalables sont nécessaires pour mieux comprendre le projet atypique de cette école de butlers. Plusieurs recherches ont porté sur la domesticité en Afrique du Sud pendant et après l’apartheid, et sur l’évolution des conditions et des droits des domestiques. Isolé·e·s, pauvres, et souvent réduit·e·s en esclavage, les travailleuses et les travailleurs domestiques noir·e·s sont depuis longtemps assujetti·e·s aux Blanc·he·s qu’elles et ils servent. Le contexte répressif de l’apartheid exacerbe leur dépendance vis-à-vis de leurs « maîtresses » et de leurs « maîtres », et freine leur mobilisation collective [21]. Peu après la fin de l’apartheid en 1994, le nouveau gouvernement démocratique inclut progressivement les droits des travailleur·e·s domestiques dans la législation, et en fait même une priorité. L’arrivée de l’État démocratique a accéléré le passage d’un statut de servant·e·s à celui de travailleur·e·s [22].

10Puis, au début des années 2000, l’inscription dans la loi de leurs droits a progressivement conduit à une baisse de leur syndicalisation [23]. La satisfaction d’une partie de leurs revendications, notamment salariales, en contexte de démocratisation [24], s’est accompagnée d’un essoufflement des mouvements collectifs [25]. Bien que réglementée, la domesticité en Afrique du Sud est en outre aujourd’hui sujette à une large diversité de conditions de travail et de vie. Le travail mal ou impayé, les heures illimitées, l’isolement concernent encore de nombreuses et nombreux travailleur·e·s domestiques, et notamment les migrant·e·s sans papiers [26] et les enfants. En Afrique du Sud, la domesticité est le bastion de travailleuses et travailleurs pauvres et sans diplômes, qui disposent de peu de ressources pour exercer des métiers plus qualifiés. C’est aussi un secteur qui, selon les estimations publiques, concentre presque un dixième de la population active, ce qui laisse mesurer la place importante qu’occupe la domesticité en Afrique du Sud [27]. Le pays compte ainsi plus d’1,2 million de travailleuses et travailleurs domestiques : ce sont, pour la majorité, des femmes noires (20 % des femmes noires sont travailleuses domestiques), qui travaillent comme femmes de ménage, cuisinières et nannies, et, dans une moindre proportion (un peu moins de 17 %), des hommes, qui travaillent pour beaucoup comme jardiniers [28]. De façon générale, malgré l’avancée de leurs droits, ces travailleuses et travailleurs restent encore largement invisibles dans la société sud-africaine [29], comme dans la majorité des pays du globe.

11Le live-in (travailler et dormir au domicile d’une même famille) et le charring (travailler à temps partiel pour plusieurs familles et disposer d’un domicile indépendant) sont deux types de situations de travail qui se côtoient actuellement. La montée du charring a entraîné une importante mobilité spatiale des travailleur·e·s domestiques, qui a un effet sur les façons dont elles et ils se placent sur le marché de la domesticité. Les logiques de proximité et de réseaux se combinent dans l’accès au marché du travail, et contribuent à former un marché segmenté de l’emploi domestique, notamment en ville, où, d’un quartier à un autre, les conditions de travail sont très contrastées. Surtout, ce qui est important de relever pour le sujet traité dans cet article, c’est qu’il n’y a pas, ou très peu, d’intermédiaires du placement en Afrique du Sud [30], contrairement à d’autres pays africains où la domesticité est parfois en partie régulée par des agences de placement informelles [31].

Quand les pauvres servent les riches et les riches servent aux pauvres

12La position de la Butler Academy est donc atypique sur le marché sud-africain de la domesticité, qui échappe majoritairement aux dispositifs de placement. Il s’agit pour son fondateur d’être actif sur deux types de marché : celui, dans un pays attractif pour le tourisme [32], du tourisme de luxe, et celui des services aux classes supérieures sud-africaines blanches très fortunées, majoritaires dans le pays, ainsi que les très riches classes supérieures noires [33]. P.-D.G., financier·e·s, élites gouvernementales et diplomatiques, cadres et professions libérales fortuné·e·s, riches expatrié·e·s actives et actifs ou retraité·e·s, sont les client·e·s que vise Nick. Il part du postulat que les personnes très aisées aux fortunes récentes [34] sont à la recherche d’une main-d’œuvre particulièrement qualifiée, apte à leur offrir des services hautement personnalisés, dont les compétences et la « qualité » assoiraient leur distinction sociale.

13Nick, âgé de 41 ans au moment de l’enquête, néerlandais et sud-africain blanc descendant d’Afrikaners, se présente comme un fin connaisseur de l’« hospitality industry » et des milieux mondains. Il explique lors d’un entretien la double ambition qui a motivé l’ouverture de son école, qu’il a financée grâce à ses économies et à des sponsors de marques de luxe internationales et sud-africaines avec lesquels il a noué des partenariats :

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Nick : « J’ai travaillé pour des millionnaires, et je peux vous dire que ces gens ne veulent pas être servis comme les autres. Ils ont un niveau d’exigence si élevé qu’on ne peut pas leur mettre n’importe qui chez eux. Il faut aussi quelqu’un en qui ils ont confiance, car ce sont des gens qui vivent dans la confidentialité, le secret, et qui ont vraiment beaucoup d’argent, donc il faut quelqu’un de fiable. Parfois aussi, ce sont des gens qui travaillent énormément, qui voyagent beaucoup, qui n’ont vraiment pas le temps de se faire à manger, de s’occuper… alors, pour ces gens, il faut des butlers. Des butlers qui connaissent très exactement comment vivent ces personnes. C’est pour ça que j’ai décidé de transmettre mon savoir-faire et mes connaissances de ces vies, pour que les élèves, ici, soient préparés au mieux à ça.
Et beaucoup de familles recherchent des butlers en Afrique du Sud ?
Nick : Absolument, de plus en plus. Car il y a de plus en plus de très riches ici, comme partout dans le monde. Donc il faut adapter le service. Et puis, en même temps, le taux de chômage est dramatique ici. On a une partie de la population qui est très pauvre, et donc je pense qu’il faut voir cette richesse comme un débouché pour l’emploi. Donc, mon objectif aussi, avec la Butler Academy, c’est de valoriser les métiers de service, que ça ne soit plus quelque chose de… tabou, vous voyez, de mal vu. Et servir les gens riches, forcément, c’est prestigieux, c’est un vrai métier. Et c’est un métier qui s’apprend, il n’est pas naturel, vous voyez. Donc, pour résumer, il faut saisir l’opportunité de ces riches qui viennent ici, en Afrique du Sud, pour former des gens aptes à les servir. Moi, je leur dis, à chaque fois : vous êtes le futur de l’Afrique du Sud [35]. »

15Pour Nick, la création d’une domesticité spécialement dédiée aux demandes particulières des familles fortunées permettrait de valoriser et de professionnaliser un travail souvent associé à la pauvreté et à la précarité. Il inscrit son projet dans une démarche plus large, quasi sociale voire politique, de création d’emplois, pour « soigner l’Afrique du Sud », comme il le dit lors de l’entretien, du chômage. Cette rhétorique lui permet de légitimer l’ouverture d’une école réservée au service de luxe : la montée en gamme de la domesticité serait pour lui un moyen efficace de lutter contre les inégalités sociales et économiques en Afrique du Sud, vu que la richesse profiterait aussi à ses yeux à celles et ceux qui sont sans le sou.

16Ce discours marketing se traduit par l’ouverture à des profils diversifiés de candidat·e·s. Le registre vocationnel et l’importance conférée à l’évaluation de la « motivation » et de la « passion » des candidat·e·s effacent toute explicitation des critères avec lesquels ils les sélectionnent. Nick se défend de choisir ses futur·e·s élèves selon leur capital économique, alors que le coût de six semaines de formation s’élève à près à 250 000 rands [36]. Il y a effectivement dans les promotions des élèves très peu fortuné·e·s, dont les coûts de formation sont pris en charge par une entreprise, ou qui ont épargné pendant plusieurs années et/ou ont emprunté. Cette dernière démarche est particulièrement valorisée par Nick, puisqu’elle est pour lui une preuve indéniable de motivation. Il se targue de diriger une école « universelle », ouverte à tou·te·s, qui offrirait des possibilités égales d’entrée dans le cercle restreint des butlers et des milieux élitaires.

Quelques informations sur les personnes enquêtées dans l’academy

La promotion suivie se compose de douze élèves, dont cinq femmes. Les femmes ont entre 28 et 56 ans et les hommes entre 19 et 58 ans. Neuf élèves ont la nationalité sud-africaine et vivent en Afrique du Sud, une a la nationalité malawite et vit en Afrique du Sud, un a la nationalité zimbabwéenne et vit au Zimbabwe, et un a la nationalité namibienne et vit en Namibie. Sur douze élèves, six sont noir·e·s, dont trois femmes et trois hommes. Avant d’entrer en formation, les trois femmes travaillaient respectivement comme employées domestiques et femme de chambre, et les trois hommes comme homme de ménage et serveur dans un hôtel, et un venait d’être diplômé d’une école de cuisine. Parmi les six élèves blanc·he·s, deux sont des femmes et travaillaient comme secrétaire médicale et garde d’enfants à domicile, et quatre sont des hommes qui travaillaient comme manutentionnaire, responsable clientèle de lodges de safari appartenant à la famille, et comptable en entreprise, et un était étudiant.
Les élèves noir·e·s ont tou·te·s financé leur formation par un prêt bancaire, ou par le prêt d’argent de membres de leurs familles, complétant leurs économies. Ils/elles ont tou·te·s demandé à la Butler Academy d’échelonner leur participation financière à la formation sur plusieurs mois. Les élèves blanc·he·s ont quant à elles et eux payé la formation avec leurs économies, en une seule fois, sauf les deux élèves les plus jeunes qui ont été aidé·e·s par leurs parents. Globalement, les élèves blanc·he·s de la formation, qui ont tout·e·s la nationalité sud-africaine à l’exception d’un qui est namibien, évoluent dans des milieux socio-économiques plus favorisés que les élèves noir·e·s. Parmi ces derniers, cinq élèves sur six vivent dans des townships, dans ou autour des villes de Pretoria, Durban et Johannesburg, et de Harare au Zimbabwe.
Dans l’academy, quatre salarié·e·s travaillent en sus du fondateur et de son associé. Deux sont des femmes, l’une blanche qui s’occupe des tâches de secrétariat, l’autre noire qui fait le ménage dans la villa. Deux sont des hommes, l’un étant le gestionnaire financier et comptable de la formation, et l’autre chargé de communication et du site Internet. La femme de ménage noire est âgée de 24 ans, et les trois autres salarié·e·s blanc·he·s ont un peu plus d’une quarantaine d’années. Le gestionnaire financier est un ami de longue date du fondateur, et les autres ont été recruté·e·s par des annonces sur Internet. La femme de ménage n’est pas diplômée, mais les trois autres ont un niveau universitaire équivalent au bachelor, dans les domaines de la communication et du management.
Pendant la formation, les élèves ont très peu de contact avec l’équipe administrative. Leurs seuls interlocuteurs sont Nick et son associé, Hugues, un homme blanc sud-africain âgé de 65 ans, également ancien butler. Ils reçoivent également des enseignements courts lors de sorties thématiques auprès de certain·e·s professionnel·le·s (des viticulteur·e·s ou des chef·fe·s cuisinier·e·s par exemple). La formation dure du lundi ou samedi, le dimanche étant un jour de repos pour les élèves, sauf en cas d’événements auxquels ils participent pour s’entraîner au service.

Faire corps avec l’ethos et l’hexis du butler

17À mon arrivée à l’aéroport, je suis accueillie par Hugues, l’associé de Nick, et par Faiza et Anae, deux élèves sud-africaines respectivement noire et blanche, en costume et nœud papillon noirs. Faiza me propose de prendre ma valise et Anae me donne une bouteille d’eau. Nous nous dirigeons dans le parking où est garée la voiture de Hugues : un imposant 4x4, intérieur cuir, où sont disposés un cadeau et une boîte de bonbons, que me tend Faiza. Dans le paquet se trouvent une boîte à bijoux avec un petit médaillon gravé aux enseignes de la Butler Academy et un foulard blanc avec des imprimés de la carte de l’Afrique. Gênée, je remercie à chaque attention que me portent les deux femmes. « L’excellence du service, voici ce qu’apprennent nos élèves, ici, à l’academy[37] » me répond avec une certaine fierté Hugues. Mon arrivée est l’occasion d’un exercice d’application pratique pour Faiza et Anae, qui conservent le silence et se tiennent droites, les mains posées sur leurs genoux, pendant les 45 minutes de trajet qui nous séparent de l’academy.

Corps aristocratiques et corps domestiques

18Haut placé·e·s dans la hiérarchie des employé·e·s de maison, les butlers ont une fonction de représentation, de direction et d’exécution des consignes de leurs employeur·e·s : cette fonction se traduit dans une dialectique corporelle qui consiste en l’incorporation de savoir-être aristocratiques et de savoir-être propres au statut de subalternes qu’elles et ils occupent dans les maisons. L’ethos et l’hexis professionnels appris dans les academies sont donc un mélange entre deux façons d’être et de paraître, dont l’apparente contradiction constitue le cœur de l’identité du butler.

19Les apprenti·e·s butlers ont des cours théoriques le matin et pratiques l’après-midi. Elles et ils disposent d’un manuel du butler qui est un condensé de tout ce qu’elles et ils apprennent. Une trentaine de pages couvrent la thématique « étiquette et protocole ». Toutes les semaines, en effet, les élèves sont interrogé·e·s sur une partie des codes mondains à maîtriser avant la fin de la formation – une condition pour obtenir le diplôme. Ces codes sont par exemple celui de se tenir droit·e, le regard en face, de déambuler dans l’espace de façon rapide et assurée, avec fluidité, souplesse et sans précipitation. L’« élégance » est un mot que répètent constamment Nick et Hugues à leurs élèves pour résumer le goût et le style de vie des familles qu’elles et ils vont servir. L’élégance des corps des butlers est parfaite par leur uniforme, qui constitue l’« étoffe » du butler[38] : une veste, un pantalon et des chaussures noires, une chemise blanche, un nœud papillon noir. Cette élégance va de pair avec des ongles coupés, et vernis pour les femmes, un visage rasé pour les hommes, un cou et des épaules légèrement parfumés, des cheveux peignés, gominés pour les hommes, relevés en chignon et laqués pour les femmes. L’apparence générale est contrôlée tous les matins par l’un·e des élèves qui joue le rôle de butler en chef·fe (« head butler ») : aligné·e·s sur la terrasse de la villa, les mains croisées devant le nombril, les élèves sont inspecté·e·s, et parfois repeigné·e·s par la ou le head butler.

20D’autre part, les codes mondains passent par le langage. Le langage familier et l’argot sont corrigés par les formateurs et les élèves entre elles et eux. Les élèves ont quelques cours de grammaire et de vocabulaire, apprennent à systématiser leur usage de certaines tournures de phrase, ou encore à placer leur voix. Par exemple, si elles et ils souhaitent s’adresser à leurs employeur·e·s, leur question ne doit pas être directement posée mais précédée d’une autre demande : « May I ask you… Sir/Madam ? » Autrement dit, les élèves apprennent à demander l’autorisation de prendre la parole : il s’agit d’une marque langagière, parmi d’autres, de respect et de déférence.

21La déférence, c’est justement ce qui fait le lien entre corps aristocratique et corps domestique. Elle matérialise, de façon générale dans les relations de service propres à la domesticité [39], l’asymétrie de rang et de statut entre celles et ceux qui servent et celles et ceux qui sont servi·e·s. En sus du langage, elle s’exprime par le regard – baisser le regard lorsque l’employeur·e réprimande –, ou encore la révérence, exigée devant des personnes importantes. L’humilité, la modestie et une timidité juste contrôlée contribuent à montrer qu’on est, en tant que butler, « en dessous ». Ces savoir-être et savoir-faire propres au corps domestique s’inscrivent dans une attitude générale de docilité : à l’academy, les butlers apprennent à ne jamais dire non aux demandes. Même les demandes les plus « folles », comme les qualifie Nick, doivent être satisfaites : « Être butler, c’est montrer qu’il n’y a pas de limites aux services à donner [40]. »

22Nick répète sans cesse aux élèves que, même si elles et ils ont les codes, elles et ils ne sont pas les égales et égaux de leurs employeur·e·s. En aucun cas, il ne doit y avoir de confusion entre les rôles. Avoir un corps de domestique suppose aussi d’agir selon son rôle, c’est-à-dire servir : au cours des six semaines de formation, les élèves développent les techniques et les compétences qui feront d’elles et eux un·e bon·ne employé·e. Entretenir un intérieur, pour pouvoir contrôler le ménage fait par les employé·e·s sous leur direction ; cuisiner des mets simples mais raffinés, servir à table ; repasser des vêtements luxueux sans les abîmer ; faire la valise de « Madame et Monsieur ». Superviser une équipe signifie, pour un·e butler, être aussi relativement polyvalent·e : Nick et Hugues associent la fonction du butler au management, un management qui reste cependant sous-tendu par une relation de subalternité.

23Fusion entre corps aristocratique et corps domestique, l’ethos et l’hexis professionnels des butlers enseignés à l’academy sud-africaine supposent qu’il y existe une façon, supérieure aux autres, d’être bourgeois·e, d’être domestique, et donc d’être butler. Les codes, les compétences techniques et les savoirs théoriques que les élèves apprennent sur les pratiques, les goûts et les styles de vie des milieux mondains sont emprunts de ce que Nick et Hugues appellent une « culture européenne » et une « culture occidentale », que n’auraient pas selon eux les élèves.

L’incompatibilité d’une « culture sud-africaine » noire avec le « bon » goût

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« Afrique du Sud, Jour 8. Cuisine française et western cuisine.
La venue d’une Française dans l’academy suscite depuis mon arrivée de nombreux compliments sur la beauté de la France, l’élégance des Françaises et, surtout, l’art de la table français. [Nick] m’a demandé de faire un exposé sur la cuisine française. Il fallait que les sabayons, les entremets, les religieuses au chocolat, le bœuf bourguignon, les crêpes bretonnes, le canard confit ou encore la blanquette de veau n’aient plus aucun secret pour eux. […]
L’après-midi, c’est préparation des noix de Saint-Jacques rôties pour le repas de gala du soir. En cuisinant, je demande à [Hugues] s’il cuisine parfois des plats sud-africains. Il me répond que oui, mais qu’il ne faut pas que les butlers apprennent ça : “c’est de la gastronomie ici, qu’on apprend”. […]
En fin de journée, c’est l’occasion de revoir le placement des couverts à table. Les élèves ont jusqu’à présent appris deux types de placements : le placement à la française et le placement à l’anglaise. Lorsque [Norbert] [un élève] demande s’il existe un placement à la sud-africaine, [Hugues] et [Nick] le regardent d’un air sévère en lui demandant de ne pas se moquer d’eux [41]. »

25Cet extrait du carnet de terrain est révélateur de la « culture » de référence construite par les fondateurs de la Butler Academy sud-africaine. Lorsqu’ils parlent de la « culture sud-africaine », ils se réfèrent aux populations noires sud-africaines. Les élèves noir·e·s de la formation, comme Norbert, sont systématiquement renvoyés à cette supposée « culture » et à la nécessité de s’en affranchir le temps de la formation. Ce qui est qualifié comme « leur culture » par Nick et Hugues est présenté comme une « culture » de second rang, des savoirs populaires et folkloriques exotisés : en définissant une « culture sud-africaine » noire, les deux fondateurs ont un discours et des pratiques orientalistes qui opposent une « Afrique du Sud noire », selon les termes de Nick, à un Occident [42]. Lorsque Ntatu, l’élève sud-africaine noire avec qui je partage ma chambre, commence à chanter des chants zoulou pendant un trajet en voiture qui nous mène dans des domaines viticoles, tout le monde applaudit, avant de se ressaisir sur les ordres de Nick : il rappelle qu’il faut rester calme et met une station de radio qui diffuse de la musique classique néerlandaise.

26La « culture sud-africaine » noire est construite par Nick et Hugues en opposition à un « bon » goût et à une légitimité culturelle distinctive [43] [a-z]ui serait celle des classes supérieures dites « européennes » et « occidentales ». Ainsi, le décor de l’intérieur de la villa où a lieu la formation est présenté comme « typiquement occidental » : des photographies des États-Unis sont accrochées sur les murs, une statuette de la Tour Eiffel trône sur une étagère, ainsi que des guides touristiques de différents pays européens. Nick et Hugues expliquent que les meubles sont des imitations de styles artistiques anciens qui seraient spécifiques à la France et au Royaume-Uni. L’argenterie et la porcelaine qu’utilisent les élèves pour mettre la table sont issues de fabriques françaises, et la cuisine est, selon Nick, « ce qui se fait de mieux à New York aujourd’hui ». Lorsque les élèves apprennent à cuisiner, il n’est question que de plats que Nick et Hugues qualifient d’européens et d’« occidentaux » : ils s’inspirent de recettes trouvées dans des livres de cuisine française, anglaise, néerlandaise et états-unienne, et sélectionnent des ingrédients que les élèves de la formation – surtout les élèves noir·e·s – ne connaissent pas selon eux. Les plats que disent préférer les élèves noir·e·s, comme le pap, une purée de céréales bouillies, le pot, une marmite de viande à la sauce, ou encore le chakalaka, des légumes marinés et pimentés, sont décrits par les fondateurs comme « grossiers », « trop lourds » ou encore « trop africains », l’adjectif renvoyant directement les élèves sud-africain·e·s noir·e·s à une supposée appartenance raciale commune aux africain·e·s noir·e·s des autres pays [44]. Au contraire, ils y opposent le « raffinement » et la « délicatesse » de la cuisine de certains pays européens, en particulier la France et l’Italie. Les visites en extérieur organisées pour les élèves sont aussi teintées de ce culturalisme : Nick vante les mérites du vin et des fromages produits en Afrique du Sud, et emmène à plusieurs reprises la promotion dans des domaines viticoles et des fermes pour des dégustations. À chaque fois, il précise aux élèves que, sans le savoir-faire européen, et l’investissement financier d’expatrié·e·s dit·e·s occidentales et occidentaux, l’Afrique du Sud n’aurait pas su mettre à profit ses terres pour les récoltes et l’élevage. Il me chuchote une fois à l’oreille que les Sud-Africain·e·s – implicitement, les Noir·e·s – ne savent pas faire de business et n’ont aucune ambition de faire briller leur pays : « Sans nous, ils seraient perdus », assure-t-il [45].

27Le « nous » employé par Nick renvoie à la fois aux Sud-Africain·e·s blanc·he·s, aux Européen·ne·s et aux dit·e·s « Occidentales » et « Occidentaux ». De par ses origines néerlandaises, qu’il partage avec Hugues et d’autres élèves blanc·he·s, Nick se classe comme européen et « occidental » ; il en va de même pour Hugues, et pour tou·te·s les élèves blanc·he·s de la formation, qui sont plusieurs à affirmer qu’ils sont « sud-africain·e·s de cœur, mais européen·ne·s de sang ». Elles et ils échangent très régulièrement sur leurs « ancêtres européen·ne·s », néerlandais·e·s pour les un·e·s, allemand·e·s pour les autres, ou encore belges, espagnol·e·s et britanniques. Elles et ils partagent leurs expériences de vie et de voyages dans des pays européens et dits « occidentaux », tandis que les élèves noir·e·s de la formation les écoutent en se taisant. Aucun·e d’elles et eux n’a voyagé en dehors de leur pays natal, à part Emershan, qui a beaucoup voyagé sur les bateaux de croisières dans le cadre de son travail. Un soir, Ntatu rentre dans la chambre que nous partageons et me demande de lui apprendre le nom et la localisation géographique de tous les pays d’Europe. Lorsque je lui demande pourquoi l’Europe, elle me répond que Anae et Kaarl, deux élèves blanc·he·s de la formation, se sont moqué·e·s d’elle en lui disant qu’elle n’avait aucune connaissance à part les coutumes de sa communauté zoulou, parce qu’elle ne savait pas que Paris était en France.

28Tou·te·s les élèves de la formation sont considéré·e·s par Nick et Hugues comme des profanes du « bon » goût et du travail de butler, mais les Noir·e·s sont soumis·e·s à une dévalorisation permanente de leurs goûts, de leurs propos et suggestions, de leurs corps et de leurs langages. Elles et ils sont les premières cibles de la violence symbolique [46] qu’exercent les formateurs, et plus généralement les élèves blanc·he·s de la formation. Dans la formation, la blanchité (whiteness) [47] crée une connivence entre les élèves et les formateurs qui s’(auto)reconnaissent comme blanc·he·s, européen·e·s, et « occidentales » et « occidentaux ». Les moqueries envers les élèves noir·e·s de la formation sont fréquentes et pénètrent les jugements quant à leurs aptitudes à devenir butlers au service de personnes très fortunées.

Race, classe et genre dans les mécanismes d’infériorisation des élèves noir·e·s

29La comparaison des études de cas conduites sur les différentes formes de domesticité dans l’espace et dans le temps montre que les marchés de la domesticité sont structurés par une division sociale, sexuée et raciale du travail [48] : les travailleur·e·s domestiques sont recruté·e·s selon des qualités associées à leur race [49], ce qui entraîne leur « assignation ethnique [50] » à certains postes et à certaines tâches. Dans les familles très fortunées qui ont recours à plusieurs employé·e·s domestiques à temps plein, les plus hauts postes, typiquement ceux de butlers, sont très souvent occupés par des personnes blanches et dit·e·s « occidentales [51] ». C’est à cette règle que revendique de déroger Nick, en permettant à des élèves noir·e·s de devenir du personnel de maison « haut de gamme ». Néanmoins, les jugements qu’elles et ils reçoivent contrarient ce projet égalitariste et remettent en cause leur possibilité de devenir butlers.

Peau noire, masques blancs

30Dans l’academy, les élèves noir·e·s sont d’emblée jugé·e·s comme n’ayant pas les mêmes aptitudes, voire capacités, à incorporer le corps des butlers et à faire preuve de « bon » goût. Lorsque les exercices sont à faire en binôme, Nick et Hugues mettent systématiquement un·e élève noir·e et un·e élève blanc·he ensemble, en ordonnant à la ou au premier·e de prendre modèle sur la ou le second·e. Tawonga, un élève zimbabwéen venu pour la première fois en Afrique du Sud pour suivre la formation, homme de ménage dans un hôtel avant d’entrer dans l’academy, me confie un soir où nous discutons ensemble : « Ici, il faut faire comme les Blanc·he·s [52]. » Il reprend à son compte l’idée diffuse dans l’academy que les Noir·e·s sont différent·e·s des Blanc·he·s. « Le Noir, à certains moments, est enfermé dans son corps » écrit Franz Fanon dans la conclusion de son ouvrage Peau noire, masques blancs[53]. Tawonga et les autres élèves noir·e·s partagent le point de vue de Nick, et font ainsi tout pour entrer dans le corps et l’esprit du butler promus par l’academy.

31Le corps du butler fait l’objet d’appropriations différenciées par les élèves, qui parviennent avec plus ou moins d’aisance à se mouvoir, à parler, à s’habiller comme un·e butler. De façon générale, les élèves blanc·he·s montrent plus d’assurance et d’aisance dans les exercices que les élèves noir·e·s. Ces dernier·e·s parviennent difficilement à cacher le fait qu’elles et ils sont intimidé·e·s, et sont plus hésitant·e·s dans leurs réponses aux questions de Nick et de Hugues, et dans l’exécution de la démarche du butler et du service à table. L’incorporation des savoir-être et des savoir-faire par les élèves est intrinsèquement liée à leurs socialisations et à leurs expériences antérieures, qui nuancent néanmoins cette dichotomie entre Blanc·he·s et Noir·e·s.

32Le milieu social dans lequel elles et ils ont grandi, et, pour certain·e·s, l’univers professionnel dans lequel elles et ils ont évolué les ont inégalement confronté·e·s aux classes supérieures, et inégalement rendu·e·s familier·e·s de leurs goûts, styles et modes de vie. Ainsi, sur tout un ensemble d’exercices, certain·e·s élèves se distinguent par la rapidité avec laquelle elles et ils incorporent et retiennent la pratique et la théorie.

33Prenons l’exemple de Kaarl. Homme sud-africain et afrikaner blanc âgé de 23 ans, Kaarl fait partie des plus jeunes élèves de la session. Après ses études secondaires, Kaarl s’est dirigé vers la musique et a fondé un groupe de rock. À l’origine, il désirait poursuivre dans le milieu musical mais, face à l’instabilité du milieu artistique, il décide de se convertir aux métiers de l’hôtellerie et du service de luxe, un débouché qu’il présente comme beaucoup plus sûr en Afrique du Sud. Ce projet est né des nombreuses expériences professionnelles qu’il a eues depuis son adolescence dans ce secteur. Ses parents sont en effet propriétaires de lodges de luxe dans le parc national Kruger, qui accueille des touristes fortuné·e·s, essentiellement américain·e·s, européen·ne·s et émirien·ne·s. Kaarl passait la plupart de ses vacances à travailler avec ses parents, à la direction du complexe et, surtout, au service avec les autres membres du personnel. Il a plusieurs fois été en contact avec les butlers des familles clientes des lodges, ce qui lui a donné envie de devenir lui-même butler. Son projet est devenu plus concret lorsqu’il a appris l’ouverture de la Butler Academy. Ce sont ses parents, le soutenant dans cette voie, qui paient l’intégralité de sa formation.

34Dès le jour de mon arrivée à l’academy, je comprends que Kaarl fait partie des « bon·ne·s élèves », et de celles et ceux sur lesquel·le·s les deux formateurs investissent une énergie particulière. De sa démarche, sa façon de communiquer avec les formateurs, son langage et sa maîtrise de plusieurs langues – français, anglais, afrikaans, néerlandais et espagnol –, se dégage une aisance favorisée par ses expériences. Pendant le séjour, Kaarl réussit souvent du premier coup les exercices qu’on lui demande : il sait servir et desservir rapidement des assiettes sans bruit, connaît un large vocabulaire dans les domaines de la gastronomie, des vêtements et d’autres biens de luxe. Il est très actif en cours théorique et a souvent les bonnes réponses. En entretien, conscient de ses compétences, Kaarl explique que c’est en côtoyant pendant longtemps les client·e·s de ses parents et en travaillant pour elles et eux qu’il a su s’adapter à leur univers.

35Si Kaarl se montre particulièrement à son aise, les autres élèves blanc·he·s sont souvent félicité·e·s pour les connaissances préalables qu’elles et ils ont de la « culture européenne », contrairement aux élèves noir·e·s. Un se distingue pourtant. Comme Kaarl, Emershan a une grande facilité à incorporer l’ethos et l’hexis du butler. Homme sud-africain né d’une famille zoulou, âgé de 44 ans, il a acquis de l’expérience dans le milieu de l’hôtellerie pendant plus de vingt ans, en tant que serveur dans des hôtels de moyenne et haute gamme de Johannesburg. C’est l’hôtel où il travaille comme chef d’équipe au moment de la formation qui la lui paie, encourageant les projets d’évolution professionnelle de ses salarié·e·s. Emershan reçoit régulièrement des compliments de la part de Nick et de Hugues pour sa dextérité et son élégance. Il est souvent chargé d’aider les autres élèves pendant les exercices, en particulier ceux où il faut agir vite et faire preuve d’agilité – comme le service à table, le « butler ballet ». L’anglais d’Emershan est jugé très bon, tout comme sa façon d’articuler les mots. Son cas montre comment race et classe se combinent dans l’apprentissage et dans les jugements dont les élèves sont la cible. Son côtoiement du secteur hôtelier de moyenne et haute gamme, et son appartenance sociale – Emershan est le seul élève noir à vivre dans un appartement en centre-ville à Johannesburg, et non pas dans un township dans les périphéries – sont des atouts dans sa conversion au métier de butler : Nick et Hugues assurent devant moi lors de nos discussions qu’il a tout pour être un « bon » butler.

36Cependant, les expériences d’Emershan, et son assignation comme élève noir et « africain » le différencient de Kaarl. Les hôtels où travaillait Emershan n’étaient pas réservés à une clientèle très fortunée, et attiraient des classes moyennes et supérieures sud-africaines, dont beaucoup étaient des familles noires venant de petites et moyennes villes. Si ces hôtels suivaient un certain nombre de standards internationaux de service, Emershan explique en entretien que le service et la cuisine n’avaient rien à voir avec ce qu’il apprend dans la Butler Academy. Travailler au service, et parfois à la plonge, lui a permis d’être « rapide » et « agile », comme il le dit, et d’être en interactions régulières avec la clientèle, mais servir à table ne lui a jamais appris tous les types de mise en place de la vaisselle, le rythme d’arrivée des plats, ni la structure et la composition des repas qu’enseignent Nick et Hugues. « La plupart du temps, on mettait des assiettes, un couteau, une fourchette, mais comme on apportait des grands plats, les gens mangeaient à l’africaine, tous dans le même plat, et même s’il y en a qui voulait montrer qu’ils mangeaient avec une assiette, il ne leur fallait pas trois couteaux différents [54]. » Ainsi, face à l’aisance de Kaarl devant les différentes façons de placer les couverts « à l’anglaise » et « à la française », Emershan ne sait ni nommer, ni placer la vaissellerie sur la table, et ne parvient pas à s’en rappeler malgré les exercices répétés. Cela lui vaut des réprimandes sévères de la part de Nick et de Hugues, qui, lors de nos conversations tous les trois, critiquent le manque d’éducation et de raffinement d’Emershan : « C’est dommage, il a plein de capacités, mais il… c’est un Africain » me chuchote Nick à l’oreille lors d’un cours de cuisine où Emershan ne sait pas nommer des asperges et propose d’en faire une sauce pour accompagner du riz. « Ils me gavent avec leur riz ! » s’exclame régulièrement Nick lorsque les élèves sud-africain·e·s noir·e·s proposent d’en accompagner les plats préparés.

37Ainsi, les difficultés que les élèves noir·e·s éprouvent pendant la formation sont systématiquement associées à leur « culture africaine », à une éducation défaillante, à un manque de savoir-vivre et de goût, qui invisibilisent leurs origines sociales, leur classe, et relèvent d’une essentialisation raciale. Les « capacités » d’Emershan, l’expérience professionnelle qu’il a eue et son univers de socialisation actuelle – Emershan vit dans un quartier de classes moyennes et supérieures à majorité blanche – se voient contrariés par son africanité. Sujet·te·s de la domination raciale qui s’exerce sur elles et eux lors de la formation, les élèves noir·e·s sont mis·e·s et se mettent en position de dominé·e·s, et surtout, d’infériorité par une « lutte de soi contre soi » qui les amène à « détester la part [africaine] de soi [55] ».

38

Lily : « Je sais que je n’ai aucune chance d’être butler. Je n’aurai jamais la carrière de Monsieur [Nick].
Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Lily : Tu as bien vu, on en a parlé la dernière fois. Pour être butler, il faut être blanche. C’est tout. Ici, je vois que je ne connais rien. Parfois, je me dis que j’ai tout raté, que ma mère ne m’a rien appris, à part cuisiner du pot et tresser les cheveux de nos femmes. Je suis stupide, je ne sais rien faire, je ne pourrai pas devenir butler, et ça, tu comprends, c’est parce que je suis noire [56]. »

39Avant d’entrer dans la Butler Academy, Lily, femme sud-africaine noire âgée de 29 ans, travaillait comme employée de maison dans une petite ville. Très peu, voire parfois non payée, et violentée par sa patronne, elle cherche à travailler pour des familles plus fortunées dans l’espoir d’améliorer sa condition. Cela a motivé son entrée dans l’academy. Très vite cependant, elle doute du fait qu’elle puisse se placer comme butler chez des familles très fortunées. L’extrait ci-dessus témoigne de sa honte d’être noire, et de sa socialisation féminine et populaire.

Des Blanc·he·s qui servent des Noir·e·s

40L’infériorisation des Noir·e·s face à la valorisation des Blanc·he·s dans la formation de butlers est ambivalente sur certains aspects : les élèves désigné·e·s comme les plus aptes à devenir butlers, et donc à être dans une position de subalternes par ailleurs largement dévolue aux femmes noires des classes populaires en Afrique du Sud, sont les élèves blanc·he·s de la formation. En outre, l’academy ne produit pas seulement des Blanc·he·s qui servent d’autres Blanc·he·s, mais aussi des Blanc·he·s qui servent des Noir·e·s. Il s’agit d’un bouleversement de l’ordre social et racial qui traverse la domesticité en Afrique du Sud. Enfin, ce sont davantage les hommes que les femmes qui sont mis en avant pour servir.

41La production du butler homme blanc s’illustre lors d’un événement auquel les élèves ont participé pour faire le service, sponsorisé par une grande marque française de champagne partenaire de l’academy. Il s’agit d’un match de polo qui attire les plus grandes fortunes sud-africaines. Les élèves s’occupent des « Carrés VIP » de l’événement, l’un étant essentiellement occupé par des Blanc·he·s, et l’autre par des Noir·e·s. Dès le matin de l’événement, les femmes sont placées dans les arrière-salles des tribunes, et les hommes dans le cercle extérieur, sous le regard d’un important public. Parmi eux, les Blancs sont d’emblée désignés par Nick comme les butlers en chefs de la journée, chargés de superviser leurs collègues, et de servir les personnalités noir·e·s et blanc·he·s les plus connu·e·s et fortuné·e·s. Les femmes servent le plus souvent à l’intérieur, et les femmes noir·e·s sont sujettes à des compliments infantilisants et essentialisants des spectatrices qui s’émerveillent devant leurs « coiffures si mignonnes », leur « belle peau » et leur « joli sourire ». L’une d’entre elle, une femme blanche, demande à Nick, sur un ton désinvolte, si elle peut « acheter » l’une des apprenti·e·s butlers noires. Nick répond par un rire et lui suggère d’embaucher Kaarl, qu’il désigne au loin, car « il est un vrai butler[57] ».

42J’évoque cet événement dans une conversation avec Nick quelques jours plus tard. Je lui demande pourquoi Kaarl ferait un meilleur butler que l’une des femmes noires de la formation, et si des butlers blancs servaient des familles noires. Il me répond, sur un ton semi-provocateur, semi-surpris : « Bien sûr, c’est ça qui leur donne de la valeur, à ces gens [58]. »

43En fait, le modèle du butler homme blanc produit par Nick reproduit les hiérarchies de classe, de race et de genre à l’œuvre dans la domesticité sud-africaine, par la subalternité particulière des Blanc·he·s aux Noir·e·s. Les Noir·e·s de la formation, malgré les discours et les promesses de Nick et de Hugues, ne seraient pas à la hauteur pour occuper de hautes fonctions dans la domesticité au service des personnes très riches, et les femmes blanc·he·s y seraient moins prédisposées. Surtout, le projet de conversion aux codes aristocratiques, à une « culture européenne » et à une « culture occidentale », ne s’applique pas qu’aux élèves : en formant des butlers, Nick et Hugues envisagent d’y convertir et d’y acculturer les classes supérieures noires sud-africaines très fortunées. Les butlers blancs, par leur ethos et leur hexis, sont envisagés comme des vecteurs de transmission d’une blanchité et d’une occidentalité contre une africanité, toutes autant construites les unes que les autres.

44En accueillant des élèves sud-africain·e·s et, dans une moindre mesure, d’autres pays africains alentours, noir·e·s et blanc·he·s, la Butler Academy sud-africaine produit une domesticité haut de gamme qui apparaît comme une voie de valorisation de la nature et des conditions du travail domestique rémunéré, érigé comme un travail prestigieux pour femmes et hommes, noir·e·s et blanc·he·s, issu·e·s de milieux sociaux populaires ou plus élevés. Pourtant, le métissage social, racial et de genre des promotions reproduit les hiérarchies traditionnelles à l’œuvre indexées à ces caractéristiques. Si la production de butlers blanc·he·s au service de familles noires met à mal l’asymétrie raciale des relations de domesticité qui reste inchangée dans les maisons malgré la fin de l’apartheid en Afrique du Sud [59], elle reproduit par essentialisation raciale une supériorité des Blanc·he·s sur les Noir·e·s, et surtout, la supériorité des hommes perçus comme blancs. Leur rôle de butlers ne consiste pas seulement à servir, mais à « blanchir » les Noir·e·s qu’ils servent, en les convertissant à des goûts et à des styles de vie supposés européens et « occidentaux », que, d’une part, les classes supérieures noires n’auraient pas, et qui, d’autre part, légitimeraient leur appartenance aux classes supérieures très fortunées.

45La hiérarchisation sociale et sexuée des apprenti·e·s butlers s’opère dans les autres Butler Academies, mais l’infériorisation des élèves considéré·e·s comme non blanc·he·s et non « occidentales et occidentaux » est très marquée dans la formation sud-africaine. Il s’agit en effet de la seule academy qui accueille en proportion équivalente des Blanc·he·s et des Noir·e·s. En Inde et en Chine, comme aucun·e élève n’est blanc·he, et que tou·te·s sont destiné·e·s à servir des familles riches de leur race, une telle ségrégation raciale n’existe pas au cours de la formation. En Afrique du Sud, elle est structurante, et révélatrice de la démarche coloniale qui caractérise les Butler Academies.

46En effet, en institutionnalisant la domesticité par le haut de gamme, les dispositifs privés de formation de butlers assoient une double domination sociale, raciale et sexuée : une domination dans la division du travail, en créant des domestiques de luxe au service de classes sociales dont la richesse légitime le fait de se faire servir chez soi ; une domination au sein des classes supérieures très fortunées, dont certaines devraient être éduquées à la blanchité et à l’occidentalité par ceux qui les servent. Le succès du projet des Butler Academies est incertain : il s’avère que les ancien·ne·s élèves sont rares à travailler comme butlers, et que les employeur·e·s ne sont pas forcément enclin·e·s à recourir à des butlers formé·e·s à travers le monde [60]. Mais, malgré leur place encore mineure sur le marché mondial des domesticités, ces écoles témoignent de la façon dont une forme d’intermédiation institutionnalisée de la domesticité réaffirme les rapports de domination, et donc de pouvoir, entre classes, sexes, et races, dans un contexte de globalisation postcoloniale [61]. La Butler Academy sud-africaine illustre particulièrement bien la diffusion d’une hégémonie culturelle et raciale blanche et « occidentale », tout comme la perpétuation des oppositions entre Noir·e·s et Blanc·he·s en Afrique du Sud, incarnées par celle des élèves blanc·he·s et noir·e·s


Date de mise en ligne : 13/01/2020.

https://doi.org/10.3917/polaf.154.0095

Notes

  • [1]
    J. Debonneville, « Les écoles du care aux Philippines. Le devenir travailleuse domestique au prisme de l’altérité », Revue Tiers Monde, n° 217, 2014, p. 61-78 ; R. T. Jackson, S. Huang et B. S. A. Yeoh, « Les migrations internationales des domestiques philippines. Contextes et expériences aux Philippines et à Singapour », Revue européenne des migrations internationales, vol. 15, n° 2, 1999, p. 37-67.
  • [2]
    E. Galerand et M. Gallié, « L’obligation de résidence : un dispositif juridique au service d’une forme de travail non libre » [en ligne], Revue interventions économiques, n° 51, 2014, <https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2203>, consulté le 4 novembre 2019 ; K. England et S. Stiell, « “They Think you’re as Stupid as your English is” : Constructing Foreign Domestic Workers in Toronto », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 29, n° 2, 1997, p. 195-215.
  • [3]
    C. Carbonnier et N. Morel, Le retour des domestiques, Paris, Seuil, 2018 ; F.-X. Devetter, F. Jany-Catrice et T. Ribault, Les services à la personne, Paris, La Découverte, 2009.
  • [4]
    B. Lautier et B. Destremeau, « Introduction : Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud », Revue Tiers Monde, n° 170, 2002, p. 249-264.
  • [5]
    B. Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Londres/New York, Zed Books, 2000 ; A. B. Bakan et D. K. Stasiulis, « Making the Match : Domestic Placement Agencies and the Racialization of Women’s Household Work », Journal of Women in Culture and Society, vol. 20, n° 2, 1995, p. 303-335.
  • [6]
    F. Scrinzi, « The Globalization of Domestic Work : Women Migrants and Neo-Domesticity », in J. Freedman (dir.), Gender and Insecurity : Migrant Women in Europe, Londres, Routledge, 2017 [2003], p. 77-90 ; N. Yeates, Globalizing Care Economies and Migrant Workers : Explorations in Global Care Chains, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009.
  • [7]
    H. Lutz, « At your Service Madam ! The Globalization of Domestic Service », Feminist Review, n° 70, 2002, p. 89-104.
  • [8]
    B. Cousin, S. Khan et A. Mears, « Theoretical and Methodological Pathways for Research on Elites », Socio-Economic Review, vol. 16, n° 2, 2018, p. 225-249 ; A.-C. Wagner, Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Paris, PUF, 1998.
  • [9]
    A.-S. Dutoit, « Le rôle des ressources en capital international au sein des marchés éducatifs de l’enseignement supérieur : le cas des stratégies d’expansion des écoles hôtelières helvétiques », Working Paper MAPS, Neuchâtel, Université de Neuchâtel, 2016 ; T. Menoux, Les concierges d’hôtel : investissement dans un travail de service de luxe et construction collective du prestige d’un groupe professionnel, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2016.
  • [10]
    Ainsi, le terme « butler » désigne, pour ces academies, des hommes et des femmes. Sa traduction française en « majordome » est donc imparfaite, d’où le choix de conserver le terme en anglais pour cet article.
  • [11]
    Bien que la localisation géographique annoncée de l’academy en contrarie l’anonymat, les prénoms de toutes les personnes évoquées et citées dans cet article sont anonymisés. Outre avoir été garanti aux enquêté·e·s, le changement de prénom évite qu’elles et ils soient directement identifiables sur Internet.
  • [12]
    Il s’agit de la façon dont Nick expose en public et en entretien sa carrière de butler. Il affirme avoir été parmi l’équipe du personnel de Nelson Mandela.
  • [13]
    Pour une définition des deux concepts, voir P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
  • [14]
    Le terme race est ici employé comme une catégorie construite et n’est en aucun cas essentialisant. Son caractère est « éminemment social, artificiel et composite » et « regroupe des rapports de pouvoir liés à la “couleur” et à l’ethnicité, mais aussi à la nationalité et au statut légal » comme le rappelle Jules Falquet. Néanmoins, à la différence d’elle, je n’utilise pas les guillemets pour parler de la race, pas plus que pour les termes de genre et de classe qui procèdent d’un même construit social. J. Falquet, « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de “race” dans la mondialisation néolibérale », in E. Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p. 72.
  • [15]
    J. Cock, Maids and Madams : A Study in the Politics of Exploitation, Johannesburg, Ravan Press, 1980 ; D. Gaitskell, J. Kimble, M. Maconachie et E. Unterhalter, « Class, Race and Gender : Domestic Workers in South Africa », Review of African Political Economy, n° 27-28, 1983, p. 86-108 ; E. Preston-Whyte, « Race Attitude and Behaviour : The Case of Domestic Employment in White South African Homes », African Studies, vol. 35, n° 2, 1976, p. 71-90.
  • [16]
    G. Baderoon, « The Ghost in the House : Women, Race, and Domesticity in South Africa », Cambridge Journal of Postcolonial Literary Inquiry, vol. 1, n° 2, 2014, p. 173-188.
  • [17]
    À la manière dont l’ont notamment pensée et faite Elsa Dorlin et Amélie Le Renard dans leurs travaux respectifs sur la domination et la domesticité. Voir E. Dorlin (dir.), Sexe, race, classe…, op. cit. ; A. Le Renard, Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Paris, Les presses de Science Po, 2019 ; A. Le Renard, « Petits arrangements avec l’égalitarisme. Les Français·e·s de Dubaï et les employées domestiques », Genèses, n° 109, 2017, p. 118-138.
  • [18]
    H. S. Becker, « Whose Side Are we on ? », Social Problems, vol. 14, n° 3, 1967, p. 239-247.
  • [19]
    Je reprends ce terme aux enquêté·e·s rencontré·e·s, qui est particulièrement utilisé par les écoles de personnel de maison « haut de gamme » comme les Butler Academies, ainsi que par les agences de placement de personnel de maison. Il renvoie, pour ces enquêté·e·s, à tous les secteurs professionnels du service de luxe – comme le secteur hôtelier ou la domesticité au service des plus fortuné·e·s –, et l’utilisation de ce terme en anglais, quelle que soit la langue de la personne en question, connote sa dimension internationale.
  • [20]
    Le profil socio-économique et sociologique de ces « global women », qui sont les « servants of the globalization » – B. Ehrenreich et A. R. Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, New York, Henry Hold and Company, 2004 ; R. S. Parreñas, Servants of Globalization : Women, Work, and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press, 2001 –, est celui du « noyau dur » de la domesticité – B. Lautier et B. Destremeau, « Introduction… », art. cité.
  • [21]
    J. Cock, Maids and Madams…, op. cit.
  • [22]
    S. Ally, From Servants to Workers : South African Domestic Workers and the Democratic State, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2009 ; J. N. Fish, Domestic Democracy : At Home in South Africa, New York/Londres, Routledge, 2006 ; R. Rees, « “We Want a Union” : Finding a Home for Domestic Workers », South African Labour Bulletin, vol. 22, n° 6, 1998, p. 52-57.
  • [23]
    S. Ally, « Domestic Workers Unionisation in Post-Apartheid South Africa : Demobilisation and Depoliticisation by the Democratic State », South African Journal of Political Studies, vol. 35, n° 1, 2008, p. 1-21.
  • [24]
    D. Budlender, The Introduction of a Minimum Wage for Domestic Workers in South Africa, Genève, International Labour Office, Conditions of Work and Employment Series No. 72, 2016 ; Z. Tanzer, Domestic Workers and Socio-Economic Rights : A South African Case Study, Washington D. C., Solidarity Center, The Transformation of Work Series, 2013.
  • [25]
    S. Buhlungu, J. Daniel, A. Habib et R. Southall (dir.), State of the Nation : South Africa 2003-2004, Le Cap, HSRC Press, 2003.
  • [26]
    L. Griffin, « Unravelling Rights : “Illegal” Migrant Domestic Workers in South Africa », South African Review of Sociology, vol. 2, n° 2, 2011, p. 83-101 ; A. J. King, Domestic Service in Post-Apartheid South Africa : Deference and Disdain, Aldershot/Burlington, Ashgate, 2007.
  • [27]
    D. Budlender et D. Bosch, South Africa Child Domestic Workers : A National Report, Genève, International Labour Office/IPEC, 2002.
  • [28]
    T. Hertz, « The Effects of Minimum Wages on the Employment and Earnings of South Africa’s Domestic Service Workers », Upjohn Institute Working Paper, n° 5-120, Kalamazoo, Upjohn Institute, 2005.
  • [29]
    J. Cock, « Challenging the Invisibility of Domestic Workers », South African Review of Sociology, vol. 42, n° 2, 2011, p. 132-133.
  • [30]
    C. Bénit et M. Morange, « Les domestiques, la ville et l’accès à l’emploi au Cap et à Johannesburg : logiques de proximité et logiques de réseau », Revue Tiers Monde, n° 179, 2004, p. 539-565.
  • [31]
    M. Jacquemin, « Travail domestique et travail des enfants, le cas d’Abidjan (Côte-d’Ivoire) », Revue Tiers Monde, n° 170, 2002, p. 307-326.
  • [32]
    Depuis la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud est devenu le premier pays touristique du continent africain. Voir M.-A. Lamy-Giner et J.-L. Guébourg, « Le tourisme international en Afrique du Sud » [en ligne], Espace, société, territoire, document 331, 2005, <http://journals.openedition.org/cybergeo/2954>, consulté le 4 novembre 2019.
  • [33]
    Sur l’arrivée d’une classe moyenne et d’une petite bourgeoisie économique noire en Afrique du Sud, voir S. Chevalier, « Les “Black Diamonds” existent-ils ? Médias, consommation et classe moyenne noire en Afrique du Sud », Sociologies pratiques, n° 20, 2010, p. 75-86. Les client·e·s que vise la Butler Academy correspondent cependant à des classes bien plus fortunées.
  • [34]
    Le nombre de High Net Worth Individuals (une catégorie de classement des richesses utilisée dans le monde de la finance auquel se réfèrent les Butler Academies et qui désigne des personnes ayant un patrimoine d’au moins 1 million de dollars) s’élevait à plus de 43 600 à la fin de l’année 2017 en Afrique du Sud, avec une augmentation de 28 % prévue par la New World Wealth, <https://worldwealthreport.com>, consulté le 4 novembre 2019.
  • [35]
    Entretien avec Nick, à la Butler Academy du Cap, février 2017. Cet extrait d’entretien, comme ceux qui suivent, est traduit de l’anglais.
  • [36]
    Soit environ 15 000 euros.
  • [37]
    Verbatim issu des notes de terrain, Afrique du Sud, février 2017, traduit de l’anglais.
  • [38]
    Comme les concierges de l’hôtellerie de luxe étudiés par Thibaut Menoux. Voir T. Menoux, « L’étoffe d’un concierge. Socialisation vestimentaire et ajustements masculins au service de luxe », Travail, genre et société, n° 41, 2019, p. 47-65.
  • [39]
    Voir notamment J. Rollins, Between Women : Domestics and their Employers, Philadelphie, Temple University Press, 1985 ; M. Romero, Maid in the USA, New York, Routledge, 1992.
  • [40]
    Notes de terrain, Cours théoriques et pratiques, Le Cap, février 2017.
  • [41]
    Extrait du carnet de terrain, Cuisine à la Butler Academy sud-africaine, Le Cap, février 2017.
  • [42]
    E. W. Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005.
  • [43]
    P. Bourdieu, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964 ; P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
  • [44]
    Comme si ces plats étaient d’une origine africaine et noire exempts des métissages culinaires résultant de la colonisation.
  • [45]
    Notes de terrain, Une sortie au domaine près du Cap, février 2017.
  • [46]
    P. Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales, vol. 32, n° 3, 1977, p. 405-411.
  • [47]
    Voir S. Garner, Whiteness : An Introduction, Londres/New York, Routledge, 2007. Une définition du concept est donnée par Maxime Cervulle : « Le concept de whiteness […] désigne l’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales, aussi bien qu’un mode de problématisation des rapports sociaux de race. » M. Cervulle, « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation », Cahiers du Genre, n° 53, 2012, p. 37-54.
  • [48]
    Voir par exemple E. N. Glenn, « From Servitude to Service Work : Historical Continuities in the Racial Division of Paid Reproductive Labor », Signs : Journal of Women and Culture and Society, vol. 18, n° 1, 1992, p. 1-43 ; E. N. Glenn, « Racial Ethnic Women’s Labor : The Intersection of Race, Gender and Class Oppression », Review of Radical Political Economics, vol. 17, n° 3, 1985, p. 86-108.
  • [49]
    Par exemple, les Philippines qui sont les « Mercedes-Benz » de la domesticité et les Ivoiriennes qui sont des gardes d’enfants « chaleureuses » et aimantes. Voir L. Mozère, « Domestiques philippines entrepreneuses d’elles-mêmes sur un marché mondial de la domesticité » [en ligne], Le portique, Archive des Carnets du Genre, Carnet 1-2005, <http://journals.openedition.org/leportique/711>, consulté le 4 novembre 2019 ; C. Ibos, Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Paris, Flammarion, 2012.
  • [50]
    Comme le décrit Nicolas Jounin pour les travailleurs du bâtiment, N. Jounin, « Les travailleurs immigrés du bâtiment entre discrimination et précarité. L’exemple d’une activité externalisée : le ferraillage », La revue de l’Ires, n° 50, 2006, p. 3-25.
  • [51]
    A. Delpierre, « De la bonne au majordome. Contrôle des corps et relations entre les sexes dans la domesticité élitaire » [en ligne], Sociologie du travail, vol. 61, n° 3, 2019, <http://journals.openedition.org/sdt/21320>, consulté le 4 novembre 2019.
  • [52]
    Notes de terrain, Soirée avec Emershan, Le Cap, février 2017.
  • [53]
    F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
  • [54]
    Entretien avec Emershan, à la Butler Academy au Cap, mai 2017.
  • [55]
    B. Lahire, « Distinctions culturelles et lutte de soi contre soi : “détester la part populaire de soi” », Hermès, La Revue, n° 42, 2005, p. 137-143.
  • [56]
    Entretien avec Lily, à la Butler Academy, au Cap, février 2017.
  • [57]
    Récit reconstitué d’après les notes de terrain, Match de polo, Le Cap, février 2017.
  • [58]
    Notes de terrain, Nick et le polo, Le Cap, février 2017.
  • [59]
    J. du Preez, C. Beswick, L. Whittaker et D. Dickinson, « The Employment Relationship in the Domestic Workspace in South Africa : Beyond the Apartheid Legacy », Social Dynamics, vol. 36, n° 2, 2010, p. 395-399.
  • [60]
    A. Delpierre, « Faire comme l’aristocratie ? Le placement des majordomes chez les nouvelles fortunes », Actes de la recherche en science sociales, à paraître.
  • [61]
    A. Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
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