Notes
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[*]
L’auteur de ce texte a travaillé pour une organisation internationale pendant plus de six mois en République démocratique du Congo. Cet article doit être lu comme un témoignage sur l’intervention internationale en RDC.
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[1]
Voir « Une Europe sûre dans un monde meilleur, stratégie européenne de sécurité », http://ue.eu.int/ueDocs/cms_Data/docs/pressdata/solana/031208ESSIIFR.pdf. Comme son titre l’indique, ce document adopté par le Conseil européen en décembre 2003 propose une analyse des menaces et définit la politique européenne en matière de sécurité.
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[2]
Ibid., p. 10.
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[3]
Cette séquence, que l’on retrouve, par exemple, pour Haïti aujourd’hui, n’est linéaire qu’en apparence : effet, là aussi, de la dictature des circonstances, l’assistance humanitaire, l’opération de maintien de la paix, la préparation des élections et l’opération de State-building doivent être le plus souvent simultanées.
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[4]
Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo.
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[5]
Récemment, il a été proposé au Conseil de sécurité de doubler les effectifs des casques bleus, effectifs jugés en effet insuffisants pour couvrir l’Est congolais.
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[6]
Si réel que l’officier commandant le contingent belge de la Minuar (Mission des Nations unies au Rwanda) a un jour déclaré au chef de cette mission, le général canadien Dallaire, qu’« on ne peut servir deux maîtres à la fois ».
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[7]
La question linguistique, par exemple, n’est pas souvent prise en compte : sur les 13 contingents de casques bleus déployés en RDC, 3 seulement parlent français et aucun ne parle swahili (le plus important en effectif est le contingent uruguayen avec 1 801 militaires).
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[8]
Porte-parole du secrétaire général de l’Onu, BBC News Online, 3 juin 2004. On remarquera que cette position est recyclée à chaque échec de l’Onu (Somalie, Sierra Leone, etc.).
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[9]
Même si, dans les faits, comme en RDC, des populations civiles ont été massacrées à Kisangani, à Bunia et au Kivu malgré la présence onusienne, parfois même devant des casques bleus impuissants.
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[10]
C’est cette attitude que déplore le dernier rapport sur l’Ituri de l’International Crisis Group (ICG) qui préconise, dans ses recommandations finales, « l’usage de la force contre les groupes menaçant la pacification de l’Ituri ».
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[11]
Il a fallu sept missions pour que les casques bleus atteignent le site de Gobu et, lors de la sixième, ils ont été pris sous le feu alors qu’une partie de leurs embarcations était en panne et que le soutien aérien prévu était absent ! La coordination d’opérations militaires simples comme une reconnaissance de site est problématique.
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[12]
BBC News Online, 3 juin 2004.
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[13]
La Minuar au Rwanda.
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[14]
La prise d’otages des casques bleus pakistanais de la Minusil en Sierra Leone.
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[15]
« L’Onu ne veut pas se retrouver dans la situation où on lui donne des mandats et où on ne lui donne pas des ressources pour exécuter les mandats », interview de J.-M. Guéhenno (20 août 2004) relative à la renégociation du mandat de la Monuc.
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[16]
Sans doute le terme « limitée » serait plus approprié mais son usage fait trop référence à la doctrine Brejnev pour être utilisé ici.
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[17]
Le 28 mars, par des membres des ex-Forces armées zaïroises (FAZ), et le 11 juin, par le major Éric Lenge.
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[18]
Le RCD/G se présente comme le défenseur de l’ethnie banyamulenge.
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[19]
Font ainsi partie du CIAT la Belgique, ex-puissance coloniale, l’Afrique du Sud (qui a joué un rôle pivot lors des négociations de paix) et trois voisins immédiats : l’Angola, la Zambie et le Gabon. Le Canada est aussi membre du CIAT.
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[20]
Blâmer les étrangers était l’un des expédients les plus courants du régime de Mobutu, avant de devenir celui du régime de Kabila père.
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[21]
Le rapport mentionné ci-dessus confirme que l’approvisionnement en armes de la plupart des factions gouvernementales se poursuit – sans doute dans la perspective d’un scrutin libre et transparent.
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[22]
L’administration fiscale est évidemment une source de financement tandis que la police et la justice sont – ou plutôt seront – des administrations de pouvoir.
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[23]
D’importants bailleurs comme les pays scandinaves sont réticents à financer la réforme du secteur de la sécurité ; ce financement, en effet, est difficile à justifier devant une opinion publique majoritairement pacifiste.
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[24]
Le ministère de l’Éducation nationale ne payant plus les enseignants depuis longtemps, l’enseignement public n’existe plus et la survie du système scolaire a été rendue possible par sa privatisation quasi totale, les parents payant aux enseignants ce qu’on appelle la « collation » et qui est, de fait, un salaire.
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[25]
Mobutu avait, par exemple, sciemment démantelé les FAZ au profit de sa garde présidentielle.
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[26]
Destruction totale des localités de Fataki, d’Irumu, de Nyakundé, de Bogoro, etc.
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[27]
Le caractère largement fictif et artificiel de l’AII a été décrit sans équivoque dans le quinzième rapport du secrétaire général sur la Monuc (mars 2004).
1Le nouvel ordre mondial qui a succédé à l’affrontement Est/Ouest s’est caractérisé par une réduction des conflits interétatiques et une multiplication des guerres civiles. En Afrique, ces conflits internes doublés de déliquescences étatiques violentes ont provoqué de nouvelles réponses de la part de la communauté internationale et renouvelé la doctrine de l’interventionnisme international. Loin d’être préméditée dans le secret des couloirs onusiens, cette nouvelle doctrine s’est construite empiriquement, au fil des conflits meurtriers, illustrant ainsi cette dictature de l’événement qui fait loi dans les relations internationales.
2En s’installant dans le temps, les conflits somalien et libérien ont démontré que la guerre ne s’épuisait pas d’elle-même mais pouvait perdurer en variant d’intensité. Par ailleurs, ces guerres civiles ont remis en cause ce qui apparaissait comme un élément de leur terme : les interventions internationales traditionnelles. En effet, « dans la quasi-totalité des interventions majeures, l’efficacité militaire est suivie d’un chaos civil [1] ». Perçue au départ comme un problème local, « la déliquescence des États constitue un phénomène alarmant, qui sape la gouvernance mondiale et ajoute à l’instabilité régionale [2] », au point d’être à présent considérée comme une des cinq principales menaces auxquelles est confrontée l’Union européenne (UE).
3Face à ce nouveau phénomène et libérée des limitations induites par la guerre froide, la communauté internationale a progressivement enrichi le mandat traditionnel de maintien de la paix par la reconstruction étatique (State-building), en faisant souvent un détour obligé par une phase intermédiaire d’« imposition de la paix ». De son côté, l’UE considère aujourd’hui la reconstruction étatique comme un des « objectifs stratégiques » de sa politique de sécurité. Mais, contrairement à l’après-guerre européen, la reconstruction dans le cas des « États faillis » africains n’est pas qu’une affaire d’infrastructures détruites par les combats : pour les donateurs et les institutions internationales, il s’agit de rebâtir un État fonctionnel, c’est-à-dire un gouvernement doté d’une administration publique, d’un budget et de forces de l’ordre, qui lui permettent d’assumer toutes les fonctions régaliennes en respectant tendanciellement les usages de la démocratie. Les bailleurs de fonds affirment alors bien haut que l’État démocratique est l’État de la bonne gouvernance qui permettrait de mettre fin à la mauvaise gestion des affaires publiques (la corruption, l’abus de pouvoir, la faiblesse des institutions et le non-respect de l’obligation de rendre des comptes), cause ultime des conflits civils rongeant ces pays.
4S’est ainsi peu à peu formalisée une sorte de « kit de paix » dont les séquences types sont : 1. un engagement de l’Organisation des Nations unies (Onu) appuyé sur la bonne volonté diplomatique de une ou plusieurs « puissances significatives » ; 2. des négociations de paix sous l’égide de cette puissance aboutissant à la formation d’un gouvernement transitoire par les belligérants ; 3. le déploiement d’une force de maintien de la paix ; 4. une conférence des donateurs pour financer la reconstruction ; 5. la préparation d’élections libres et transparentes ; et 6. la reconstruction [3]. En conjuguant stabilisation militaire, action diplomatique et reconstruction étatique, le nouvel interventionnisme gagne en cohérence, mais il démultiplie aussi les déjà nombreuses complexités et les ambiguïtés de chacune de ces interventions, et montre les limites des capacités d’action des organismes internationaux.
5Avec comme chef de file l’Onu, l’intervention internationale déclenchée en République démocratique du Congo s’inscrit dans le cadre de ce nouvel interventionnisme : elle se veut, en effet, une action globale agissant sur les dimensions militaire, diplomatique et étatique de ce qui a été appelé « la première guerre mondiale africaine ». Si la première étape du processus de paix congolais a été la négociation du retrait des troupes étrangères, la seconde fut la signature de l’accord de Sun City en 2002, accord qui a abouti à la mise en place d’un gouvernement de transition chargé d’organiser des élections avec l’appui de la communauté internationale. Cet appui prend concrètement la forme d’une mission de maintien de la paix (la Monuc [4]), dont l’action illustre la conception et les problèmes du nouvel interventionnisme.
« Force de paix » versus « armée de paix »
6Comme de précédentes opérations de maintien de la paix, celle de l’Onu en RDC est taraudée par deux questions : celle du mandat et celle des moyens. Le mandat n’est jamais adapté aux circonstances, puisque ces dernières varient dans le temps, et il nécessite, en conséquence, une relecture permanente. Par ailleurs, les moyens humains et matériels sont presque toujours insuffisants [5]. Cependant, ces deux problèmes récurrents en dissimulent un autre, qui leur est en partie – mais en partie seulement – lié.
7Même dans une configuration de « mandat sous chapitre VII », autorisant l’emploi de la force, les missions de l’Onu ont une faible capacité d’imposition car une telle mission de paix est une force militaire sans être une armée. L’ambiguïté vient du fait qu’elle en a toutes les apparences, ce qui provoque une confusion entre « force de paix » et « armée de paix ». Une mission d’imposition de la paix a une structure militaire avec un état-major, des unités d’observation et d’opération, des moyens logistiques offensifs (hélicoptères de combat et blindés), etc. Pour autant, de nombreuses raisons empêchent cet appareil militaire onusien d’être une authentique « armée de la paix » : une dépendance matérielle à l’égard des pays contributeurs d’hommes et d’équipements, une culture du refus de principe de l’affrontement et une doctrine de la dissuasion passive, la difficulté de coordonner des contingents ayant parfois une longue inimitié (Pakistanais/Indiens), l’absence délibérée de capacité de renseignement que les États refusent aux Nations unies même après la fin de la guerre froide, un système de double commandement inavoué mais réel [6] (national d’abord et onusien ensuite). Tout cela aboutit à une force qui est un puzzle international dont les morceaux ne sont pas toujours agencés au mieux [7], dont la direction relève plus de l’exercice diplomatique que militaire et dont l’efficacité réside dans la présence massive plus que dans l’action.
8En effet, à l’inverse d’une armée, l’action des casques bleus repose sur une doctrine de l’engagement minimal ou sur une interprétation minimaliste de l’imposition de la paix : « Lorsque la guerre éclate, le rôle des casques bleus s’achève [8]. » Autrement dit, les forces onusiennes jouent, sur le terrain, un strict rôle de dissuasion passive. Elles peuvent protéger les populations par leur présence [9] et répliquer quand elles sont attaquées, mais elles ne prennent pas de décisions offensives. La faiblesse de cette doctrine est double : la dissuasion ne fonctionne que si l’ennemi croit que ses actions susciteront une réponse proportionnelle et, dans un contexte de belligérance, se voir de facto interdire l’offensive signifie laisser « l’ennemi mener le jeu ». C’est donc lui qui impose son rythme et sa pression dans la confrontation, ne laissant aux casques bleus qu’une seule stratégie possible : répliquer. Habituées au carcan de la dissuasion passive et soucieuses de ne jamais outrepasser leur mandat, les troupes onusiennes développent une tactique d’évitement qui consiste à se cantonner, en ville, à un rôle de protecteur et de négociateur mais très rarement à faire de l’imposition de la paix malgré un mandat en ce sens [10].
9Au fonctionnement très particulier de cette force armée s’ajoute une autre ambiguïté : l’implication quasi permanente des États fournisseurs de troupes. Celle-ci prend généralement trois formes : le refus des pertes, une réticence chronique à placer sous autorité internationale leurs meilleurs éléments militaires et, pour un certain nombre d’États du « tiers-monde », un engagement onusien motivé par des considérations avant tout financières. Les États pourvoyeurs en troupes lors de missions de maintien de la paix adoptent une attitude qui va de l’acceptation (l’armée britannique en Sierra Leone dont, cependant, les unités combattantes disposaient de leur autonomie de commandement) au refus absolu du risque de pertes humaines (l’armée américaine en Somalie qui disposait aussi de cette même autonomie). Cela s’explique par le coût politique des pertes humaines comme l’illustre le contraste entre l’attitude du gouvernement américain en Somalie et en Irak : quand les intérêts d’une intervention sont minimes, un gouvernement ne prend pas le risque d’être désavoué par son opinion publique. Par ailleurs, certains États voient dans les opérations de maintien de la paix une possibilité d’allègement de leur budget militaire par les Nations unies. Au fil des interventions militaires onusiennes s’est instaurée une division du travail entre pays riches et pays pauvres particulièrement visible sur le continent africain : les premiers financent et les seconds, qui sont d’ailleurs plus ou moins toujours les mêmes, envoient des troupes. Paradoxalement, au plan militaire, certains pays d’Asie sont devenus des habitués de l’Afrique par l’intermédiaire de l’Onu ! Les États fournisseurs d’hommes sont défrayés par les Nations unies, ce qui permet de faire supporter par la communauté internationale une partie – parfois non négligeable – du budget de la Défense et de remercier (ou, dans certains cas, d’éloigner quand leur loyauté est suspecte) certains officiers ou troupes.
10Ce sont ces blocages et engagements ambigus qui expliquent cette inertie très caractéristique des casques bleus. Celle-ci peut aboutir à compromettre la présence même de la mission onusienne comme on l’a constaté en RDC en juin 2004. Le déploiement de 5 000 casques bleus dans le district de l’Ituri à partir de septembre 2003, avec un mandat sous chapitre VII, n’a empêché ni les infiltrations d’armes et de combattants à partir des pays voisins, ni deux massacres de se produire (Katchele en octobre 2003 et Gobu en janvier 2004). Cela est « explicable » dans la mesure où les troupes de l’Onu ne peuvent ni protéger la population civile en tous lieux, ni contrôler l’ensemble des mouvements frontaliers. En revanche, il est plus difficile de comprendre pourquoi, avec un tel mandat, ces massacres n’ont débouché sur aucune action militaire contre la milice du Front des nationalistes intégrationnistes/Front de résistance patriotique de l’Ituri (FNI/FRPI) incriminée par des témoins dans les deux cas. Par ailleurs, la brigade de l’Ituri a mis deux semaines avant de s’intéresser au massacre de Gobu sur les bords du lac Albert, puis elle a eu les plus grandes peines à envoyer une mission de vérification sur place [11]. D’après l’International Crisis Group, même après des attaques directes de la part des milices et malgré la disproportion des forces au bénéfice de l’Onu, les casques bleus n’ont jamais chassé les miliciens hors de Bunia, le chef-lieu de l’Ituri, ni interdit certaines zones. La confrontation n’a jamais été recherchée – ce qui est compréhensible –, mais surtout la Monuc, contrairement à ce qui était prévu dans son plan de déploiement initial, ne s’est pas installée dans la zone aurifère de Mongwalu, ce qui aurait permis de perturber les trafics faisant vivre les milices.
11C’est l’accumulation d’exemples de cette passivité de la Monuc qui est à l’origine de la poussée de colère de la population congolaise à son égard en juin 2004. À ce titre, la prise de Bukavu, début juin, par des militaires dissidents du Rassemblement congolais pour la démocratie/Goma (RCD/G) a été la « goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». En effet, les casques bleus se sont retirés de Bukavu sans s’opposer à l’avancée des troupes des officiers mutins, le colonel Mutebutsi et le général Nkunda, qui prétendaient agir pour défendre les Banyamulenge. Interrogé sur l’attitude des casques bleus à Bukavu, le porte-parole du secrétaire général avait alors défendu leur non-engagement en déclarant : « Le mandat n’était pas de faire la guerre. Il était basé sur un accord de paix. Cet accord a été remis en cause de manière violente et il revient aux parties en conflit de régler ce problème [12]. » À Kinshasa et dans d’autres villes, les manifestations anti-Monuc ont dégénéré à un point tel (une centaine de véhicules des Nations unies brûlés, blocus du quartier général, une douzaine de morts) que l’ordre de replier les personnels non essentiels sur d’autres pays a été donné par les responsables de la Monuc. Au mois de juin, la rue congolaise – déjà profondément antirwandaise, encouragée en coulisse par certains politiciens et surtout exaspérée par une inertie qu’elle interprétait comme une connivence avec Kigali – était sur le point d’expulser l’Onu de la RDC !
12Ainsi, en RDC comme dans d’autres pays en conflit, le contrôle de la situation militaire a pu échapper aux casques bleus, au point que la « force de protection des populations » a elle-même eu besoin de protection ! L’opération militaire européenne « Artémis » (juin-août 2003) a été déclenchée à la demande du secrétaire général des Nations unies suite à l’incapacité du contingent uruguayen de la Monuc de rétablir l’ordre à Bunia. En dépit de la présence de 200 casques bleus, cette ville était contrôlée par la milice de l’Union des patriotes congolais (UPC), qui avait donné quelques jours au personnel des Nations unies pour partir ! La Monuc craignant de n’avoir le choix qu’entre le départ – infamant et de mauvaise mémoire [13] – et la prise d’otages – humiliante et de mauvaise mémoire également [14] –, une opération militaire européenne a été organisée dans l’urgence, officiellement pour assurer la sécurité des camps de déplacés, sécuriser l’aéroport et protéger les populations civiles. Les renversements de situation où il a fallu « sauver les sauveurs » ne sont pas si exceptionnels et les casques bleus font souvent figure de simple force internationale de gardiennage. Ainsi, en raison de leur faible capacité opérationnelle, les fiascos militaires des casques bleus sont comptabilisables en termes de retraits du pays (Rwanda, Somalie) et de pertes de personnels onusiens (230 morts lors de l’Onuc, une quarantaine depuis le début de la Monuc). Mais ils devraient l’être aussi en termes de massacres de civils non prévenus qui avaient investi l’Onu de leur confiance.
13À New York, cette faible capacité d’imposition n’est traduite qu’en termes de déficit de moyens humains et matériels, et devient un argument utile lors de la renégociation périodique du mandat de la mission [15]. Ce n’est toutefois qu’une partie du problème, le reste étant la prévalence d’une culture de dissuasion passive qui conduit les casques bleus à être souvent en deçà de leur mandat et contredit, sur le terrain, l’idée d’imposition de la paix. À ce titre, la nature et le contenu du mandat constituent souvent, jusqu’à un certain point, un faux problème et un paravent derrière lequel il est aisé de se cacher.
Réinstauration d’un régime démocratique entre souveraineté contrôlée [16], fausse responsabilisation et dilemme électoral
14En général, l’accord de paix qui précède l’intervention de l’Onu ouvre « une transition politique », c’est-à-dire une période durant laquelle les anciens belligérants exercent collectivement le pouvoir. Ainsi, dans le cas de la RDC, l’accord global et inclusif sur la transition signé en avril 2003 a instauré un système de pouvoir collégial dit « 1 + 4 », à savoir un président et quatre vice-présidents représentant les différentes factions congolaises, et un Parlement de 500 membres. Un délai de deux ans étant fixé pour la tenue d’élections, cette phase est bien sûr la période critique : l’équilibre politico-militaire entre ex-belligérants est encore fragile ; au moindre incident, ils peuvent relancer la dynamique de guerre ou bien d’autres entrepreneurs de guerre peuvent surgir sur le devant de la scène – comme lors de la quasi-sécession de l’Ituri en 2003 (les milices locales réclamaient alors leur entrée dans le gouvernement congolais). Même si un accord de partage du pouvoir a été signé et un gouvernement de transition formé, la méfiance et la rivalité prévalent : depuis le début de l’année 2004, il y a eu en RDC deux tentatives de putsch à Kinshasa [17], la « dissidence militaire » des officiers Nkunda et Mutebutsi à Bukavu et le massacre, le 13 août 2004, de 160 Banyamulenge réfugiés à Gatumba, au Burundi, massacre qui a provoqué le départ du RCD/G [18] du gouvernement.
15De ce fait, la principale difficulté est d’ordre diplomatico-sécuritaire : il faut faire en sorte que cet équilibre précaire entre anciens ennemis qu’incarne le gouvernement de transition « tienne » et s’engage avec autant de bonne foi possible dans un processus électoral crédible. L’intervention internationale vise alors à bloquer les velléités de retour à la guerre. Toute la complexité de la transition politique consiste à amener les forces politico-militaires à entreprendre ce qu’elles ne souhaitent pas faire, à savoir : renoncer aux armes et préparer des élections transparentes. Et toute l’ambiguïté de cette transition reflète la tension entre le refus affiché d’une mise sous tutelle de la RDC par la communauté internationale et sa mise sous tutelle de fait. L’accord de paix a défini la direction à suivre (la mise en place d’un gouvernement de transition et l’organisation d’un scrutin démocratique), mais la voie démocratique n’est pas toujours comprise et acceptée de la même façon et au même degré par toutes les factions. Ce qui fait alors office de constitution provisoire – l’accord de paix – est constamment testé et contesté par des forces politico-militaires disposant de soutiens étrangers et cherchant à accroître autant que possible leur marge de man œuvre afin de façonner au mieux de leurs intérêts l’avenir politique du pays.
16Dans cette configuration éminemment instable et tactique, ce qui reste de l’État est placé en situation de souveraineté contrôlée par une communauté internationale qui joue les garde-fous. En RDC, l’accord de Sun City a formalisé la souveraineté limitée du gouvernement de transition en créant le Comité international d’accompagnement de la transition (CIAT). Celui-ci est formé des ambassadeurs des pays membres du Conseil de sécurité, de ceux des pays ayant un intérêt particulier dans la transition congolaise [19] et du plus grand bailleur institutionnel, l’UE. Chargé d’appuyer les efforts du gouvernement tout au long de la transition, le CIAT est intervenu à chaque fois que se manifestaient des risques de remise en cause de la transition et de dérive par rapport à l’objectif final recherché : la tenue d’élections libres et transparentes. Il a ainsi obligé l’Assemblée parlementaire à réviser la loi électorale qu’elle avait élaborée et à l’aligner sur des principes plus conformes aux usages démocratiques, il a encadré le travail gouvernemental en édictant toute une série de priorités législatives pour cette année (élaboration de lois sur la défense, la nationalité, les partis politiques, la décentralisation, les institutions électorales, etc.), il a condamné chaque tentative de putsch ainsi que la prise de Bukavu par des militaires dissidents en juin, et il a fait pression sur le RCD/G qui, au mois d’août, suite, on l’a vu, au massacre de 160 Banyamulenge, a suspendu, un temps, sa participation au gouvernement de transition. Contrairement à ce que veut faire croire son nom, le CIAT est donc bien plus qu’un « accompagnateur »: c’est un acteur à part entière de la transition et, même s’il s’en défend, il est la « main qui guide » la transition puisqu’il définit quasiment le travail gouvernemental et pèse de tout son poids pour désamorcer les tensions au sein du gouvernement de transition. Certes, les divergences sont nombreuses entre les membres du CIAT, mais, pour l’heure, son unité n’a jamais été remise en cause dans une période de crise. Cette situation de souveraineté contrôlée est, bien évidemment, mal vécue et provoque, en retour, une déresponsabilisation tactique. Pour un gouvernement sous tutelle, il est plus avantageux de blâmer la Monuc, la communauté internationale et les étrangers en général en ce qui concerne les multiples problèmes du pays plutôt que d’avoir à assumer la responsabilité politique du chaos structurel congolais [20]. Les responsables onusiens réagissent en tenant un discours de responsabilisation et d’appropriation du processus de transition par la classe politique congolaise, même si (ou plutôt parce que) la souveraineté congolaise est vidée d’une bonne partie de sa substance – souveraineté, d’ailleurs, souvent perçue par les Congolais eux-mêmes comme autodestructrice, ce qui n’est pas là le moindre des paradoxes de ce pays.
17Sous l’expression d’« accompagnement de la transition » se dissimule l’ambiguïté fondamentale de la relation entre la RDC et la communauté internationale : une mise sous tutelle de fait mais refusée et refoulée qui se traduit par une responsabilisation très partielle du gouvernement de transition. L’Onu prétend le contraire (tout en étant la première force diplomatico-logistico-militaire du pays !) et la RDC estime être un pays souverain comme un autre, même si le gouvernement congolais ne dispose que de quelques attributs de la souveraineté. Aussi, l’un des paramètres principaux du comportement du dirigeant de la Monuc et du chef de l’État congolais est de maintenir cet équilibre des apparences.
18Si, durant la transition, la tâche est surtout diplomatique, son étape finale (l’organisation des élections) demande aussi une intervention technique et financière. Plaider la démocratisation d’un pays qui a connu plus de trente ans de dictature ne va pas sans mal : les financements de processus électoraux font partie des dossiers que les bailleurs de fonds, soucieux de propager la démocratie, considèrent comme prioritaires. Cependant, dans le cas de la RDC, les élections sont un casse-tête technique et coûtent cher car tout l’appareil administratif local manque à l’appel. Dans ce pays, il n’y a ni recensement disponible, ni liste d’électeurs, ni papiers d’identité ! Ce n’est pas l’administration publique mais les Églises et les associations de la société civile qui sont la principale et véritable force d’encadrement des populations. Cette situation implique de concevoir et financer non seulement les opérations préélectorales et électorales, mais aussi les structures qui vont réaliser ces opérations dans un pays environ cinq fois plus grand que la France. La facture en est alourdie sans pour autant réduire l’incertitude liée à la bonne tenue d’un scrutin dont les conditions de réalisation sont à la fois sécuritaires et administratives. Même s’il y a plus de deux options électorales en débat à présent, l’alternative se situe en fait entre une formule électorale « rustique » – qui a l’avantage d’être rapide et peu onéreuse (évaluation approximative du corps électoral, vote validé à l’encre) – et une formule électorale complète mais plus chère et plus longue (recensement électoral, constitution locale de listes, délivrance de papiers d’identité ou de cartes d’électeur). La première formule présente l’avantage d’être plus adaptée aux réalités d’un pays pratiquement démuni d’appareil administratif local, mais elle implique un risque de contentieux électoral plus élevé. La seconde est, selon ses défenseurs, l’inverse de la première : plus onéreuse certes, mais moins propice à la contestation postélectorale (les critiques de cette option l’estiment cependant plus coûteuse mais pas plus sûre en termes de fraudes électorales). Les donateurs tendent à privilégier la première option, tandis que les autorités électorales congolaises, promptes à parler d’« élections au rabais », privilégient plutôt la seconde qui permettrait également de faire financer les campagnes des partis du gouvernement par les bailleurs. La loi électorale, en effet, propose un financement public aux partis en lice. Les élections sont, pour eux, un investissement risqué car qui peut prétendre savoir ce qui se passera le jour d’après ? Élection n’est pas synonyme de démocratie, et l’après-élection sera nécessairement dominé par une longue phase de consolidation démocratique, longue parce que celle-ci implique, entre autres, un apprentissage de la démocratie par une classe politique et une population qui n’en ont encore somme toute jamais fait l’expérience durable. En ce sens, les futures élections, qui font actuellement figure d’objectif majeur, ne seront plus, au lendemain du scrutin, que la première étape d’une autre histoire : la démocratisation de la RDC.
La reconstruction piégée
19Dès la phase de transition, la problématique de la reconstruction étatique se pose dans toute son acuité sous un angle spécifique, celui de la sécurité. L’absence d’une puissance capable de dire le droit et de l’appliquer engendre un climat d’insécurité plus ou moins généralisé, car les systèmes de droit coutumier réchappés de la guerre n’ont qu’une pertinence locale et ne peuvent à eux seuls endiguer la violence. En retour, cette insécurité structurelle est un facteur fort de déstabilisation de la transition comme on le constate depuis le début de l’année en RDC. Ce lien est bien mis en évidence dans le rapport du groupe d’experts onusiens chargé de vérifier si l’embargo sur les armes en RDC est respecté. Ce texte ne cesse de répéter une vérité congolaise, à savoir que l’État n’a aucun contrôle sur ses frontières. Sur les 83 postes-frontières officiels, le gouvernement kinois n’en contrôle qu’une poignée. Dans le meilleur des cas, les postes sont tenus par des agents de l’Office des droits et accises, dans le pire des cas, ils sont tenus par des miliciens. De plus, souvent, c’est l’idée même de poste-frontière qui a disparu. Cette absence de contrôle frontalier est bien sûr révélatrice de l’absence de contrôle territorial tout court, la RDC étant certes un État avec une tête (le gouvernement à Kinshasa) mais sans bras (l’administration territoriale est à l’abandon). En conséquence, l’extrême porosité des frontières autorise un approvisionnement en armes continu des belligérants et permet aux milices de demeurer totalement opérationnelles [21]. La réunification de l’administration n’est d’ailleurs pas encore effective au niveau local ; elle est rendue problématique par le fait que les autorités provinciales et militaires nommées par le gouvernement de transition agissent dans la logique des intérêts des groupes dont elles sont issues. De même, l’absence de structures judiciaires rend problématique l’endiguement de la criminalité de droit commun qui, grâce à l’omniprésence d’armes de tous calibres et à la déstructuration du tissu socioéconomique, devient un mode de survie presque comme un autre. Ainsi se met en place un cercle vicieux entre l’absence des pouvoirs publics, les violences sociopolitiques et l’appauvrissement de la majorité par la prédation des plus forts. C’est l’institutionnalisation de l’insécurité (insécurité physique mais aussi juridique, économique, foncière, etc.) qui fait de l’absence d’État une partie intégrante du problème du bon déroulement de la transition. Et c’est la raison pour laquelle les problèmes sécuritaires occupent désormais le devant de la scène de la transition congolaise.
20Face à cette situation, la réponse de la communauté internationale consiste à reconstruire l’État en commençant par ses fondations sécuritaires. Compte tenu de la dimension continentale de la RDC, le Pnud a élaboré un scénario de reconstruction a minima de l’État congolais, c’est-à-dire une remise en fonctionnement de ses bases : les forces de l’ordre, la défense nationale, la justice, le fisc, le budget. À l’intérieur même de ce scénario, la restructuration de la police et la formation de l’armée font figure de priorités pour le CIAT qui presse le gouvernement d’agir dans ces domaines et d’étendre son autorité effective dans les provinces de l’Est en nommant des gouverneurs. Concernant les fonctions régaliennes, la reconstruction des bases de l’État bute, bien sûr, sur des problèmes de coût, de faisabilité technique et – dans un contexte de pouvoir de transition – comporte des risques politiques qui ne se poseraient pas, ou se poseraient bien moins, s’il s’agissait de fonctions étatiques plus « neutres » (constructions publiques, santé, éducation, etc.).
21Premièrement, en raison du rôle éminemment stratégique qu’elles ont dans le fonctionnement de l’État congolais actuel et surtout futur [22], la reconstitution de ces administrations régaliennes est immédiatement un enjeu de pouvoir entre les factions gouvernementales. La lenteur de la création de l’armée nationale congolaise, formée par l’intégration des milices, ne s’explique que par la volonté de chaque partie de maintenir ses forces militaires parallèles et par des marchandages politiques complexes. Mécontent de son dû dans ce marchandage, le RCD/G a critiqué cette « fiction d’intégration » qu’est l’embryon de force militaire nationale, et les débats parlementaires sur la garde présidentielle se sont achevés par une saute d’humeur des députés de la mouvance présidentielle qui ont quitté l’Assemblée (pour sa sécurité, le président Joseph Kabila réclamait une garde présidentielle de la taille d’une division, soit 15 000 hommes, mais il n’a obtenu qu’une brigade, soit trois fois moins). La création « en cours » des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) démontre que la reconstitution de ces fragments d’État est une opération hautement politique plus qu’elle ne relève de l’ingénierie administrative.
22Deuxièmement, les donateurs qui financent déjà les principales institutions de la transition ne veulent surtout pas s’engager dans le financement du fonctionnement courant d’administrations par définition incontrôlables. Comment pourrait-on être sûr que les forces de sécurité reconstituées ne tenteront pas un coup d’État comme ceux des 28 mars et 11 juin 2004 ou, plus simplement, ne renoueront pas avec leurs habitudes d’exactions et de désorganisation ? Éviter de financer des « forbans en uniforme » est le point d’achoppement de la réforme du secteur de la sécurité car, pour les donateurs, il est délicat de justifier le financement de forces de sécurité qui ont une longue tradition de désobéissance et de politisation [23].
23Troisièmement, l’extension territoriale des administrations fiscales, douanières, policières et judiciaires n’aura d’efficacité que si ces structures rompent avec les pratiques du passé, c’est-à-dire l’autonomisation et la corruption qui prévalent un peu partout. Profitant de leur déconnexion physique avec la capitale (disparition rapide des voies routières, interruption parfois longue du trafic fluvial et aérien entre l’ouest et l’est du pays), les provinces tenues par les différentes milices se sont installées dans une situation d’auto-administration, sorte d’indépendance de fait, partielle au niveau des personnels mais totale au niveau financier. Il est, par exemple, de notoriété publique que les revendications autonomistes des Hema en Ituri n’étaient pas exemptes de visées économiques : conserver pour eux seuls les ressources d’or (avérées) et de pétrole (supposées), et contrôler toute l’économie iturienne. Le rétablissement de la « police nationale congolaise » (PNC) et de l’administration fiscale signifierait la fin des bénéfices de l’autonomie administrative de fait, ce qui raviverait immanquablement les tensions locales et peut-être même la guerre si l’on en croit l’analyse selon laquelle le conflit congolais est désormais entré dans une phase essentiellement financière.
24Quatrièmement, la reconstruction étatique est un vrai engrenage et la tâche, démesurée. En effet, l’État est une chaîne de fonctions qui forment une totalité et ne sont efficaces qu’ensemble. La reconstruction de la justice seule n’a pas de sens : comme le montre une expérience en cours en Ituri, c’est toute la chaîne pénale qui doit être reconstituée pour avoir une justice effective, c’est-à-dire l’amont (la police) et l’aval (un système pénitentiaire) de la justice. Comme il n’est pas possible de reconstruire toute la chaîne des fonctions administratives, le bornage de la reconstruction étatique doit donc être pensé de manière à ne pas amputer l’action publique de son efficacité, et les « reconstructeurs », c’est-à-dire les bailleurs internationaux, doivent s’organiser pour se répartir une tâche et des coûts considérables.
25Cinquièmement, la faiblesse de l’idée de bien public en RDC semble compromettre tout effort de reconstruction administrative en profondeur. Après trente-deux ans de règne de Mobutu, les fonctions de l’État se sont vues réduites pour s’assimiler presque complètement à la prédation. La conception de l’administration en tant que service public n’existe pas. Les services sociaux de base (santé et éducation) sont assurés par l’effort combiné d’Églises, d’associations locales, d’ONG et d’agences internationales (l’OMS pour la santé, l’Unicef pour l’école [24]). Tous les services administratifs locaux fonctionnent sur le mode de l’auto-financement (douanes, impôts, régie des voies aériennes, électricité dans une certaine mesure, etc.). Ils conservent une partie substantielle, voire la totalité, de leurs recettes redistribuées, de manière plus ou moins régulière, sous forme de salaires aux employés. À la fois improductives et âpres au gain, loin d’être une solution, les structures publiques locales résiduelles sont partie prenante du problème et il ne faut pas compter sur elles pour engager une action de reconstruction. L’administration n’est en aucun cas un service public, mais elle a tout d’une puissance de taxation, d’un système légal d’accaparement privé, et cette conception est profondément ancrée dans les mentalités congolaises après des décennies d’article 15. Or, cette contre-culture d’État ressemble fort à une rechute dans les errances mobutistes de la déconstruction, la tradition mobutiste de ne pas payer les fonctionnaires étant, en effet, de nouveau d’actualité (grève des magistrats impayés fin 2003 et grève, début 2004, du personnel administratif du Parlement non rémunéré depuis six mois).
26En définitive, bien qu’impérative, l’entreprise de reconstruction étatique en RDC constitue un coût financier énorme, sujet à des possibilités de détournement multiples. Il faudrait mobiliser des dizaines de milliards de dollars pour reconstruire un État congolais digne de ce nom. Or, le montant de l’enveloppe d’aide internationale annoncé lors de la réunion des donateurs à Paris en décembre 2003 était de 1,1 milliard d’euros en 2004 et de 1,2 milliard en 2005. De plus, il y a un risque politique si élevé qu’en mettant en place des administrations régaliennes on ne sait pas vraiment si on résout des problèmes ou si on en crée. Enfin, tout le monde s’accorde sur une adhésion purement formelle aux principes de bonne gouvernance et une culture politique aux antipodes de ces principes.
27Personne n’ayant de solution miracle pour constituer des États auparavant déconstruits patiemment et savamment [25], la situation congolaise est caractérisée par le paradoxe d’un impérieux besoin d’État couplé à une impossibilité structurelle d’être de celui-ci. Dans cette période d’incertitude et d’intérim politiques, certains bailleurs sceptiques défendent l’idée que la reconstruction véritable s’organisera après l’élection d’un gouvernement légitime et qu’il suffit donc, pour l’heure, de faire régner un minimum d’ordre dans la capitale, de recycler la masse des ex-combattants grâce à un programme de démobilisation et de réinsertion et d’organiser les élections. Pour tentante qu’elle soit, cette option de reconstruction différée laisse de côté ce qui, précisément, fait problème (le vide d’État dans un espace aussi vaste et poreux), ouvrant ainsi la voie à des demi-solutions et des fictions de pouvoir local comme l’a montré l’expérience malheureuse de l’« Autorité intérimaire de l’Ituri » (AII).
28En effet, en l’absence d’une volonté gouvernementale congolaise forte de développer l’administration et dans l’attente d’une reconstruction « lourde », les Nations unies ont été contraintes de recourir à un expédient dans un district particulièrement agité du pays qui risquait de faire sécession et, ce faisant, de déstabiliser le processus de transition. La Monuc a mis en place en avril 2003 l’AII, composée d’une assemblée et d’un organe exécutif. En l’absence des légitimes structures d’État, l’AII était censée « administrer » temporairement l’Ituri, qui était pratiquement à l’année zéro. La guerre s’était traduite par l’arrêt des activités productives et avait généré son lot habituel de destructions : localités dévastées et réduites à l’état de villages fantômes [26], matériels et bâtiments publics pillés, véhicules volés, fuite des populations dans la brousse ou dans le camp de réfugiés de la ville principale. Quant à l’administration territoriale, elle était quasiment inexistante puisque totalement dépourvue de moyens d’action et inféodée aux milices. Chargée de négocier une paix effective avec les groupes armés et de parer aux besoins les plus urgents, l’AII a cependant échoué et est vite apparue comme une fiction [27]. Mais ses dysfonctionnements étaient aussi dus à sa mise sous tutelle par la Monuc : en effet, c’est à la brigade onusienne de l’Ituri que revenait la responsabilité d’assurer l’ordre, donc de jouer le rôle de la police. Or, cela supposait qu’elle soit prête à l’endosser, au moins à Bunia, ce qui a toujours été contesté par les représentants de la Monuc ; ces derniers ne souhaitaient pas s’engager dans cette voie et préféraient plutôt former une police locale congolaise sans moyens en recyclant les miliciens de l’UPC à coups de séances sur les droits de l’Homme…
29Ainsi, l’autorité de la brigade onusienne ne couvrait même pas la ville de Bunia dans son ensemble, les milices UPC et FNI continuant à contrôler certaines zones urbaines. Hors de Bunia, elle effectuait des sorties avec la Monuc pour porter un message de paix aux groupes armés mais, incapable d’imposer ses fonctionnaires, elle adoubait les administrateurs locaux installés par les milices qui continuaient de prélever la dîme pour ces derniers avec l’accord explicite de l’AII. Celle-ci semblait donc se complaire dans un double jeu : elle faisait de la figuration administrative et, tout en entretenant d’étroites relations avec les milices, elle feignait d’être acquise à la cause de la paix. Le seul domaine dans lequel elle était active était le domaine fiscal : les dirigeants de l’AII, en effet, comprenaient la reconstruction de l’administration locale comme un moyen de percevoir légitimement les taxes, multiples et fantaisistes, instaurées à l’époque de Mobutu et qu’ils remettaient en vigueur sans aucun complexe.
30Face à ces dérives, l’AII fut jugée sans complaisance par ses concepteurs de la Monuc ; il fut instamment demandé au gouvernement congolais de normaliser la situation administrative de cette zone en nommant un administrateur de district. Un décret présidentiel fut pris le 28 juin 2004, qui tournait la page de la « fiction administrative intérimaire », sans résoudre pourtant le problème de fond : celui de l’ineffectivité d’une administration locale dépourvue de moyens financiers et de compétences.
31Dans la lignée de bien d’autres interventions multilatérales en Afrique, celle qui est en cours en RDC pose trois questions : comment imposer la paix à des « forces négatives » qui n’en veulent pas ? comment faire émerger une démocratie ? comment reconstruire un État qui n’est pas seulement détruit mais véritablement failli ? De la RDC à l’Irak en passant par l’Afghanistan, la doctrine du nouvel interventionnisme international met sur un même plan ces trois questions, celles de la guerre, de la mauvaise gouvernance et de la déliquescence étatique. Si, en Afrique, il semble logique de les penser ensemble, cela ne signifie pas pour autant qu’un remède commun soit adapté, nécessaire ou même tout simplement possible. En outre, cette approche ignore ou minore les différences d’espace et d’histoire et, surtout, elle implique une logique d’intervention par trop ambitieuse. Avant de s’engager dans une triple intervention et de devenir le prisonnier des événements, il serait souhaitable de s’interroger sur ce qu’il est réaliste d’espérer réaliser dans des contextes complexes et ambigus d’éclatement de l’État, d’instabilité structurelle et d’intérêts d’intervention différents. Ramener à une plus grande modestie l’interventionnisme international n’est pas renoncer à sortir d’une crise durable et profonde des pays dévastés, mais repenser les mécanismes d’intervention, corriger leurs contradictions, éviter leur dérive et montrer, dans un moment de grand scepticisme en République démocratique du Congo mais aussi en Afghanistan et en Irak, qu’un autre interventionnisme est possible.
Notes
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[*]
L’auteur de ce texte a travaillé pour une organisation internationale pendant plus de six mois en République démocratique du Congo. Cet article doit être lu comme un témoignage sur l’intervention internationale en RDC.
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[1]
Voir « Une Europe sûre dans un monde meilleur, stratégie européenne de sécurité », http://ue.eu.int/ueDocs/cms_Data/docs/pressdata/solana/031208ESSIIFR.pdf. Comme son titre l’indique, ce document adopté par le Conseil européen en décembre 2003 propose une analyse des menaces et définit la politique européenne en matière de sécurité.
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[2]
Ibid., p. 10.
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[3]
Cette séquence, que l’on retrouve, par exemple, pour Haïti aujourd’hui, n’est linéaire qu’en apparence : effet, là aussi, de la dictature des circonstances, l’assistance humanitaire, l’opération de maintien de la paix, la préparation des élections et l’opération de State-building doivent être le plus souvent simultanées.
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[4]
Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo.
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[5]
Récemment, il a été proposé au Conseil de sécurité de doubler les effectifs des casques bleus, effectifs jugés en effet insuffisants pour couvrir l’Est congolais.
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[6]
Si réel que l’officier commandant le contingent belge de la Minuar (Mission des Nations unies au Rwanda) a un jour déclaré au chef de cette mission, le général canadien Dallaire, qu’« on ne peut servir deux maîtres à la fois ».
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[7]
La question linguistique, par exemple, n’est pas souvent prise en compte : sur les 13 contingents de casques bleus déployés en RDC, 3 seulement parlent français et aucun ne parle swahili (le plus important en effectif est le contingent uruguayen avec 1 801 militaires).
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[8]
Porte-parole du secrétaire général de l’Onu, BBC News Online, 3 juin 2004. On remarquera que cette position est recyclée à chaque échec de l’Onu (Somalie, Sierra Leone, etc.).
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[9]
Même si, dans les faits, comme en RDC, des populations civiles ont été massacrées à Kisangani, à Bunia et au Kivu malgré la présence onusienne, parfois même devant des casques bleus impuissants.
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[10]
C’est cette attitude que déplore le dernier rapport sur l’Ituri de l’International Crisis Group (ICG) qui préconise, dans ses recommandations finales, « l’usage de la force contre les groupes menaçant la pacification de l’Ituri ».
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[11]
Il a fallu sept missions pour que les casques bleus atteignent le site de Gobu et, lors de la sixième, ils ont été pris sous le feu alors qu’une partie de leurs embarcations était en panne et que le soutien aérien prévu était absent ! La coordination d’opérations militaires simples comme une reconnaissance de site est problématique.
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[12]
BBC News Online, 3 juin 2004.
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[13]
La Minuar au Rwanda.
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[14]
La prise d’otages des casques bleus pakistanais de la Minusil en Sierra Leone.
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[15]
« L’Onu ne veut pas se retrouver dans la situation où on lui donne des mandats et où on ne lui donne pas des ressources pour exécuter les mandats », interview de J.-M. Guéhenno (20 août 2004) relative à la renégociation du mandat de la Monuc.
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[16]
Sans doute le terme « limitée » serait plus approprié mais son usage fait trop référence à la doctrine Brejnev pour être utilisé ici.
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[17]
Le 28 mars, par des membres des ex-Forces armées zaïroises (FAZ), et le 11 juin, par le major Éric Lenge.
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[18]
Le RCD/G se présente comme le défenseur de l’ethnie banyamulenge.
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[19]
Font ainsi partie du CIAT la Belgique, ex-puissance coloniale, l’Afrique du Sud (qui a joué un rôle pivot lors des négociations de paix) et trois voisins immédiats : l’Angola, la Zambie et le Gabon. Le Canada est aussi membre du CIAT.
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[20]
Blâmer les étrangers était l’un des expédients les plus courants du régime de Mobutu, avant de devenir celui du régime de Kabila père.
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[21]
Le rapport mentionné ci-dessus confirme que l’approvisionnement en armes de la plupart des factions gouvernementales se poursuit – sans doute dans la perspective d’un scrutin libre et transparent.
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[22]
L’administration fiscale est évidemment une source de financement tandis que la police et la justice sont – ou plutôt seront – des administrations de pouvoir.
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[23]
D’importants bailleurs comme les pays scandinaves sont réticents à financer la réforme du secteur de la sécurité ; ce financement, en effet, est difficile à justifier devant une opinion publique majoritairement pacifiste.
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[24]
Le ministère de l’Éducation nationale ne payant plus les enseignants depuis longtemps, l’enseignement public n’existe plus et la survie du système scolaire a été rendue possible par sa privatisation quasi totale, les parents payant aux enseignants ce qu’on appelle la « collation » et qui est, de fait, un salaire.
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[25]
Mobutu avait, par exemple, sciemment démantelé les FAZ au profit de sa garde présidentielle.
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[26]
Destruction totale des localités de Fataki, d’Irumu, de Nyakundé, de Bogoro, etc.
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[27]
Le caractère largement fictif et artificiel de l’AII a été décrit sans équivoque dans le quinzième rapport du secrétaire général sur la Monuc (mars 2004).