Couverture de POLAF_105

Article de revue

La crise ivoirienne, une intrigue franco-française

Pages 85 à 104

Notes

  • [1]
    Sur les relations franco-ivoiriennes, voir S. Smith, « La politique d’engagement de la France à l’épreuve de la Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 89, mars 2003, p. 112-126 et R. Marshall, « La France en Côte d’Ivoire l’interventionnisme à l’épreuve des faits », Politique africaine, n° 98, juin 2005, p. 21-41.
  • [2]
    Plusieurs dizaines d’entretiens avec les principaux acteurs français du dossier au fur et à mesure de la crise, des entretiens spécifiques menés de novembre 2006 à janvier 2007, ainsi que six séjours en Côte d’Ivoire entre septembre 2002 et novembre 2005.
  • [3]
    Conseiller pour l’Afrique des présidents De Gaulle et Pompidou, puis du Premier ministre Jacques Chirac de 1986 à 1988.
  • [4]
    Tous les agents de l’État interrogés évoquent (ou invoquent) la pression des pays alliés de la France, au nord comme au sud, pour qu’elle prenne en charge la crise ivoirienne. « Tout le monde comptait sur nous, il fallait faire quelque chose », dit un diplomate. « Le Royaume-Uni avait “géré” la crise en Sierra Leone, les États-Unis le Liberia, et ils attendaient la même chose de notre part pour la Côte d’Ivoire », explique un autre.
  • [5]
    Cela n’interdit pas que ces accords servent de justification à des interventions militaires extérieures, à l’issue d’un processus de décision dans lequel l’existence de tels accords pèse en fait peu.
  • [6]
    Voir L. d’Ersu, « Paris revoit sa présence militaire en Afrique », La Croix, 14 septembre 2005.
  • [7]
    Voir R. Banégas et R. Otayek, « Le Burkina Faso dans la crise ivoirienne : effets d’aubaine et incertitudes politiques », Politique africaine, n° 89, mars 2003, p. 71-87.
  • [8]
    Voir le compte rendu n° 26 de la Commission de la défense nationale et des forces armées, session 2002-2003, 21 janvier 2003, www.assemblee-nationale.fr/12/cr-cdef/02-03.
  • [9]
    Énarque, il fut notamment directeur de cabinet de Jean-Pierre Cot, ministre délégué chargé de la Coopération et du développement de 1981 à 1982.
  • [10]
    Cité par S. Smith, « Guérilla franco-française », L’Express, 29 septembre 2005.
  • [11]
    Au Sénat, elle côtoya le sénateur (1989-1998) Jean-Pierre Camoin, initiateur du Cercle d’amitié et de soutien au renouveau franco-ivoirien (Carfi), le plus puissant avocat de Laurent Gbagbo auprès de l’Élysée et principal promoteur du patronat français auprès de la présidence ivoirienne.
  • [12]
    Le Mouvement populaire ivoirien du grand Ouest (Mpigo) et le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP).
  • [13]
    Une manifestation « spontanée » et agressive de partisans du Front populaire ivoirien attendait D. de Villepin à la sortie de son entretien à la résidence présidentielle, l’empêchant de gagner la Résidence de France voisine.
  • [14]
    V. Hugeux, Les sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, Paris, Fayard, 2007, p. 287.
  • [15]
    Pour la version assez détaillée qu’en a donnée Guillaume Soro, le responsable du MPCI, consulter http://mpcicoteivoire.free.fr/archives/societe/022003/soc1722003141448.html.
  • [16]
    Au Quai d’Orsay, jusqu’en mars 2004, puis au ministère de l’Intérieur et à Matignon à partir du 31 mai 2005.
  • [17]
    Directeur d’Afrique et de l’océan Indien au ministère des Affaires étrangères de janvier 2003 à juillet 2006. Énarque, il fut notamment directeur de cabinet du ministre délégué aux Affaires européennes Michel Barnier (1995-1997) et directeur de la stratégie à la DGSE (1997-2001).
  • [18]
    Pierre Vimont est resté inamovible sous trois ministres, à l’égal de Nathalie Delapalme – une stabilité particulièrement étonnante au regard de la rapidité du turnover ministériel.
  • [19]
    Sur les luttes d’influence entre cabinets ministériels et administration centrale, voir O. Schrameck, Dans l’ombre de la République. Les cabinets ministériels, Paris, Dalloz, 2006.
  • [20]
    Voir S. Smith, « Une note de la DGSE identifiait, dès janvier 2003, les escadrons de la mort de la présidence », Le Monde, 5 mai 2004.
  • [21]
    J.-L. Georgelin est depuis octobre 2006 chef d’état-major des armées.
  • [22]
    Saint-Cyrien, docteur en économie, le général Poncet est tout à la fois un homme d’action formé à l’école de la Division parachutiste, et un « politique », qui fut conseiller Afrique de deux ministres de la Défense, Charles Millon et Alain Richard (1995-2002). Il a arpenté les terrains d’opération, du Liban au Kosovo en passant par l’Afghanistan et le Rwanda, où il a commandé, en plein génocide, l’évacuation des étrangers. Il a aussi dirigé le Commandement des opérations spéciales (COS).
  • [23]
    Voir J.-D. Merchet, « Le général Poncet critiqué à Paris », Libération, 24 décembre 2004.
  • [24]
    Voir Amnesty International, « Côte d’Ivoire. Affrontements entre forces de maintien de la paix et civils : leçons à tirer », 19 septembre 2006. Bien qu’il mette gravement en cause le comportement de l’armée française en Côte d’Ivoire (ou à cause de cela ?), ce rapport a été accueilli dans une indifférence presque totale par les médias hexagonaux.
  • [25]
    Une partie des propos présidentiels sera expurgée de la transcription publiée par l’Élysée, qui a depuis été retirée du site internet de la Présidence de la République.
  • [26]
    Placé sous la coprésidence du ministre des Affaires étrangères du pays assurant la présidence tournante de l’Union africaine et du Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, le GTI rassemble des représentants de la Cedeao, des pays voisins, de l’Afrique du Sud, de la France, du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Union européenne, de l’Organisation internationale de la Francophonie, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.
  • [27]
    Ancienne conseillère chargée de l’Outre-mer à l’Élysée, puis ministre de l’Outre-mer dans le gouvernement Raffarin, B. Girardin devient ensuite ministre déléguée à la Coopération, au Développement et à la Francophonie. Cette fidèle du Président connaît Dominique de Villepin depuis la fin des années 1970, lorsque, jeunes diplomates, ils partagèrent un bureau à la Direction des affaires africaines et malgaches du Quai d’Orsay.
  • [28]
    Généralement composée de son directeur de cabinet René Roudaut, ancien ambassadeur en Ouganda, et du directeur Afrique du Quai, actuellement Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur au Sénégal et au Brésil.
  • [29]
    Des réunions regroupent régulièrement les hauts fonctionnaires concernés (directions Afrique et Nations unies du Quai d’Orsay, Défense) autour de Michel de Bonnecorse et Brigitte Girardin.
  • [30]
    « Sous-traitant » la gestion de la crise à la Direction Afrique du Quai d’Orsay, le gouvernement Jospin avait à l’époque refusé d’admettre la victoire au premier tour de l’opposant Marc Ravalomanana, encouragé en cela par l’Élysée. Tout juste nommé, D. de Villepin s’était impliqué personnellement dans la négociation aboutissant à l’exil en France du président sortant Didier Ratsiraka, et Paris avait tardivement reconnu le nouveau pouvoir, en juillet 2002.
  • [31]
    Alors qu’est en cause une opération militaire extérieure ayant impliqué jusqu’à 4 600 soldats pour un coût annuel évalué à 250 millions d’euros. Outre le questionnement des responsables de l’exécutif, dans l’hémicycle et en commissions, on ne peut mentionner qu’un rapport convenu du Sénat publié en juillet 2006 (La France et la gestion des crises africaines : quels changements possibles ?, www.senat.fr/rap/r05-450/r05-450.html ), le rejet, fin 2004, d’une demande d’enquête parlementaire sur le rôle de la France en Côte d’Ivoire, et la mission parlementaire sur les Français rapatriés de Côte d’Ivoire, qui devait rendre son rapport en février.
  • [32]
    Sur ce thème, voir l’article de Julien Meimon dans ce dossier.

1« Mon colonel, je vais vous dire quelque chose que je n’ai pas dit souvent : j’ai honte d’être français. » L’apostrophe théâtrale de l’ambassadeur Gildas Le Lidec à son attaché militaire tombe alors que les deux hommes observent, depuis le toit de la chancellerie d’Abidjan, les hélicoptères de la force Licorne mitraillant le pont Charles-de-Gaulle – tout un symbole. En effet, l’armée française n’a pas trouvé d’autre moyen d’empêcher les milliers de manifestants affluant des quartiers nord de la ville d’assaillir la base du 43e bataillon d’infanterie de marine (Bima), où sont regroupés les ressortissants étrangers. En cette soirée du 6 novembre 2004, la scène spectaculaire des balles traçantes et des obus de 20 mm frappant le parapet dans des gerbes d’étincelles, tandis que crépite une DCA ivoirienne impuissante, n’est qu’un acte de plus dans la tragédie franco-ivoirienne. Pour Gildas Le Lidec, ce déluge de feu signe la conclusion atterrante de la mission que Paris lui a confiée deux ans plus tôt : convaincre le président Laurent Gbagbo de jouer le jeu des accords de paix parrainés par Paris.

2Les responsables français sont persuadés que c’est la présidence ivoirienne – Laurent Gbagbo lui-même ou plus probablement son proche entourage – qui a contrecarré ce plan en ordonnant le bombardement du Lycée Descartes de Bouaké, abritant un cantonnement de la force Licorne. Neuf soldats français et un agronome américain y trouvent la mort, plusieurs militaires sont grièvement blessés. Les faits qui s’ensuivent sont connus : destruction des deux Sukhoï ivoiriens dès leur atterrissage, sur ordre du général Henri Poncet, commandant de Licorne, avec l’accord (antérieur ou postérieur, on ne le sait) du général Henri Bentégeat, chef d’état-major des armées, puis neutralisation du reste de la flotte militaire ivoirienne sur ordre du président Chirac. L’ambassadeur Le Lidec était dans le bureau de Laurent Gbagbo quand est tombée la nouvelle de la destruction de l’aviation militaire ivoirienne (dont on n’avait pas cru bon de l’avertir), et il passa un moment désagréable.

3Élysée, Défense, Affaires étrangères : trois entités portant, parfois dans des directions divergentes, ce « fardeau de l’homme blanc » postcolonial qu’est la « gestion de crise » dans l’ancien « pré carré ». C’est sous cet angle des rapports de pouvoir dans le processus décisionnel au sein de l’appareil d’État français que l’on examinera dans ces lignes les quatre années et demie de crise qui viennent de s’écouler [1]. Tirée d’une observation directe de certains faits en tant que journaliste chargé de l’Afrique dans un quotidien national, cette chronique se nourrit notamment de nombreux échanges off the record, c’est-à-dire respectant l’anonymat des sources [2]. On constatera que le centre de gravité décisionnel s’est déplacé d’une institution à l’autre ou d’un groupe de décideurs à l’autre à différentes phases de la crise. Si les rivalités de personnes ont certainement joué un rôle négatif dans la gestion du dossier ivoirien, celles-ci relevaient moins de la simple inimitié qu’elles ne reflétaient des choix stratégiques divergents, dont les ressorts restent d’ailleurs parfois obscurs. On en restera ici au constat de l’hétérogénéité des positions, dont certains acteurs ivoiriens ont su tirer parti.

4La personnalisation et le cloisonnement sont deux traits spécifiques de la politique africaine de la France depuis les indépendances. Ces deux caractéristiques héritées de l’ère de Jacques Foccart (1913-1997) [3], où le centre de décision était unique – l’Élysée – inspirent toujours les gestionnaires de la politique africaine dans le contexte actuel, bien que les lieux de décision apparaissent plus éclatés.

La France en première ligne, mais timorée

5À en croire les responsables des trois entités déjà citées (Élysée, Défense, Quai d’Orsay), la cause est entendue : c’est bien à la demande unanime des intéressés ivoiriens, des gouvernants africains et des autres membres permanents du Conseil de sécurité [4] que la France s’est engagée en Côte d’Ivoire. L’ancienne puissance coloniale aurait pourtant pu mettre un coup d’arrêt à la crise dès son début, le 19 septembre 2002, soit en repoussant les rebelles ivoiriens et leurs soutiens burkinabè, soit en les laissant prendre le pouvoir. D’un point de vue légal, la première option semblait aller de soi. En effet, la France et la Côte d’Ivoire sont liées par sept accords dans le domaine militaire.

6La troisième voie finalement choisie par l’Élysée – une séparation des belligérants suivie d’un processus de négociation – fut l’occasion d’une clarification majeure des relations militaires liant la France à ses anciennes colonies : pour un État africain, en appeler aux accords de défense est devenu incertain [5]. « Dans ces accords, il n’y a d’automaticité nulle part, sauf en cas d’agression extérieure, et même dans ce cas, une large marge d’interprétation est laissée aux politiques », explique en septembre 2005 à un groupe de journalistes un haut gradé français [6]. Or, « on ne souhaite pas donner l’impression que nous nous désengageons », reconnaissait l’officier.

7C’est bien cette volonté d’afficher une présence, de peser sur les événements sans pour autant recourir aux vieilles méthodes expéditives qui guide Paris en septembre 2002. « Dès août, des télégrammes diplomatiques inquiets remontaient d’Abidjan, évoquant des risques de mutinerie », se souvient un diplomate alors proche du dossier. Lorsqu’elle survient enfin, la crise est d’emblée considérée comme une révolte d’appelés refusant la démobilisation. Les « mutins », comme on les désigne alors, sont regardés comme les successeurs des promotions successives de soldats ayant servi de main-d’œuvre aux troubles précédents, à commencer par le coup d’État du général Gueï en 1999. Sur le moment, l’implication du Burkina Faso et de son parrain libyen est sous-évaluée ou pas prise en compte. Les putschistes hébergés dans les résidences d’État burkinabè n’avaient pourtant jamais caché leurs intentions [7]

8Les services de renseignement français seraient-ils à ce point aveugles ? C’est la thèse du général Bentégeat lorsqu’il est auditionné par la Commission de la défense de l’Assemblée nationale en janvier 2003. Les annonces de complots sont fréquentes en Afrique, plaide-t-il en substance, et apprécier la probabilité qu’ils se réalisent est difficile. « Les moyens humains et techniques de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont été déployés prioritairement dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Afghanistan, ce qui a pu contraindre ses moyens d’action en Afrique », résume pudiquement le compte rendu de la Commission [8] :

9

« On veut une politique mondiale, mais avec les mêmes moyens qu’avant, décode un haut gradé. Quand nous avions des officiers en position de substitution à l’intérieur des commandements, c’est certain que nous étions dans la chaîne. Quand on passe à une coopération d’assistance, de conseil, on est en dehors. »

10En 1998, 614 coopérants militaires sur 637 étaient déployés en Afrique. En 2006, le continent n’accueille plus que 282 coopérants militaires. On ajoutera qu’au sein de la DGSE, une image désastreuse reste attachée à la division Afrique : y être affecté est souvent le signe d’une disgrâce.

11Reste que, même en admettant la cécité des « services », le régime de Blaise Compaoré sera exempté du moindre reproche public de la part des autorités françaises. « Il a reçu des messages extrêmement clairs », affirmera malgré tout Dominique de Villepin à des journalistes. Allié clé de la France dans la région, bien qu’il se fasse régulièrement l’instrument des actions déstabilisatrices de la Libye, le Burkina Faso incarne l’ambivalence de la politique française en Afrique, soucieuse de « stabilité » mais prête à fermer les yeux sur les écarts de ses protégés, qui parfois la « tiennent » en retour.

Le 19 septembre 2002, un non choix

12Comment s’explique la posture « mi-chèvre, mi-chou » adoptée par l’Élysée le 19 septembre ? Plus d’un observateur l’a mise sur le compte de la faible sympathie, indéniable, de l’État-UMP pour Laurent Gbagbo, bien que le président socialiste n’ait pas bousculé les liens unissant son pays à l’ancienne puissance coloniale. Il faut aussi noter que cette attitude n’est pas différente de celle adoptée à l’égard d’Henri Konan Bédié, renversé en 1999 sans que Paris ne vienne à son secours. Toléré à défaut d’être vraiment apprécié, Laurent Gbagbo connaît le même sort. Un choix assumé par Dominique de Villepin, qui a quitté le secrétariat général de l’Élysée quatre mois avant la tentative de coup d’État à Abidjan pour prendre la tête du Quai d’Orsay. Il prend en main le dossier en coordination avec le nouveau conseiller pour les affaires africaines de la présidence, Michel de Bonnecorse, officiellement nommé le 18 septembre 2002, veille du putsch. L’un comme l’autre estiment que les facteurs purement internes l’emportent sur l’implication étrangère. C’est à leurs yeux l’occasion de régler les problèmes de fond (foncier, nationalité, recrutements politiques et ethniques dans l’armée), pour mettre fin à une crise cyclique dont chaque nouvel avatar est plus dramatique que le précédent.

13À la Défense, certains militaires préféreraient éradiquer cette rébellion qui vient s’attaquer à un président reconnu par la France. Ce serait faisable, Paris disposant d’une base permanente de 600 hommes à Abidjan, auxquels pourraient se joindre rapidement des renforts d’Afrique et de l’Hexagone. « Mais était-ce une bonne solution de casser la figure en trois semaines aux rebelles si c’était pour remettre ça quatre ans après ? », justifie a posteriori un officier d’état-major. Sur le terrain, la force qui prendra le nom de « Licorne » n’accorde pas le même traitement aux rebelles, qu’elle contient au nord de Tiébissou, sur le principal axe Nord-Sud du pays, et aux Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), qu’elle laisse mener une offensive vers le nord en octobre 2002. En outre, Paris apporte une aide logistique aux Fanci, notamment dans le domaine de la mobilité. « Le président Chirac et le ministre des Affaires étrangères avaient le sentiment d’avoir fait le maximum vis-à-vis de Gbagbo », explique un proche du dossier.

14Laurent Gbagbo s’estime pourtant trahi par la France et recourt à la presse et à la rue pour exprimer son dépit. Le fait que l’un des principaux leaders d’opposition, Alassane Ouattara, réchappant de peu à un escadron de la mort du régime, ait trouvé refuge à la résidence de l’ambassadeur de France, offre un motif supplémentaire de mobilisation. Ceux que l’on appelle bientôt les « Jeunes patriotes » se rassemblent régulièrement devant l’ambassade et le 43e Bima, ce qui exaspère l’ambassadeur, Renaud Vignal, qui n’hésite pas à les traiter de « jeunes fascistes ». Scandalisé par l’attitude de Laurent Gbagbo, ce diplomate marqué à gauche [9] réagit avec l’outrance d’un amoureux déçu. Le 8 octobre, dans une lettre à Honorat Dé Yédagne, directeur général de Fraternité Matin, il dénonce les « bourreurs de crânes stupides dans leur nationalisme exacerbé et xénophobe », incarnés notamment, selon lui, par le quotidien d’État, accusé de « hurler avec les loups les plus imbéciles contre la France ».

15S’impliquant très directement, communiquant personnellement avec la presse, Dominique de Villepin veut faire de la Côte d’Ivoire le laboratoire africain de sa doctrine en matière de relations internationales. « L’idée, c’était : “voilà la façon dont on devrait à l’avenir gérer les crises africaines”, explique un diplomate. On met tout le monde autour de la table, on négocie et on fait l’économie d’une crise sanglante ouverte. » Cette doctrine impose que ce soient les Africains eux-mêmes qui négocient la sortie de crise, une crise « purement interne à la Côte d’Ivoire », précise très vite Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense. Dès la fin septembre 2002, la crainte d’un enlisement entraînant une présence prolongée des troupes françaises est évoquée dans les allées du pouvoir. Le 7 octobre, Dominique de Villepin réaffirme sa confiance dans la médiation africaine, qualifiée d’« efficace ». « La France ne peut pas se substituer aux Africains », martèle-t-il, ce qui ne l’empêche pas de déléguer aux discussions de Lomé Christian Dutheil de La Rochère, ancien ambassadeur en Côte d’Ivoire (1994-1998).

16Mais l’échec des négociations menées sous l’égide de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et la montée des tensions anti-françaises en Côte d’Ivoire conduisent le ministre des Affaires étrangères à reprendre l’initiative. Fin novembre 2002, il effectue une tournée le menant, en trois jours, à Lomé, Abidjan, Ouagadougou, Bamako, Libreville et Dakar.

17À Abidjan, les « sorties » de Renaud Vignal le forcent à une mise au point : « La France parle d’une seule voix, son ambassadeur, son ministre, le président de la République Jacques Chirac. […] La France est une, une dans son affection, une dans son attachement, une dans sa fidélité à la Côte d’Ivoire. » Mais l’ambassadeur a mis l’administration centrale en difficulté en prenant l’initiative, sans l’avertir, de donner refuge à Alassane Ouattara. Ce dernier sera finalement exfiltré, tandis que, rappelé à Paris « pour faire un point, pour des consultations », Renaud Vignal ne retournera plus en Côte d’Ivoire. Dans son rapport de fin de mission, il avertit : « Nous risquons l’enlisement militaire et des pertes humaines [10]. »

18Pour le remplacer, l’Élysée et le Quai d’Orsay choisissent un autre diplomate expérimenté et forte tête, Gildas Le Lidec. Ce diplômé des « Langues O’ » a fait l’essentiel de sa carrière en Asie avant d’être, de 1999 à 2002, ambassadeur dans une République démocratique du Congo en plein chaos. Il sera durant les deux années suivantes un acteur clé du dispositif français en Côte d’Ivoire, en lien avec Nathalie Delapalme, conseillère chargée de l’Afrique au cabinet de Dominique de Villepin puis dans ceux de ses deux successeurs, Michel Barnier et Philippe Douste-Blazy. Fille d’un ingénieur général de l’armement qui fit toute sa carrière chez Elf, cette femme dont la discrétion n’a d’égale que l’épaisseur de son carnet d’adresses n’est pas diplomate de carrière, puisque son port d’attache est le Sénat. C’est néanmoins une habituée du village françafricain pour avoir appartenu, de 1995 à 1997, au cabinet de Jacques Godfrain, ministre de la Coopération, comme conseillère technique puis comme directrice adjointe. Elle fut ensuite secrétaire exécutif du Groupe sénatorial d’amitié France-Afrique de l’Ouest [11].

19« Le cabinet, outre sa tâche d’organisation pratique des activités du ministre, le conseille, lui soumet les instructions destinées à l’administration centrale et aux postes, transmet ses directives », peut-on lire sur le site web du ministère des Affaires étrangères. Ce n’est pas faire injure à Nathalie Delapalme que de constater que son activité a largement dépassé cette définition. C’est particulièrement vrai à partir de la fin 2002, quand Dominique de Villepin prend à bras-le-corps le dossier ivoirien. En tandem avec lui, sa conseillère orchestre un voyage décisif en Côte d’Ivoire début janvier 2003 – « une idée de Villepin, qui a convaincu Chirac », selon un diplomate – qui débouche sur les négociations de Linas-Marcoussis. Il a en tête des projets ambitieux (soufflés par le président sénégalais Abdoulaye Wade) : « réunir les protagonistes à Paris pour réenclencher un dialogue politique », puis avaliser la sortie de crise par une réunion de chefs d’État. « On ne se substitue pas aux Africains, affirme-t-il une fois encore. Mais si nous n’étions pas là, on pouvait s’attendre à des milliers de morts. »

De Bouaké à « Kléber », en passant par Marcoussis

20On n’a sans doute pas mesuré, sur le moment, la portée historique pour les relations franco-africaines de ce voyage qui vit un ministre français aller négocier directement avec une rébellion dans son fief. Le message porté à Bouaké est en substance celui-ci : nous comprenons ce qui fonde vos revendications, mais nous ne pouvons cautionner la prise des armes. Un président se désigne par une élection. « On va légitimer le combat des rebelles, à condition qu’il ne soit que politique, explique un diplomate. On exige donc un cessez-le-feu général des groupes rebelles, y compris ceux de l’Ouest [12] », censément incontrôlables mais en réalité largement téléguidés par le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), groupe leader. À Abidjan, Dominique de Villepin obtient l’essentiel de ce qu’il souhaitait : le renoncement (provisoire) du régime Gbagbo aux mercenaires blancs (dont il avait involontairement croisé quelques représentants à l’aéroport de Yamoussoukro) et son accord pour que le Front populaire ivoirien (FPI) vienne négocier en France.

21Dans l’avion qui le ramène à Paris, prolixe malgré les avanies infligées par Laurent Gbagbo [13], le ministre marathonien fait un parallèle entre ses éclats en cours concernant l’Irak et sa gestion de la crise ivoirienne. « Je pratique une diplomatie du mouvement, déclare-t-il. Pas celle de la précipitation, mais celle qui trouve le bon moment. Pour la Côte d’Ivoire, nous attendions une fenêtre d’opportunité pour agir, et nous l’avons saisie. » Sa doctrine : « avancer quoi qu’il arrive. On a toujours raison quand on agit. » Ce qui n’empêche pas des déconvenues, imputables au « manque de réflexion », des autres uniquement. « Je fais du bouche à bouche tous les matins pour ranimer le Quai », déclare-t-il off the record.

22En se rendant personnellement à Bouaké, fief du MPCI (futures « Forces nouvelles »), Dominique de Villepin crée un précédent et entend poser une nouvelle doctrine d’intervention, mais il s’inscrit au fond dans le traditionnel interventionnisme de la France au sein de son « pré carré ». Par ce voyage qui confère symboliquement à la rébellion une légitimité égale à celle du pouvoir légal, il braque Laurent Gbagbo qui, sur le moment et jusqu’à la période actuelle, ne va jamais jouer le jeu du règlement d’inspiration française.

23Trois Français partageront pendant huit jours le huis clos des délégués ivoiriens à Marcoussis : le président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud, qui mène les débats, Nathalie Delapalme, conseillère pour l’Afrique de Dominique de Villepin, et Alain Dejammet, ancien représentant permanent aux Nations unies. Un colonel des troupes de marine, Frédéric Pince, assistera aux négociations en tant que « personnalité qualifiée » au titre du ministère de la Défense. Quelques diplomates français connaissant bien les « dossiers qui fâchent » ont préparé le terrain, à l’image de Jean-François Desmazières, chef du service de coopération et d’action culturelle à Abidjan, auteur de fiches très détaillées. Toutefois, aucun spécialiste de la Côte d’Ivoire n’est invité ni consulté, par exemple sur la question foncière, alors que les compétences ne manquent pas. Outre le juge sénégalais Kéba Mbaye, qui assiste Pierre Mazeaud, quatre diplomates représentent la Cedeao, deux l’Union africaine et deux l’Onu. « Au fond, nous avons revisité les thèmes du forum de réconciliation nationale de 2001, explique un participant. Des réunions étaient menées sur chacun de ces thèmes, et si un blocage intervenait, on interrompait la séance pour des consultations bilatérales. »

24Entre les participants français, les huit jours de négociation ne sont pas un long fleuve tranquille. Vincent Hugeux relate ainsi :

25

« Dans la coulisse, une sourde bataille a opposé [Pierre Mazeaud] aux africanistes des Affaires étrangères, suspectés de complaisance envers le clan Gbagbo. Descendant de son piédestal, Mazeaud ira jusqu’à demander à “Jacques” la tête de Gildas Le Lidec […]. “Je l’ai obtenue, prétend-il, mais trop tard” [14]. »

26Malgré cette guéguerre franco-française, les négociations de Marcoussis sont, au moins en apparence, un succès. Les partis politiques et la rébellion s’accordent sur les réformes de fond à entreprendre et sur un chronogramme de sortie de crise.

27Vient l’heure du sommet final à Paris, en présence de huit chefs d’État africains et du secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan. Tandis que le ministère français de la Défense s’efforce de protéger la communauté française des attaques des « patriotes » et fournit des renseignements prouvant que ces violences sont orchestrées par la présidence ivoirienne, l’Élysée et le Quai d’Orsay travaillent main dans la main pour conclure l’accord final. Cette phase ultime [15] consiste essentiellement à faire pression sur les protagonistes, à commencer par Laurent Gbagbo, qui a bien saisi que l’accord le dépouille de ses principales prérogatives et montre sa capacité de nuisance via les manifestations d’Abidjan de novembre 2004. Plus d’une fois, Jacques Chirac et Dominique de Villepin menaceront explicitement le Président ivoirien de le traduire avec son épouse devant la Cour pénale internationale en raison de l’existence d’escadrons de la mort liés à la présidence.

28L’accord finalement ratifié par Laurent Gbagbo au centre de conférences de l’avenue Kléber laisse dubitatifs même certains de ses propres artisans.

29

« Les portefeuilles de la Défense et de l’Intérieur dévolus à la rébellion [idée soutenue par D. de Villepin et annulée trois mois plus tard, ndlr], on s’est bien dit que c’était une erreur, que ça ne “passerait” jamais, se souvient un diplomate travaillant à l’époque sur le dossier. Au fond, Gbagbo a été pris un peu pour un con. »

30À moins que ce ne soit lui, surnommé « le boulanger » pour sa capacité à rouler ses adversaires dans la farine, qui n’ait berné ses adversaires : il savait que cette répartition des portefeuilles était inacceptable par son camp et surtout humiliante pour l’armée, que la France avait fait l’erreur de ne pas associer aux négociations de Marcoussis.

Deux lignes françaises, Gbagbo en arbitre

31S’ouvre une nouvelle phase de presque deux ans durant laquelle Paris semble pris en tenaille entre un clan présidentiel manipulateur et une rébellion prenant goût à une quasi-sécession. L’appareil d’État français lui-même va commencer à se fissurer, divisé par des querelles entre tenants de stratégies différentes.

32

« Pendant les mois qui ont suivi Marcoussis, nous avons eu le sentiment d’avoir trouvé l’issue, se souvient un diplomate. Toutes nos tentatives tournaient autour de cette idée fixe : on va bien finir par convaincre Gbagbo. On a mis beaucoup de temps, certains plus que d’autres, à admettre qu’il ne jouerait jamais le jeu. »

33La question du crédit à accorder à Laurent Gbagbo, et par ricochet à l’opposition (armée et non armée), est au cœur des divergences internes françaises. Au départ, l’appareil d’État apparaît unanime sur une ligne simple : effectuer les réformes décidées à Marcoussis, désarmer en parallèle et aller vers des élections. Mais tout cela dépend du président Gbagbo. Disposant, par un jeu d’alliances, d’une majorité des voix à l’Assemblée, ce dernier ralentit à sa guise l’adoption des « lois de Marcoussis ». Il joue sur sa prétendue difficulté à « tenir » les « durs » de son entourage, faisant ainsi figure de rempart contre le chaos.

34Comptant sur l’organisation d’élections sous surveillance internationale à l’échéance d’octobre 2005, Paris entame des démarches insistantes en vue de la mise en place d’une opération de maintien de la paix de l’Onu – opération par ailleurs cohérente avec sa volonté de ne pas rester dans un « tête-à-tête » franco-ivoirien. En dépit de son bras de fer avec les États-Unis sur l’Irak, la France obtient le passage sous casques bleus, en avril 2004, des 1 300 soldats de la paix ouest africains, renforcés par 4 400 autres soldats onusiens. Mais à mesure que les mois passent, les options des différents acteurs français divergent. Certains – Nathalie Delapalme, Gildas Le Lidec, Dominique de Villepin [16] – considèrent envers et contre tout Laurent Gbagbo comme le « fil conducteur » de la sortie de crise, quitte à se brouiller avec l’opposition et la rébellion. D’autres – Michel de Bonnecorse, Bruno Joubert [17], Michèle Alliot-Marie, Henri Bentégeat – se montrent plus intransigeants à l’égard du Président ivoirien. Nicolas Sarkozy, qui suit d’un œil les principales crises de l’Afrique francophone, rencontre de temps à autres son ami Alassane Ouattara, leader du Rassemblement des Républicains (RDR), qu’il a connu lorsque ce dernier était directeur adjoint du Fonds monétaire international. Toutefois, voyant ses collègues se débattre, « il a compris qu’il y avait des coups à prendre », selon un diplomate. À toutes fins utiles, au moins sous le mandat de Dominique de Villepin au « Quai », la consigne est passée de « ne pas donner d’infos à Sarko ».

35L’évolution de la position de Michèle Alliot-Marie est quant à elle singulière. Elle est fondamentalement hostile à ce socialiste mal élu qu’est Laurent Gbagbo. Mais dès lors que Dominique de Villepin est persona non grata à Abidjan, elle se flattera un temps d’entretenir de bonnes relations avec le Président ivoirien, qui la reçoit en septembre et décembre 2003 et lui remet même une décoration. Toutefois, la ministre de la Défense va bientôt se lasser des assauts des « Jeunes patriotes » contre la base du 43e Bima et du double langage du Président ivoirien.

36Téléphonant, recevant beaucoup, se déplaçant fréquemment sur le continent, Nathalie Delapalme, « cette armoire de la diplomatie française », comme la désigna curieusement un quotidien ivoirien en signe de déférence, est plus que jamais à la manœuvre dans la période qui suit l’accord de Marcoussis. Elle communique volontiers en off avec les journalistes spécialisés, elle entretient de nombreux contacts sur le continent, rendant compte au ministre et à son directeur de cabinet [18], mais généralement pas aux autres responsables français du dossier, ce qui suscite leur ire [19]. « On ne fait pas de la diplomatie comme une araignée au milieu de sa toile ! s’emporte l’un de ses (nombreux) adversaires. De jour, de nuit, les dimanches pendant que les autres ne sont pas là… » « Elle ne fait jamais de compte rendu de ses activités », s’insurge un autre haut responsable. « On apprend un jour qu’elle est en “vacances” en Côte d’Ivoire, un autre qu’elle déjeune avec Simone Gbagbo, c’est insensé. » « Par sa diplomatie parallèle, elle a, au minimum, brouillé les cartes », ajoute un chef militaire.

37Restée en poste sous Michel Barnier (comme elle le demeurera sous Philippe Douste-Blazy), Nathalie Delapalme garde des liens de confiance avec Dominique de Villepin et s’appuie beaucoup sur Gildas Le Lidec. Ce Breton au verbe haut, n’arrive pas vierge à Abidjan, puisqu’il fut en poste en RDC au plus fort de la « guerre mondiale africaine ». « C’est un légitimiste. Il n’était pas d’accord avec le raisonnement qui avait conduit les autorités françaises à ne pas prendre parti en 2002 », résume l’un de ses supérieurs. « Néanmoins, Le Lidec n’était pas fondamentalement favorable à Gbagbo, mais cherchait vraiment le dialogue pour essayer de le convaincre que la meilleure manière de prendre la main était de se placer au-dessus de la mêlée. »

38À ses interlocuteurs, Gildas Le Lidec dit et répète qu’« il n’y a pas d’autre fil conducteur que Gbagbo. » De fait, au fil des mois, on pourrait difficilement en envisager d’autres tant l’ambassadeur entretient des relations exécrables avec les autres acteurs de la crise. Il considère Soro comme un forban, et les deux hommes en viennent un jour pratiquement aux mains. Ouattara est pour lui « un homme fini, un homme du passé », dont il nie la popularité. En conséquence, Bédié étant discrédité, Ouattara exilé et Soro trop jeune et sans base, il ne reste que Gbagbo – « le seul homme politique de Côte d’Ivoire » à ses yeux. Au passage, l’ambassadeur minimise volontiers l’implication de la présidence dans les escadrons de la mort, pourtant bien documentée par les services français [20].

39Fin 2003-début 2004, il apparaît que l’axe Villepin-Delapalme-Le Lidec est prêt à ce que Gbagbo se fasse mal réélire lors des élections anticipées qu’il envisage d’organiser, pourvu qu’il prenne à son compte l’accord de Marcoussis au point d’en faire en quelque sorte son programme électoral. Ces responsables ne voient pas d’autre candidat viable, d’autant plus que Paris a encouragé la nomination d’un technocrate sans ambition présidentielle, Seydou Diarra, au poste de Premier ministre du gouvernement de réconciliation nationale.

40Précédée d’une surprenante rencontre Villepin-Gbagbo à Libreville sous l’égide d’Omar Bongo, puis d’un déplacement du ministre des Affaires étrangères à Abidjan, une visite à Paris de Laurent Gbagbo vient sceller en février 2004 la « réconciliation », avec notamment à la clé la concession de gré à gré du port à conteneurs d’Abidjan au groupe Bolloré et la promesse du renouvellement des contrats de Bouygues, qui gère l’eau et l’électricité de Côte d’Ivoire. Un déjeuner est organisé à l’Élysée, qui voit un Laurent Gbagbo mal à l’aise écouter Jacques Chirac invoquer longuement les mannes de Félix Houphouët-Boigny – dont Gbagbo fut, faut-il le rappeler, l’opposant le plus acharné et le plus souvent embastillé. « Dans ces références au “Vieux”, il n’y avait pas chez le Président de volonté d’humilier Gbagbo, se souvient un convive. Dans son esprit, c’était une manière de lui dire que quand on se comporte comme le Père de la Nation, les choses se passent plus facilement. » Mais le vrai malentendu intervient sur un détail bien plus crucial aux yeux du Président ivoirien, lorsque Jacques Chirac insiste – logiquement – sur l’importance du désarmement. Alors en plein bras de fer avec ses adversaires pour savoir ce qui, du désarmement ou des réformes législatives, est prioritaire, Laurent Gbagbo saisit cette perche involontaire. Sur le perron de l’Élysée, il se présente comme un « homme heureux et comblé » car son homologue et lui seraient tombés « d’accord » sur le fait que le désarmement est premier, et que « tout ce qui suit [en] dépend ». Le Quai d’Orsay sera contraint, dès le lendemain, de préciser qu’il importe que les textes législatifs et réglementaires prévus par l’accord de Marcoussis soient adoptés « en parallèle » au processus de désarmement et de démobilisation.

Novembre 2004, le réveil brutal

41Les mois suivants de l’année 2004 sont à la fois si mouvementés (manifestations de l’opposition réprimées dans le sang le 25 mars, règlements de comptes internes à la rébellion, enlèvement du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer) et si stagnants sur le plan du processus de paix que l’on peut dire que l’effort élyséen de février reste sans lendemain. En mars, Dominique de Villepin est nommé au ministère de l’Intérieur, et les relations entre les gestionnaires français du dossier ivoirien se tendent, au point que Nathalie Delapalme, au cabinet, et Bruno Joubert, à la Direction d’Afrique et de l’océan Indien, ne s’adressent plus la parole. Cette tension portant sur un désaccord de fond aura pour effet évident de brouiller les messages vis-à-vis des responsables ivoiriens et internationaux. En interne, les canaux ne sont pas tous rompus, par exemple entre Gildas Le Lidec et Bruno Joubert, mais chaque entité entretient ses propres contacts et fait ses propres promesses à ses interlocuteurs.

42À Abidjan, les rapports sont tout aussi orageux entre le général Henri Poncet, commandant de la force Licorne à partir de mai 2004, et l’ambassadeur Gildas Le Lidec. Là encore, c’est d’abord un désaccord sur l’option préférentielle en faveur de Laurent Gbagbo qui est en cause, avant que les événements de novembre ne viennent ajouter d’autres griefs au contentieux entre les deux hommes. Pendant plusieurs semaines, les préparatifs militaires sont ostensibles chez les Fanci, prenant pour prétexte le blocage du désarmement par les Forces nouvelles. Un blocage que Paris est incapable de lever, faute de moyens de pression sur Guillaume Soro, avec qui les relations sont devenues inexistantes voire carrément hostiles.

43L’offensive lancée le 4 novembre 2004 par l’armée ivoirienne, ou du moins par ses éléments fidèles au clan Gbagbo, n’est pas une surprise pour Paris. La veille du déclenchement de l’opération « Dignité », Jacques Chirac téléphone à son homologue ivoirien pour le tancer. La conversation, telle que ses témoins l’ont rapportée, est sans ambiguïté: le Président français désapprouve vertement ces projets belliqueux – « ça te reviendra dans la figure comme un boomerang » – et avertit que l’armée française « réagira ». « Il l’a vraiment engueulé », raconte ensuite à ses collaborateurs le ministre des Affaires étrangères Michel Barnier, qui a assisté à l’entretien téléphonique en compagnie de Michel de Bonnecorse et du général Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major particulier du Président [21].

44Deux éléments méritent toutefois d’être notés. L’opération Dignité, si elle est désapprouvée d’avance par l’Élysée, la Défense et Michel Barnier, ne l’est pas par Gildas Le Lidec et le cabinet de Michel Barnier, qui estiment qu’il faut « bouger les lignes ». D’autre part, les soldats de Licorne restent quasiment inertes durant les premiers jours de l’offensive – officiellement faute d’une demande d’intervention de l’Onuci, auprès de qui ils jouent le rôle de force de réaction rapide. Malgré les déclarations précoces et sans ambiguïté de Michèle Alliot-Marie, l’Élysée, qui n’a pas condamné publiquement l’offensive de novembre lors de son déclenchement, a été soupçonné d’avoir donné un « feu orange » à l’opération, dont les pro-Gbagbo se prévalent aujourd’hui encore. « Si nous avions eu l’arrière-pensée de laisser faire, nous n’aurions pas dit aux Ivoiriens de ne pas franchir la zone de confiance et nous ne leur aurions pas dit qu’on réagirait », assurera plus tard un proche collaborateur du Président français. « Chirac s’est mouillé en passant ce coup de téléphone, analyse un diplomate. Il s’attendait à ce que Gbagbo s’y tienne. Une des raisons de la réponse militaire brutale au bombardement de Bouaké, c’est que le Président a eu le sentiment qu’on s’était joué de lui. »

45Le bombardement du cantonnement français de Bouaké provoque un électrochoc, notamment parmi les responsables ayant approuvé l’opération Dignité. « Pour Le Lidec, qui avait consacré tant d’efforts à recoller les morceaux avec Gbagbo, ce fut un écœurement, témoigne un de ses collègues. D’autant plus qu’il a été évident dès le début que les incidents anti-français n’avaient rien de spontané. » En cette période cruciale, « la relation conflictuelle qu’entretenaient Le Lidec et Poncet n’a pas facilité leur information réciproque », reconnaît un officier pratiquant l’art de la litote. De fait, pratiquement considéré comme un traître, l’ambassadeur est court-circuité par le chef de l’opération Licorne [22].

46Chef éclairé pour les uns, brutal et cassant aux yeux d’autres, le général Poncet prend seul beaucoup de décisions, ce qui lui sera reproché à Paris une fois la tension retombée [23]. Outre les conditions controversées dans lesquelles sont détruits les Sukhoï ivoiriens – d’ailleurs fournis par un intermédiaire français établi à Lomé, l’ancien gendarme Robert Montoya –, d’autres choix effectués par le général Poncet sont contestés. Par exemple, celui de recourir aux hélicoptères de combat pour empêcher la foule de traverser les ponts d’Abidjan ou encore celui d’envoyer des tireurs d’élite et des soldats du COS prêter main forte aux marsouins encerclés à l’hôtel Ivoire. A-t-il, en ces jours de novembre 2004 où une colonne de chars français s’est « égarée » sur la route de la résidence présidentielle, ouvert la voie à un renversement militaire de Laurent Gbagbo ? Ce dernier en est persuadé, et quelques Français proches du dossier aussi, mais en tout cas les candidats potentiels au putsch ne se sont pas manifestés le jour venu.

47Les émeutes anti-françaises de novembre 2004, auxquelles répond un usage de la force jugé « excessif et disproportionné » par Amnesty International [24], tournent une page du tête-à-tête franco ivoirien et des relations franco-africaines. Le rapatriement des Français de Côte d’Ivoire – le plus massif depuis celui des Français d’Algérie – marque les esprits. L’Élysée adopte la posture la plus radicale, Jacques Chirac recommandant de « faire comme si Gbagbo n’existait pas ». Mais c’est plutôt Gbagbo qui va faire comme si la France n’existait pas, en réservant au nouveau médiateur désigné dès novembre par l’Union africaine, le président sud-africain Thabo Mbeki, ses manœuvres les plus habiles.

48Il faudra plusieurs mois pour que le dispositif français soit remanié. Le général Poncet regagne la France en juin 2005 auréolé d’une quatrième étoile, mais sera mis en cause pour avoir supposément « couvert » l’assassinat par des militaires de l’opération Licorne d’un coupeur de route présumé. Gildas Le Lidec quitte son poste en juillet pour être remplacé par un diplomate plus lisse mais « tout terrain », André Janier, ancien ambassadeur à N’Djamena et à Bagdad.

L’Élysée échafaude des scénarios

49Après Bouaké, la cellule africaine de l’Élysée tente de reprendre la main. Michel de Bonnecorse communique davantage – toujours en off – pour expliquer les orientations en vigueur, consistant essentiellement à faire sortir Laurent Gbagbo du paysage. En novembre 2004, la tonalité est : « le 30 octobre 2005, Gbagbo n’est plus président ». En mai 2005 : « S’il n’y a pas trois candidats du PDCI [Parti démocratique de Côte d’Ivoire, ancien parti unique, ndlr], si les élections sont honnêtes, Gbagbo ne peut pas les gagner. » Mais il n’y aura pas d’élections en octobre 2005, et le Président ivoirien retrouve progressivement toute son assurance manœuvrière, confortée par la médiation sud-africaine. La complaisance de cette dernière à l’égard de Laurent Gbagbo exaspère Jacques Chirac, qui, à l’occasion d’un voyage officiel au Sénégal en février 2005, adresse une volée de bois vert à Thabo Mbeki. Sa médiation n’a « jusqu’ici pas eu un effet particulièrement fort », estime le Président français et « aucun effort réel pour préparer et organiser les élections » d’octobre n’est visible. « Il faut que Thabo Mbeki s’immerge dans l’Afrique de l’Ouest pour comprendre sa psychologie et son âme », ose déclarer Jacques Chirac [25], suscitant un scandale en Afrique du Sud. Un entretien off avec la presse sera organisé pour tenter d’atténuer les effets de cette gaffe, qui illustre les représentations de l’Afrique dont Jacques Chirac est imprégné.

50Les ponts sont pratiquement coupés entre Chirac et Gbagbo, le dernier coup de fil élyséen remontant à janvier 2005 quand Michel de Bonnecorse avait appelé Laurent Gbagbo pour lui présenter ses condoléances après le décès de son père. Mais dans le même temps, le Premier ministre Dominique de Villepin, persuadé que Gbagbo garde un avenir, renoue les liens. Selon une information non démentie, il l’appelle même le 31 mai pour… lui souhaiter son anniversaire. Certains verront dans ce rapprochement la patte de l’avocat Robert Bourgi, un ancien des « réseaux Foccart », que Dominique de Villepin fréquente de longue date. L’existence de tels missi dominici exaspère l’Élysée et la Défense. « Les émissaires brouillent l’écoute, se lamente un responsable ministériel. Allez raconter ensuite que la France n’a qu’une seule ligne ! Ça déclenche des réactions sarcastiques chez vos interlocuteurs. » Se fiant peu à Philippe Douste-Blazy, Dominique de Villepin reste en lien direct avec Pierre Vimont et Nathalie Delapalme, demeurés au cabinet de ses successeurs aux Affaires étrangères.

51En octobre 2005, le Conseil de sécurité de l’Onu prolonge « pour une période n’excédant pas douze mois » le mandat de Laurent Gbagbo, mais en lui adjoignant un Premier ministre « acceptable par toutes les parties », aux prérogatives renforcées, épaulé par un Groupe de travail international (GTI) [26], chargé du suivi du processus de paix. On espère à Paris que, doté de « tous les pouvoirs nécessaires » et de « toutes les ressources financières, matérielles et humaines voulues », ce Premier ministre de transition va transformer Laurent Gbagbo en « Reine d’Angleterre » dénuée de pouvoirs réels.

52Dès ce mois d’octobre, c’est Brigitte Girardin [27], ministre déléguée à la Coopération, qui représente la France aux réunions du GTI. Ce groupe, qui réunit mensuellement les principaux acteurs internationaux de la crise autour du chef du gouvernement, traduit très clairement la volonté de multilatéralisation de la gestion du dossier. Néanmoins, Brigitte Girardin souhaite que la France y « donne le la », et les communiqués finaux portent clairement sa patte. Bien que la décision de lui confier le dossier ivoirien émane de l’Élysée, elle fera l’objet d’une mini-guérilla, Philippe Douste-Blazy insistant pour que sa conseillère Nathalie Delapalme y reste associée. Quelques fax aigre-doux de Brigitte Girardin à son ministre de tutelle et un coup de téléphone furieux de Jacques Chirac à Pierre Vimont permettront à la Ministre de composer elle-même la délégation l’accompagnant chaque mois à Abidjan [28]. En décembre 2005, en marge du sommet Afrique-France de Bamako, Jacques Chirac annonce sans ménagement à Nathalie Delapalme qu’elle ne traitera désormais plus de la Côte d’Ivoire.

53Ce changement de têtes a son pendant ivoirien, puisque Charles Konan Banny est propulsé au poste de Premier ministre sur l’insistance de Jacques Chirac lors du même sommet. L’élu des présidents africains, qui est en fait celui de la France, traduit le nouveau leitmotiv français : préparer l’après-Gbagbo. « CKB » correspond au portrait-robot défini par les stratèges parisiens : un baoulé (premier groupe ethnique du pays, celui d’Houphouët-Boigny) susceptible de séduire le PDCI, resté en dehors de la crise (il est gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest depuis 1993) et doté d’une personnalité suffisamment forte pour tenir tête à Laurent Gbagbo. À la différence de son prédécesseur Seydou Diarra, l’homme ne cache pas ses velléités d’occuper un jour le fauteuil présidentiel, ce qui fait de lui un futur dirigeant de transition tout trouvé, en attendant une confirmation par les urnes. Voyant que les élections ne vont toujours pas avoir lieu en octobre 2006, l’Élysée envisage même un « plan B » au cas où Konan Banny ne serait pas en situation, imaginant une sorte de directoire qui réunirait une poignée de personnalités jugées fiables et issues de tous les bords. Les noms d’Henriette Diabaté, du RDR, et de Paul Bohoun Bouabré, du FPI, sont cités comme susceptibles d’en faire partie.

54La prise en main de la crise ivoirienne par un axe Élysée-Coopération, en bonne intelligence avec la Défense, va apaiser les tensions au sein de l’appareil d’État, à Paris [29] comme à Abidjan. Mais la crise elle-même est plus piégée que jamais. Les diplomates peuvent bien brandir la menace d’un retrait de Licorne (ce qu’ils commencent à faire pour la première fois courant 2006), la rédaction de la résolution 1721, qui sera adoptée le 1er novembre 2006 par le Conseil de sécurité des Nations unies, tourne à l’humiliation, tant la proposition française initiale est vidée de son contenu. L’ambition française de transférer à Charles Konan Banny l’essentiel du pouvoir exécutif est battue en brèche par un ensemble d’États membres, dont les autres membres permanents. Maigre consolation pour Paris, la résolution confirme la fin de la médiation sud-africaine, décidée un mois plus tôt par l’Union africaine (UA), pour lui substituer celle du président du Congo Brazzaville Denis Sassou Nguesso, président en exercice de l’UA et fidèle allié de la France.

55Malgré son maigre bilan après un an au pouvoir, Konan Banny reste choyé par l’ancienne puissance coloniale. Jusqu’à l’hiver 2006, le schéma imaginé par l’Élysée reste celui-ci : CKB va aller au clash avec Gbagbo, ce dernier va réagir et l’armée va alors choisir son camp – celui du Premier ministre, naturellement. Mais lorsque Laurent Gbagbo « teste » son Premier ministre et la communauté internationale en renommant de hauts fonctionnaires suspendus par CKB, personne ne bronche. Et le processus de paix retombe dans l’« impasse totale » constatée en janvier 2007 par le GTI.

56Ultime revirement ? À l’heure où ces lignes étaient écrites, les deux têtes chercheuses de la diplomatie française en Côte d’Ivoire – Michel de Bonnecorse et Brigitte Girardin – se déclaraient favorables au « dialogue direct » proposé par Laurent Gbagbo à ses opposants armés et non armés. Une proposition allant sciemment à l’encontre de la résolution 1721 de l’Onu, qui ne demande qu’à être appliquée telle quelle. Les responsables français savent bien que le « chef de l’État » ivoirien (c’est son titre dans les résolutions de l’Onu prolongeant son mandat) entend utiliser ce biais pour renégocier une fois encore des décisions déjà maintes fois avalisées. Se seraient-ils donc rendus à l’évidence du rôle pivot du génial stratège ivoirien ? Gildas Le Lidec et Nathalie Delapalme auraient-ils eu raison dès 2004, lorsqu’ils prédisaient qu’« un jour, Guillaume Soro sera Premier ministre de Laurent Gbagbo » ? C’est improbable. Lorsque, lors de sa treizième participation au GTI, début janvier 2007, Brigitte Girardin fait l’effort de rencontrer pour la première fois Laurent Gbagbo, elle précise bien que c’est « à la demande de ce dernier ». La Ministre revendique le fait de n’avoir jamais demandé d’audience au Président d’un pays où elle se rend mensuellement, de même qu’elle affirme lui avoir tenu un discours intransigeant lors de leur unique rencontre. Mais elle sait, comme Gbagbo et la rébellion, où en est le rapport de force. La présidentielle française va probablement affaiblir les capacités de réaction françaises, comme ce fut le cas lors de la crise malgache de 2002 [30]. Tout ce qu’espère Paris sans trop y croire, c’est donc un statu quo jusqu’au 6 mai, date du second tour de la présidentielle.

57Quels constats tirer de ces quatre années et demie de guerre feutrée franco-française autour de la crise ivoirienne ? Celui de la dispersion du pouvoir décisionnel au sein de l’appareil d’État français, mettant clairement en question l’omnipotence monarchique prêtée à l’Élysée, notamment en matière d’affaires africaines. Celui de l’inexistence criante du Parlement, qui n’a pas été mentionné dans ces lignes tant son influence aura été négligeable [31]. Celui de l’importance des individualités dans un contexte où rien ne contraint les fonctionnaires impliqués à rendre compte ni à travailler collectivement. Celui, enfin, d’une forte influence des hauts fonctionnaires dans le dispositif décisionnel et la conduite d’une politique erratique.

58La gestion de la crise ivoirienne s’inscrit-elle dans la lignée du « ni ni » jospinien (« ni ingérence, ni indifférence »), maladroitement expérimenté en décembre 1999 à Abidjan et en 2002 à Madagascar ? Non, estime l’un des responsables du dossier à l’époque :

59

« Si nous avions appliqué le ni ni, nous aurions évacué les étrangers de Bouaké, puis l’armée se serait repliée à Abidjan pour protéger la communauté française, laissant la rébellion descendre jusqu’aux portes de la ville. »

60Si tant est qu’il existe en France une manière « normale » de gérer une crise diplomatico-militaire, l’exemple ivoirien a démontré que face aux crises africaines, les schémas établis étaient singulièrement brouillés. À l’issue d’années de réforme visant à supprimer le bastion de la « rue Monsieur », on a ainsi pu voir le ministre de la Coopération (officiellement « délégué » auprès du ministre des Affaires étrangères [32]) redevenir le « ministre de l’Afrique » : Brigitte Girardin s’est trouvée progressivement chargée de plusieurs dossiers diplomatiques africains en plus de la Côte d’Ivoire, qu’elle a gérés dans une autonomie totale par rapport à son ministre de tutelle, en lien avec l’Élysée et la haute administration du « Quai ». « Une situation conjoncturelle », affirme-t-on rue Monsieur. De même, certains observateurs n’ont pu s’empêcher de voir dans le retour récent aux « bonnes vieilles méthodes » de l’intervention armée (au Tchad et en Centrafrique) le signe d’une leçon tirée de l’enlisement ivoirien. Mais faut-il croire une autre leçon, de modestie celle-là, sortie de la bouche d’un des principaux animateurs de la politique africaine de la France : « Nous sommes beaucoup plus instrumentalisés par les Africains que nous ne les instrumentalisons » ? À sa manière, la crise ivoirienne illustre éloquemment cette relation croisée qui se traduit par une impuissance croissante de la France à imposer sa politique au Sud du Sahara.

Notes

  • [1]
    Sur les relations franco-ivoiriennes, voir S. Smith, « La politique d’engagement de la France à l’épreuve de la Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 89, mars 2003, p. 112-126 et R. Marshall, « La France en Côte d’Ivoire l’interventionnisme à l’épreuve des faits », Politique africaine, n° 98, juin 2005, p. 21-41.
  • [2]
    Plusieurs dizaines d’entretiens avec les principaux acteurs français du dossier au fur et à mesure de la crise, des entretiens spécifiques menés de novembre 2006 à janvier 2007, ainsi que six séjours en Côte d’Ivoire entre septembre 2002 et novembre 2005.
  • [3]
    Conseiller pour l’Afrique des présidents De Gaulle et Pompidou, puis du Premier ministre Jacques Chirac de 1986 à 1988.
  • [4]
    Tous les agents de l’État interrogés évoquent (ou invoquent) la pression des pays alliés de la France, au nord comme au sud, pour qu’elle prenne en charge la crise ivoirienne. « Tout le monde comptait sur nous, il fallait faire quelque chose », dit un diplomate. « Le Royaume-Uni avait “géré” la crise en Sierra Leone, les États-Unis le Liberia, et ils attendaient la même chose de notre part pour la Côte d’Ivoire », explique un autre.
  • [5]
    Cela n’interdit pas que ces accords servent de justification à des interventions militaires extérieures, à l’issue d’un processus de décision dans lequel l’existence de tels accords pèse en fait peu.
  • [6]
    Voir L. d’Ersu, « Paris revoit sa présence militaire en Afrique », La Croix, 14 septembre 2005.
  • [7]
    Voir R. Banégas et R. Otayek, « Le Burkina Faso dans la crise ivoirienne : effets d’aubaine et incertitudes politiques », Politique africaine, n° 89, mars 2003, p. 71-87.
  • [8]
    Voir le compte rendu n° 26 de la Commission de la défense nationale et des forces armées, session 2002-2003, 21 janvier 2003, www.assemblee-nationale.fr/12/cr-cdef/02-03.
  • [9]
    Énarque, il fut notamment directeur de cabinet de Jean-Pierre Cot, ministre délégué chargé de la Coopération et du développement de 1981 à 1982.
  • [10]
    Cité par S. Smith, « Guérilla franco-française », L’Express, 29 septembre 2005.
  • [11]
    Au Sénat, elle côtoya le sénateur (1989-1998) Jean-Pierre Camoin, initiateur du Cercle d’amitié et de soutien au renouveau franco-ivoirien (Carfi), le plus puissant avocat de Laurent Gbagbo auprès de l’Élysée et principal promoteur du patronat français auprès de la présidence ivoirienne.
  • [12]
    Le Mouvement populaire ivoirien du grand Ouest (Mpigo) et le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP).
  • [13]
    Une manifestation « spontanée » et agressive de partisans du Front populaire ivoirien attendait D. de Villepin à la sortie de son entretien à la résidence présidentielle, l’empêchant de gagner la Résidence de France voisine.
  • [14]
    V. Hugeux, Les sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, Paris, Fayard, 2007, p. 287.
  • [15]
    Pour la version assez détaillée qu’en a donnée Guillaume Soro, le responsable du MPCI, consulter http://mpcicoteivoire.free.fr/archives/societe/022003/soc1722003141448.html.
  • [16]
    Au Quai d’Orsay, jusqu’en mars 2004, puis au ministère de l’Intérieur et à Matignon à partir du 31 mai 2005.
  • [17]
    Directeur d’Afrique et de l’océan Indien au ministère des Affaires étrangères de janvier 2003 à juillet 2006. Énarque, il fut notamment directeur de cabinet du ministre délégué aux Affaires européennes Michel Barnier (1995-1997) et directeur de la stratégie à la DGSE (1997-2001).
  • [18]
    Pierre Vimont est resté inamovible sous trois ministres, à l’égal de Nathalie Delapalme – une stabilité particulièrement étonnante au regard de la rapidité du turnover ministériel.
  • [19]
    Sur les luttes d’influence entre cabinets ministériels et administration centrale, voir O. Schrameck, Dans l’ombre de la République. Les cabinets ministériels, Paris, Dalloz, 2006.
  • [20]
    Voir S. Smith, « Une note de la DGSE identifiait, dès janvier 2003, les escadrons de la mort de la présidence », Le Monde, 5 mai 2004.
  • [21]
    J.-L. Georgelin est depuis octobre 2006 chef d’état-major des armées.
  • [22]
    Saint-Cyrien, docteur en économie, le général Poncet est tout à la fois un homme d’action formé à l’école de la Division parachutiste, et un « politique », qui fut conseiller Afrique de deux ministres de la Défense, Charles Millon et Alain Richard (1995-2002). Il a arpenté les terrains d’opération, du Liban au Kosovo en passant par l’Afghanistan et le Rwanda, où il a commandé, en plein génocide, l’évacuation des étrangers. Il a aussi dirigé le Commandement des opérations spéciales (COS).
  • [23]
    Voir J.-D. Merchet, « Le général Poncet critiqué à Paris », Libération, 24 décembre 2004.
  • [24]
    Voir Amnesty International, « Côte d’Ivoire. Affrontements entre forces de maintien de la paix et civils : leçons à tirer », 19 septembre 2006. Bien qu’il mette gravement en cause le comportement de l’armée française en Côte d’Ivoire (ou à cause de cela ?), ce rapport a été accueilli dans une indifférence presque totale par les médias hexagonaux.
  • [25]
    Une partie des propos présidentiels sera expurgée de la transcription publiée par l’Élysée, qui a depuis été retirée du site internet de la Présidence de la République.
  • [26]
    Placé sous la coprésidence du ministre des Affaires étrangères du pays assurant la présidence tournante de l’Union africaine et du Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, le GTI rassemble des représentants de la Cedeao, des pays voisins, de l’Afrique du Sud, de la France, du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Union européenne, de l’Organisation internationale de la Francophonie, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.
  • [27]
    Ancienne conseillère chargée de l’Outre-mer à l’Élysée, puis ministre de l’Outre-mer dans le gouvernement Raffarin, B. Girardin devient ensuite ministre déléguée à la Coopération, au Développement et à la Francophonie. Cette fidèle du Président connaît Dominique de Villepin depuis la fin des années 1970, lorsque, jeunes diplomates, ils partagèrent un bureau à la Direction des affaires africaines et malgaches du Quai d’Orsay.
  • [28]
    Généralement composée de son directeur de cabinet René Roudaut, ancien ambassadeur en Ouganda, et du directeur Afrique du Quai, actuellement Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur au Sénégal et au Brésil.
  • [29]
    Des réunions regroupent régulièrement les hauts fonctionnaires concernés (directions Afrique et Nations unies du Quai d’Orsay, Défense) autour de Michel de Bonnecorse et Brigitte Girardin.
  • [30]
    « Sous-traitant » la gestion de la crise à la Direction Afrique du Quai d’Orsay, le gouvernement Jospin avait à l’époque refusé d’admettre la victoire au premier tour de l’opposant Marc Ravalomanana, encouragé en cela par l’Élysée. Tout juste nommé, D. de Villepin s’était impliqué personnellement dans la négociation aboutissant à l’exil en France du président sortant Didier Ratsiraka, et Paris avait tardivement reconnu le nouveau pouvoir, en juillet 2002.
  • [31]
    Alors qu’est en cause une opération militaire extérieure ayant impliqué jusqu’à 4 600 soldats pour un coût annuel évalué à 250 millions d’euros. Outre le questionnement des responsables de l’exécutif, dans l’hémicycle et en commissions, on ne peut mentionner qu’un rapport convenu du Sénat publié en juillet 2006 (La France et la gestion des crises africaines : quels changements possibles ?, www.senat.fr/rap/r05-450/r05-450.html ), le rejet, fin 2004, d’une demande d’enquête parlementaire sur le rôle de la France en Côte d’Ivoire, et la mission parlementaire sur les Français rapatriés de Côte d’Ivoire, qui devait rendre son rapport en février.
  • [32]
    Sur ce thème, voir l’article de Julien Meimon dans ce dossier.
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