Couverture de POLAF_098

Article de revue

La puissance de l'Afrique du Sud en question

Pages 96 à 110

Notes

  • [1]
    Par exemple, avec seulement 13 % de la superficie de la région australe et environ 21 % de sa population, l’Afrique du Sud possède près de la moitié du réseau ferroviaire et des routes bitumées de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), les sept ports les plus importants et les plus efficaces parmi les dix-neuf de la région, et un quasi-monopole sur la téléphonie et les ordinateurs hôtes (host computers) en Afrique australe. En 2000, les exportations sud-africaines vers la SADC ont totalisé 28 milliards de rands, tandis que les importations représentaient 5,3 milliards, soit un ratio de 5,3 pour 1. Voir P. McGowan, « The regional sub-system of Southern Africa », in P. McGowan et P. Nel (eds), Power, Wealth and Global Equity, Cape Town, UCT Press, 2002, p. 267-295.
  • [2]
    Les penseurs et les auteurs de cette vaste école incluent Thabo Mbeki et ses conseillers politiques. Voir leurs présentations dans G. Le Pere (ed.), South Africa and Africa : Reflections on the African Renaissance, Braamfontein, Foundation for Global Dialogue, « Occasional Paper ; n° 17 », 1998 ; K. Matlosa, « Regional security in Southern Africa : South Africa’s role », contribution, septembre 2004, miméo. ; D. Black et L. Swatuk, « Gazing into the continental crystal ball : directions and suggestions for South Africa-Africa relations », in H. Solomon (ed.), Fairy Godmother, Hegemon or Partner ? In Search of a South African Foreign Policy, Pretoria, Institute for Security Studies, « Monograph ; n° 13 », 1997, http://www.iss.co.za/Pubs/Monographs/No13/BlackAndSwatuk.html ; concernant le plaidoyer pour une politique étrangère plus africaniste, voir, par exemple, F. Kornegay et C. Landsberg, « Mayivuke iAfrica ! Can South Africa lead an African Renaissance ? », Centre for Policy Studies, PIA, vol. 11 (1), 1998, p. 1-13 ; C. Alden et G. Le Pere, « South Africa’s post-apartheid foreign policy : from reconciliation to ambiguity ? », Review of African Political Economy, vol. 100, 2004, p. 283-297. Pour la promotion de l’alignement de la politique étrangère du pays sur les intérêts des milieux d’affaires, voir G. Mills, Poverty to Prosperity : Globalisation, Good Governance and African Recovery, Cape Town, Tafelberg, 2002.
  • [3]
    La gauche est elle aussi une vaste école. Voir, notamment, P. Bond, Talk Left, Walk Right : South Africa’s Frustrated Global Reforms, Pietermaritzburg, University of KwaZulu-Natal Press, 2004 ; P. Vale et S. Maseko, « South Africa and the African Renaissance », International Affairs, vol. 74 (2), 1998, p. 271-288 ; P. Nel, I. Taylor et J. van der Westhuizen, South Africa’s Multilateral Diplomacy and Global Change : the Limits of Reformism, Aldershot, Ashgate, 2001 ; W. Gumede, Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC, Cape Town, Zebra Press, 2005.
  • [4]
    P. Vale et S. Maseko, « South Africa and the African Renaissance », art. cit.
  • [5]
    Voir G. Le Pere et A. van Nieuwkerk, « The evolution of South Africa’s foreign policy, 1994-2000 », in P. McGowan et P. Nel (eds), Power, Wealth and Global Equity, op. cit.
  • [6]
    M. Clough et L. Freith, « Will SA speak out on Darfur today ? », Business Day, 19 avril 2005, p. 11.
  • [7]
    ANC, Foreign Policy in a New Democratic South Africa : a Discussion Paper, ANC Department of International Affairs, octobre 2003, p. 3.
  • [8]
    N. Mandela, « South Africa’s future foreign policy », Foreign Affairs, vol. 72 (5), novembre-décembre 1993, p. 93.
  • [9]
    ANC, Foreign Policy in a New Democratic South Africa…, op. cit., p. 11.
  • [10]
    R. Davies, Integration or Co-operation in a Post-Apartheid Southern Africa : some Reflections on an Emerging Debate, Le Cap, University of the Western Cape, « Southern African Perspectives ; n° 18 », 1993.
  • [11]
    Selon cette conception, le ministère des Affaires étrangères serait en charge de la résolution des conflits, tandis que le ministère de la Défense s’occuperait de la coopération de défense régionale, du soutien dans des domaines tels que l’aide aux catastrophes, la mise en œuvre de mesures établissant la confiance comme l’adoption d’une posture défensive et non menaçante, du déploiement de l’armée sud-africaine dans des opérations de paix multinationales…
  • [12]
    P. Bond, « Is the New Partnership for Africa’s Development already passé ? », Africa Dialogue Lecture, Pretoria, Centre for International Political Studies, 15 février 2005, p. 27-28.
  • [13]
    Ibid., p. 4 et 6.
  • [14]
    Ibid., p. 6.
  • [15]
    Voir P. Nel, I. Taylor et J. van der Westhuizen, South Africa’s Multilateral Diplomacy…, op. cit.
  • [16]
    Voir E. Sidiropoulos et T. Hughes, « Between democratic governance and sovereignty : the challenge of South Africa’s Africa policy », in E. Sidiropoulos (ed.), Apartheid Past, Renaissance Future : South Africa’s Foreign Policy 1994-2004, Johannesburg, SAIIA, 2004.
  • [17]
    Voir A. Adebajo et C. Landsberg, « South Africa and Nigeria as regional hegemons », in M. Baregu et C. Landsberg (eds), From Cape to Congo : Southern Africa’s Evolving Security Challenges, Boulder, Co., Lynne Reinner, 2003, p. 171-204.
  • [18]
    Voir P. McGowan et F. Ahriweng-Obeng, « Partner or hegemon ? South Africa in Africa », Journal of Contemporary African Studies, vol. 16 (1), 1998, p. 5-38.
  • [19]
    Voir J. Spence, « South Africa’s foreign policy : vision and reality », in E. Sidiropoulos (ed.), Apartheid Past, Renaissance Future…, op. cit., p. 44-48.
  • [20]
    Voir M. Schoeman, « South Africa as an emerging middle power », in J. Daniel, A. Habib et R. Southall (eds), State of the Nation : South Africa 2003-2004, Pretoria, HSRC Press, 2003, p. 349-367.
  • [21]
    Voir P. Bond, Talk Left, Walk Right…, op. cit.
  • [22]
    Lire, entre autres, C. Hendricks et K. Whiteman, « South Africa in Africa : the post-Apartheid decade », Seminar Report, Cape Town, Centre for Conflict Resolution, 2004 ; S. Field (ed.), Peace in Africa : Towards a Collaborative Security Regime, Johannesburg, Institute for Global Dialogue, 2004.
  • [23]
    Pour une analyse du concept d’intérêt national et de son applicabilité à l’Afrique du Sud, voir A. van Nieuwkerk, « South Africa’s national interest », African Security Review, vol. 13 (2), 2004, p. 89-101.
  • [24]
    J. S. Nye, « The American national interest and global public goods », International Affairs, 78 (2), p. 233-244, 2002.
  • [25]
    T. Hughes, « South Africa’s sparkling policy success », in South African Yearbook of International Affairs 2002/2003, Johannesburg, South African Institute of International Affairs, 2003, p. 29-36.
  • [26]
    T. Wheeler, « Multilateral diplomacy : South Africa’s achievements », in E. Sidoropoulos (ed.), Apartheid Past, Renaissance future…, op. cit., p. 85-104.
  • [27]
    Un bref aperçu montre l’implication de l’Afrique du Sud dans les domaines du maintien de la paix, de la gouvernance et de la reconstruction postconflit dans les pays suivants : Rwanda, Burundi, RDC, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire, Liberia, Mali, São Tomé é Príncipe, Somalie et Soudan. Voir http://www.gcis.gov.za/docs/publications/yearbook.htm (6 mai 2005).
  • [28]
    Entretien avec Aziz Pahad, vice-ministre des Affaires étrangères, 11 août 2003.
  • [29]
    Cité par Sue van der Merwe, vice-ministre des Affaires étrangères, discours lors du vote du budget du département des Affaires étrangères par le Parlement, 15 avril 2005, www.dfa.gov.za/speeches/2005/merw0415.htm (18 avril 2005).
  • [30]
    Voir F. Chotia et S. Jacobs, « Remaking the presidency », in S. Jacobs et R. Calland (eds), Thabo Mbeki’s World : the Politics and Ideology of the South African President, Londres, Zed Press, 2002, p. 145-162 ; G. Le Pere et A. van Nieuwkerk, « Facing the new millennium : South Africa’s foreign policy in a globalizing world », in K. Adar et R. Ajulu (eds), Globalisation and Emerging Trends in African States’ Foreign Policy-Making Process : a Comparative Perspective of Southern Africa, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 173-210.
  • [31]
    A. Adebajo, « The pied piper of Pretoria », Global Dialogue, vol. 10 (1), février 2005, p. 2.
  • [32]
    Pour une discussion, voir A. Adebajo et C. Landsberg, « South Africa and Nigeria… », art. cit., p. 187-189.
  • [33]
    Voir, notamment, A. Malaquias, « Dysfunctional foreign policy : Angola’s unsuccessful quest for security since independence », et K. Adar, R. Ajulu et M. Onyango, « Post-cold war Zimbabwe’s foreign policy and foreign policy-making process », in K. Adar et R. Ajulu (eds), Globalisation and Emerging Trends, op. cit., p. 13-33 et 263-282.

Idéalistes contre pragmatistes, gauche contre droite

1Après l’arrivée au pouvoir du Congrès national africain (ANC) en 1994, beaucoup attendaient du nouveau gouvernement qu’il mette en œuvre, dans la redéfinition des relations de l’Afrique du Sud avec le reste du continent, les principes qui l’avaient guidé dans sa lutte contre l’apartheid : l’avantage mutuel, l’interdépendance et la promotion des droits de l’homme. Cet état d’esprit était conforté par la perception, en partie mythique, en partie réelle, de la puissance intérieure et régionale de l’Afrique du Sud dans les domaines politique, économique, culturel, militaire et des infrastructures. Comme le souligne P. McGowan, l’Afrique du Sud est le géant économique du continent : son économie seule représente environ trois fois l’ensemble des économies des autres pays de la zone australe. L’Afrique du Sud bénéficie ainsi d’un pouvoir structurel qui lui donne de grands avantages sur les autres États d’Afrique australe [1].

2Mais l’Afrique du Sud pouvait-elle vraiment répondre à ces attentes ? Comment traduire le principe de l’avantage mutuel en politique, alors que son économie est ultradominante dans la région ? Si la question des réajustements économiques était délicate, celle de la sécurité et de la stabilité l’était et le demeure encore plus. Comment, par exemple, l’Afrique du Sud aurait-elle dû agir face à Sani Abacha, Mobutu Sese Seko ou Robert Mugabe, ou, plus récemment, dans la crise du Darfour ou dans la guerre en Côte d’Ivoire ?

3Le débat sur ces questions s’est organisé autour de deux pôles, l’un tourné vers l’extérieur, l’autre vers les affaires internes. La plupart des protagonistes de ce débat considéraient l’Afrique du Sud comme un acteur de politique étrangère rationnel et unifié ; ils amalgamaient en un tout le gouvernement, l’État, les secteurs non étatiques et le pays lui-même. Au début de la période postapartheid, le charisme de Nelson Mandela invitait de nombreux commentateurs à prescrire à l’Afrique du Sud un rôle continental actif et interventionniste.

4Les analystes et les conseillers politiques les plus optimistes recommandaient à l’Afrique du Sud d’exporter avec ferveur sa transition « magique » (gouvernement d’unité nationale, réconciliation, politiques fiscales orthodoxes) dans un continent troublé [2]. D’autres commentateurs envisageaient peu de changements structurels dans l’économie politique de l’Afrique du Sud et de la région et prédisaient une poursuite de l’exploitation dans un sombre néo-apartheid à venir [3]. Ils conseillaient aux élites sud-africaines de rester chez elles et de mettre leur maison en ordre avant de prétendre réparer celle des autres.

5Deux principales écoles d’interprétation ont ainsi émergé : celle des pragmatiques et celle des idéalistes. Nous sommes proche ici de l’hypothèse de P. Vale et S. Maseko, pour qui le rôle de l’Afrique du Sud en Afrique ne pouvait être interprété que de deux façons : mondialisé ou africanisé. Comme les pragmatiques, les tenants de l’approche mondialisée associent les intérêts économiques de l’Afrique du Sud au reste du continent « à travers le métadiscours de la globalisation [4] ».

6Les idéalistes, pour leur part, attendaient que l’Afrique du Sud mène une politique continentale inspirée des droits de l’homme et de la démocratie, alors que les pragmatiques voulaient que le pays poursuive son intérêt national – en Afrique comme ailleurs. Pour ces derniers, les droits de l’homme et la démocratie devaient être utilisés comme des instruments de la politique étrangère du pays, comme des moyens pour une fin. La fin elle-même, bien sûr, a été l’objet d’un débat intense dans les années 1990, avant d’être définie comme une Afrique prospère et en paix [5]. Les pragmatiques soulignent alors le rôle de l’Afrique du Sud dans le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), la Renaissance africaine, la transformation de l’Organisation de l’Union africaine (OUA) en Union africaine (UA), les évolutions de la SADC, ou encore dans les opérations de paix sur le continent.

7Comme P. Vale et S. Maseko l’ont affirmé, la Renaissance africaine considère l’Afrique comme un marché prospère et en expansion, au même titre que l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord. L’Afrique du Sud est destinée à y jouer un rôle spécial, notamment à travers le développement du commerce et de partenariats stratégiques. Pour les tenants de cette approche, il peut certes y avoir des revers, mais les réussites se multiplient. Aussi, selon la perspective pragmatique, le gouvernement sud-africain a mis en œuvre une politique africaine réussie, fondée sur une logique de « moyenne puissance », jouant le rôle d’opérateur de paix et d’agent du développement.

8Les idéalistes gauchistes anticipaient qu’en raison du potentiel de l’Afrique du Sud les puissances occidentales chercheraient à la coopter comme « agent de police » sur le continent. Ils percevaient donc ce pays comme un agent des intérêts commerciaux et stratégiques de l’Occident. Selon d’autres tenants de l’approche idéaliste, même si elle le souhaitait, l’Afrique du Sud n’aurait pas les moyens d’une politique de puissance. Pour eux, le pays a perdu sa dimension héroïque et a abandonné certains de ses principes au profit d’une approche pragmatique qui profite aux intérêts d’élites restreintes. Il s’est aligné sur le consensus africain relatif aux questions des droits de l’homme : « Aujourd’hui, tout juste une décennie plus tard, l’Afrique du Sud semble abandonner les principes qui lui ont donné sa force ; elle est en danger de n’être plus qu’une puissance régionale moyenne ordinaire [6]. » S’il en est bien ainsi, l’Afrique du Sud n’est pas, malgré son hégémonie régionale, en mesure d’exercer son rôle d’agent externe ou de gendarme du continent – et cette situation paradoxale mérite réflexion.

9Cet article traite donc de la question cruciale de l’incapacité de l’Afrique du Sud à exercer son pouvoir et son influence sur ses voisins, ou bien de celle du passage de l’Afrique du Sud au service des intérêts capitalistes occidentaux, au détriment même du continent africain. Seront ici discutées certaines des hypothèses élaborées au début des années 1990 à propos de l’influence et du pouvoir potentiels de l’Afrique du Sud et de sa capacité (ou de son incapacité) à les exercer. L’article analyse d’abord ces interprétations concurrentes à la lumière des objectifs affichés du gouvernement sud-africain et de la réalité. Il examine ensuite le comportement du gouvernement en tant que premier opérateur de paix africain, avant de conclure par quelques perspectives sur la question.

Au commencement…

10La réflexion et la planification du rôle d’un gouvernement post-apartheid en Afrique ont commencé bien avant l’arrivée de l’ANC au pouvoir en 1994. L’orientation africaine du mouvement de libération a été marquée, dès l’origine, par ses stratégies de lutte contre la politique de ségrégation. Au moment des négociations avec le régime de l’apartheid, l’ANC avait réalisé qu’il lui fallait préparer des politiques qui façonneraient les relations entre une Afrique du Sud démocratique et ses voisins d’Afrique australe, ainsi qu’avec le reste du continent. Dans son document préparatoire sur la politique étrangère, établi par son département des Affaires internationales en 1993, l’ANC présentait un ensemble de principes destinés à guider la politique extérieure du nouvel État, parmi lesquels figurait « la conviction que notre politique étrangère doit refléter les intérêts du continent africain [7] ». Au même moment, Nelson Mandela affirmait que « les droits de l’homme seraient la lumière qui guiderait nos affaires étrangères » et que « l’Afrique du Sud ne peut échapper à son destin africain [8] ». Compte tenu de l’isolement du régime de l’apartheid par rapport aux affaires continentales et de ses politiques déstabilisatrices dans la sous-région, le nouveau gouvernement sud-africain était politiquement déterminé à développer des relations nouvelles. Cet engagement – politique, militaire et économique – a pris pourtant la forme d’une politique très classique.

11Il fallait d’abord s’occuper des relations politiques, ce qui se fit au début sans difficulté. La stratégie de l’ANC exigeait une normalisation des relations de la nouvelle Afrique du Sud avec le reste du continent. Le pays a ainsi rejoint la SADC et l’OUA, et a établi des relations diplomatiques avec 46 pays africains. Cet activisme diplomatique masquait pourtant les relations parfois difficiles qui se sont rapidement établies avec certains d’entre eux : le Maroc autour de la question du Sahara occidental, le dictateur nigérian Abacha, le kleptocrate zaïrois Mobutu, les problèmes de l’Angola avec Savimbi, et l’instabilité au Lesotho, au Burundi, au Rwanda, au Soudan et ailleurs. La réticence initiale de l’Afrique du Sud à jouer un rôle de grand frère a ainsi été rapidement mise à l’épreuve – nous y revenons plus bas.

12C’est aussi avec optimisme que le nouveau régime aborda les relations économiques et commerciales. En 1992, R. Davies écrivait que, malgré le soutien des mouvements de libération à une future intégration régionale fondée sur « les principes de l’avantage mutuel et de l’interdépendance [9] », des approches concurrentes informaient les plans d’intégration et de coopération régionales post-apartheid. Selon lui, la compétition se faisait entre une approche de l’intégration fondée sur le marché et les échanges et une autre centrée sur le développement. La première déboucherait sur un projet régional devenant simplement « un autre mécanisme de subordination de la région à l’orthodoxie néolibérale actuelle », alors que la seconde « contribuerait à renforcer la capacité de tous les peuples de la région à affronter les défis d’un environnement mondial de plus en plus complexe [10] ». L’analyse qui suit montre que, plus d’une décennie après, l’Afrique du Sud a opté pour une approche d’intégration par le marché et les partenaires de la SADC n’ont guère eu d’autre choix que de suivre ce modèle.

13Comme en politique étrangère, la position du gouvernement sud-africain en matière de défense et de sécurité a radicalement évolué après 1994. Le Livre blanc du ministère de la Défense de 1996 décrit avec clarté ces évolutions et leurs implications pour les pays voisins de l’Afrique du Sud dans la région et sur le continent : Pretoria entend encourager le développement d’une approche multilatérale dans la définition d’une politique régionale de « sécurité commune », politique dont la mise en œuvre soumet l’État sud-africain à un certain nombre d’obligations [11].

Des résultats satisfaisants ?

14Globalement, quelles sont les réalisations de cette première décennie ? En 2003, la Coordination de politique et de services consultatifs (Policy Coordination and Advisory Services [PCAS]) de la présidence a entrepris une analyse des programmes gouvernementaux des dix dernières années. Une partie de cette étude portait sur le secteur politique interministériel relatif aux relations internationales, à la paix et à la sécurité (IRPS). Cette évaluation établit que, compte tenu de l’impact positif de la participation sud-africaine à des opérations de maintien de la paix en Éthiopie/Érythrée, en République démocratique du Congo (RDC) et au Burundi, « les domaines probables d’implication sur le continent seront les opérations de paix, le renforcement des arrangements de sécurité régionale, le secours lors de catastrophes et l’assistance humanitaire ». Elle souligne cependant que l’aptitude sud-africaine à contribuer à ces initiatives est limitée par des contraintes de ressources et, en particulier, par des faiblesses en termes de capacité aérienne stratégique, de disponibilité d’hélicoptères et de logistique.

15L’évaluation générale de l’impact des politiques et des programmes du gouvernement sud-africain dans le secteur de l’IRPS souligne sa visibilité, et l’influence du pays aux plans régional et international a été grandement améliorée, « peut-être bien au-delà des capacités et des ressources du pays ». Elle note encore qu’une « partie de ce succès peut être attribuée à la consolidation de la démocratie, à la réussite des stratégies commerciales et au rôle de leadership joué par les Sud-Africains dans le renforcement de l’influence du pays ». Ce constat assez autosatisfait sera discuté plus bas.

Le shérif adjoint de Washington ?

16Si tout cela satisfait les pragmatiques et les mondialistes, les idéalistes en revanche, et particulièrement les plus à gauche, ne l’entendent pas ainsi. Cette école de pensée voit dans la publicité réalisée autour du succès sud-africain (tel que présenté ci-dessus) une entreprise de couverture d’activités plus funestes. Pretoria est accusé de ne voir dans le Nepad que le ressort stratégique d’un impérialisme de second rang, visant à faciliter la tâche au néolibéralisme et aux intérêts politiques occidentaux. Cela s’effectuerait essentiellement au bénéfice du capital sud-africain dont la position dans le système international est revalorisée, ou pour le pouvoir et le prestige des politiciens de Pretoria. P. Bond, le principal (mais non le seul) tenant de cette vision, concluait récemment : « Il n’existe pas de modèle sud-africain capable de tirer l’Afrique de son marasme socioéconomique, ni de héros à la Nkrumah qui puisse coordonner les autres élites et leur faire adopter un comportement politique progressiste et fondé sur la bonne gouvernance. L’agenda de Mbeki n’est pas celui de la majorité des Africains ou des Sud-Africains. Si Mbeki et ses collègues profitent du statut supérieur que leur procurent le Nepad et une variété d’autres fonctions managériales mondiales, les vrais vainqueurs sont toujours à Washington et dans les autres centres impériaux, eux qui, pour poursuivre la super-exploitation et la militarisation de l’Afrique actuellement en cours, ont de plus en plus besoin d’un homme de paille sud-africain sous-impérialiste [12]. »

17Selon cette analyse, étant donné le rôle de l’Afrique du Sud sur le continent en tant que « shérif adjoint » de Washington, le Nepad devient une menace impérialiste pour le Zimbabwe, la RDC, le Soudan, la Guinée-Équatoriale, etc. P. Bond affirme ainsi qu’en RDC « Pretoria et Washington soutiennent différentes compagnies d’exploitation et d’extraction, mais qu’ils s’accordent sur le cadre général de géopolitique régionale et pour réduire Kinshasa en esclavage via des agences multilatérales… ». Ces exemples illustrent la nature des relations entre les États-Unis et l’Afrique du Sud qui, poursuit-il, « peuvent être comparés à deux frères, de temps en temps ennemis, qui se bagarrent autour de morceaux d’Afrique, mais qui restent parents au sein d’une entreprise familiale qui ressemble au contrôle d’une mafia sur un quartier ou sur une ville. Sont en jeu les approvisionnements en pétrole et en minerais pour les décennies à venir [13] ». Si l’on analyse ainsi la Renaissance africaine et le Nepad, il apparaît que la stratégie globale a pour finalité de permettre aux multinationales de diriger le processus du développement, de maintenir la dette africaine, d’obtenir des gouvernements africains qu’ils lèvent les barrières commerciales et financières, et, point crucial, « […] que les manœuvres géopolitiques soient conduites – avec un soutien militaire en cas d’échec quasi inévitable – de manière cohérente avec la transition politico-économique de l’élite sud-africaine [14] ». Cette approche conduit P. Bond à conclure que l’Afrique du Sud n’est pas réellement à même de policer la périphérie du capitalisme mondial, incapable qu’elle est de s’attaquer à la racine des problèmes. En conséquence, l’Afrique du Sud ne comprend pas, « et est encore moins à même de résoudre » les situations de guerre au Burundi et en RDC, ou les tensions au Zimbabwe, car elle a choisi de rechercher des accords entre élites qui verrouillent en l’état des « démocraties de faible intensité » et des régimes économiques néolibéraux. Les interventions, selon lui, sont décidées par le haut, depuis la présidence, et sans véritable consultation avec l’armée – les Forces de défense nationale sud-africaine – ou les Affaires étrangères (DFA).

Dans quelle mesure la puissance sud-africaine est-elle discutable ?

18La puissance relative de l’Afrique du Sud en termes régionaux et continentaux n’est pas véritablement contestée. La question concerne plutôt la manière dont cette puissance est exercée. L’État sud-africain se comporte-t-il de façon hégémonique, comme une moyenne puissance, comme un agent de l’Occident, ou est-il simplement un pays africain comme les autres ? L’Afrique du Sud a pu tour à tour être qualifiée de puissance moyenne [15], d’État pivot [16], de puissance hégémonique régionale [17] ou de puissance hégémonique régionale égoïste [18], de puissance émergente [19] ou de puissance moyenne émergente [20] et finalement de pouvoir sous-impérial [21]. Toutes ces définitions ont en commun de reconnaître le leadership continental exercé par ce pays. Ces variations terminologiques illustrent les divergences interprétatives quant à la nature du pouvoir exercé par l’Afrique du Sud, sa force et son autonomie, son mode de connexion au centre. Les vraies questions sont donc les suivantes : avec quel objectif et avec quelle capacité ?

19Une lecture des faits montre que l’Afrique du Sud, en tant que moyenne puissance émergente, poursuit actuellement un agenda de politique étrangère pragmatique et réformiste [22]. Il n’en a pas toujours été ainsi. Les relations de l’Afrique du Sud avec le reste du continent ont évolué depuis la fin de l’apartheid. En effet, les conditions matérielles évoluent et les décideurs vont et viennent ; les responsables politiques changent régulièrement et, même s’ils proviennent du même parti, le cas de Mandela a prouvé que les personnalités individuelles comptaient pour beaucoup. En outre, les différents acteurs sud-africains (gouvernements, partis politiques ou milieux d’affaires, par exemple) ont des intérêts qui se recoupent parfois pour aboutir à une convergence de vues et à la définition d’un « intérêt national ». Dans le cas sud-africain, on peut distinguer deux phases dans les relations avec la région et le continent depuis 1994.

20La première fut la période de la croisade des droits de l’homme (1994-1998) au cours de laquelle les intérêts commerciaux sud-africains ont commencé à s’étendre en Afrique australe. Porté par Nelson Mandela, auréolé de ses réussites démocratiques, le pays a fait montre de sa supériorité morale face au continent. À cette époque, le gouvernement ANC a adopté une position ferme face aux violations des droits de l’homme au Nigeria (alors sous la présidence d’Abacha) et ailleurs (Mandela professa les vertus des droits de l’homme et de la bonne gouvernance au sein de la SADC), mais constata les limites de cette approche. Aussi, face à la crise au Lesotho en 1998, Pretoria a accompagné ses efforts diplomatiques d’une intervention militaire. Cependant, l’opération fut mal exécutée, et cet épisode marqua un tournant dans la définition du rôle de l’Afrique du Sud en Afrique, qui correspondait avec la transition entre Nelson Mandela et Thabo Mbeki.

21Une approche nouvelle, moins axée sur la confrontation, apparut alors : le multilatéralisme. Cette nouvelle phase (1999-2005) est liée à différents facteurs : la prise de conscience des limites de l’unilatéralisme, de l’utilité d’une pression par les pairs (ou de la reconnaissance par ces derniers), et la compréhension des dommages issus du pillage exercé par les entreprises sud-africaines dans la région et au-delà. Le gouvernement sud-africain se focalisa alors sur le renforcement d’outils de diplomatie multilatérale, tels que la SADC ou l’OUA. En termes opérationnels, la vision de Mbeki de la Renaissance africaine devint également plus claire et trouva son expression dans le Nepad. Un large consensus émergea donc pour considérer que l’intérêt national sud-africain – ou, plus spécifiquement, ses intérêts africains – serait servi par ces instruments politiques.

22Comment le gouvernement sud-africain joue-t-il ce rôle de puissance moyenne émergente ? Ses stratégies sont fondées sur une évaluation de ses atouts (et faiblesses) internes et sur celle de son statut continental et international. En bref, il existe une relation entre l’identification par l’Afrique du Sud de ses intérêts nationaux et le rôle de politique étrangère qu’elle croit devoir jouer [23]. En cela, le concept de soft power avancé par J. S. Nye est utile pour décrire les stratégies du gouvernement ANC en matière de politique étrangère. Ce concept – ou celui, voisin, de co-optive power – dénote la capacité à définir l’agenda politique de manière à façonner les préférences des autres. Il résulte de l’attractivité des valeurs, de l’idéologie ou de la culture d’un pays. Comme l’écrit J. S. Nye, « un pays peut obtenir ce qu’il veut en politique internationale parce que d’autres pays veulent le suivre, admirant ses valeurs, imitant son exemple, ou aspirant à son niveau de prospérité et d’ouverture. Cette dimension du pouvoir – obtenir des autres qu’ils veulent ce que l’on veut –, je la qualifie de soft power. Elle coopte les gens plutôt qu’elle ne les contraint [24] ».

23En Afrique australe, l’Afrique du Sud constitue le leader incontesté aux plans politique, économique et militaire. La récente restructuration de la SADC et la redéfinition de ses rôles et de ses fonctions – bien qu’incomplètes – peuvent être décrites en grande partie comme un produit du soft power sud-africain. Il existe d’autres exemples. L’Afrique du Sud a contribué de manière décisive au processus de Kimberley concernant les « diamants de la guerre [25] », au traité de Pelindaba qui fait de l’Afrique une zone sans arme nucléaire, à d’autres domaines axés sur le désarmement – comme le Traité d’interdiction des mines antipersonnel [26] –, aux sommets diplomatiques continentaux et mondiaux de l’Onu, de l’UA, du Commonwealth et du Mouvement des non-alignés, à différentes sessions de négociations commerciales régionales et internationales et à la restructuration de l’UA – le pays héberge, par exemple, le Parlement panafricain. Dans le domaine du maintien de la paix, de la promotion de la gouvernance et de la reconstruction postconflit, l’Afrique du Sud a un impact majeur. Pour les politiciens africains et les dirigeants rebelles en quête d’un accord, Pretoria est devenu un interlocuteur – et une destination – de choix [27].

L’Afrique du Sud est-elle un « peacemaker » ?

24Outre ces exemples, l’exercice du soft power sud-africain peut être illustré par ses efforts dans le maintien de la paix en Afrique. Toutes ses interventions dans la résolution de conflits ne peuvent cependant pas être considérées comme des réussites. L’objectif affiché de contribuer à la stabilité et à un retour de la démocratie au Nigeria au milieu des années 1990 s’est traduit par des résultats négligeables ; d’autres facteurs ont dénoué la crise, notamment les morts inattendues d’Abacha et d’Abiola, qui ont autorisé une reconfiguration du jeu politique. Au cours des années 1990, le gouvernement sud-africain a échoué à persuader les gouvernements angolais, mozambicain et congolais à revoir leur approche militaire à l’égard des mouvements rebelles, au profit d’un règlement négocié et de l’adoption d’un gouvernement d’unité nationale. Dans les cas de l’Angola et du Mozambique, l’Unita (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) et la Renamo (Résistance nationale mozambicaine) ont en fait été battues par une combinaison de coercition et de manipulation des divisions internes. Le gouvernement sud-africain n’est pas non plus parvenu à empêcher l’engagement de certains de ses homologues de la SADC dans la guerre en RDC. Les tentatives actuelles d’« influence discrète » sur les principaux protagonistes de la crise zimbabwéenne pour qu’ils acceptent un partage du pouvoir n’ont pas non plus abouti. Le vice-ministre des Affaires étrangères, Aziz Pahad, reconnaissait, en 2003, que « nos efforts sur le plan des négociations ne marchent pas mais nous n’avons pas d’autre option [28] ».

25Mais, à ces résultats apparemment bien décevants, on peut opposer des réussites sur d’autres terrains. Si beaucoup voient dans l’intervention militaire sud-africaine au Lesotho – sous les auspices de la SADC – un échec, on peut observer que l’action militaire n’a été entreprise qu’en dernier recours, quand il était devenu évident que le Lesotho était en proie à une violente mutinerie ; l’intervention conjointe du Botswana et de l’Afrique du Sud est parvenue à stabiliser la situation et a permis le lancement d’un processus de négociations politiques autour d’une nouvelle Constitution et d’un nouveau système électoral. En RDC, l’obstination du gouvernement sud-africain à jouer un rôle de peacemaker a également porté ses fruits. Il a accueilli en Afrique du Sud les discussions de Sun City – une longue, tortueuse et coûteuse affaire – qui, malgré la persistance des violences dans l’est de la RDC, ont débouché sur l’accord de Pretoria, posant ainsi les bases d’une paix crédible et ouvrant la voie à la reconstruction de la société congolaise. Point crucial, les soldats sud-africains constituent une large composante du contingent (tout comme en termes de commandement) de la mission de paix des Nations unies en RDC. Dans le même temps, le gouvernement sud-africain déployait du personnel issu de sept de ses départements ministériels afin d’assister les Congolais dans les questions de gouvernance et d’administration. Dans la même région des Grands Lacs, suite à l’accord d’Arusha de 1998, le soft power du gouvernement sud-africain s’exerça dans un Burundi ravagé par la guerre. Sous le leadership de membres éminents de l’ANC (Mandela, Mbeki et Zuma), les négociations de paix furent maintenues et ont permis finalement un retour à une stabilité relative, largement favorisée par le déploiement des forces armées sud-africaines, assistées d’autres nations dans le cadre de la première mission de paix de l’UA. De manière similaire, l’Afrique du Sud a été mandatée par l’UA pour mener une intervention diplomatique aux Comores, menacées par des coups d’État – là encore, son intervention a contribué à la mise en place d’un nouveau dispositif politique et à une relative stabilité. En Côte d’Ivoire, alors que la crise politique s’aggravait en 2002, la présidence de l’UA a mandaté Mbeki comme médiateur. En avril 2005, il a rencontré les principaux leaders politiques ivoiriens et des progrès significatifs sont à noter concernant les processus de désarmement, de démobilisation, de réintégration, de la sécurité, des élections et des consultations en cours.

26Finalement, le meilleur exemple de l’exercice du soft power par le gouvernement sud-africain est probablement son implication actuelle dans la résolution du conflit au Sud-Soudan. Nommé par l’UA pour présider un comité sur la reconstruction du Soudan, le gouvernement sud-africain a réalisé qu’un des facteurs clés de la réussite de la transition serait la capacité du MPLS (Mouvement populaire de libération du Soudan) à gouverner le Sud après l’accord de paix signé le 9 janvier 2005. Il a alors invité les cadres dirigeants du MPLS à Pretoria, afin qu’ils se familiarisent avec les institutions sud-africaines de gouvernance et d’administration, dans le cadre de programmes de formation intensifs. Il avait auparavant utilisé cette technique « démonstrative », de manière discrète, au sujet de la gestion des ressources étatiques et de l’implication des acteurs non étatiques (des ONG favorables à une stratégie de « dialogue » aux milieux d’affaires en quête d’opportunités économiques). Bien que cela ne constitue pas un instrument de politique étrangère nouveau et original (c’est une pratique courante de nombreux pays du Nord), son application par un acteur local, avec l’approbation apparente de ses pairs, lui donne une importance unique dans le contexte africain : le soft power en action… Comme l’a remarqué le vice-président Jacob Zuma, « cela nous donne l’opportunité de porter plus loin la Renaissance africaine et de promouvoir les avantages d’une transition pacifique [29] ».

27L’optimisme initial et les espérances suscitées par le rôle de l’Afrique du Sud en Afrique n’ont donc pas été entièrement satisfaits, mais ils n’ont pas non plus été dissipés. La vision du gouvernement sud-africain quant à son rôle sur le continent, initialement portée par la défense des droits de l’homme, a été tempérée par les réalités du contexte africain. L’interprétation radicale qui considère le leadership de l’ANC comme réactionnaire et sa politique étrangère comme schizophrène ne résiste pas à l’épreuve des faits. Les réformes entreprises par l’administration Mbeki ont permis la mise en œuvre, avec un succès partiel, des objectifs politiques relatifs aux opérations de paix et à la restructuration du mode d’organisation intergouvernementale [30]. Malgré cela, Mbeki et ses collègues sont gênés par la relative faiblesse de la base interne à partir de laquelle ils entendent développer leurs initiatives régionale, continentale et mondiale. La pauvreté et le chômage, la pandémie de VIH/sida et une fragile réconciliation raciale affaiblissent ces initiatives. L’importante question des relations entre la politique intérieure et la politique étrangère de l’Afrique du Sud ne peut être ici qu’évoquée – mais son importance et les limites que la politique intérieure impose à la politique étrangère ne doivent pas être sous-estimées.

28Il est également exact que l’Afrique du Sud ne saurait tenir son rôle de puissance moyenne émergente sans l’implication de puissances extérieures. Cela ne signifie pas pour autant que ces puissances imposent l’agenda, notamment si l’on considère le changement d’orientation de la coopération au développement, qui met dorénavant l’accent sur le dialogue et le partenariat afin de réaliser les Objectifs de développement du millénaire. Les progrès dans la stabilisation du continent – stabilisation menée par les puissances moyennes émergentes du continent : le Nigeria et l’Afrique du Sud – devraient préparer le terrain pour la réalisation des objectifs complexes de bonne gouvernance et de transformation économique. En ce sens, la puissance sud-africaine est incontestable. A. Adebajo se trompe lorsqu’il affirme : « Mbeki est incapable d’affirmer son leadership en Afrique australe et s’aventure en conséquence au-delà de sa sous-région à la recherche d’alliés et de légitimité [31]. » En fait, c’est précisément parce que Mbeki a coopté la majorité du leadership de la SADC qu’il est à même de s’aventurer au-delà. Il y a deux exceptions notoires : le Zimbabwe et l’Angola, qui n’acceptent apparemment pas le leadership sud-africain dans les questions régionales ou continentales. En raison de la rhétorique politique et des interventions militaires de ces deux pays, certains avancent qu’ils constituent une alternative ou un pôle « contre-hégémonique » à celui de l’Afrique du Sud [32], mais il semble peu probable que l’Angola et le Zimbabwe en aient et le pouvoir et l’influence [33].

29Le rôle de puissance moyenne émergente de l’Afrique du Sud sur le continent et dans le Sud est-il durable ? Son pouvoir et son influence dépendent d’un certain nombre de facteurs. Il existe une relation étroite entre la base intérieure de l’Afrique du Sud et son rôle en politique étrangère. Compte tenu de sa position dans la hiérarchie politico-économique mondiale, Pretoria a besoin de marchés et de crédibilité. Si l’UA est son plus gros partenaire commercial, la SADC est son plus important marché d’exportation. C’est pourquoi l’Afrique du Sud cherche à stabiliser le continent qui, en retour, a besoin d’elle comme fournisseur de biens et de services. Il a aussi besoin de leadership sur la scène internationale afin de négocier sa position précaire au sein de l’économie mondiale. Pendant des décennies, les intellectuels africains ont évité une relation étroite avec les forces capitalistes et ont insisté sur l’autosuffisance. À l’ère de la mondialisation d’après-guerre froide, ces conceptions sont devenues moins pertinentes, et le nouveau credo est celui de l’intégration au sein de l’économie mondiale. Or, parce qu’une telle relation produira inévitablement des gagnants et des perdants, le continent a besoin d’un leadership fort pour obtenir des conditions d’intégration favorables.


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/polaf.098.0096

Notes

  • [1]
    Par exemple, avec seulement 13 % de la superficie de la région australe et environ 21 % de sa population, l’Afrique du Sud possède près de la moitié du réseau ferroviaire et des routes bitumées de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), les sept ports les plus importants et les plus efficaces parmi les dix-neuf de la région, et un quasi-monopole sur la téléphonie et les ordinateurs hôtes (host computers) en Afrique australe. En 2000, les exportations sud-africaines vers la SADC ont totalisé 28 milliards de rands, tandis que les importations représentaient 5,3 milliards, soit un ratio de 5,3 pour 1. Voir P. McGowan, « The regional sub-system of Southern Africa », in P. McGowan et P. Nel (eds), Power, Wealth and Global Equity, Cape Town, UCT Press, 2002, p. 267-295.
  • [2]
    Les penseurs et les auteurs de cette vaste école incluent Thabo Mbeki et ses conseillers politiques. Voir leurs présentations dans G. Le Pere (ed.), South Africa and Africa : Reflections on the African Renaissance, Braamfontein, Foundation for Global Dialogue, « Occasional Paper ; n° 17 », 1998 ; K. Matlosa, « Regional security in Southern Africa : South Africa’s role », contribution, septembre 2004, miméo. ; D. Black et L. Swatuk, « Gazing into the continental crystal ball : directions and suggestions for South Africa-Africa relations », in H. Solomon (ed.), Fairy Godmother, Hegemon or Partner ? In Search of a South African Foreign Policy, Pretoria, Institute for Security Studies, « Monograph ; n° 13 », 1997, http://www.iss.co.za/Pubs/Monographs/No13/BlackAndSwatuk.html ; concernant le plaidoyer pour une politique étrangère plus africaniste, voir, par exemple, F. Kornegay et C. Landsberg, « Mayivuke iAfrica ! Can South Africa lead an African Renaissance ? », Centre for Policy Studies, PIA, vol. 11 (1), 1998, p. 1-13 ; C. Alden et G. Le Pere, « South Africa’s post-apartheid foreign policy : from reconciliation to ambiguity ? », Review of African Political Economy, vol. 100, 2004, p. 283-297. Pour la promotion de l’alignement de la politique étrangère du pays sur les intérêts des milieux d’affaires, voir G. Mills, Poverty to Prosperity : Globalisation, Good Governance and African Recovery, Cape Town, Tafelberg, 2002.
  • [3]
    La gauche est elle aussi une vaste école. Voir, notamment, P. Bond, Talk Left, Walk Right : South Africa’s Frustrated Global Reforms, Pietermaritzburg, University of KwaZulu-Natal Press, 2004 ; P. Vale et S. Maseko, « South Africa and the African Renaissance », International Affairs, vol. 74 (2), 1998, p. 271-288 ; P. Nel, I. Taylor et J. van der Westhuizen, South Africa’s Multilateral Diplomacy and Global Change : the Limits of Reformism, Aldershot, Ashgate, 2001 ; W. Gumede, Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC, Cape Town, Zebra Press, 2005.
  • [4]
    P. Vale et S. Maseko, « South Africa and the African Renaissance », art. cit.
  • [5]
    Voir G. Le Pere et A. van Nieuwkerk, « The evolution of South Africa’s foreign policy, 1994-2000 », in P. McGowan et P. Nel (eds), Power, Wealth and Global Equity, op. cit.
  • [6]
    M. Clough et L. Freith, « Will SA speak out on Darfur today ? », Business Day, 19 avril 2005, p. 11.
  • [7]
    ANC, Foreign Policy in a New Democratic South Africa : a Discussion Paper, ANC Department of International Affairs, octobre 2003, p. 3.
  • [8]
    N. Mandela, « South Africa’s future foreign policy », Foreign Affairs, vol. 72 (5), novembre-décembre 1993, p. 93.
  • [9]
    ANC, Foreign Policy in a New Democratic South Africa…, op. cit., p. 11.
  • [10]
    R. Davies, Integration or Co-operation in a Post-Apartheid Southern Africa : some Reflections on an Emerging Debate, Le Cap, University of the Western Cape, « Southern African Perspectives ; n° 18 », 1993.
  • [11]
    Selon cette conception, le ministère des Affaires étrangères serait en charge de la résolution des conflits, tandis que le ministère de la Défense s’occuperait de la coopération de défense régionale, du soutien dans des domaines tels que l’aide aux catastrophes, la mise en œuvre de mesures établissant la confiance comme l’adoption d’une posture défensive et non menaçante, du déploiement de l’armée sud-africaine dans des opérations de paix multinationales…
  • [12]
    P. Bond, « Is the New Partnership for Africa’s Development already passé ? », Africa Dialogue Lecture, Pretoria, Centre for International Political Studies, 15 février 2005, p. 27-28.
  • [13]
    Ibid., p. 4 et 6.
  • [14]
    Ibid., p. 6.
  • [15]
    Voir P. Nel, I. Taylor et J. van der Westhuizen, South Africa’s Multilateral Diplomacy…, op. cit.
  • [16]
    Voir E. Sidiropoulos et T. Hughes, « Between democratic governance and sovereignty : the challenge of South Africa’s Africa policy », in E. Sidiropoulos (ed.), Apartheid Past, Renaissance Future : South Africa’s Foreign Policy 1994-2004, Johannesburg, SAIIA, 2004.
  • [17]
    Voir A. Adebajo et C. Landsberg, « South Africa and Nigeria as regional hegemons », in M. Baregu et C. Landsberg (eds), From Cape to Congo : Southern Africa’s Evolving Security Challenges, Boulder, Co., Lynne Reinner, 2003, p. 171-204.
  • [18]
    Voir P. McGowan et F. Ahriweng-Obeng, « Partner or hegemon ? South Africa in Africa », Journal of Contemporary African Studies, vol. 16 (1), 1998, p. 5-38.
  • [19]
    Voir J. Spence, « South Africa’s foreign policy : vision and reality », in E. Sidiropoulos (ed.), Apartheid Past, Renaissance Future…, op. cit., p. 44-48.
  • [20]
    Voir M. Schoeman, « South Africa as an emerging middle power », in J. Daniel, A. Habib et R. Southall (eds), State of the Nation : South Africa 2003-2004, Pretoria, HSRC Press, 2003, p. 349-367.
  • [21]
    Voir P. Bond, Talk Left, Walk Right…, op. cit.
  • [22]
    Lire, entre autres, C. Hendricks et K. Whiteman, « South Africa in Africa : the post-Apartheid decade », Seminar Report, Cape Town, Centre for Conflict Resolution, 2004 ; S. Field (ed.), Peace in Africa : Towards a Collaborative Security Regime, Johannesburg, Institute for Global Dialogue, 2004.
  • [23]
    Pour une analyse du concept d’intérêt national et de son applicabilité à l’Afrique du Sud, voir A. van Nieuwkerk, « South Africa’s national interest », African Security Review, vol. 13 (2), 2004, p. 89-101.
  • [24]
    J. S. Nye, « The American national interest and global public goods », International Affairs, 78 (2), p. 233-244, 2002.
  • [25]
    T. Hughes, « South Africa’s sparkling policy success », in South African Yearbook of International Affairs 2002/2003, Johannesburg, South African Institute of International Affairs, 2003, p. 29-36.
  • [26]
    T. Wheeler, « Multilateral diplomacy : South Africa’s achievements », in E. Sidoropoulos (ed.), Apartheid Past, Renaissance future…, op. cit., p. 85-104.
  • [27]
    Un bref aperçu montre l’implication de l’Afrique du Sud dans les domaines du maintien de la paix, de la gouvernance et de la reconstruction postconflit dans les pays suivants : Rwanda, Burundi, RDC, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire, Liberia, Mali, São Tomé é Príncipe, Somalie et Soudan. Voir http://www.gcis.gov.za/docs/publications/yearbook.htm (6 mai 2005).
  • [28]
    Entretien avec Aziz Pahad, vice-ministre des Affaires étrangères, 11 août 2003.
  • [29]
    Cité par Sue van der Merwe, vice-ministre des Affaires étrangères, discours lors du vote du budget du département des Affaires étrangères par le Parlement, 15 avril 2005, www.dfa.gov.za/speeches/2005/merw0415.htm (18 avril 2005).
  • [30]
    Voir F. Chotia et S. Jacobs, « Remaking the presidency », in S. Jacobs et R. Calland (eds), Thabo Mbeki’s World : the Politics and Ideology of the South African President, Londres, Zed Press, 2002, p. 145-162 ; G. Le Pere et A. van Nieuwkerk, « Facing the new millennium : South Africa’s foreign policy in a globalizing world », in K. Adar et R. Ajulu (eds), Globalisation and Emerging Trends in African States’ Foreign Policy-Making Process : a Comparative Perspective of Southern Africa, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 173-210.
  • [31]
    A. Adebajo, « The pied piper of Pretoria », Global Dialogue, vol. 10 (1), février 2005, p. 2.
  • [32]
    Pour une discussion, voir A. Adebajo et C. Landsberg, « South Africa and Nigeria… », art. cit., p. 187-189.
  • [33]
    Voir, notamment, A. Malaquias, « Dysfunctional foreign policy : Angola’s unsuccessful quest for security since independence », et K. Adar, R. Ajulu et M. Onyango, « Post-cold war Zimbabwe’s foreign policy and foreign policy-making process », in K. Adar et R. Ajulu (eds), Globalisation and Emerging Trends, op. cit., p. 13-33 et 263-282.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.88

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions