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Article de revue

L’Afrique et la question de la blackness : exemples du Ghana

Pages 83 à 103

Notes

  • [1]
    K. L. Korang, Writing Ghana, Imagining Africa. Nation and African Modernity, University of Rochester Press, coll. « Rochester Studies in African History and the Diaspora », Rochester, 2009.
  • [2]
    Je remercie Peter James Hudson pour ses encouragements constants, Trica Danielle Keaton pour avoir pensé à moi, ainsi que Thomas Fouquet et Rémy Bazenguissa-Ganga pour m’avoir invitée à contribuer à ce numéro spécial et pour leur patience à mon égard. Cet article est adapté de plusieurs chapitres de mon livre, The Predicament of Blackness. Postcolonial Ghana and the Politics of Race, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
  • [3]
    Bien que le terme « race » soit souvent compris comme un concept établissant des distinctions hiérarchiques historiquement basées sur la croyance erronée en l’infériorité biologique (et culturelle) de certains groupes et la supériorité d’autres, je m’aligne avec Michael Omi et Howard Winant et analyse la race comme un processus. Voir M. Omi et H. Winant, Racial Formation in the United States. From the 1960s to the 1980s, New York, Routledge, 1994 [1986]. L’idée de race découle ainsi des différents processus – historiques, économiques, politiques et culturels – ayant concouru pour donner naissance aux présupposés raciaux et pour les structurer. Dès lors, je m’intéresse aux « processus de racialisation » : la construction, le développement et le maintien de catégories raciales et leurs significations. Cette distinction repose particulièrement sur le fait que si la race s’est construite par l’établissement d’une hiérarchie surdéterminée, les processus de racialisation donnent à la race son sens, fixe et variable, dans ses dimensions sociales, culturelles et politiques, et déterminent comment ces sens se traduisent idéologiquement et par diverses pratiques et institutions.
  • [4]
    Voir C. W. Mills, Blackness Visible. Essays on Philosophy and Race, Ithaca, Cornell University Press, 1998. Dans la lignée de ses travaux, je définis la « suprématie blanche globale » comme un système ayant émergé avec le projet colonial européen qui a donné naissance à la culture sociale économique et politique actuelle, racialement biaisée et « structurée pour avantager les Blancs ». L’objectif est de reconnaître que c’est un ensemble de processus sociaux et historiques qui ont abouti à la catégorisation hiérarchique de la différence, dans laquelle la race devient une identité assignée influençant la socialisation, la vision du monde, les expériences et la conscience.
  • [5]
    Tout comme d’autres catégories racialisées à l’instar de la « whiteness », parmi d’autres.
  • [6]
    Bien entendu, porter une attention particulière à la dimension raciale de l’expérience locale des communautés africaines continentales ne revient pas à nier ou diminuer l’importance d’autres processus d’identification tels que l’ethnicité, la nationalité, la religion, le genre ou la classe. Cela permet cependant de comprendre comment, même dans l’Afrique indépendante, la race est la modalité par laquelle nombre de ces identifications sont toujours structurées. La production même de « l’Afrique » – son histoire coloniale, ses cadres géographiques, politiques et culturels, ainsi que les assertions encore souvent entendues aujourd’hui à propos de son incorrigible altérité – s’est faite autour de l’idée de race. Ainsi, on ne peut réellement comprendre comment les notions « d’ethnicité », de « nation » et de « culture » se déploient dans les communautés noires africaines sans reconnaître qu’elles sont réfractées par des processus de racialisation. L’attention que portent les chercheurs aux « conflits ethniques » ou aux traditions culturelles indigènes masque bien souvent la relation du continent avec les hiérarchies racialisées à l’échelle mondiale, contre lesquelles et par lesquelles ces évènements locaux surviennent. Mon propos dans cet article est en partie motivé par l’apparente réticence de nombreux chercheurs à mobiliser directement la race comme critère d’analyse majeur – c’est-à-dire en relation et en contradiction avec des identités telles que « l’ethnicité » ou « la nation » – en Afrique postcoloniale, hors d’Afrique du Sud. Sans cette approche, pourtant, nous perdons notre capacité à appréhender clairement la façon dont les relations sociales et politiques de la suprématie blanche dans leur ensemble continuent de structurer les réalités de ceux racialisés comme « Noirs » – que ce soit sur le continent ou dans la diaspora.
  • [7]
    L. Chrisman, Postcolonial Contraventions. Cultural Readings of Race, Imperialism and Transnationalism, Manchester, Manchester University Press, 2003.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    M. Mamdani, Citizen and Subject. Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, coll. « Princeton Series in Culture/Power/History », 1996.
  • [10]
    J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit.
  • [11]
    M. Mamdani, Citizen and Subject…, op. cit., p. 287.
  • [12]
    Contrairement à de nombreux pays d’Afrique, la Côte d’Or coloniale se distinguait par la présence d’une classe éduquée d’élites africaines. Dans les années 1890, près de la moitié des hauts postes (commerciaux et politiques) étaient occupés par des Africains. À la fin du xixe siècle, cependant, ces élites africaines professionnelles furent rapidement contraintes de quitter leurs positions, tandis que le racisme colonial anglais s’enracinait.
  • [13]
    Il est important de ne pas oublier que l’administration coloniale se caractérisait par une violence et une brutalité absolues. De plus, l’apartheid colonial en Côte d’Or s’est fait sentir dans de nombreux domaines, de l’éducation à la religion et à la ségrégation spatiale en passant par le commerce. On peut affirmer que la conséquence principale du colonialisme formel a été le contrôle complet de l’économie émergente de la Côte d’Or par des compagnies européennes. Ainsi, ce n’est pas seulement le contrôle politique, mais également le contrôle économique qui a joué un rôle central dans la racialisation et l’établissement de la suprématie blanche (voir J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit., chapitre 1).
  • [14]
    Voir J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit. pour une discussion plus approfondie. Il y a, bien sûr, des exceptions, comme, par exemple, B. Hall, A History of Race in Muslim West Africa, 1600-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; R. Aminzade, Race, Nation, and Citizenship in Post-Colonial Africa. The Case of Tanzania, Cambridge University Press, 2014.
  • [15]
    J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit. J’ai montré dans cet ouvrage que cette structure raciale a perduré dans les périodes postcoloniales, la décolonisation ne signifiant pas le démantèlement des institutions de suprématie blanche et des structures du colonialisme.
  • [16]
    J. Pierre, « “I Like Your Colour”. Skin Bleaching and Geographies of Race in Urban Ghana », Feminist Review, n° 90, 2008, p. 9-29.
  • [17]
    K. Wilson, Race, Racism and Development. Interrogating History, Discourse and Practice, Londres, Zed Books, 2012.
  • [18]
    P. M. Von Eschen, Race Against Empire. Black Americans and Anticolonialism, 1937-1957, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 128.
  • [19]
    K. W. Heger, « Race Relations in the United States and American Cultural and Informational Programs in Ghana, 1957-1966 », Prologue-Quarterly of the National Archives and Records Administration, vol. 31, n° 4, 1999, p. 262.
  • [20]
    P. Von Eschen, Race Against Empire…, op. cit.
  • [21]
    NdT : Forme de théâtre endogène au Ghana proche du vaudeville américain qui s’est développée au début du xxe siècle et mêle des éléments de culture américaine, anglaise et ghanéenne.
  • [22]
    C. M. Cole, Ghana’s Concert Party Theatre, Bloomington, Indiana University Press, 2001.
  • [23]
    La Minstrelsy (ou minstrel shows) est une tradition raciste de divertissement très présente jusqu’au début du xxe siècle aux États-Unis, dans lesquels des acteurs blancs au visage peint en noir jouaient des personnages stéréotypés proposant chants et humour « noirs ».
  • [24]
    C. M. Cole, « Reading Blackface in West Africa: Wonders Taken for Signs », Critical Inquiry, vol. 23, n° 1, 1996, p. 183-215.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    C. M. Cole, Ghana’s Concert Party…, op. cit., p. 195.
  • [27]
    Ibid., p. 38.
  • [28]
    Brochure du Panafest de 2005, p. 7.
  • [29]
    En effet, le Dr Sutherland appartenait à « un vaste réseau mondial d’amis » et attachait une grande importance aux connexions entre l’Afrique et la diaspora. Avec un groupe d’autres intellectuels et artistes, elle joua un rôle-clé dans l’établissement du Centre mémoriel W. E. B. Du Bois pour la culture panafricaine au Ghana, et œuvra pour la promotion du riche héritage culturel du continent.
  • [30]
    Daily Graphic, 3 août 1999. En 1997, par exemple, les festivités ont attiré, selon les organisateurs, 1 400 participants venus de 27 pays, particulièrement des États-Unis, du Nigeria, du Royaume-Uni et de Jamaïque. En 1999, la fréquentation atteignit 5 000 participants issus de plus de 40 pays.
  • [31]
    J. Obetsebi-Lamptey, « Message From the Minister of Tourism and Modernization of the Capital City », Brochure officielle du Panafest, 2005, p. 5-6.
  • [32]
    Ghana Forum, juillet 1998.
  • [33]
    J. Carson, « Emancipation Day in Ghana », New York Daily Challenge, 13 juillet 1999.
  • [34]
    Ghana Forum, juillet 1998.
  • [35]
    L’Unesco a joué un rôle particulièrement central, notamment avec les initiatives du « Patrimoine mondial » qui ont, dans les deux dernières décennies, cherché à réduire l’écart en termes du nombre de sites patrimoniaux entre l’Europe et le reste du monde. Parce qu’il abrite le plus grand nombre de forts utilisés pour le commerce d’esclaves – Elmina, Cape Coast, Christianborg –, le Ghana est un cas exceptionnel pour les programmes de tourisme du patrimoine mondial.
  • [36]
    S. Richards, « What Is to Be Remembered? Tourism to Ghana’s Slave Castle-Dungeons », Theatre Journal, vol. 57, n° 4, 2005, p. 617-637 ; T. Singleton, « The Slave Trade Remembered on the Former Gold and Slave Coasts », Slavery and Abolition, vol. 20, n° 1, 1999, p. 150-169.
  • [37]
    On ne peut sous-estimer le rôle de Rawlings dans cette évolution. À l’origine entouré de conseillers radicaux de gauche, Rawlings élabora une idéologie basée sur des principes économiques socialistes et soutint les forces démocratiques sociales internes, tout en mettant en œuvre « un agenda politique et économique antithétique ». Voir K. Boafo-Arthur (dir.), Ghana. One Decade of the Liberal State, Dakar/New York, Codesria/Zed Books, 2007, p. 6. Dans le même temps, ceux qui critiquaient le gouvernement de Rawlings pour la situation économique du pays se retrouvaient dans la rhétorique panafricaniste.
  • [38]
    J. Pierre et J. Shipley, « African/Diaspora History: W. E. B. Du Bois and Pan Africanism in Ghana », in T. Falola (dir.), Ghana in Africa and the World. Essays in Honor of Adu Boahen, Trenton, Africa World Press, 2003, p. 731-753.
  • [39]
    J. Hasty, « Rites of Passage, Routes of Redemption: Emancipation Tourism and the Wealth of Culture », Africa Today, vol. 49, n° 3, 2002, p. 47-76. Voir aussi E. Bruner, « Tourism in Ghana: The Representation of Slavery and the Return of the Black Diaspora », American Anthropologist, vol. 98, n° 2, 1996, p. 290-304 ; S. Hartman, « The Time of Slavery », South Atlantic Quarterly, vol. 101, n° 4, 2002, p. 757-777.
  • [40]
    Voir par exemple J. Hasty, « Rites of Passage… », art. cité ; S. Hartman, « The Time of Slavery… », art. cité.
  • [41]
    J. L. Matory, « Afro-Atlantic Culture: On the Live Dialogue between Africa and the Americas », in K. A. Appiah et H. L. Gates Jr. (dir.), Africana. The Encyclopedia of the African and African American Experience, New York, Basic Civitas Books, 1999, p. 36-44. Voir aussi J. L. Matory, Black Atlantic Religion. Tradition, Transnationalism, and Matriarchy in the Afro-Brazilian Candomblé, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [42]
    H. Lynch, « Edward W. Blyden: Pioneer West African Nationalist », Journal of African History, vol. 6, n° 3, 1965, p. 373-388.
  • [43]
    V. Mudimbe, The Invention of Afric. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
  • [44]
    La notion de « personnalité africaine » devait trouver un écho auprès des chercheurs du panafricanisme, de la négritude, du nationalisme africain et de l’afro-centrisme, puisqu’elle fut plus tard adoptée par les leaders de ces mouvements culturels et politiques pour affirmer l’humanité et le pouvoir des Noirs et des Africains.
  • [45]
    Les Fantes sont le second segment le plus large (derrière les Asante) du groupe ethnique des Akan au Ghana.
  • [46]
    J. E. Casely Hayford, Ethiopia Unbound. Studies in Race Emancipation, Londres, Routledge, Coll. « Cass Library of African Studies. Africana Modern Library », 1969 [1911].
  • [47]
    J. Ferguson, Global Shadows. Africa in the Neoliberal World Order, Durham, Duke University Press, 2006.
  • [48]
    K. K. Gaines, American Africans in Ghana. Black Expatriates and the Civil Rights Era, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2006.
  • [49]
    R. Wright, Black Power, New York, Harper, 1954.
  • [50]
    K. K. Gaines, « Revising Richard Wright in Ghana: Black Radicalism and the Dialectics of Diaspora », Social Text, vol. 19, n° 67/2, 2001, p. 78-79.
  • [51]
    J. L. Matory, « Afro-Atlantic Culture… », art. cité, p. 39.
  • [52]
    B. Vinson III, « Introduction: African (Black) Diaspora History. Latin American History », Americas, vol. 63, n° 1, 2006, p. 1-18.
Double disposition in consciousness and cognition, that fracture in black ontology produced by Western imperialism, is not the exclusive property of the diasporic branch of the black Atlantic: it is to be seen both here, in the Old World, and there, in the New.
Kwaku Larbi Korang [1]

1Cet article [2] défend une conception de la « blackness transnationale » qui ne considère pas ses origines comme extérieures au continent africain. En particulier, je souhaite m’opposer aux distinctions intellectuelles – et théoriques – répandues, dissociant les identités et tropes de la « blackness » et de « l’Africanité ». L’idée n’est pas, bien entendu, d’affirmer que le continent africain est uniquement « noir » – bien que cette perception et ce traitement demeurent dominants dans l’analyse intellectuelle et populaire de l’Afrique. La thèse défendue ici est plutôt, tout d’abord, de reconnaître l’interdépendance des sphères culturelles, politiques et économiques, dans un monde moderne construit sur la base de distinctions autour de la race [3] et un système de domination blanche globale [4]. Les hiérarchisations et différenciations par la race sont une expérience commune aux humains et les processus de racialisation sous-tendent toute l’expérience moderne. Deuxièmement, ma thèse est que les processus de racialisation structurent la vie des Africains continentaux de manière analogue aux expériences des communautés noires hors d’Afrique. Bien évidemment, les processus de racialisation ne sont pas identiques partout ; même s’ils prennent des formes apparentées, ils sont sujets à des variations locales. Néanmoins, au-delà de ces distinctions et de cette multiplicité, ces processus sont tous interconnectés par l’histoire de la construction de l’empire européen et par l’hégémonie culturelle et politique blanche qui en a résulté à l’échelle mondiale. Une analyse objective de cette réalité historique devrait donc révéler que les constructions modernes de la « blackness[5] » sont bel et bien globalisées et que les Africains continentaux et les communautés de la diaspora sont toujours structurés par des pratiques globales de racialisation [6].

2Ces affirmations peuvent paraître évidentes à certains. Pourtant, elles ne correspondent pas à la façon dont les chercheurs ont abordé le continent africain ou les conceptions de la blackness dans la diaspora africaine – beaucoup en effet n’ont pas reconnu l’interdépendance des concepts « d’Africanité » et de « blackness ». En particulier, ceux qui se sont penchés sur la formation de l’identité dans les diasporas africaines conçoivent cette communauté en des termes selon lesquels, comme l’a relevé Laura Chrisman, l’expérience des Noirs « du Nouveau Monde, descendants d’esclaves », est censée contenir, par défaut, toute l’expérience de la modernité des populations noires [7]. Cette conception de la blackness (diasporique) s’appuie sur la logique de « l’isolation systématique » de l’histoire de l’esclavage racial (dans le « Nouveau Monde ») et du colonialisme racial sur le continent africain [8]. Par conséquent, non seulement la « race » est avant tout associée à cette histoire diasporique de l’esclavage (particulièrement sa variante nord-américaine), mais la racialisation et le racisme du colonialisme sur le continent africain, bien documentés, ne sont même pas mobilisés pour l’étude actuelle de la race et de la formation raciale dans ces sociétés. Du fait de cette incapacité à connecter les héritages raciaux du commerce transatlantique d’esclaves au colonialisme européen en Afrique, l’idée de « race », pour le continent africain, est traitée comme une anomalie, attachée uniquement à l’histoire de l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si l’on prend en compte l’affirmation de Mahmood Mamdani [9] selon laquelle l’apartheid – et ses effets sur le long terme – était plutôt la norme que l’exception en Afrique coloniale, et que les conséquences de l’esclavage sont tout aussi importantes pour le continent africain, alors il nous faut repenser notre approche (1) de la relation de l’Afrique au colonialisme racial, (2) du lien intime unissant le colonialisme à l’esclavage et à la terreur raciale, et (3) de la relation de l’Afrique à la diaspora noire (et à la blackness transnationale).

3Pour illustrer ce débat, je m’appuie sur des exemples historiques et ethnographiques tirés de mes recherches au Ghana [10], afin d’alimenter la compréhension des mécanismes raciaux en Afrique postcoloniale (au-delà de l’exemple conventionnel sud-africain). Je démontre non seulement que la race joue un rôle majeur dans la structuration des relations sociales, culturelles et politiques locales contemporaines, mais également – et surtout – que les processus locaux de racialisation sont interdépendants des processus globaux. Dans cet article, je me concentre sur trois aspects clefs de la constitution de la race (ce que j’appelle la « fabrique de la race ») qui éclairent la relation de long terme unissant le Ghana aux questions de race et de blackness. Tout d’abord, je rappelle brièvement les fondements historiques des processus de racialisation au Ghana – amorcés sous le joug colonial et entérinés par la décolonisation. Je mets ensuite en lumière les mécanismes de cette histoire à travers deux exemples. Je décris des rencontres entre Ghanéens et Noirs de la diaspora, montrant que ces interactions sont biaisées par les relations historiques et par un ensemble de forces sociales, économiques et politiques globales ayant particulièrement structuré la conscience racialisée de ces populations d’origine africaine, de part et d’autre de l’Atlantique. Bien qu’imparfaites, ces illustrations mettent en lumière le lien entre ces communautés à travers l’arc historique de l’esclavage et du colonialisme – l’imbrication de l’histoire des Noirs de la diaspora et de ceux restés sur le continent. Le dernier exemple, développé plus longuement, provient des discours et pratiques panafricanistes qui ponctuent la promotion du tourisme du patrimoine par l’État ghanéen. Je soutiens que ces pratiques étatiques, tout à la fois, ravivent l’héritage racialisé du pays et reconstituent les articulations locales et transnationales de la race et de la blackness. Mon objectif ultime est de cartographier un espace conceptuel et théorique pour comprendre l’histoire racialisée du Ghana afin d’en révéler le contexte plus large et d’explorer une acception plus globale de la « blackness ».

« Natifs » noirs et Européens blancs : les fondations raciales du colonialisme

4En Côte d’Or (nom du Ghana à l’époque coloniale), tout comme dans d’autres territoires contrôlés par des Européens en Afrique, la racialisation était intégrée aux institutions, incorporée aux structures et pratiques particulières du système colonial. L’ensemble dépendait de la construction de la figure de l’« indigène », qui à son tour dépendait des configurations raciales – par reconnaissance officielle ou par invention artificielle – d’une large constellation de groupes « tribaux » antagonistes et s’excluant mutuellement. L’État colonial avait donc une double structure : au premier niveau, la population assujettie était gouvernée par des institutions ethniques et « indigènes », supervisées au second niveau par des officiels européens/non-indigènes, « se déployant depuis les hauteurs d’un centre racial [11] ». Mais ce système de contrôle à deux étages a construit et reproduit ces référents identitaires de deux façons pour les Africains. D’un côté, la distinction faite entre les indigènes et non-indigènes (ou Européens) était basée sur des notions de différence raciale et culturelle absolue. De l’autre côté, les indigènes, représentant la masse racialisée des sujets noirs gouvernés, étaient subdivisés en des groupes « tribaux » distincts. Les identités tribales étaient uniquement associées aux « indigènes ». L’Européen était donc racialisé (en tant que blanc et supérieur), mais non « tribalisé » ou « ethnicisé ». L’« indigène », à l’inverse, était à la fois ethnicisé (tribalisé) et racialisé (en tant que noir et inférieur) – mais, dans les logiques administratives, les discours et les pratiques coloniales de division et de conquête, sa racialisation se fondait dans son affiliation tribale/ethnique.

5Sous le système d’administration indirecte, les politiques coloniales racialisant l’Africain comme « indigène » ont supplanté une élite professionnelle locale alors en vue, celle des Africains européanisés [12]. En sus de ce remplacement, un apartheid racial et culturel a été mis en œuvre dans les sphères sociales, politiques et juridiques, séparant ces « indigènes » nouvellement créés des Européens (blancs). Dès lors, les procédures officielles et les effets de l’administration indirecte ont permis la consolidation d’une structure profondément racialisée socialement et politiquement en Côte d’Or. Ironiquement, c’est cette même structure qui créera les conditions d’émergence d’une conscience raciale collective et « nationale », et, au-delà des mouvements politiques et intellectuels allant du panafricanisme au nationalisme anticolonialiste. Elle façonnera également les contradictions toujours d’actualité entre cette conscience raciale englobante et les allégeances ethniques anciennes.

6Finalement, au Ghana comme ailleurs, la force de l’administration indirecte résidait dans sa capacité à s’introduire au sein des autorités natives locales, masquant la domination raciale blanche propre au pouvoir colonial derrière les identités locales et des dispositifs considérés comme « tribaux ». L’inclusion de cette combinaison entre race et culture ou ethnicité dans la structure de l’administration coloniale induisait, dans les faits, que les véritables contours du pouvoir racial blanc étaient souvent brouillés. Les « indigènes » – qui constituaient un ensemble racialement unifié mais ethniquement distinct et fragmenté – étaient gouvernés par une autorité noire locale (indigène), incarnée par un chef souvent nommé par le pouvoir colonial. Cette structure était administrée par une classe dominante européenne blanche pour qui le maintien de sa distinction raciale au niveau individuel et institutionnel passait par des pratiques rigides de différenciation raciale (et culturelle) sur fond de violence et de brutalité [13].

7Les processus historiques de construction des « indigènes » comme l’opposé racialement inférieur aux « Européens » nous permettent de mieux comprendre les débats à propos de la race et de l’identité au Ghana. La création de l’« indigène » a précipité les perceptions changeantes qu’ont eues les Africains d’eux-mêmes, à partir du contact et de la soumission aux forces de l’empire européen en pleine expansion (par le commerce esclavagiste et le colonialisme) ; elle a introduit le mode de pensée racial au cœur des sociétés africaines et a façonné les Africains culturellement, politiquement et matériellement en tant que « Noirs », dans une hiérarchie globale de privilèges (blancs) et d’impuissance (noire). Dans le même temps, cette implantation du processus d’« indigénisation » a localisé la perception africaine de soi : les Africains étaient également (et d’abord représentés comme) « tribaux » ou « ethniques », avec des traditions d’apparence autochtones venant naturaliser leur ethnicité. Cet équilibre délicat des interactions entre race et ethnicité dans le contexte de la domination blanche se reflète dans la façon qu’ont de nombreux spécialistes de l’Afrique postcoloniale de privilégier une perspective faisant la part belle aux discours sur la « tribu » ou « l’ethnicité », aux dépens de l’expérience tenace de la race et de la domination blanche à l’échelle globale [14].

8La recherche sur le racisme colonial a dépeint les différents modes d’établissement de la suprématie blanche et du maintien du pouvoir par l’appareil étatique colonial. Il reste néanmoins à explorer comment la création de l’« indigène » (particulièrement noir) et de l’Européen (blanc) dépendait des modes de fabrique de la race (racecraft) par l’administration indirecte qui a posé les bases d’une suprématie blanche et de la conscience raciale anticoloniale parmi les Africains. Cette conscience raciale anticoloniale a émergé à la fois malgré les tentatives des autorités coloniales de division et de conquête par le tribalisme, et parce que ces dernières ont donné naissance à un groupe social d’indigènes racialement distinct. Mais alors que la conscience racialisée anticoloniale – s’illustrant par les mouvements culturels et politiques du nationalisme panafricain – a finalement débouché sur l’indépendance politique, elle n’a pas permis un démantèlement complet des structures de domination blanche. La question de la race et de ses multiples facettes et implications concrètes est en effet profondément ancrée dans tous les secteurs culturels, politiques, économiques et sociaux des sociétés africaines postcoloniales [15].

9Les réponses culturelles et politiques africaines à l’administration coloniale sont bien connues et elles ont été largement étudiées. Néanmoins, il demeure difficile de saisir l’impact racial et racialisant que continuent à avoir l’administration coloniale ainsi que l’« indigénisation » et la blackness. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de conceptualiser la notion de « blackness moderne », à la fois au sein du continent africain et dans un contexte culturel, politique et économique plus global de suprématie blanche. Il semble absurde bien sûr de devoir rappeler que le continuum historique de l’esclavage et du colonialisme a structuré, et continue de structurer, les appréhensions globales de la race et de la blackness (de même que de la « whiteness »). Les conventions académiques qui prévalent aujourd’hui dans les études africaines sont telles qu’elles poussent pourtant à réitérer cette réalité historique : tout espace postcolonial moderne est, invariablement, un espace racialisé ; c’est un espace où les logiques raciales et culturelles continuent d’être alimentées et réalimentées par les images, les institutions, et les relations issues du moment colonial.

10Ces logiques façonnent les pratiques racialisées actuelles au sein du continent africain – depuis la valorisation et la préférence perpétuelle du teint clair (naturel ou travaillé à grand renfort de cosmétiques) [16], aux hiérarchies raciales que l’on retrouve dans les industries de l’aide et du « développement [17] », ainsi que dans une myriade d’autres représentations. Les logiques raciales et culturelles des sociétés africaines postcoloniales modèlent également les pratiques concrètes qui permettent le maintien d’une forme de reconnaissance et de dialogue transatlantique entre ceux qui sont racialisés comme Noirs – des deux côtés de l’Atlantique. Il existe bel et bien un enchâssement entre l’africanité et la blackness, qui découle non seulement de l’expérience coloniale, mais aussi du rôle prépondérant des politiques atlantiques dominées par les Européens dans la structuration raciale des relations entre communautés. Les exemples abondent à cet égard, qu’ils soient historiques ou contemporains. Dans la suite de cet article, je vais présenter deux de ces exemples : (1) comment les structures blanches occidentales ont affecté le discours sur la race et la blackness ainsi que les interactions entre Ghanéens et membres de la diaspora ; et (2) la mobilisation par l’État ghanéen de son histoire racialisée dans le contexte de projets économiques néolibéraux comme le tourisme du patrimoine.

Les « Noirs américains » au Ghana

11La blackness transnationale témoigne d’une agencéité noire (incluant les interactions Afrique/diaspora) qui s’exprime au travers et contre des configurations de pouvoir globales. Soulignons, par exemple, que pendant les dix premières années d’indépendance du Ghana, les États-Unis « sont intervenus culturellement et politiquement afin d’influer sur les conditions de solidarité entre Noirs américains et Africains [18] ». Alors que les nations communistes se saisissaient des turbulentes relations raciales aux États-Unis pour contrer leur influence en Afrique, l’Agence d’information des États-Unis (United States Information Agency, USIA), avec le soutien du Bureau pour les affaires culturelles, la guerre psychologique et la propagande du Département d’État, lança un projet pour améliorer la mauvaise image du pays à l’étranger. Le Ghana devint le premier terrain d’opération de la guerre froide en Afrique, alors que les États-Unis affrontaient l’Union soviétique et la Chine pour gagner en influence politique. La question des « relations raciales » fut l’un des sujets d’affrontement, et les nations communistes se saisirent rapidement de la position subordonnée des Noirs américains comme d’un outil pour affaiblir l’influence américaine sur le continent africain. En réponse, les agences gouvernementales lancèrent une offensive culturelle majeure au Ghana en cherchant à mettre en valeur les progrès réalisés par les Africains-Américains aux États-Unis. Cet effort se traduisit par de nombreuses expositions et conférences, la distribution de tracts sur les Africains-Américains, et le parrainage de cours et de spectacles réalisés par des représentants des communautés afro-descendantes aux États-Unis. En 1957, par exemple, le personnel de l’USIA au Ghana « utilisa des photographies fournies par Washington pour produire une exposition photo intitulée Africains aux États-Unis, présentée dans la vitrine de son bureau central d’Accra [19] ». L’exposition rencontra un franc succès parmi les Ghanéens, particulièrement chez les jeunes. Cette campagne connut une telle réussite qu’elle devint un modèle pour la politique africaine des États-Unis ailleurs en Afrique [20].

12Un autre exemple de ces processus globaux et interconnectés de racialisation (et de production de blackness) se trouve dans l’histoire des spectacles de « Blackface » dans le théâtre de concert party[21] au Ghana. Catherine Cole situe l’origine des stéréotypes du minstrel au Ghana dans les conventions théâtrales de l’Afrique coloniale [22]. Ces conventions se transposèrent aux États-Unis qui avaient, au début du xxe siècle, une longue tradition de minstrelsy[23] raciste. À la fin des années 1920, les spectacles de minstrel avaient migré depuis les scènes de vaudeville new-yorkaises à Hollywood, avec des films tels que Mammy d’Al Jolson, qui proposait sur grand écran les minstrel shows classiques du xixe siècle [24]. Ces films étaient distribués dans le monde entier, et tout particulièrement dans les confins des colonies. Ces films de minstrel étaient d’abord destinés à la classe coloniale blanche, mais les Africains finirent par les visionner également. Tout à fait ironiquement, les films de Johnson attiraient particulièrement les Africains qui copiaient les styles et les pas de danse, pensant qu’ils étaient authentiquement noirs américains [25]. En cela, et dans le futur développement des concert party, on peut voir comment les idéologies de la race et de la blackness – à travers la figure du minstrel au visage noir – se sont répandues. Selon Cole, ces échanges culturels – similaires à ceux des matières premières, des biens et des Africains – reliaient les nations, les colonies et les empires. Les spectacles de concert party trouvèrent « un terreau fertile dans l’idéologie de la suprématie blanche déterminant les relations entre populations blanches et non blanches [26] ». J’ajouterais que ces représentations (telles que les minstrel shows) conditionnaient également les perceptions et les relations entre Noirs africains et populations noires de la diaspora. En parallèle à la politique coloniale britannique autorisant les associations raciales qui ne représentaient pas une menace pour l’empire tout en restreignant celles qui mettaient en cause l’ordre colonial (comme les Congrès panafricains), elles permirent la diffusion d’images particulières de la blackness et des notions de conscience raciale. De cette manière, il devint clair que la conscience racialisée ghanéenne n’est, ainsi que le présente Cole, « ni une projection du présent, ni une imposition du désir nationaliste noir : c’était un fait historique constitutif du passé du Ghana [27] ».

13Comment peut-on analyser les implications de tels programmes et pratiques dans lesquels les relations entre Ghanéens et Afro-américains étaient en partie déterminées par le désir de suprématie blanche coloniale et/ou par la géopolitique internationale de la guerre froide ? On peut déjà reconnaître que la longue histoire des interactions entre Ghanéens et Noirs de la diaspora n’est pas seulement le fait des échanges actifs entre descendants africains de part et d’autre de l’Atlantique, mais qu’elle est également structurée par des processus sociaux, économiques et politiques globaux qui continuent de façonner une appréhension racialisée de l’identité de ces populations. Dès lors, ce sont à la fois les situations locales et les processus raciaux à l’échelle du globe qui, en se renforçant mutuellement, configurent les pratiques et les relations sur le terrain au Ghana (et ailleurs sur le continent africain et dans le monde). Cela est visible aussi bien dans le rôle historique que jouent les représentations de la « blackness » dans la construction de l’identité nationale, et dans les processus de reconstruction de cette « blackness » qui s’opèrent actuellement dans les rencontres et les interactions des Ghanéens avec, entre autres groupes, les Noirs de la diaspora. Bien entendu, il existe de très nombreuses autres pratiques qui continuent à la fois de renforcer et de remettre en cause les dynamiques raciales sur le terrain et sur un champ politique et culturel plus large. L’essentiel est de comprendre que l’espace africain postcolonial demeure un espace profondément racialisé.

14Je me tourne maintenant vers mon dernier exemple, celui de la reconnaissance par l’État ghanéen lui-même de cette histoire racialisée et son affirmation consciente de la blackness à travers sa relecture du panafricanisme et de la fierté raciale noire.

Le Ghana : « Une lueur d’espoir pour la race noire »

15

« Le Jour de l’Émancipation devrait être un évènement universel car l’Afrique a enduré un traumatisme sans précédent dans les annales de l’histoire […]. Nous portons les marques et les cicatrices de l’esclavage et de la discrimination qui en est issue […]. L’esclavage a affecté la croissance économique et la croissance sociale […]. [N]ous saluons les Africains – ceux du continent et ceux de la diaspora – pour avoir survécu […]. Nous avons besoin d’être unis dans la détermination et nous avons besoin d’un but […]. Je demande donc à cette génération d’Africains, qu’ils soient sur notre terre-mère ou dans la diaspora, d’accepter ce défi et de prouver la résilience et l’ingéniosité de l’esprit africain ».

16Ces mots sont extraits du discours que Freddie Blay, ancien premier vice-président du Parlement ghanéen, prononça lors de la cérémonie officielle de dépôt de couronne marquant le lancement des célébrations du Jour de l’Émancipation et du Festival historique panafricain (Panafest). Il s’agit d’une fête nationale combinant deux festivals culturels organisés pour commémorer l’héritage du panafricanisme et la fin de l’esclavagisme dans l’ancien Empire britannique. Le discours de Blay fut prononcé à l’issue de plusieurs cérémonies ayant commencé tôt dans la journée avec le dépôt de couronnes de fleurs aux mémoriaux d’Accra de W. E. B. Du Bois et George Padmore, et qui s’achevèrent au Parc du mémorial de Kwame Nkrumah. Dans son discours passionné, Blay rappela les objectifs généraux poursuivis par l’État ghanéen dans son soutien à ces célébrations : le renouveau africain et le développement. Mais ce faisant, il mobilisa une re-contextualisation de l’histoire ghanéenne, soulignant l’universalité des effets du commerce transatlantique d’esclaves, ce qui lui permit à la fois de se réapproprier cet héritage et de concrétiser les liens entre les peuples d’Afrique continentale et Noirs de la diaspora. En revendiquant ainsi l’esclavage comme héritage national, il s’agissait également de reformuler les objectifs de l’État en termes d’émancipation et de renouvellement de la collaboration politique entre populations noires à l’échelle globale, en cohérence avec la tradition du panafricanisme ghanéen. De manière significative, en situant l’histoire de la nation dans la lignée directe des héritages de l’esclavage et en plaçant l’expérience ghanéenne en continuité avec celle de la diaspora noire, il est évident que le discours de Blay – et les positions étatiques officielles dont il témoigne – propose une relecture de l’histoire raciale du Ghana. En effet, les célébrations du Panafest et du Jour de l’Émancipation permettent cette construction et cette signification particulières de l’identité nationale. En appelant à l’émancipation africaine et à la coopération panafricaine, ces célébrations créent un espace pour la production par l’État de significations sociales autour de l’histoire, de la politique, et particulièrement de la race et de la blackness.

17Le Festival historique panafricain est un « évènement culturel dédié à [la] promotion des idéaux du panafricanisme et au développement du continent africain [28] ». Le mouvement Panafest a émergé dans les années 1980 lorsque le Dr Efua Sutherland, dramaturge et panafricaniste ghanéenne, proposa la création d’un « Festival du théâtre historique panafricain ». Dr Sutherland concevait ces célébrations comme un moyen de revivifier l’histoire panafricaniste du Ghana grâce à des productions culturelles inspirées par l’Afrique [29]. La proposition du Dr Sutherland d’une célébration culturelle panafricaine fut formellement adoptée par l’État ghanéen (alors présidé par le lieutenant Jerry John Rawlings) en 1992. Soutenu par le gouvernement ghanéen sous les auspices de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le premier Panafest se déroula durant la seconde semaine d’octobre et fut célébré dans trois villes – Cape Coast, Elmina et Accra – sous le thème de « la réémergence de la civilisation africaine ». Depuis, le Panafest a été célébré tous les deux ans au Ghana, rassemblant des centaines d’artistes, de musiciens, de troupes de théâtre, de danseurs et d’intellectuels venus de tout le continent africain et de la diaspora pour se produire, échanger des idées et « renforcer les liens de fraternité [sic] entre Africains et Noirs de la diaspora [30] ». Au fil des ans, les célébrations du Panafest ont peu à peu inclus des spectacles culturels, des concerts, des colloques académiques, des conférences sur des thématiques sociales locales, attirant la participation de diverses organisations étatiques, institutions et individus.

18Le Jour de l’Émancipation, « jour du souvenir des horreurs du commerce d’esclaves et de l’esclavage en l’honneur de ceux qui ont œuvré pour surmonter les difficultés de cette condition [31] », était initialement célébré indépendamment du Panafest. Il fut établi comme fête nationale en 1997 par l’ancien président Rawlings après son retour d’une visite officielle en Jamaïque le jour même de la célébration de l’Émancipation de ce pays. Les premières cérémonies ghanéennes du Jour de l’Émancipation se déroulèrent en juillet 1998. Durant neuf jours, autour du thème central « Notre patrimoine, notre force », l’évènement rassembla à Accra de nombreuses personnes venues des États-Unis, d’Europe et des Caraïbes [32]. Alors que le Panafest était pensé comme une plateforme de promotion des arts et de la culture dans l’esprit du panafricanisme et pour le développement national et continental, le Jour de l’Émancipation tournait avant tout autour de l’héritage du commerce d’esclaves et de l’esclavage. Ses célébrations annuelles proposaient de nombreux évènements, notamment des performances théâtrales diffusées sur la télévision nationale reconstituant les horreurs du commerce d’esclaves telles que des processions d’esclaves africains enchaînés dans les rues, ou des représentations artistiques de la vie sous le système esclavagiste. L’évènement le plus représentatif des premières célébrations du Jour de l’Émancipation fut le rapatriement des restes de deux anciens esclaves – « Carson » des États-Unis et « Crystal » de Jamaïque – au « Monument du retour », afin « d’immortaliser les luttes d’émancipation de tous les peuples africains [33] ». Ce « Monument du retour » se situe à l’intérieur du tout nouveau musée de l’esclavage d’Asin Manso, une ville près de Cape Coast, construit autour de la rivière appelée « Rivière aux esclaves », où il se dit que des Africains capturés auraient pris leur dernier bain avant d’être embarqués pour les Amériques [34].

19Ces festivals sont nés et se sont développés dans un contexte qui a vu le tourisme prendre une importance grandissante comme source de devises étrangères pour la nation. Le lien établi entre le tourisme d’héritage et le développement n’est certainement pas propre au Ghana ; il reflète une tendance globale où la « culture » a pris une place centrale dans le tourisme. Alors que le tourisme culturel est un élément essentiel des stratégies du développement économique des nations occidentales (sans parler de la formation de leur identité nationale), il s’agit d’une évolution plutôt récente dans les pays du Sud. De nombreuses institutions internationales telles que l’Organisation mondiale du tourisme, la Commission des Nations unies pour le développement durable, ou l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) ont contribué à l’émergence du tourisme patrimonial en Afrique [35]. Avec le conseil, l’aide économique et l’assistance technique de nombreuses entreprises privées, de nations européennes, et d’autres institutions – telles que le Smithsonian, l’Agence américaine pour le développement international (United States Agency for International Development, USAID), Shell Oil, et le Consortium des universités du Midwest pour les activités internationales –, le gouvernement ghanéen a pu restaurer et construire de nombreux sites autour de son patrimoine pour se positionner sur ce marché international et, dans le même temps, remodeler son identité nationale à la fois culturellement et économiquement [36]. Les célébrations du Panafest et du Jour de l’Émancipation s’intégrèrent parfaitement dans cette nouvelle vision. Elles permirent à l’État ghanéen d’exploiter ses abondantes « ressources naturelles » – telles que les anciens forts du commerce d’esclaves ou son histoire bien connue du panafricanisme – pour le progrès économique.

20Il est également significatif que, parallèlement à la croissance de l’industrie du tourisme de patrimoine dans le monde, ces premières célébrations se soient déroulées dans un contexte d’agitation politique et de glissement du gouvernement ghanéen vers un agenda économique néolibéral à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Ces festivals et la mobilisation de l’héritage panafricaniste du Ghana dont ils témoignent furent initialement lancés avec le soutien du Conseil national provisoire de défense (Provisional National Defence Council, PNDC), le gouvernement militaire dirigé par le lieutenant d’aviation Jerry J. Rawlings. Arrivé sur la scène nationale à la faveur de coups d’État en 1979 et 1981, le gouvernement Rawlings fut rapidement contraint de se tourner vers la Banque mondiale et le Fonds monétaire international afin de relancer une économie stagnante. Dès le début des années 1990, cette restructuration de l’économie eut de nombreux effets : elle transforma l’orientation sociale, politique et économique du gouvernement ; elle transféra le poids de la croissance économique vers le secteur privé et elle démultiplia la dette nationale et la dépendance envers l’aide et les investissements étrangers.

21La soudaine libéralisation de la politique et de l’économie du Ghana impulsée avant tout par l’administration Rawlings établit un lien direct entre la rhétorique du panafricanisme et l’histoire du nationalisme culturel du Ghana d’une part, et le développement économique d’autre part [37]. En effet, Rawlings détournait les critiques formulées contre son administration sur la perpétuation du malaise économique du Ghana, en renvoyant à un passé grandiose et en appelant à l’autodétermination africaine afin de mettre un terme à la mentalité « néocoloniale » du continent. Le panafricanisme était ainsi mobilisé dans le cadre d’une stratégie à deux volets. D’abord, dans un contexte économique en pleine détérioration, il permettait aux officiels de l’État d’expliquer la relative impuissance du pays par sa position dans l’économie politique internationale et par la « mentalité néocoloniale » du peuple. Ensuite, l’attention portée à l’histoire du panafricanisme au Ghana et le développement du tourisme de patrimoine, basé sur les reliques du commerce d’esclaves, devenaient des moyens pratiques de générer des revenus pour la nation et de contrer la récession économique. À partir du début des années 1990, le gouvernement Rawlings s’appropria directement l’héritage historique panafricaniste du pays. Ceci prit de nombreuses formes : l’établissement de mémoriaux publics et de centres de recherche en l’honneur des héros du panafricanisme ghanéen, W. E. B. Du Bois, George Padmore et Kwame Nkrumah ; le soutien à des chercheurs académiques étrangers ; la mise sur pied d’incitations à l’investissement privé pour les entreprises étrangères ; la promotion du retour et du tourisme auprès des populations de la diaspora ; le développement de festivals culturels internationaux ; et la restauration des anciens forts, plateformes du commerce d’esclaves [38].

22Il existe une tendance, dans certains cercles politiques et intellectuels, à considérer les actions de l’État ghanéen comme étant uniquement guidées par son propre intérêt, politiquement et culturellement triviales, et mal avisées [39]. On dénonce l’utilisation de la rhétorique panafricaniste dans les festivals culturels tels que le Panafest et le Jour de l’Émancipation car elle serait à la fois biaisée et révélatrice du cynisme des acteurs étatiques ; est également condamné le fait qu’une telle initiative aurait été imposée par des représentants de la diaspora noire. L’attention des chercheurs se concentre donc bien souvent sur la collusion entre l’État ghanéen et ses collaborateurs de la diaspora noire qui, en retour, imposeraient la mémoire et l’héritage de l’esclavage ainsi que le panafricanisme à d’ingénues populations locales [40]. Dans ce processus, certains thèmes clefs émergent. D’abord, l’héritage de l’esclavage au Ghana est discuté avant tout (et souvent uniquement) dans le contexte du tourisme patrimonial. Ensuite, l’esclavage et les reconstitutions esclavagistes durant les festivals panafricanistes sont mis en scène à travers l’expérience historique des Noirs de la diaspora. En outre, la relation entre l’esclavage et la formation de l’identité raciale ghanéenne est souvent peu analysée, même si c’est bien cette histoire qui a marqué les relations sociales et politiques de la suprématie blanche à l’échelle globale. Dans ce contexte, il est aisé d’oublier l’histoire du colonialisme racial du Ghana ainsi que le rôle particulier et radical qu’a joué, dans l’histoire de l’État ghanéen, le panafricanisme racial et politique.

23Lorsque le vice-président Alhaji Aliu Mahama proclama, lors de la cérémonie de lancement du Panafest et du Jour de l’Émancipation en 2001, que le Ghana avait toujours servi de « lueur d’espoir pour la race noire », il piochait en fait dans une histoire plaçant le pays au cœur de la formation de l’identité noire. L’histoire bien connue du panafricanisme ghanéen mérite donc d’être mentionnée ici, entre autres pour démontrer que l’efficacité relative de la rhétorique d’État est ancrée dans un héritage faisant également partie d’un champ sociopolitique plus large. En effet, non seulement les discours autour de l’unité africaine et de la conscience de la race noire ne sont pas nouveaux au Ghana, mais ils n’ont pas non plus été récemment imposés par les Noirs de la diaspora, comme certains semblent le suggérer. Comme James Lorand Matory l’a démontré, les communautés noires de part et d’autre de l’Atlantique ont toujours construit des idéologies et des programmes politiques sur la base d’expériences historiques communes [41]. Pour le Ghana comme pour les communautés de la diaspora, nul n’incarne mieux ce mouvement qu’Edward Blyden, intellectuel libérien venu des Caraïbes, connu comme le « patriote pan-noir » et père historique du panafricanisme [42]. Bien que Blyden ait été amplement critiqué pour ses visions essentialistes de la race, son idéologie pan-noire a été fondamentale pour le développement de la conscience et de la fierté raciales à travers l’Afrique et sa diaspora [43]. Blyden a vu le besoin de préserver les institutions africaines et a appelé à la reconnaissance d’une « personnalité africaine » à part [44]. La pensée de Blyden était assurément « revendicatrice » dans une tradition similaire à W. E. B. Du Bois (son contemporain), Carter Godwin Woodson, et plus tard à celles d’académiques de la diaspora tel John Gibbs St. Clair Drake. De manière significative, le plaidoyer de Blyden pour un pouvoir africain, ainsi que ses activités encourageant une organisation politique ouest-africaine, en ont fait un pionnier du nationalisme ouest-africain. C’est par le travail de Joseph Ephraim Casely Hayford, un admirateur et étudiant de Blyden, que l’on peut déceler une claire influence idéologique, culturelle et politique dans la pré-indépendance du Ghana. Casely Hayford était un avocat fante [45] du xixe siècle, éducateur, journaliste et politique de la Côte d’Or d’alors, soutien fervent de l’autodétermination ouest-africaine. Son œuvre majeure, Ethiopia Unbound. Studies in Race Emancipation[46], acheva de le positionner comme précurseur du mouvement culturel de la négritude et père du nationalisme panafricain. En effet, la notion apparemment contradictoire de nationalisme panafricain allait se retrouver dans la philosophie du premier président du Ghana, Kwame Nkrumah, lui-même admirateur de Blyden et Casely Hayford.

24Finalement, les racines du nationalisme ghanéen sont elles-mêmes en lien direct avec les influences du mouvement pan-noir/panafricaniste – notamment la conscience raciale et la posture critique qu’il charrie. Ces précurseurs du nationalisme ghanéen étaient explicitement cosmopolites, à l’interface entre Noirs des deux côtés de l’Atlantique. Nous n’affirmons pas, bien entendu, que les appels à former une conscience raciale et à l’autodétermination africaine au début du xxe siècle se sont poursuivis jusqu’à la période contemporaine sans évolutions et contradictions. Nous soutenons que le Ghana a une longue histoire d’énonciation de son identité nationale dans des termes internationalistes – particulièrement panafricanistes et diasporiques – et racialistes. Il est nécessaire d’appréhender cet héritage historique si l’on veut comprendre comment la rhétorique panafricaniste mobilisée par l’État ghanéen dans le contexte du tourisme de patrimoine continue de résonner, même lorsque les actions des représentants étatiques entrent en contradiction avec le message progressiste et l’intention idéologique originels du panafricanisme. Relire cette histoire nous rappelle que le champ social ghanéen inclut déjà une conscience de race, nourrie autant par l’approche panafricaniste de l’identité et les interactions entre Noirs africains et diaspora que par le positionnement actuel de l’État en termes historiques (c’est-à-dire par rapport à l’esclavage et au colonialisme) et politiques vis-à-vis de l’Occident politiquement « blanc ».

25Dans le climat actuel, la rhétorique étatique promeut un Ghana prospère, moderne et démocratisé, en établissant un lien entre la lutte pour l’autodétermination et la promotion de la libéralisation du marché à la mode du FMI [47]. Aujourd’hui, le panafricanisme officiel est visible dans le tourisme patrimonial et dans les reconstitutions esclavagistes des festivals du Pana-fest et du Jour de l’Émancipation. Et les conditions des interactions avec la diaspora noire continuent d’évoluer. Pour certains, néanmoins, la mémoire du commerce d’esclaves portée par le tourisme patrimonial peut être un moyen de poursuivre le dialogue transnational entre Ghanéens, Africains continentaux, et membres de l’Atlantique noir [48]. Dans ce dialogue, comme dans la myriade d’éléments qui le favorisent, nous voyons également un espace de négociation autour de la subjectivité politique et raciale. Tandis que l’État ghanéen continue d’accueillir et de soutenir ces évènements panafricanistes internationaux, il réaffirme non seulement son propre caractère racial, mais s’appuie également sur sa position dans l’économie globale pour dresser des géographies nouvelles – ou alternatives – de l’appartenance raciale noire. Si l’État agit avant tout au niveau politique, ses actions ont une portée plus large, façonnant les relations pratiques, la subjectivité raciale, et transformant finalement le terrain culturel local. Même si la mobilisation de la rhétorique panafricaniste par l’État a été critiquée, je maintiens que les festivals du Panafest et du Jour de l’Émancipation, ainsi que d’autres évènements liés au tourisme patrimonial, donnent corps à une conception moderne de l’identité noire transatlantique et, parfois, à une collaboration. Pour le moins, les orientations actuelles de l’État, inspirées par le panafricanisme, demeurent une source puissante pour l’étude de la formation raciale dans un Ghana moderne – et de la « blackness africaine » en général.

Schématiser la race et la blackness au Ghana – et en Afrique

26Dans une relecture convaincante de Black Power, l’ouvrage de Richard Wright [49] détaillant ses expériences au Ghana à l’aube de l’indépendance, Kevin Gaines affirme que le récit de Wright « s’écarte du discours diasporique du “retour” à la terre ancestrale parce qu’il relie – voire assimile – la profonde aliénation, matérielle comme spirituelle, de la situation de la diaspora avec l’impact psychologique dévastateur du colonialisme sur les Africains de la Côte d’Or [50] ». L’analyse de Gaines est cruciale car elle replace la discussion autour des relations de l’Afrique à sa diaspora en des termes reconnaissant l’interrelation historique d’expériences qui structurent les identités mutuellement constitutives de ces communautés de part et d’autre de l’Atlantique. Dans une telle vision, l’histoire politique et culturelle de l’Afrique continentale n’est pas reléguée aux origines de la diaspora noire ; pour reprendre les termes de Lorand Matory, l’Afrique n’est pas reconnue « comme un passé pour le présent Afro-américain […] une source de “survie” dans les Amériques […] ou, dans son aspect le plus dialectique, un concept inventé par les Noirs du Nouveau monde comme un trope pour l’unité raciale [51] ». L’analyse de Gaines ouvre plutôt un espace pour considérer la contemporanéité (coevalness) de l’Afrique et de la diaspora africaine et, par là, la juxtaposition des processus de racialisation de part et d’autre de l’Atlantique.

27L’analyse de Gaines nous contraint également à nous confronter à une tendance profondément ancrée dans la recherche contemporaine concernant les communautés noires en Afrique et dans la diaspora africaine, à savoir la séparation claire entre les études traitant de l’Afrique et celles se penchant sur la race et la blackness transnationale [52]. Bien que principalement théorique et conceptuelle, cette tendance a conduit à ériger des frontières idéologiques et politiques rigides, introduisant de nouvelles configurations de la blackness qui reflètent mal la complexité des réalités des communautés des deux côtés de l’Atlantique.

28Cet article soutient que les processus de racialisation sont globaux et structurent la vie des Africains continentaux de manière analogue à l’expérience des communautés noires hors d’Afrique. En étudiant ces processus, il faut reconnaître qu’ils sont significatifs parce qu’historiquement pertinents. Ce sont des schémas fondés sur la race qui lient les flux des relations et mouvements afro-atlantiques. Ces mêmes processus – établis par l’expérience historique violente de l’esclavage et du colonialisme, puis par les pratiques et institutions en découlant qui continuent de structurer la formation de l’identité noire des deux côtés de l’Atlantique – influent également sur la position du Ghana dans les relations politiques internationales. Dès lors, reconnaître l’intrication de ces histoires de co-construction de la « blackness » et de « l’Africanité » devrait nous fournir de nouveaux outils avec lesquels interroger les contours complexes de la blackness transnationale, en donnant un poids égal à ses volets continentaux et diasporiques.


Date de mise en ligne : 18/03/2015

https://doi.org/10.3917/polaf.136.0083

Notes

  • [1]
    K. L. Korang, Writing Ghana, Imagining Africa. Nation and African Modernity, University of Rochester Press, coll. « Rochester Studies in African History and the Diaspora », Rochester, 2009.
  • [2]
    Je remercie Peter James Hudson pour ses encouragements constants, Trica Danielle Keaton pour avoir pensé à moi, ainsi que Thomas Fouquet et Rémy Bazenguissa-Ganga pour m’avoir invitée à contribuer à ce numéro spécial et pour leur patience à mon égard. Cet article est adapté de plusieurs chapitres de mon livre, The Predicament of Blackness. Postcolonial Ghana and the Politics of Race, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
  • [3]
    Bien que le terme « race » soit souvent compris comme un concept établissant des distinctions hiérarchiques historiquement basées sur la croyance erronée en l’infériorité biologique (et culturelle) de certains groupes et la supériorité d’autres, je m’aligne avec Michael Omi et Howard Winant et analyse la race comme un processus. Voir M. Omi et H. Winant, Racial Formation in the United States. From the 1960s to the 1980s, New York, Routledge, 1994 [1986]. L’idée de race découle ainsi des différents processus – historiques, économiques, politiques et culturels – ayant concouru pour donner naissance aux présupposés raciaux et pour les structurer. Dès lors, je m’intéresse aux « processus de racialisation » : la construction, le développement et le maintien de catégories raciales et leurs significations. Cette distinction repose particulièrement sur le fait que si la race s’est construite par l’établissement d’une hiérarchie surdéterminée, les processus de racialisation donnent à la race son sens, fixe et variable, dans ses dimensions sociales, culturelles et politiques, et déterminent comment ces sens se traduisent idéologiquement et par diverses pratiques et institutions.
  • [4]
    Voir C. W. Mills, Blackness Visible. Essays on Philosophy and Race, Ithaca, Cornell University Press, 1998. Dans la lignée de ses travaux, je définis la « suprématie blanche globale » comme un système ayant émergé avec le projet colonial européen qui a donné naissance à la culture sociale économique et politique actuelle, racialement biaisée et « structurée pour avantager les Blancs ». L’objectif est de reconnaître que c’est un ensemble de processus sociaux et historiques qui ont abouti à la catégorisation hiérarchique de la différence, dans laquelle la race devient une identité assignée influençant la socialisation, la vision du monde, les expériences et la conscience.
  • [5]
    Tout comme d’autres catégories racialisées à l’instar de la « whiteness », parmi d’autres.
  • [6]
    Bien entendu, porter une attention particulière à la dimension raciale de l’expérience locale des communautés africaines continentales ne revient pas à nier ou diminuer l’importance d’autres processus d’identification tels que l’ethnicité, la nationalité, la religion, le genre ou la classe. Cela permet cependant de comprendre comment, même dans l’Afrique indépendante, la race est la modalité par laquelle nombre de ces identifications sont toujours structurées. La production même de « l’Afrique » – son histoire coloniale, ses cadres géographiques, politiques et culturels, ainsi que les assertions encore souvent entendues aujourd’hui à propos de son incorrigible altérité – s’est faite autour de l’idée de race. Ainsi, on ne peut réellement comprendre comment les notions « d’ethnicité », de « nation » et de « culture » se déploient dans les communautés noires africaines sans reconnaître qu’elles sont réfractées par des processus de racialisation. L’attention que portent les chercheurs aux « conflits ethniques » ou aux traditions culturelles indigènes masque bien souvent la relation du continent avec les hiérarchies racialisées à l’échelle mondiale, contre lesquelles et par lesquelles ces évènements locaux surviennent. Mon propos dans cet article est en partie motivé par l’apparente réticence de nombreux chercheurs à mobiliser directement la race comme critère d’analyse majeur – c’est-à-dire en relation et en contradiction avec des identités telles que « l’ethnicité » ou « la nation » – en Afrique postcoloniale, hors d’Afrique du Sud. Sans cette approche, pourtant, nous perdons notre capacité à appréhender clairement la façon dont les relations sociales et politiques de la suprématie blanche dans leur ensemble continuent de structurer les réalités de ceux racialisés comme « Noirs » – que ce soit sur le continent ou dans la diaspora.
  • [7]
    L. Chrisman, Postcolonial Contraventions. Cultural Readings of Race, Imperialism and Transnationalism, Manchester, Manchester University Press, 2003.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    M. Mamdani, Citizen and Subject. Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, coll. « Princeton Series in Culture/Power/History », 1996.
  • [10]
    J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit.
  • [11]
    M. Mamdani, Citizen and Subject…, op. cit., p. 287.
  • [12]
    Contrairement à de nombreux pays d’Afrique, la Côte d’Or coloniale se distinguait par la présence d’une classe éduquée d’élites africaines. Dans les années 1890, près de la moitié des hauts postes (commerciaux et politiques) étaient occupés par des Africains. À la fin du xixe siècle, cependant, ces élites africaines professionnelles furent rapidement contraintes de quitter leurs positions, tandis que le racisme colonial anglais s’enracinait.
  • [13]
    Il est important de ne pas oublier que l’administration coloniale se caractérisait par une violence et une brutalité absolues. De plus, l’apartheid colonial en Côte d’Or s’est fait sentir dans de nombreux domaines, de l’éducation à la religion et à la ségrégation spatiale en passant par le commerce. On peut affirmer que la conséquence principale du colonialisme formel a été le contrôle complet de l’économie émergente de la Côte d’Or par des compagnies européennes. Ainsi, ce n’est pas seulement le contrôle politique, mais également le contrôle économique qui a joué un rôle central dans la racialisation et l’établissement de la suprématie blanche (voir J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit., chapitre 1).
  • [14]
    Voir J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit. pour une discussion plus approfondie. Il y a, bien sûr, des exceptions, comme, par exemple, B. Hall, A History of Race in Muslim West Africa, 1600-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; R. Aminzade, Race, Nation, and Citizenship in Post-Colonial Africa. The Case of Tanzania, Cambridge University Press, 2014.
  • [15]
    J. Pierre, The Predicament of Blackness…, op. cit. J’ai montré dans cet ouvrage que cette structure raciale a perduré dans les périodes postcoloniales, la décolonisation ne signifiant pas le démantèlement des institutions de suprématie blanche et des structures du colonialisme.
  • [16]
    J. Pierre, « “I Like Your Colour”. Skin Bleaching and Geographies of Race in Urban Ghana », Feminist Review, n° 90, 2008, p. 9-29.
  • [17]
    K. Wilson, Race, Racism and Development. Interrogating History, Discourse and Practice, Londres, Zed Books, 2012.
  • [18]
    P. M. Von Eschen, Race Against Empire. Black Americans and Anticolonialism, 1937-1957, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 128.
  • [19]
    K. W. Heger, « Race Relations in the United States and American Cultural and Informational Programs in Ghana, 1957-1966 », Prologue-Quarterly of the National Archives and Records Administration, vol. 31, n° 4, 1999, p. 262.
  • [20]
    P. Von Eschen, Race Against Empire…, op. cit.
  • [21]
    NdT : Forme de théâtre endogène au Ghana proche du vaudeville américain qui s’est développée au début du xxe siècle et mêle des éléments de culture américaine, anglaise et ghanéenne.
  • [22]
    C. M. Cole, Ghana’s Concert Party Theatre, Bloomington, Indiana University Press, 2001.
  • [23]
    La Minstrelsy (ou minstrel shows) est une tradition raciste de divertissement très présente jusqu’au début du xxe siècle aux États-Unis, dans lesquels des acteurs blancs au visage peint en noir jouaient des personnages stéréotypés proposant chants et humour « noirs ».
  • [24]
    C. M. Cole, « Reading Blackface in West Africa: Wonders Taken for Signs », Critical Inquiry, vol. 23, n° 1, 1996, p. 183-215.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    C. M. Cole, Ghana’s Concert Party…, op. cit., p. 195.
  • [27]
    Ibid., p. 38.
  • [28]
    Brochure du Panafest de 2005, p. 7.
  • [29]
    En effet, le Dr Sutherland appartenait à « un vaste réseau mondial d’amis » et attachait une grande importance aux connexions entre l’Afrique et la diaspora. Avec un groupe d’autres intellectuels et artistes, elle joua un rôle-clé dans l’établissement du Centre mémoriel W. E. B. Du Bois pour la culture panafricaine au Ghana, et œuvra pour la promotion du riche héritage culturel du continent.
  • [30]
    Daily Graphic, 3 août 1999. En 1997, par exemple, les festivités ont attiré, selon les organisateurs, 1 400 participants venus de 27 pays, particulièrement des États-Unis, du Nigeria, du Royaume-Uni et de Jamaïque. En 1999, la fréquentation atteignit 5 000 participants issus de plus de 40 pays.
  • [31]
    J. Obetsebi-Lamptey, « Message From the Minister of Tourism and Modernization of the Capital City », Brochure officielle du Panafest, 2005, p. 5-6.
  • [32]
    Ghana Forum, juillet 1998.
  • [33]
    J. Carson, « Emancipation Day in Ghana », New York Daily Challenge, 13 juillet 1999.
  • [34]
    Ghana Forum, juillet 1998.
  • [35]
    L’Unesco a joué un rôle particulièrement central, notamment avec les initiatives du « Patrimoine mondial » qui ont, dans les deux dernières décennies, cherché à réduire l’écart en termes du nombre de sites patrimoniaux entre l’Europe et le reste du monde. Parce qu’il abrite le plus grand nombre de forts utilisés pour le commerce d’esclaves – Elmina, Cape Coast, Christianborg –, le Ghana est un cas exceptionnel pour les programmes de tourisme du patrimoine mondial.
  • [36]
    S. Richards, « What Is to Be Remembered? Tourism to Ghana’s Slave Castle-Dungeons », Theatre Journal, vol. 57, n° 4, 2005, p. 617-637 ; T. Singleton, « The Slave Trade Remembered on the Former Gold and Slave Coasts », Slavery and Abolition, vol. 20, n° 1, 1999, p. 150-169.
  • [37]
    On ne peut sous-estimer le rôle de Rawlings dans cette évolution. À l’origine entouré de conseillers radicaux de gauche, Rawlings élabora une idéologie basée sur des principes économiques socialistes et soutint les forces démocratiques sociales internes, tout en mettant en œuvre « un agenda politique et économique antithétique ». Voir K. Boafo-Arthur (dir.), Ghana. One Decade of the Liberal State, Dakar/New York, Codesria/Zed Books, 2007, p. 6. Dans le même temps, ceux qui critiquaient le gouvernement de Rawlings pour la situation économique du pays se retrouvaient dans la rhétorique panafricaniste.
  • [38]
    J. Pierre et J. Shipley, « African/Diaspora History: W. E. B. Du Bois and Pan Africanism in Ghana », in T. Falola (dir.), Ghana in Africa and the World. Essays in Honor of Adu Boahen, Trenton, Africa World Press, 2003, p. 731-753.
  • [39]
    J. Hasty, « Rites of Passage, Routes of Redemption: Emancipation Tourism and the Wealth of Culture », Africa Today, vol. 49, n° 3, 2002, p. 47-76. Voir aussi E. Bruner, « Tourism in Ghana: The Representation of Slavery and the Return of the Black Diaspora », American Anthropologist, vol. 98, n° 2, 1996, p. 290-304 ; S. Hartman, « The Time of Slavery », South Atlantic Quarterly, vol. 101, n° 4, 2002, p. 757-777.
  • [40]
    Voir par exemple J. Hasty, « Rites of Passage… », art. cité ; S. Hartman, « The Time of Slavery… », art. cité.
  • [41]
    J. L. Matory, « Afro-Atlantic Culture: On the Live Dialogue between Africa and the Americas », in K. A. Appiah et H. L. Gates Jr. (dir.), Africana. The Encyclopedia of the African and African American Experience, New York, Basic Civitas Books, 1999, p. 36-44. Voir aussi J. L. Matory, Black Atlantic Religion. Tradition, Transnationalism, and Matriarchy in the Afro-Brazilian Candomblé, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [42]
    H. Lynch, « Edward W. Blyden: Pioneer West African Nationalist », Journal of African History, vol. 6, n° 3, 1965, p. 373-388.
  • [43]
    V. Mudimbe, The Invention of Afric. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
  • [44]
    La notion de « personnalité africaine » devait trouver un écho auprès des chercheurs du panafricanisme, de la négritude, du nationalisme africain et de l’afro-centrisme, puisqu’elle fut plus tard adoptée par les leaders de ces mouvements culturels et politiques pour affirmer l’humanité et le pouvoir des Noirs et des Africains.
  • [45]
    Les Fantes sont le second segment le plus large (derrière les Asante) du groupe ethnique des Akan au Ghana.
  • [46]
    J. E. Casely Hayford, Ethiopia Unbound. Studies in Race Emancipation, Londres, Routledge, Coll. « Cass Library of African Studies. Africana Modern Library », 1969 [1911].
  • [47]
    J. Ferguson, Global Shadows. Africa in the Neoliberal World Order, Durham, Duke University Press, 2006.
  • [48]
    K. K. Gaines, American Africans in Ghana. Black Expatriates and the Civil Rights Era, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2006.
  • [49]
    R. Wright, Black Power, New York, Harper, 1954.
  • [50]
    K. K. Gaines, « Revising Richard Wright in Ghana: Black Radicalism and the Dialectics of Diaspora », Social Text, vol. 19, n° 67/2, 2001, p. 78-79.
  • [51]
    J. L. Matory, « Afro-Atlantic Culture… », art. cité, p. 39.
  • [52]
    B. Vinson III, « Introduction: African (Black) Diaspora History. Latin American History », Americas, vol. 63, n° 1, 2006, p. 1-18.

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