Notes
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[1]
L’enquête originelle sur laquelle s’appuie en partie cet article portait sur les avocats tunisiens. Nous présentons ici les relations entre avocats et magistrats en Tunisie, en nous focalisant sur le point de vue des premiers. Pour sortir un tant soit peu du tropisme « avocat », nous nous sommes entretenus en avril 2013 avec quatre représentants des deux principales organisations de magistrats. Par ailleurs, lors de notre enquête originelle, nous avons interviewé des avocats qui avaient précédemment occupé des fonctions de magistrats.
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[2]
L. Karpik, Les Avocats entre l’État, le public et le marché xiiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995 ; T. C. Halliday et L. Karpik (dir.), « Politics Matter : a Comparative Theory of Lawyers in the Making of Political Liberalism », in T. C. Halliday et L. Karpik (dir.), Lawyers and the Rise of Political Liberalism. Europe and North America from the Eighteenth to Twentieth Centuries, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 15-64.
-
[3]
Ainsi les avocats défendraient un « intérêt collectif à la construction d’un système juridique efficace, à l’institutionnalisation d’un droit légitime et à la promotion des mérites intrinsèques de la justice procédurale ». Voir. T. C. Halliday, Beyond Monopoly. Lawyers, State Crises, and Professional Empowerment, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 369.
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[4]
Voir É. Gobe, Les Avocats en Tunisie de la colonisation à la révolution (1883-2011). Sociohistoire d’une profession politique, Paris IRMC/Karthala, 2013.
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[5]
T. C. Halliday, L. Karpik et M. M. Feeley, « Introduction. Legal Complex and Strugles for Political Liberalism », in T. C. Halliday, L. Karpik et M. M. Feeley (dir.), Fighting for Political Freedom. Comparative Studies of the Legal Complex and Political Liberalism, Oxford, Portland, Hart Publishing, Onati International Series in Law and Society, 2007, p. 9.
-
[6]
S. Ghamroun, « À qui s’adressent les juges ? Les magistrats tunisiens et égyptiens face aux aléas de la représentation professionnelle », in É. Gobe (dir.), Des Justices en transition dans le monde arabe ? Contributions à une réflexion sur les rapports entre justice et politique, Rabat, CJB/Open Éditions, coll. « Maktabat al-Maghreb », 2015 [à paraître].
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[7]
Les conjonctures fluides sont des « situations incertaines où différentes ressources, relativement cloisonnées les unes aux autres dans les conjonctures routinières viennent à être confrontées du fait des mobilisations et de la transformation corrélative des rapports entre les sites sociaux où ces ressources opèrent ». Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 1986.
-
[8]
Ce que nous appelons un capital de légitimité révolutionnaire.
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[9]
L. Karpik, « Les professions libérales sont-elles solubles dans le marché », in T. Le Bianic et A. Vion (dir.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris, LGDJ, 2008, p. 279-288.
-
[10]
J. Leca, « Le repérage du politique », Projet, n° 71, 1973, p. 16.
-
[11]
S. Ben Achour, « Juges et magistrats tunisiens dans l’ordre colonial. Les “juges musulmans” du tribunal immobilier de Tunisie (1886-1956) », in N. Auzary-Schmaltz (dir.), La Justice française et le droit pendant le protectorat en Tunisie, Paris, Maisonneuve & Larose/IRMC, 2007, p. 168.
-
[12]
É. Hélin, « La magistrature : de la marginalisation à la restructuration », Monde arabe Maghreb- Machrek, n° 157, 1997, p. 42-43.
-
[13]
J. Kaufman Win et T.-C. Yeh, « Advocating Democracy : The Role of Lawyers in Taiwan’s Political Transformation », Law and Social Inquiry, vol. 20, n° 2, 1995, p. 574-576.
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[14]
Trois voies permettaient alors d’accéder au barreau : l’obtention d’un diplôme de 3e cycle en droit, le Capa ou le passage par la magistrature.
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[15]
K. Ben Younes, « Entretien avec Abdelwaheb el Béhi, membre du Conseil de l’Ordre des avocats : c’est ainsi que les avocats évaluent le nouveau projet » (en arabe), al-Sabâh, 30 août 1989.
-
[16]
Entretien avec Mokhtar Jallali, avocat près de la Cour de cassation, Tunis, novembre 2006.
-
[17]
Journal officiel de la République tunisienne (JORT), « Loi n° 68-17 du 2 juillet 1968, portant institution de la Cour de sûreté de l’État », 2 juillet 1968, p. 741-742.
-
[18]
Débats de la chambre des députés, Examen et discussion du projet de loi portant organisation de la profession d’avocat (en arabe), n° 12, 1er septembre, 1989, p. 439.
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[19]
Mais l’article 46 a été utilisé lors de procès de droit commun par certains magistrats qui considéraient que l’avocat leur avait manqué de respect.
-
[20]
A. Ben Youssef, « Les relations entre Bourguiba, les avocats et les instances ordinales au début de l’indépendance » (en arabe), Acte du IVe congrès sur Justice et législation dans la Tunisie bourguibienne et les pays arabes, Tunis, Fondation Temimi/Konrad Adenauer Stifung, 2004, p. 21.
-
[21]
Entretien avec Mohamed Rached Fray, ancien membre de l’AJM, avocat depuis 1986, Tunis, 29 septembre 2009. Selon Mohamed Rached Fray, l’association regroupait plus des trois quarts des magistrats de moins de 45 ans.
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[22]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature en Tunisie entre émancipation féminine et autoritarisme politique », in Y. Ben Achour et É. Gobe (dir.), Justice, politique et société, L’Année du Maghreb 2005-2006, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 65.
-
[23]
Entretien avec Mohamed Rached Fray, Tunis, 29 septembre 2009.
-
[24]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature… », art. cité, p. 55-74.
-
[25]
Ordre national des avocats de Tunisie (ONAT), Rapport moral présenté à l’assemblée générale du 7 juillet 1985 (en arabe).
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[26]
Entretien avec Mohamed Rached Fray, Tunis, 29 septembre 2009.
-
[27]
La fin des années 1980 correspond d’ailleurs à la période durant laquelle la proportion d’anciens magistrats inscrits au tableau de l’Ordre est la plus importante : représentant 13 % des avocats au milieu des années 1980, leur part dans la profession atteint un pic au début des années 1990 (22 %), avant de diminuer dans les années 1990-2000 en raison de l’afflux de jeunes diplômés.
-
[28]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature… », art. cité.
-
[29]
AMT, Communiqué (en arabe), 2 mars 2005.
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[30]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature… », art. cité.
-
[31]
ONAT, Rapport moral pour l’année judiciaire 2010-2011 (en arabe), 25 juin 2011.
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[32]
É. Gobe, Les Avocats en Tunisie de la colonisation…, op. cit.
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[33]
Parmi les trois autres segments de la profession, deux ne sont pas engagés dans des actions collectives : les avocats spécialisés, situés au sommet de la hiérarchie des revenus, trop occupés à gagner de l’argent ou trop inquiets des troubles politiques pouvant affecter leurs revenus ; les avocats membres du parti au pouvoir, qui ont mené des opérations de contre-mobilisation, notamment en tentant de casser la grève des audiences du 6 janvier 2011. Quant au dernier segment, constitué d’avocats artisans généralistes qui disposent d’un capital social leur permettant d’avoir une clientèle composée des catégories sociales moyennes et supérieures, il est plus difficile de connaître son implication dans les mobilisations.
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[34]
J. Siméant, La Cause des sans-papiers, Paris, Presse de Sciences Po, 1998, p. 394.
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[35]
Très peu nombreux (une quinzaine de personnes), ils ont entamé leur carrière militante sous Bourguiba et avaient donc, pour la plupart, plus de 50 ans en 2011.
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[36]
É. Agrikoliansky, « Les usages protestataires du droit », in O. Fillieule, É. Agrikoliansky et I. Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestation dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2010, p. 225-243.
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[37]
Entretien avec Koutheïr Bouallègue, avocat militant et opposant au régime de Ben Ali, Tunis, 23 avril 2013.
-
[38]
L. Gayer, « Le général face à ses juges : la fronde de la magistrature pakistanaise », Critique internationale, n° 42, 2009/1, p. 95-118.
-
[39]
Voir É. Gobe, « Les avocats, l’ancien régime et la révolution. Profession et engagement public dans la Tunisie des années 2000 », Politique africaine, n° 122, 2011, p. 194-195.
-
[40]
Entretien avec Hichem Belhadj Hamida, proche du bâtonnier Abderrazak Kilani, avocat à la Cour de cassation, Tunis, 20 avril 2011.
-
[41]
Entretien avec Kalthoum Kennou, ancienne présidente de l’AMT, Tunis, avril 2013.
-
[42]
JORT, « Décret-loi n° 79 en date du 20 août 2011 portant sur l’organisation de la profession d’avocat » (en arabe), 23 août 2011, p. 1596.
-
[43]
Ibid.
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[44]
L. Ben Saleh, « Le lobby des avocats monopolise l’Exécutif et le Législatif » (en arabe), al-Sarih, 30 juin 2011.
-
[45]
A. Turki, « Avocats-magistrats. La guerre des robes noires ? », Réalités, n° 1333, 14 juillet 2011.
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[46]
La représentativité respective des deux organisations de magistrats est difficile à évaluer. Si l’on se fie aux chiffres affichés, l’AMT serait plus représentative puisqu’elle revendique 1 572 adhérents en 2013 contre 1 260 au SMT. Mais ces données sont à prendre avec précaution : la somme des membres des deux organisations dépasse le nombre total de magistrats judiciaires en Tunisie (un peu plus de 2 000).
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[47]
Entretien avec Raoudha Laâbidi, présidente du SMT, Tunis, avril 2013.
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[48]
ONAT, Rapport moral pour l’année judiciaire 2012-2013 (en arabe), juin 2013.
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[49]
ONAT, Communiqué (en arabe), 11 novembre 2013.
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[50]
Dans un contexte conflictuel, le coup correspond « aux actes et comportements qui ont pour propriété d’affecter soit les attentes des protagonistes du conflit concernant le comportement des autres acteurs, soit leur “situation existentielle” (l’expression est de Goffman), c’est-à-dire, en gros, les rapports qui s’établissent entre ces acteurs et leur environnement, soit encore, bien entendu, les deux simultanément ». Voir M. Dobry, « Mobilisations multisectorielles et dynamiques des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, vol. xxiv, n° 3, 1983, p. 398.
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[51]
Alors que les instances ordinales approuvent cette décision qui rétablit la réciprocité dans la circulation professionnelle entre les deux corps judiciaires et se réjouit de l’adoption d’une mesure qui devrait permettre de limiter l’encombrement du barreau, l’AMT et le SMT dénoncent une décision qui porte atteinte au principe de l’égalité des chances et obéit à des critères d’allégeance. Voir SMT, Communiqué (en arabe), 4 février 2014.
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[52]
Et par l’absence des magistrats au sein de l’ANC, qui ne pouvaient être candidats que « sous réserve de démission ou de leur mise en disponibilité » (article 17 du décret-loi du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une ANC).
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[53]
Adoption à 158 voix pour, 8 contre et 17 abstentions. À l’exception d’Ahmed Néjib Chebbi qui s’est abstenu, les avocats présents ont approuvé l’ajout. Entretien avec Samir Al-Annabi, Tunis, 10 mai 2015. L’article 105 de la constitution du 26 janvier 2014 précise : « La profession d’avocat est une profession libre et indépendante, qui participe à la réalisation de la justice et à la défense des droits et libertés. L’avocat bénéficie des garanties légales qui lui assurent une protection et lui permettent l’exercice de ses fonctions ». Cet article vient ainsi contrebalancer l’article précédent qui prévoit que le magistrat bénéficie d’une immunité pénale.
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[54]
R. Banégas, « Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique », Cultures & Conflits, n° 12, 1993, p.105-140, <conflits.revues.org/443>, consulté le 9 octobre 2014.
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[55]
La légitimité normative d’une profession « repose sur la congruence entre les valeurs qu’elle promeut et les normes d’action qui guident la société dans son ensemble […]. Elle repose sur l’idée que le critère de l’efficacité ne suffirait pas à rendre une profession légitime, si les finalités qu’elle poursuit ne sont pas en accord avec les valeurs d’une société ». Voir P. Duran et T. Le Bianic, « Introduction générale », in T. Le Bianic et A. Vion (dir.), Action publique…, op. cit., p. 29.
1Le 14 janvier 2011, jour du départ du président Ben Ali vers l’Arabie saoudite, les images d’avocats tunisiens défilant devant le ministère de l’Intérieur aux côtés d’autres manifestants ont fait le tour de la planète. Elles ont donné à penser que les avocats avaient joué un rôle fondamental dans les mouvements de protestation ayant entraîné la chute du régime autoritaire issu de l’indépendance. En revanche, les magistrats n’ont guère été visibles dans les mobilisations qui ont jalonné le processus insurrectionnel tunisien [1]. Peut-on en déduire que la profession d’avocat serait une profession politique prête, par excellence, à contester le régime autoritaire, alors que la magistrature serait un instrument mis au service de l’appareil de coercition autoritaire ? La réponse est plus complexe que ne le laisserait entendre ce qui s’est passé à Tunis le 14 janvier 2011.
2Pourtant, l’un des principaux courants de la sociologie des professions judiciaires tente de montrer que le barreau a vocation, par-delà ses objectifs professionnels, à s’engager dans des actions collectives visant à promouvoir le libéralisme politique [2]. Pour ce faire, les avocats auraient, nolens volens, mis en place une double stratégie de mobilisation : au sein des palais de justice où l’espace judiciaire est susceptible d’être transformé, le temps des procès ou d’une grève des audiences, en une arène politique ; hors de l’appareil judiciaire, où les avocats ont la capacité de se positionner comme des porte-parole du public, en raison de leur ethos professionnel et de l’autonomie dont disposent leurs institutions représentatives.
3In fine, cette approche se présente comme une alternative au courant néo-webérien, qui analyse l’action collective des avocats comme un projet professionnel visant à élargir leur autonomie, afin de légitimer et d’imposer une position de monopole sur une partie du marché des services juridiques. Sans nier l’existence d’un ethos libéral au sein de la profession, nous avons tenté de montrer ailleurs qu’il n’y a pas de contradiction entre le « professionnalisme civique [3] », formalisé par le sociologue américain Terence C. Halliday, et la promotion par les avocats d’un projet économique visant à élargir leur autonomie professionnelle, afin de légitimer et d’imposer une position de monopole sur une partie du marché des services juridiques [4].
4Cette propension à s’engager s’insérerait dans le cadre de ce que Lucien Karpik et Terence C. Halliday nomment un « complexe juridique ». Dans leurs récents ouvrages, ces auteurs ont utilisé cette notion tant pour décrire les rapports entre avocats et magistrats que pour rendre compte de leur capacité à faire évoluer les régimes autoritaires dans le sens de l’institutionnalisation d’un régime politique libéral. Dans leur modèle explicatif, les magistrats en régime autoritaire – plus particulièrement les procureurs [5] –, en raison de leur statut et de leur ethos, seraient plus réticents que les avocats à affirmer leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Mais finalement, ils formulent l’hypothèse que plus les avocats et les magistrats se soutiennent dans un projet libéral, plus ils sont efficaces pour créer les conditions de l’émergence d’un État de droit.
5Toutefois, cette démarche a le principal inconvénient de minimiser le rôle des variables professionnelles pour rendre compte des actions collectives des professions judiciaires. L’objectif de cet article est précisément de montrer comment variables politiques et professionnelles se sont articulées, avant et après la chute du régime autoritaire de Zine el-Abidine Ben Ali, afin de comprendre la dynamique des relations qu’ont entretenues les organisations d’avocats et de magistrats, tant dans leurs rapports mutuels que dans leurs relations au pouvoir politique.
6Dans le cadre des régimes autoritaires d’Habib Bourguiba à Ben Ali, l’objectif des gouvernants était d’éviter la politisation des revendications exprimées par les professions judiciaires et leur métabolisation en actions collectives contre le régime. Ce faisant, les gouvernants tunisiens ont tenté, par la mise en œuvre de dispositifs de dépolitisation, de créer les conditions d’une relation de loyauté entre les gouvernants, le corps des avocats et la magistrature. Les « rôles professionnels et politiques [6] » ainsi façonnés donnent des clés de compréhension de l’action collective des avocats et des magistrats lors de la phase du soulèvement populaire et dans la période post-Ben Ali. La phase de « conjoncture politique fluide [7] » qui s’ouvre avec le départ du président Ben Ali recouvre un processus où la valeur des ressources politiques acquises par les avocats en raison de leur participation aux mouvements protestataires [8], après la hausse des premiers mois de transition, va s’inscrire à la baisse. Face à eux, la magistrature a su faire valoir son « pouvoir de dire la légalité de la loi [9] », dans un contexte de large ineffectivité des autorités politiques.
Avocats et magistrats en régime autoritaire
7Deux principales questions structurent les relations entre avocats et magistrats dans la Tunisie autoritaire. La première se rapporte à la mobilité entre les deux corps professionnels et la seconde concerne l’absence d’immunité de plaidoirie de l’avocat. Leur traitement par les régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali a contribué à donner un caractère conflictuel aux relations entre avocats et magistrats, professions qui ne se sont guère mobilisées ensemble autour des mêmes revendications.
Des contentieux professionnels dans les rets de l’autoritarisme
8Dans l’histoire de la Tunisie indépendante, les rapports entre avocats et magistrats n’ont pris une dimension « coopérative » qu’à deux reprises, dans une conjoncture d’accentuation de l’action répressive de l’État. La première fois, au milieu des années 1980, l’Ordre des avocats s’est engagé dans une action solidaire avec les magistrats, tandis qu’au milieu des années 2000, l’Association des magistrats tunisiens (AMT) a apporté son soutien aux avocats, confrontés à l’arrestation de l’un des leurs pour des raisons politiques. Les deux organisations professionnelles se sont alors mutuellement soutenues.
9Mais dans la mesure où les gouvernants de la Tunisie indépendante ont toujours considéré les magistrats (du siège ou du parquet) comme les vecteurs de la sanction judiciaire des comportements politiques dissidents, avocats compris, les rapports entre les deux principaux corps de l’institution judiciaire ont été conflictuels et empreints de méfiance.
10La mobilité professionnelle des magistrats vers le barreau a été vécue ces dernières années par les porte-parole de l’Ordre comme une atteinte portée à leur autonomie et à leur capacité à contrôler l’accès à la profession. Cette problématique a pris de la « densité politique [10] » au fur et à mesure qu’au sein de la corporation le sentiment que les gouvernants voulaient porter atteinte au statut socioéconomique du barreau s’est accru.
11Dans l’histoire de la Tunisie postcoloniale, les avocats n’ont pu accéder au corps de la magistrature qu’au moment de l’indépendance. Le passage du dualisme judiciaire colonial (coexistence d’une justice dite « indigène » et d’une justice française) à une justice « tunisifiée » et sécularisée a incité les nouveaux dirigeants tunisiens à ouvrir le corps de la magistrature aux avocats. En effet, les magistrats tunisiens de formation « traditionnelle » ont exercé, pendant la période du protectorat français sur la Tunisie, au sein d’une justice indigène aux ramifications religieuse et séculière [11]. Employés par une institution judiciaire déclassée vis-à-vis de la justice française, la plupart d’entre eux étaient monolingues arabes et ne maîtrisaient pas les matières « modernes », comme le droit international privé et le droit commercial [12].
12Les avocats tunisiens, quant à eux, avaient été formés dans les filières primaires et secondaires bilingues, avant de passer leur licence de droit dans les universités françaises et de plaider tant devant les tribunaux indigènes que devant les tribunaux français. Leur entrée dans la magistrature apparaissait nécessaire aux nouveaux gouvernants – la plupart avaient exercé la profession d’avocat – pour construire une justice moderne dont la structure serait calquée sur le modèle français. Mais au final, cette mobilité des avocats vers la magistrature a résulté d’un événement exceptionnel : l’indépendance de la Tunisie. Depuis lors, l’Exécutif n’a jamais autorisé les avocats à accéder à la magistrature, à l’exception de la nièce de Bourguiba, Saïda Sassi. Mais ce cas relevait d’une logique népotique et individuelle.
13En revanche, les gouvernants ont agi pour que les magistrats puissent intégrer facilement le corps des avocats. Autoriser l’accès des magistrats au barreau présente, pour un régime autoritaire, quelques avantages en termes de contrôle social et politique [13]. Les magistrats constituant potentiellement des instruments au service du pouvoir, il convient de bien les traiter, en leur permettant d’intégrer facilement le barreau.
14À partir de la fin des années 1980, les questions de l’encombrement du barreau et de la limitation de l’accès à la profession sont posées de manière de plus en plus pressante par les instances ordinales. Certains évoquent la nécessité d’unifier les modalités d’accès à la profession : tous les candidats au barreau ne pourraient s’inscrire au tableau de l’Ordre qu’après avoir réussi le certificat d’aptitude à la profession d’avocat (Capa), magistrats compris [14]. Faisant valoir les difficultés matérielles des jeunes avocats, le secrétaire du Conseil de l’Ordre des avocats, Abdelwaheb el Béhi, souhaite alors interdire aux magistrats retraités l’entrée dans la profession. Toutefois, le même Abdelwaheb el Béhi rappelle que le barreau peut servir de lieu de refuge professionnel pour les magistrats victimes de l’« arbitraire administratif », autrement dit touchés par des sanctions politiques [15].
15Avec l’accentuation du caractère autoritaire du régime de Ben Ali, le droit des anciens magistrats d’accéder au barreau sera de plus en plus remis en cause par les avocats. Or, la loi de 1989 sur la profession d’avocat, adoptée dans un contexte de répression à l’égard de toutes les formes réelles d’opposition, ne tient pas compte des désidératas des représentants du barreau. Bien au contraire, elle redéfinit les normes professionnelles dans le sens d’une restriction de l’autonomie de la profession, notamment dans ses rapports avec la magistrature. Les modalités d’accès à la profession définies par la nouvelle législation ne satisfont pas les représentants de l’Ordre : le texte, tout en ne rendant pas obligatoire l’obtention du Capa pour s’inscrire au barreau, autorise les magistrats ayant exercé 10 ans leur fonction à devenir avocat.
16Près des deux tiers des avocats rencontrés lors de notre enquête considèrent comme de la concurrence déloyale cette possibilité donnée aux magistrats d’intégrer le barreau, bien qu’en termes numériques le nombre de magistrats devenus avocats ait augmenté dans des proportions beaucoup plus faibles que les flux des jeunes avocats [16].
17La loi de 1989 ne se contente pas de consacrer l’ouverture de la profession d’avocat aux magistrats, elle fait disparaître toute immunité de plaidoirie, alors que les porte-parole de l’Ordre exigeaient son renforcement. L’article 46 dispose que : « si l’infraction commise par l’avocat porte atteinte aux membres du tribunal, l’avocat peut être jugé en séance tenante par un tribunal autrement composé après convocation du représentant de la section régionale compétente ». Ce faisant, le régime de Ben Ali a généralisé aux juridictions de droit commun la procédure de répression de la défense prévue par l’article 17 de la loi de 1968, instituant la Cour de sûreté de l’État [17]. Cette mesure présente un double avantage, au regard de l’usage des rouages judiciaires par le pouvoir dans sa politique de répression : s’appuyant sur une rhétorique des droits de l’Homme, elle permet au régime de Ben Ali de tirer un profit symbolique du renoncement à une juridiction d’exception, tout en faisant passer dans le droit commun une mesure coercitive destinée à discipliner les avocats.
18Le ministre de la Justice justifie cette disposition au motif qu’accorder l’immunité à l’avocat, pour les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux, serait inconstitutionnel. Les garanties données à l’avocat ne peuvent en aucune manière l’autoriser à « porter atteinte au tribunal parce qu’il représente la justice, le corps de la magistrature, le 3e pouvoir, le prestige de l’État […]. La magistrature doit être respectée et vénérée par tous [18] ». Avec la loi du 7 septembre 1989, les avocats tunisiens auront, jusqu’à la fin de la présidence de Ben Ali, une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, même si l’article 46 ne sera utilisé par le pouvoir que pendant les périodes de crise, c’est-à-dire durant les phases de recours accru aux mesures répressives [19].
19Cette vision des gouvernants, faisant des avocats des auxiliaires de la magistrature bien plus que des auxiliaires de justice, était déjà présente chez le père de l’indépendance tunisienne, Habib Bourguiba, lui-même ancien avocat : les professionnels de la défense ne devaient pas perdre de vue qu’ils étaient subordonnés aux magistrats et que leur mission consistait seulement à éclairer le juge sur certains aspects de l’affaire qui auraient pu lui échapper [20].
20Bien que la magistrature incarne chez les élites dirigeantes le « prestige de l’État », celle-ci a manifesté, dans certaines circonstances historiques, des velléités d’indépendance vis-à-vis du pouvoir autoritaire. Dans ces moments d’exception, des convergences se sont cristallisées entre avocats et magistrats qui ont pris position en faveur des revendications des uns et des autres.
Des épisodes de coopération consécutifs à des actes de répression
21Le premier mouvement de protestation de la magistrature dans l’histoire tunisienne intervient en 1985, un an après les « émeutes du pain » de 1984. Il est l’œuvre de l’Association des jeunes magistrats (AJM). Créée en 1971, elle recrute parmi les magistrats de moins de 45 ans et se pose en rupture avec l’Amicale des magistrats fondée à l’époque du Protectorat. Elle reproche à la « vieille » association de recruter des membres dociles et corrompus [21].
22L’AJM avait réussi à se doter « d’une large base par la représentation au sein des tribunaux de la République et au sein d’une assemblée délibérative, la commission administrative [22] ». L’élection en 1984, au bureau exécutif de l’association, de magistrats décidés à faire aboutir leurs revendications débouche, les 10 et 11 avril 1985, sur la première grève de la magistrature dans l’histoire de la Tunisie indépendante. En effet, l’assemblée générale de l’organisation a adopté un ensemble de recommandations qui mettent à mal les logiques de l’autoritarisme, notamment en demandant l’élection par leurs pairs des membres du Conseil supérieur de la magistrature et le rattachement de l’administration pénitentiaire, alors dépendante du ministère de l’Intérieur, au ministère de la Justice. Autour de ce noyau central de revendications, se greffaient des exigences matérielles (accroissement des traitements, amélioration des conditions de transport et de logement). La fin de non-recevoir adressée par le gouvernement de l’époque à ces revendications conduit le bureau exécutif de l’AJM à déclencher une grève qui sera suivie à 90 % [23].
23Le pouvoir bourguibien réprime le mouvement de protestation en prenant un arrêté de dissolution contre l’AJM et en lançant une série de représailles contre ses dirigeants et ses membres les plus en vue : ils sont déférés devant le Conseil supérieur de la magistrature, réuni en conseil de discipline pour atteinte à l’ordre public et violation de « l’interdiction faite au corps judiciaire d’entreprendre toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions [24] ». Celui-ci prononce des sanctions allant de six mois à trois ans de suspension, ainsi que deux radiations définitives de la magistrature. La grève, puis le déroulement des audiences du conseil de discipline qui se sont prolongées pendant presque un mois, donnent aux avocats l’occasion d’exprimer leur soutien en faveur des revendications de l’association. Le bâtonnier Mansour Cheffi, lors de la grève, s’est associé aux dirigeants de l’AJM pour manifester, au nom du barreau, son plein appui aux « demandes légitimes des magistrats [25] ». Des avocats se sont succédé devant le conseil de discipline pour défendre les magistrats déférés, contribuant ainsi au prolongement d’un conseil de discipline qui ne devait siéger que deux jours [26]. Ces mesures disciplinaires aboutissent à une vague de démission de magistrats qui viennent alors s’inscrire au barreau, la législation tunisienne permettant à ceux d’entre eux ayant au moins trois ans d’exercice dans leur fonction d’être inscrits directement au tableau de l’Ordre [27].
24Une nouvelle organisation, l’Association des magistrats tunisiens (AMT), voit le jour en 1988, un an après la prise du pouvoir par le président Ben Ali. Née sur les décombres de l’AJM « d’une sorte de compromis avec l’autorité politique », elle « finit par s’affirmer et s’autonomiser [28] ». Dans les années 1990, l’AMT ne développe pas d’activités contestataires vis-à-vis de la politique judiciaire du régime de Ben Ali, mais les sujets abordés dans ses congrès se concentrent sur les questions d’indépendance de la magistrature et de la justice. Les relations entre le pouvoir et l’AMT se dégradent fin 2004 avec le 10e congrès de l’association qui débouche sur l’élection d’un bureau exécutif et d’un président – Ahmed Rahmouni – considérés par le ministère de la Justice comme trop indépendants. La motion générale adoptée par ce congrès, qui rejette d’ailleurs de manière catégorique le projet de loi gouvernemental amendant la loi du 14 juillet 1967 relative au statut des magistrats, mentionne sans détours l’absence de garanties fondamentales de l’indépendance de la magistrature, dans le nouveau comme dans l’ancien texte de loi (pas de reconnaissance du principe d’inamovibilité des magistrats, y compris ceux du siège).
25C’est dans ce contexte tendu que se déroule, en 2005, le second épisode, au cours duquel les représentants des magistrats et des avocats s’associent pour critiquer l’action de l’exécutif. Il est la conséquence de l’arrestation par le régime de Ben Ali de l’avocat opposant politique, Mohamed Abbou. À la suite de son déferrement devant le juge d’instruction, le bureau exécutif de l’AMT publie, le 2 mars 2005, un communiqué dans lequel il se solidarise avec les avocats « empêchés d’exercer leur profession et gravement molestés par les forces de sécurité ». Le texte dénonce la violation de « l’immunité du tribunal » et « la présence d’agents de sécurité ne faisant pas partie de la police judiciaire [29] ».
26Le régime de Ben Ali, qui s’appuie également sur les magistrats accusant le président Rahmouni et ses soutiens de politiser la profession et de sacrifier les intérêts des magistrats à ceux des avocats, réagit à ces velléités de contestation par la mise en œuvre d’une politique de harcèlement : d’une part, il incite les magistrats qui lui sont acquis à évincer l’équipe dirigeante de l’AMT, au moyen d’un congrès extraordinaire électif et le vote d’une motion lui retirant la confiance des congressistes (4 décembre 2005) ; d’autre part, il utilise le mouvement annuel des mutations dans le corps de la magistrature pour affecter les magistrats contestataires dans les juridictions intérieures du pays, ce qui les maintient éloignés du siège de l’association (situé dans le palais de Justice de Tunis), comme de leur famille [30].
Les mobilisations professionnelles comme causes politiques : du « bas barreau » et des avocats militants
27Les magistrats contestataires étant mis au pas, ce sont les avocats qui donnent du fil à retordre aux autorités en élisant à leur tête certains des leurs reconnus comme opposants. Un mélange de considérations politiques et économico-professionnelles permet de comprendre les résultats électoraux au sein de l’Ordre, ainsi que les mobilisations d’avocats. Tout au long des années 2000, les actions collectives de la profession ont été impulsées par des avocats défenseurs de causes politiques qui ont mobilisé le « bas barreau tunisien », c’est-à-dire la fraction majoritaire de la profession la plus jeune, à la fois dominée économiquement et politiquement.
28Ces avocats, militants politiques, ont d’autant plus facilement mobilisé leurs confrères que le décalage entre la représentation de l’activité professionnelle de l’avocat et la réalité de son exercice s’est creusé au cours des années 1990- 2000. Ce hiatus résulte de la massification de la profession : de 1991 à 2011, l’effectif du barreau a été multiplié par près de six, passant d’environ 1 400 à 7 759 membres, alors que sur la même période, la population active totale n’a été multipliée que par 1,6. Le mouvement s’est fortement accéléré à la fin des années 2000, conduisant à un rajeunissement sans précédent de la profession : ainsi, entre juin 2008 et juin 2011, 1 500 nouveaux avocats se sont inscrits à l’Ordre, alors qu’en 2010, près de 75 % des avocats avaient moins de 40 ans [31]. Ce « bas barreau » trouve sa clientèle au sein des classes populaires, souvent originaires des quartiers dans lesquels eux-mêmes ont grandi. Intervenant dans les domaines juridiques de faible prestige (principalement le statut personnel et le « petit pénal »), ils perçoivent les honoraires les plus faibles d’une clientèle de condition modeste. Directement confrontés à la concurrence des professions juridiques voisines, ces avocats rencontrent de grandes difficultés matérielles pendant les dix premières années de leur carrière. Durant la décennie 2000, lors des élections des instances ordinales, ces « jeunes avocats » ont voté majoritairement pour des bâtonniers proches de l’opposition. Leur principale revendication (annexer de nouveaux territoires professionnels au détriment des professions concurrentes) est d’ailleurs devenue le leitmotiv des discours du bâtonnier et du Conseil de l’Ordre [32].
29Tenant un discours collectif sur la profession, sous-tendu par une image dévalorisée de celle-ci, alors en butte aux harcèlements d’un régime autoritaire accusé de vouloir « affamer » les avocats, ces jeunes se définissaient, sous Ben Ali, comme des avocats partageant un statut en décalage vis-à-vis de leurs attentes professionnelles.
30Leurs conditions socioéconomiques, vécues comme une injustice, les rendaient réceptifs aux actions conduites par les avocats militants, opposants politiques, bien avant le déclenchement du soulèvement de Sidi Bouzid [33]. Tout au long de la décennie 2000, ces avocats « chercheurs de cause [34] » ont tenté systématiquement de s’emparer des actes répressifs des gouvernants pour mener des entreprises de mobilisation et de contestation du régime de Ben Ali.
31Deux cercles d’avocats militants politiques se dessinent, en fonction de leur âge et de leur socialisation militante. Tout d’abord, les avocats opposants du premier cercle : nés dans les années 1950 [35], ils ont développé une activité militante hautement transgressive, dans la continuation d’une trajectoire politique marquée par une socialisation et une mobilisation militante préalables à l’époque de Bourguiba. Ces avocats, concentrés dans la capitale ont ainsi prolongé une pratique oppositionnelle à l’extrême gauche (marxistes-léninistes et maoïste parfois teinté de nationalisme arabe) ou, dans une moindre mesure, affilié à l’islam politique dans le cadre de leur activité professionnelle. La plupart ont eu des expériences carcérales plus ou moins longues et tous ont été arrêtés et passés à tabac par les forces de l’ordre, à plusieurs reprises dans leur vie. Leur engagement en tant qu’avocat opposant a ainsi prolongé leur engagement passé. La défense des droits de la défense et celle des droits de l’Homme ont donné une « dimension morale » à leur militantisme politique préalable, ainsi qu’à leur activité professionnelle [36]. Celle-ci leur a ainsi permis de bénéficier des ressources symboliques qui ont contribué à faire perdurer leur engagement militant au sein de la corporation, soit par le biais de collectifs militants, soit directement devant les tribunaux ou au sein des instances ordinales lorsqu’ils y étaient élus.
32Quant aux avocats opposants du second cercle (une soixantaine de personnes), ce sont des professionnels plus jeunes – nés dans les années 1970. Ils se sont engagés dans des activités militantes moins transgressives que leurs aînés, confrontés qu’ils étaient à l’appareil répressif du régime de Ben Ali. Le plus souvent nationalistes arabes, membres de groupuscules de la gauche radicale, islamistes ou encore défenseurs des droits de l’Homme, ils poursuivaient leur travail militant en tant qu’avocat lors des procès de militants syndicaux et/ou politiques.
33Ces professionnels militants du second groupe, qui appartiennent par leur statut socioéconomique au bas barreau, se sont érigés en porte-parole des revendications matérielles des jeunes avocats, tout en endossant les valeurs affichées par la profession (invocation des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, préservation du droit de la défense). Par leur ethos et leur imaginaire, ces avocats portaient à la fois une revendication de « professionnalisme civique » et d’autonomie professionnelle, tout en soutenant le projet économique de contrôle d’accès à la profession exprimé par le bas barreau.
Avocat et magistrats en conjoncture politique fluide : de la « révolution » à la « transition »
34Les actions collectives d’avocats, entre décembre 2010 et janvier 2011, ont eu pour point de départ les palais de justice. Les avocats militants y ont pris la parole pour inciter leurs jeunes confrères du bas barreau à exprimer leur solidarité envers les manifestants en se rendant aux marches, rassemblements et autres sit-in [37]. Les professionnels de la défense ont participé à certaines manifestations populaires en s’appuyant sur le maillage territorial constitué par les tribunaux de première instance. Ils ont pu apparaître dans les actions collectives en tant que corps repérable dans l’espace public (le port de la robe noire). Les divers palais de justice de la province, comme de la capitale, lieux symboliques au centre de la vie urbaine, incarnations topographiques de la justice (et de l’injustice du régime de Ben Ali), ont ainsi pu constituer des lieux de cristallisation des mobilisations d’avocats.
La revendication d’une légitimité révolutionnaire par les avocats
35Ces mobilisations de la fin du mois de décembre 2010 n’ont pas été le fait de l’organisation représentative de la profession. Inactives pendant une partie du mouvement protestataire, les instances ordinales ont constitué plus un frein à la mobilisation qu’un acteur du soulèvement. En fait, depuis son élection à la tête du Barreau en juin 2010, le bâtonnier Abderrazak Kilani négocie avec le régime de Ben Ali un compromis qui puisse satisfaire au moins une partie des revendications professionnelles du bas barreau, en échange d’un contrôle de demandes professionnelles perçues par les gouvernants comme immédiatement politiques (défense des droits de l’Homme, respect de l’État de droit, protection des libertés publiques et privées). C’est l’ampleur des mobilisations et la décision prise par les fédérations régionales de l’Union générale tunisienne du travail d’organiser des grèves générales sur l’ensemble du territoire tunisien à partir du 12 janvier qui incitent finalement les instances ordinales à embrayer sur le mouvement protestataire en appelant à une grève générale des avocats le 14 janvier. Les représentants de l’Ordre ont ainsi revu « le coût de leur dissidence à la baisse [38] » et se sont comportés en passagers clandestins des actions collectives. Ce phénomène de free riding permet aux porte-parole du barreau représentants de l’Ordre de tirer des profits symboliques de la chute du régime de Ben Ali, jusqu’à l’élection de l’Assemblée nationale constituante, le 23 octobre 2011.
36Les mobilisations d’avocats de décembre 2010 et janvier 2011 ont permis aux instances ordinales de constituer un « capital de légitimité révolutionnaire » dans lequel elles ont puisé, après le départ de Ben Ali, pour jouer un rôle politique de premier plan et obtenir des gains corporatistes. Ce capital, qui renvoie aux ressources symboliques accumulées par la profession en raison de l’implication de la majorité de ses membres dans ces mobilisations, permet aux instances ordinales de participer, en février 2011, à la création du Conseil national de sauvegarde de la révolution, pôle de légitimité concurrente du gouvernement provisoire, puis de faire avancer les revendications professionnelles déjà formulées par les instances ordinales sous l’ancien régime [39].
37Mais in fine, l’Ordre des avocats a vu ces ressources symboliques se dévaloriser face à un corps des magistrats peu enclin à voir des avocats revendiquer un statut d’égalité avec la magistrature au sein de l’institution judiciaire. Bien que les porte-parole des deux professions revendiquent, vis-à-vis des gouvernements de transition, l’indépendance du « troisième pouvoir », ils ne manifestent pas ensemble. L’action dans l’arène judiciaire de certains avocats et magistrats les uns envers les autres débouche sur des actions collectives organisées par les porte-parole de la profession. Pour les représentants des deux corps judiciaires, l’objectif est de dénoncer le comportement irresponsable de l’autre et d’appeler le gouvernement transitoire à prendre des sanctions contre les fauteurs de trouble. Autrement dit, la reconfiguration des rapports entre les deux professions, après la chute du régime de Ben Ali, n’a pas atténué leur dimension conflictuelle. L’opposition entre les deux corps s’est, en fait, rapidement cristallisée sur plusieurs dispositions du décret-loi du 20 août 2011 régulant la profession d’avocat.
38Dans un premier temps, la légitimité révolutionnaire accumulée par le barreau a permis au bâtonnier de revendiquer une réorganisation de la profession dans le sens d’une revalorisation de son statut, d’un approfondissement de son autonomie et d’un élargissement de son territoire professionnel [40]. L’autorisation donnée par le parlement au président de la République par intérim de prendre des décrets-lois a incité le bâtonnier à accélérer l’élaboration d’une proposition de loi organisant la profession d’avocat. Ce texte serait ainsi promulgué rapidement sous la forme d’un décret-loi et sans débat.
39Dans le projet proposé par le bâtonnier, les professionnels de la défense sont plus que de simples auxiliaires de justice : les avocats constituent désormais un corps qui « participe à l’établissement de la Justice et qui défend les libertés et les droits humains » (article 1er du décret-loi). Par-delà la revalorisation du statut de la profession, certaines dispositions du texte ont vocation à accroître le pouvoir du barreau en définissant un nouveau régime des immunités de l’avocat et en leur permettant d’annexer de nouveaux territoires professionnels.
40Mais le texte proposé par les représentants de l’Ordre, en remettant en cause une partie des prérogatives dont bénéficiait la magistrature sous l’ancien régime, a suscité une forte opposition des organisations de magistrats. Dans un contexte où l’effectivité du pouvoir n’est pas établie et où les autorités de la transition sont contestées dans leur légitimité, la magistrature a su mobiliser des ressources lui permettant de contrarier l’aspiration du barreau à se positionner à égalité avec elle.
La magistrature face au barreau : un statut à préserver et une indépendance à affirmer
41L’entrelacement des enjeux professionnels et politiques hérités du régime autoritaire a incité l’Ordre des avocats à formuler des revendications qui placent sur le même plan avocats et magistrats. Cette prétention des avocats apparaît insupportable à un corps dont la « noble mission est de rendre la justice [41] ». Aussi, les représentants de la magistrature vont s’opposer frontalement aux exigences des avocats, dès la publication de la proposition de décret-loi rédigée par les représentants de l’Ordre et adoptée par référendum à la majorité des avocats.
42Dans le nouveau texte, le très controversé article 46 de la loi de 1989 est abrogé et remplacé par un article 47 qui prévoit que « les actes, les plaidoiries et les conclusions accomplis par l’avocat dans le cadre de l’exercice de sa profession n’ouvrent droit à aucune action intentée à son encontre [42] ». L’immunité pénale dont bénéficient les avocats lorsqu’ils plaident devant les tribunaux est censée leur permettre d’exercer pleinement « leur rôle naturel de défenseur des droits et des libertés et de contribuer à la préservation des acquis de la révolution [43] ».
43L’article 47 n’est guère apprécié par les magistrats, d’autant plus que dans ses premières versions, le texte du projet redéfinit dans l’article 3 les modalités d’accès à la profession, en excluant les magistrats à la retraite et en abaissant l’âge limite d’accès au barreau à 40 ans (contre 50 ans dans le texte de 1989). Les deux organisations professionnelles représentant les magistrats dans la Tunisie post-Ben Ali se sont ainsi opposées frontalement au décret-loi ainsi rédigé et adopté dans un premier temps par le gouvernement. Le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) a été particulièrement virulent. Dénonçant un texte opportuniste et défendu par un « lobby » pro-avocat au sein du gouvernement, le SMT a appelé à une grève de trois jours du 28 au 30 juin 2011, puis a demandé au président de la République par intérim et au Premier ministre de ne pas signer un projet de décret-loi qualifié d’« illégitime [44] », l’immunité définie par l’article 47 étant pour sa part assimilée par le smt à une « impunité [45] ». Cette grève inaugure le recours régulier à un moyen d’action collective illégal, désormais perçu comme légitime par les organisations de magistrat.
44Mais par-delà l’enjeu des immunités attribuées à l’avocat, bien que moins présentes dans le discours des porte-parole de la magistrature, les questions de l’épuration du corps de la magistrature des serviteurs de l’ancien régime et celle de l’accès au barreau des magistrats à la retraite ont été au cœur de l’affrontement avec les avocats. La première question concerne plus particulièrement le SMT. En effet, cette dernière organisation, qui s’est constituée contre l’AMT en mars 2011, comprend en son sein les magistrats anciennement acquis au régime de Ben Ali [46]. C’est d’ailleurs l’ancien premier président de la Cour de cassation, Mohamed Ellejmi, figure emblématique de l’ancienne hiérarchie judiciaire fidèle au régime de Ben Ali, qui devait présider le congrès constitutif du syndicat. Aussi, le SMT s’est-il élevé contre les tentations épuratrices de l’AMT et de l’Ordre des avocats [47]. La seconde question est catégorielle : faisant valoir un niveau de retraite insuffisant et des conditions matérielles difficiles, les magistrats retraités préservent leur droit de s’inscrire au barreau.
45Cette première confrontation entre les organisations de magistrats et l’Ordre des avocats se prolonge, depuis le début de l’année 2012, dans des accrochages réguliers entre les deux corps judiciaires dans les divers tribunaux. Le point de départ de la multiplication des incidents entre avocats et magistrats se situe à Kasserine, haut lieu du soulèvement insurrectionnel de décembre 2010-janvier 2011. La publication, le 19 mars 2012, par 45 avocats de Kasserine d’une liste de 10 magistrats considérés comme corrompus et devant être sanctionnés ou radiés du corps de la magistrature a suscité une réaction de l’ensemble des magistrats des tribunaux de Kasserine. Ils ont dénoncé un outrage à la magistrature, organisé une journée de grève des audiences (le 22 mars 2012), décidé de porter un ruban rouge pendant une semaine et appelé les autorités à ouvrir une enquête sur les avocats impliqués dans cette « agression ». Depuis lors, le Conseil de l’Ordre dénonce régulièrement dans ses communiqués la violation par les magistrats de l’article 47 du décret-loi du 20 août 2011. Pour les instances ordinales comme pour les avocats qui plaident dans les tribunaux, le texte régissant la profession d’avocat n’est pas appliqué : les juges d’instruction multiplient les citations à comparaître d’avocats pour outrage à magistrats. En mai 2013, la convocation d’un avocat devant le juge d’instruction du tribunal de première instance de Béja et les incidents d’audience qui s’en sont suivis ont suscité une grève et une contre-grève des deux principaux corps de l’institution judiciaire [48].
46La détention d’un avocat pendant quatre jours au commissariat de Bouchoucha (Tunis) et son déferrement par le procureur général près la cour d’appel de Tunis, sans que le président de la section régionale ne soit avisé, comme le prévoit l’article 46 du décret-loi du 20 août, ont incité le Conseil de l’Ordre à lancer le 11 novembre 2013 un appel à une grève générale [49]. Entre février 2014 et mars 2015, les contentieux entre les deux corps professionnels se sont accumulés. Les poursuites pénales conduites à l’encontre de plusieurs avocats ont débouché sur des conflits entre les représentants du barreau et de la magistrature, qui se sont transformés en mouvements de grève des audiences paralysant à intervalle régulier l’institution judiciaire. De ce point de vue, la magistrature qui dispose de la capacité juridique à mobiliser des services de police tenus de suivre ses instructions, a des moyens de coercition pour établir son autorité sur les avocats.
47De manière générale, l’absence de stabilisation des institutions politiques incite ainsi avocats et magistrats à faire des « coups [50] » susceptibles d’accroître leurs ressources professionnelles et politiques. Au début de 2014, les magistrats réussissent à faire reculer le ministre de la Justice qui avait annoncé, le 18 janvier 2014, le recrutement de 533 magistrats parmi les avocats et les universitaires, en vertu de l’article 32 de la loi de 1967 [51].
48Pour leur part, les avocats tirent profit d’une initiative individuelle, rendue elle-même possible par la présence des avocats au sein de l’ANC [52]. Deux députés (Farida Laabidi du mouvement islamiste Ennahdha et Faiçal Jadlaoui du mouvement Ettakatol, avocats de profession) ont proposé d’ajouter un article constitutionnalisant la profession et ses missions. Adopté massivement par les députés [53], il place en position de force les porte-parole de la profession dans les négociations qui ont commencé en février 2015, à propos de la composition du Conseil supérieur de la magistrature.
49Les conflits entre le barreau et la magistrature, dans la Tunisie post-Ben Ali, sont révélateurs de la lutte que se livrent les deux principaux corps de l’institution judiciaire pour imposer leur conception légitime de l’exercice du droit et de la justice. La conjoncture politique fluide traversée par la Tunisie est particulièrement propice à la reformulation et à la redéfinition des formes de légitimité. Si, pour les gouvernants, l’enjeu principal est « de faire la preuve de leur capacité à gouverner et affirmer la légitimité du nouveau régime [54] », pour les professionnels de la justice, il s’agit de se positionner comme des acteurs de la redéfinition du fonctionnement de l’institution judiciaire. Les représentants des deux corps de la justice tentent de faire prévaloir leur vision d’un nouvel ordre judiciaire devant répondre aux nécessités de l’institutionnalisation d’un nouvel ordre politique.
50Pour les représentants du barreau, par-delà le caractère hétérogène de la corporation, l’objectif est de faire reconnaître par les nouveaux gouvernants un élargissement de leur marché, appuyé sur une expertise et un savoir considérés comme injustement rabaissés par les tenants de l’ancien régime. Cette exigence de reconnaissance est apparue d’autant plus légitime que la majeure partie des avocats est descendue dans la rue pour soutenir le mouvement insurrectionnel contre le régime de Ben Ali. La répression dont ont été victimes certains professionnels de la défense, le caractère démocratique de la désignation des dirigeants de l’Ordre, les actions collectives menées sous la houlette des avocats militants politiques et par les instances ordinales, ont été utilisés comme des ressources pour accroître l’autonomie de la profession et se prévaloir d’une « légitimité normative » ou « morale [55] ». Avec le processus « révolutionnaire » et les perspectives de « transition démocratique », les revendications du barreau sont apparues d’autant plus légitimes que les valeurs véhiculées par la plupart des avocats se sont révélées congruentes avec les nouvelles normes d’action guidant une société sur la voie de cette « transition démocratique ».
51De ce point de vue, la magistrature est partie avec un handicap en 2011 : elle a été, partiellement, le bras de la justice coercitive des régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali. Certes, les magistrats de l’AMT sanctionnés en 2005 ont pu effectuer leur retour tant dans l’arène politique que judiciaire, en mettant en avant leur statut de victime de l’ancien régime. Mais le décret-loi sur la profession d’avocat a contribué à impulser un processus de convergence avec le SMT, pourtant dénoncé à sa naissance comme une organisation professionnelle liée à l’ancien régime. Pièce maîtresse du bon fonctionnement et de la continuité du service public de la justice, les magistrats ont largement su, dans la conduite de leur action professionnelle, faire prévaloir auprès des gouvernants leurs intérêts matériels sur celui des avocats.
52Ils ont également été capables de construire une légitimité normative en se posant comme les défenseurs de l’indépendance de la justice contre des gouvernants ayant des velléités de l’assujettir, au nom de l’asservissement passé d’une partie de la magistrature au régime autoritaire. En matière d’organisation de la justice, le SMT et l’AMT ont su mobiliser le corpus de standards internationaux, mis au point par les institutions internationales et les ONG présentes sur le territoire tunisien, pour faire avancer leur exigence d’indépendance.
53Cette légitimité normative peut être d’autant plus revendiquée par les uns et par les autres que la Tunisie traverse une conjoncture politique fluide. Ainsi la dynamique du changement induit par la chute du régime autoritaire contribue aussi bien à valoriser qu’à dévaloriser rapidement les ressources détenues par les divers acteurs.
54Cependant, il convient de ne pas tirer de conclusions hâtives quant au caractère pérenne de cette légitimité normative. Elle apparaît tant pour les avocats que pour les magistrats liée au devenir d’une transition politique aux contours incertains. Il en est de même pour les éventuelles alliances et conflits entre les deux corps professionnels.
Notes
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[1]
L’enquête originelle sur laquelle s’appuie en partie cet article portait sur les avocats tunisiens. Nous présentons ici les relations entre avocats et magistrats en Tunisie, en nous focalisant sur le point de vue des premiers. Pour sortir un tant soit peu du tropisme « avocat », nous nous sommes entretenus en avril 2013 avec quatre représentants des deux principales organisations de magistrats. Par ailleurs, lors de notre enquête originelle, nous avons interviewé des avocats qui avaient précédemment occupé des fonctions de magistrats.
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[2]
L. Karpik, Les Avocats entre l’État, le public et le marché xiiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995 ; T. C. Halliday et L. Karpik (dir.), « Politics Matter : a Comparative Theory of Lawyers in the Making of Political Liberalism », in T. C. Halliday et L. Karpik (dir.), Lawyers and the Rise of Political Liberalism. Europe and North America from the Eighteenth to Twentieth Centuries, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 15-64.
-
[3]
Ainsi les avocats défendraient un « intérêt collectif à la construction d’un système juridique efficace, à l’institutionnalisation d’un droit légitime et à la promotion des mérites intrinsèques de la justice procédurale ». Voir. T. C. Halliday, Beyond Monopoly. Lawyers, State Crises, and Professional Empowerment, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 369.
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[4]
Voir É. Gobe, Les Avocats en Tunisie de la colonisation à la révolution (1883-2011). Sociohistoire d’une profession politique, Paris IRMC/Karthala, 2013.
-
[5]
T. C. Halliday, L. Karpik et M. M. Feeley, « Introduction. Legal Complex and Strugles for Political Liberalism », in T. C. Halliday, L. Karpik et M. M. Feeley (dir.), Fighting for Political Freedom. Comparative Studies of the Legal Complex and Political Liberalism, Oxford, Portland, Hart Publishing, Onati International Series in Law and Society, 2007, p. 9.
-
[6]
S. Ghamroun, « À qui s’adressent les juges ? Les magistrats tunisiens et égyptiens face aux aléas de la représentation professionnelle », in É. Gobe (dir.), Des Justices en transition dans le monde arabe ? Contributions à une réflexion sur les rapports entre justice et politique, Rabat, CJB/Open Éditions, coll. « Maktabat al-Maghreb », 2015 [à paraître].
-
[7]
Les conjonctures fluides sont des « situations incertaines où différentes ressources, relativement cloisonnées les unes aux autres dans les conjonctures routinières viennent à être confrontées du fait des mobilisations et de la transformation corrélative des rapports entre les sites sociaux où ces ressources opèrent ». Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 1986.
-
[8]
Ce que nous appelons un capital de légitimité révolutionnaire.
-
[9]
L. Karpik, « Les professions libérales sont-elles solubles dans le marché », in T. Le Bianic et A. Vion (dir.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris, LGDJ, 2008, p. 279-288.
-
[10]
J. Leca, « Le repérage du politique », Projet, n° 71, 1973, p. 16.
-
[11]
S. Ben Achour, « Juges et magistrats tunisiens dans l’ordre colonial. Les “juges musulmans” du tribunal immobilier de Tunisie (1886-1956) », in N. Auzary-Schmaltz (dir.), La Justice française et le droit pendant le protectorat en Tunisie, Paris, Maisonneuve & Larose/IRMC, 2007, p. 168.
-
[12]
É. Hélin, « La magistrature : de la marginalisation à la restructuration », Monde arabe Maghreb- Machrek, n° 157, 1997, p. 42-43.
-
[13]
J. Kaufman Win et T.-C. Yeh, « Advocating Democracy : The Role of Lawyers in Taiwan’s Political Transformation », Law and Social Inquiry, vol. 20, n° 2, 1995, p. 574-576.
-
[14]
Trois voies permettaient alors d’accéder au barreau : l’obtention d’un diplôme de 3e cycle en droit, le Capa ou le passage par la magistrature.
-
[15]
K. Ben Younes, « Entretien avec Abdelwaheb el Béhi, membre du Conseil de l’Ordre des avocats : c’est ainsi que les avocats évaluent le nouveau projet » (en arabe), al-Sabâh, 30 août 1989.
-
[16]
Entretien avec Mokhtar Jallali, avocat près de la Cour de cassation, Tunis, novembre 2006.
-
[17]
Journal officiel de la République tunisienne (JORT), « Loi n° 68-17 du 2 juillet 1968, portant institution de la Cour de sûreté de l’État », 2 juillet 1968, p. 741-742.
-
[18]
Débats de la chambre des députés, Examen et discussion du projet de loi portant organisation de la profession d’avocat (en arabe), n° 12, 1er septembre, 1989, p. 439.
-
[19]
Mais l’article 46 a été utilisé lors de procès de droit commun par certains magistrats qui considéraient que l’avocat leur avait manqué de respect.
-
[20]
A. Ben Youssef, « Les relations entre Bourguiba, les avocats et les instances ordinales au début de l’indépendance » (en arabe), Acte du IVe congrès sur Justice et législation dans la Tunisie bourguibienne et les pays arabes, Tunis, Fondation Temimi/Konrad Adenauer Stifung, 2004, p. 21.
-
[21]
Entretien avec Mohamed Rached Fray, ancien membre de l’AJM, avocat depuis 1986, Tunis, 29 septembre 2009. Selon Mohamed Rached Fray, l’association regroupait plus des trois quarts des magistrats de moins de 45 ans.
-
[22]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature en Tunisie entre émancipation féminine et autoritarisme politique », in Y. Ben Achour et É. Gobe (dir.), Justice, politique et société, L’Année du Maghreb 2005-2006, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 65.
-
[23]
Entretien avec Mohamed Rached Fray, Tunis, 29 septembre 2009.
-
[24]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature… », art. cité, p. 55-74.
-
[25]
Ordre national des avocats de Tunisie (ONAT), Rapport moral présenté à l’assemblée générale du 7 juillet 1985 (en arabe).
-
[26]
Entretien avec Mohamed Rached Fray, Tunis, 29 septembre 2009.
-
[27]
La fin des années 1980 correspond d’ailleurs à la période durant laquelle la proportion d’anciens magistrats inscrits au tableau de l’Ordre est la plus importante : représentant 13 % des avocats au milieu des années 1980, leur part dans la profession atteint un pic au début des années 1990 (22 %), avant de diminuer dans les années 1990-2000 en raison de l’afflux de jeunes diplômés.
-
[28]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature… », art. cité.
-
[29]
AMT, Communiqué (en arabe), 2 mars 2005.
-
[30]
S. Ben Achour, « La féminisation de la magistrature… », art. cité.
-
[31]
ONAT, Rapport moral pour l’année judiciaire 2010-2011 (en arabe), 25 juin 2011.
-
[32]
É. Gobe, Les Avocats en Tunisie de la colonisation…, op. cit.
-
[33]
Parmi les trois autres segments de la profession, deux ne sont pas engagés dans des actions collectives : les avocats spécialisés, situés au sommet de la hiérarchie des revenus, trop occupés à gagner de l’argent ou trop inquiets des troubles politiques pouvant affecter leurs revenus ; les avocats membres du parti au pouvoir, qui ont mené des opérations de contre-mobilisation, notamment en tentant de casser la grève des audiences du 6 janvier 2011. Quant au dernier segment, constitué d’avocats artisans généralistes qui disposent d’un capital social leur permettant d’avoir une clientèle composée des catégories sociales moyennes et supérieures, il est plus difficile de connaître son implication dans les mobilisations.
-
[34]
J. Siméant, La Cause des sans-papiers, Paris, Presse de Sciences Po, 1998, p. 394.
-
[35]
Très peu nombreux (une quinzaine de personnes), ils ont entamé leur carrière militante sous Bourguiba et avaient donc, pour la plupart, plus de 50 ans en 2011.
-
[36]
É. Agrikoliansky, « Les usages protestataires du droit », in O. Fillieule, É. Agrikoliansky et I. Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestation dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2010, p. 225-243.
-
[37]
Entretien avec Koutheïr Bouallègue, avocat militant et opposant au régime de Ben Ali, Tunis, 23 avril 2013.
-
[38]
L. Gayer, « Le général face à ses juges : la fronde de la magistrature pakistanaise », Critique internationale, n° 42, 2009/1, p. 95-118.
-
[39]
Voir É. Gobe, « Les avocats, l’ancien régime et la révolution. Profession et engagement public dans la Tunisie des années 2000 », Politique africaine, n° 122, 2011, p. 194-195.
-
[40]
Entretien avec Hichem Belhadj Hamida, proche du bâtonnier Abderrazak Kilani, avocat à la Cour de cassation, Tunis, 20 avril 2011.
-
[41]
Entretien avec Kalthoum Kennou, ancienne présidente de l’AMT, Tunis, avril 2013.
-
[42]
JORT, « Décret-loi n° 79 en date du 20 août 2011 portant sur l’organisation de la profession d’avocat » (en arabe), 23 août 2011, p. 1596.
-
[43]
Ibid.
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[44]
L. Ben Saleh, « Le lobby des avocats monopolise l’Exécutif et le Législatif » (en arabe), al-Sarih, 30 juin 2011.
-
[45]
A. Turki, « Avocats-magistrats. La guerre des robes noires ? », Réalités, n° 1333, 14 juillet 2011.
-
[46]
La représentativité respective des deux organisations de magistrats est difficile à évaluer. Si l’on se fie aux chiffres affichés, l’AMT serait plus représentative puisqu’elle revendique 1 572 adhérents en 2013 contre 1 260 au SMT. Mais ces données sont à prendre avec précaution : la somme des membres des deux organisations dépasse le nombre total de magistrats judiciaires en Tunisie (un peu plus de 2 000).
-
[47]
Entretien avec Raoudha Laâbidi, présidente du SMT, Tunis, avril 2013.
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[48]
ONAT, Rapport moral pour l’année judiciaire 2012-2013 (en arabe), juin 2013.
-
[49]
ONAT, Communiqué (en arabe), 11 novembre 2013.
-
[50]
Dans un contexte conflictuel, le coup correspond « aux actes et comportements qui ont pour propriété d’affecter soit les attentes des protagonistes du conflit concernant le comportement des autres acteurs, soit leur “situation existentielle” (l’expression est de Goffman), c’est-à-dire, en gros, les rapports qui s’établissent entre ces acteurs et leur environnement, soit encore, bien entendu, les deux simultanément ». Voir M. Dobry, « Mobilisations multisectorielles et dynamiques des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, vol. xxiv, n° 3, 1983, p. 398.
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[51]
Alors que les instances ordinales approuvent cette décision qui rétablit la réciprocité dans la circulation professionnelle entre les deux corps judiciaires et se réjouit de l’adoption d’une mesure qui devrait permettre de limiter l’encombrement du barreau, l’AMT et le SMT dénoncent une décision qui porte atteinte au principe de l’égalité des chances et obéit à des critères d’allégeance. Voir SMT, Communiqué (en arabe), 4 février 2014.
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[52]
Et par l’absence des magistrats au sein de l’ANC, qui ne pouvaient être candidats que « sous réserve de démission ou de leur mise en disponibilité » (article 17 du décret-loi du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une ANC).
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[53]
Adoption à 158 voix pour, 8 contre et 17 abstentions. À l’exception d’Ahmed Néjib Chebbi qui s’est abstenu, les avocats présents ont approuvé l’ajout. Entretien avec Samir Al-Annabi, Tunis, 10 mai 2015. L’article 105 de la constitution du 26 janvier 2014 précise : « La profession d’avocat est une profession libre et indépendante, qui participe à la réalisation de la justice et à la défense des droits et libertés. L’avocat bénéficie des garanties légales qui lui assurent une protection et lui permettent l’exercice de ses fonctions ». Cet article vient ainsi contrebalancer l’article précédent qui prévoit que le magistrat bénéficie d’une immunité pénale.
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[54]
R. Banégas, « Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique », Cultures & Conflits, n° 12, 1993, p.105-140, <conflits.revues.org/443>, consulté le 9 octobre 2014.
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[55]
La légitimité normative d’une profession « repose sur la congruence entre les valeurs qu’elle promeut et les normes d’action qui guident la société dans son ensemble […]. Elle repose sur l’idée que le critère de l’efficacité ne suffirait pas à rendre une profession légitime, si les finalités qu’elle poursuit ne sont pas en accord avec les valeurs d’une société ». Voir P. Duran et T. Le Bianic, « Introduction générale », in T. Le Bianic et A. Vion (dir.), Action publique…, op. cit., p. 29.