Notes
-
[1]
Y. Marguerat, Côte d’Ivoire, des ethnies et des villes, Abidjan-Petit-Bassam, Orstom, 1975.
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[2]
O. Dembele, « La construction de la catégorie d’étranger en Côte d’Ivoire », in C. Vidal et M. Le Pape (dir.), Côte d’Ivoire. L’année terrible 1999-2000, Paris, Karthala, 2002, pp. 123-172.
-
[3]
H. Mémel-Fotê, Un mythe politique des Akan en Côte d’Ivoire : le sens de l’État, Abidjan, IES [s. d.].
-
[4]
L’Éburnie désigne la partie forestière du pays. À l’indépendance, des propositions avaient suggéré de remplacer le nom de Côte d’Ivoire, trop colonial, par celui d’« Eburnea ».
-
[5]
Nous n’insisterons pas sur ce point qui a déjà fait l’objet de nombreuses études. Voir notamment J.-P. Chauveau, « Question foncière et construction nationale en Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 78, juin 2000, pp. 94-125.
-
[6]
Voir O. Dembele, « Abidjan : de la territorialisation de la sécurité à la fragmentation de la société urbaine ? », in F. Leimdorfer et A. Marie (dir.), L’Afrique des citadins. Sociétés civiles en chantier (Abidjan, Dakar), Paris, Karthala, 2003, pp. 155-194.
-
[7]
La position du PDCI sur ce registre est très ambiguë. Pendant longtemps, le PDCI d’Houphouët-Boigny a soutenu l’intégration des étrangers au corps électoral. Aujourd’hui, le PDCI d’Henri Konan Bédié souhaiterait fournir davantage de papiers aux étrangers intégrés qui constituaient par le passé son électorat. Mais l’influence du RDR auprès des Ivoiriens du Nord et des Ivoiriens d’origine étrangère ou métis l’amène à s’aligner sur la position du FPI, tous les deux cherchant à se prémunir contre le contrôle politique des nordistes et des assimilés.
-
[8]
Le régime se livre à une fouille systématique des mosquées, des résidences des leaders musulmans et du RDR à la recherche de caches d’armes, et nombre d’entre eux, tel le directeur de Cora, sont détenus à la DST pour soupçon de complot contre l’État.
-
[9]
Qui fait fi, notamment, de la présence de militaires akan dans le commandement de la rébellion.
-
[10]
Voir la contribution de Y. Konaté et celle de K. S. Bobo et J.-P. Chauveau dans ce même numéro.
-
[11]
Dans les zones de guerre, en revanche, des règlements militaro-civils ont eu lieu à Daloa, Vavoua et Bouaké, où des groupes ethniques accusés d’être impliqués dans l’issue des combats entre insurgés et forces loyalistes ont été fortement attaqués.
1L’analyse des rapports entre communautés ivoiriennes (autochtones, allogènes) et étrangères constitue une grille de lecture des enjeux sociaux, économiques, politiques de la crise et de la guerre actuelles en Côte d’Ivoire. Jusqu’en 1990, la construction d’une société multiethnique avait été menée par Houphouët-Boigny dans le cadre d’un parti unique : il semblait avoir réussi à réaliser un melting-pot original en gérant au mieux d’importants mouvements de migrations internes et étrangères vers les régions forestières du Sud. Le pays était considéré comme une « micro Cedeao », un exemple de tolérance et de succès économique obtenu par le labeur et les compétences croisées de divers groupes communautaires. Mais cette situation s’est profondément altérée depuis quelques années, et singulièrement depuis le déclenchement de la guerre qui a considérablement accentué la fracture entre communautés.
2Afin de comprendre la radicalisation de ces relations intercommunautaires et leur potentiel belligène, il faut considérer la manière dont elles ont évolué depuis 1990, date à laquelle se met en place un multipartisme qui marque aussi l’affirmation identitaire des communautés ethniques dans l’espace politique et les débats sur la construction nationale. Depuis lors, la question de la coexistence entre ces groupes a débordé le champ des concurrences économiques et culturelles pour devenir politique, en suivant l’axe d’une tentative de conceptualisation, à partir du statut et des problèmes de cohabitation des autochtones du Sud confrontés à la présence massive de migrants, d’une citoyenneté autochtone comme principe directeur d’une citoyenneté ivoirienne. La construction de l’État et de la société globale oppose ainsi les communautés suivant l’interprétation fort subjective qu’elles ont de leur place dans la « communauté imaginée » qu’est la nation. Les leaders de ces groupes communautaires (qui sont loin d’être homogènes et cohérents) jouent sur une certaine idéologie de l’ethnie et utilisent l’ensemble des instruments qu’offrent l’ouverture démocratique, la production des lois et les élections pour se valoriser, pour contrer ou réduire le poids de parties considérées comme adverses dans l’exercice du pouvoir politique, et pour l’accès aux ressources.
3La guerre actuelle semble le point le plus critique de l’aboutissement de cet affrontement communautaire en cela qu’elle systématise une opposition radicale entre nordistes et sudistes et place le pays devant un risque important de fracture communautaire et géographique. Elle stigmatise les nordistes ivoiriens comme les auteurs d’une attaque en règle de la mère patrie, et les étrangers du Nord comme facteurs de déstabilisation de la Côte d’Ivoire. L’objet de ce texte est de mettre en lumière les processus qui ont conduit à une telle lecture du problème ivoirien.
De l’intégration géographique et économique au divorce entre communautés
4Durant les trente premières années de son existence, la Côte d’Ivoire avait produit un véritable melting-pot en accueillant environ 26 % d’étrangers des pays limitrophes. Sur son territoire, les migrations intérieures ont également été importantes et de nombreux Ivoiriens ont pu s’installer dans des campagnes et des villes dont ils n’étaient pas originaires [1]. Les Baoulé et les nordistes constituent l’exemple type de ces installations dans les zones forestières et les villes du Sud, sur le territoire d’autres ethnies, akan et krou notamment. Dans les villes du Sud, la population est composée à plus de 50 %, et souvent même au-delà de 60 %, d’étrangers ouest-africains et d’allogènes originaires du Nord ivoirien et du Centre. Dans certaines régions rurales, comme chez les Krou de Soubré, 80 % des paysans sont des Burkinabè qui produisent du cacao ivoirien. Ce kaléidoscope ethnique a pendant longtemps été accepté, chacun ayant trouvé sa place dans la division écologique et sociale du travail [2] : les Dioula dominaient le transport et le commerce, les Burkinabè travaillaient dans les plantations comme manœuvres, les propriétaires fonciers coutumiers étaient les propriétaires rentiers des plantations. Grosso modo, les nordistes vivaient de l’économie informelle et les sudistes se retrouvaient dans l’administration et la gestion du pouvoir. Mais la croissance démographique et la compétition pour l’occupation de l’espace ont bouleversé ce dispositif organisationnel, entraînant des querelles qui s’énoncèrent d’abord, entre 1970 et 1980, comme une mésentente parfois conflictuelle entre autochtones et étrangers. Mais, à partir de 1980, au fur et à mesure que les communautés s’affrontent par l’intermédiaire du jeu politique, les oppositions de groupes prennent l’allure d’un conflit entre gens du Nord et gens du Sud.
5Ce conflit entre les communautés du Sud et les autres s’exprime essentiellement à travers la revendication foncière et la critique de la présence trop importante d’étrangers du Centre et du Nord dans les activités économiques rurales du Sud-Ouest et urbaines du Sud. La concentration de la majeure partie de la population dans les régions méridionales du pays donne une allure spécifique à ce problème. Pendant près de vingt ans, de 1970 à 1990, les tensions entre groupes ethniques autochtones et migrants ne sont émaillées que d’incidents fâcheux (destruction de plantations) ou de violences sporadiques. Leur règlement relève alors des médiations traditionnelles et des palabres. Les appels aux sous-préfets ou aux chefs traditionnels des zones concernées ou les conciliations entreprises par le chef de l’État lors de visites procurent une paix momentanée. Au plan politique, l’État s’efforce d’unir les communautés en permettant le vote des étrangers à toutes les élections. Mais la donne change radicalement avec l’avènement du multipartisme en 1990 et l’arrivée inopinée d’Alassane Ouattara aux portes du pouvoir.
6La nomination, en 1990, d’un Premier ministre issu du Nord et la prétention de celui-ci, trois ans plus tard, à gouverner le pays constituent des changements très importants dans la société ivoirienne. Ils expriment un basculement des rapports conflictuels entre les groupes forestiers du Sud et les groupes nordistes de la sphère foncière et économique vers celle du politique ; un basculement également dans les représentations alors en vigueur, notamment en pays baoulé, qui confinaient les nordistes à des positions économiques – le commerce informel et le transport, deux sphères très éloignées du pouvoir – ou politiquement marginales. Jusque-là, ceux qui avaient acquis une qualification professionnelle suffisante étaient envoyés dans les ambassades ou dans les institutions internationales pour représenter le pays ; certains accédaient à des ministères politiquement marginaux et demeuraient sous la dépendance du président Houphouët-Boigny. Or, A. Ouattara, appelé pour une mission ponctuelle – juguler la crise financière –, prétend quant à lui faire de la politique. Son irruption soudaine dans la société politique bouleverse les jeux des acteurs traditionnels, notamment de Bédié (le successeur désigné) et de Gbagbo (le père de l’opposition) qui pensaient tous deux que leur heure était arrivée avec la mort d’Houphouët-Boigny. C’est dans ce contexte de rivalité pour le pouvoir et de tentative d’exclusion de Ouattara du jeu électoral pour cause de « nationalité douteuse » que les rapports intercommunautaires vont s’exacerber et que va s’affirmer une conception de l’identité ivoirienne mettant en cause le melting-pot antérieur, et en particulier le statut des étrangers.
7Comment la population réagit-elle à cette nouvelle perception des communautés qu’élaborent les dirigeants politiques ? Dans leur façon de penser la société, les faiseurs d’opinion que sont notamment les chefs traditionnels et les cadres subissent clairement l’influence de leurs référents locaux et ethniques, eux-mêmes aiguisés par les conflits fonciers et économiques en cours. Les questions nationales sont perçues à travers le prisme des problèmes locaux immédiats, vécus dans leurs bases régionales ou ethniques. Pour les communautés du Sud déjà hostiles à l’immigration, Ouattara, volontiers considéré comme un Burkinabè, est assimilé à la volonté de conquête du pouvoir d’État par les groupes nordistes et leur alliés étrangers. Entretenue par les leaders politiques, une crainte s’avive : les musulmans, déjà omniprésents dans les villes, les campagnes du Sud et l’appareil économique, pourraient de surcroît assumer le contrôle politique aux dépens des groupes forestiers sudistes, chrétiens, et convaincus (malgré leurs profondes divergences par ailleurs) que les hommes politiques naturels du pays doivent provenir de leurs rangs. Malgré leurs profondes inimitiés ethniques, tous les groupes du Sud, les Krou et les Akan notamment, s’accordent sur le fait que les migrants ivoiriens qu’ils combattent sur leur sol ne peuvent accéder à la fonction politique ni les commander à partir de capitales géographiques (Yamoussoukro, Abidjan, San Pedro) situées au cœur de leur terroir. Le raisonnement est simple : puisqu’ils ne sont pas des autochtones des territoires du Sud, ils ne peuvent être des élus locaux et, a fortiori, briguer la présidence de la République, d’autant que la partie la plus active et utile de cette dernière se situe au sud et est pensée comme la patrie de l’ensemble des groupes forestiers. Le tribalisme teinté de xénophobie qui s’exprime actuellement prendrait naissance dans cette conception complexe de la préséance des groupes face au pouvoir. Les nordistes ivoiriens, eux, s’interrogent sur les raisons de cet interdit et lui opposent d’autres arguments puisés à des « traditions » tout aussi inventées. Outre la justification de leur nationalité ivoirienne, cette volonté de s’inscrire dans la course au pouvoir est soutenue par la conviction que leur communauté possède une tradition de contrôle impérial [3] et culturel de l’ensemble de la sous-région. Les nordistes procèdent alors au renforcement des structures sociales d’encadrement de leur communauté, revigorent les institutions musulmanes, tentent de faire reconnaître leur poids social, s’engagent dans la manipulation de nouvelles forces de mobilisation de la société civile au travers des ONG, des associations de bienfaisance, des journaux, des radios de proximité, de la production urbaine d’édifices religieux. La multiplication d’images médiatiques et, surtout, l’appel pressant à tous les nordistes vivant dans l’informel d’obtenir leurs pièces d’identité pour la bataille électorale deviennent un leitmotiv. Mais, derrière une idéologie communautaire aux contours très flous, les effets de solidarité sont limités au sein d’une fédération de groupes du Nord – notamment les Odienéka du Ouorodougou, les Sénoufo de Korhogo, les Lobi de Bouna et les Dioula de Kong – que tout oppose dans l’affirmation de leur personnalité propre.
8Si l’on interroge les conceptions de l’État des autochtones du Sud à partir de leur vision de la migration, on comprend que les dissensions politiques actuelles s’inscrivent dans la continuité des querelles foncières et économiques qui opposent les groupes du Sud aux migrants. La décision politique est vue comme le meilleur moyen de confirmer l’exclusion des migrants de l’accès aux ressources nationales situées au Sud. Le péril politique constitué par des gens du Nord soudainement trop proches des positions de pouvoir aiguise un sentiment d’autodéfense violent chez les gens du Sud et radicalise leur position contre les communautés du Nord. Le discours des partis contribue à faire s’exprimer les rivalités économiques et foncières par la violence. Même si des dirigeants comme Bédié, Gueï et Gbagbo interdisent de s’attaquer aux étrangers, ils développent des points de vue sur la construction de l’État qui sont en synergie avec ceux des communautés autochtones du Sud contre les « étrangers » nordistes ivoiriens et contre les non-nationaux. À travers les revendications identitaires, territoriales, économiques et culturelles des Krou et des Akan à l’encontre des migrants, s’élaborent les bases d’une citoyenneté autochtone servant à la construction d’une citoyenneté nationale réduisant la Côte d’Ivoire à la seule terre d’Éburnie [4].
9Telle est la nouvelle configuration des rapports communautaires à partir du milieu des années 1990, rendue encore plus complexe par l’instauration du multipartisme et par une longue histoire d’antagonismes économiques et fonciers. La compétition politique provoque des confrontations violentes. On assiste ainsi à une forme d’instrumentalisation des lois de la République dans la quête du pouvoir politique qui entend tirer parti non des idées démocratiques mais de certaines forces sociales faciles à mobiliser, en instituant une collusion entre le pouvoir d’État et les groupes autochtones du Sud. Il s’agit maintenant de suivre l’évolution des rapports communautaires à partir du moment où ils entrent dans cette sphère complexe dite de la démocratie.
Du passage des rapports communautaires de l’économique au politico-culturel
10Un certain nombre de décisions et d’initiatives prises par les trois ténors qui se sont succédé au pouvoir de 1993 à 2003 consacrent l’orientation tribaliste de l’action dite démocratique. Ce sont, pour les plus importantes : la loi foncière votée par l’Assemblée nationale en 1998, l’instauration de la carte de séjour, la fin du vote des étrangers, la proclamation de l’ivoirité par Henri Konan Bédié, la nouvelle Constitution, les élections des conseils régionaux, la loi sur l’identification, la stratégie de « détribalisation » des groupes politiques. Il ne s’agit pas ici de faire un exposé de ces questions, mais de saisir comment ces dispositifs, sous le triple jeu des forces ethniques, politiques et de police, ont considérablement influencé les rapports intercommunautaires.
De la loi foncière et des rapports communautaires [5]
11Les communautés autochtones du Sud sont devenues très sensibles à une présence significative d’étrangers (de tout type) sur leur terroir. Or, cette sensibilité a été renforcée et institutionnalisée par le vote, en 1998, du nouveau code foncier rural établissant un parallèle entre l’identité de l’occupant (étranger ou ivoirien) et la nature de la propriété foncière : en substance, toutes les terres acquises par des exploitants étrangers (non ivoiriens) doivent désormais être restituées à leur décès ou être louées par leurs descendants, et ce en dépit d’un titre foncier rural définitif. Ces dispositions légales réalisent une promesse faite par le FPI aux groupes forestiers et aux autochtones des villes confrontés à l’occupation de leurs terres, car elles leur permettent de récupérer ou de mieux défendre leurs propriétés contre les acquisitions étrangères. Si la loi foncière définit l’étranger comme un non-Ivoirien (Burkinabè, Malien, etc.), les propriétaires coutumiers du Sud étendent cette définition à tous les allogènes (Baoulé, Dioula, Lobi) et multiplient les pressions communautaires sur les exploitants étrangers. Ces dispositions légales qui leur sont favorables sont interprétées par les cadres des régions et les institutions villageoises comme le feu vert donné par l’État à l’application des règles coutumières des terroirs aux étrangers. Ainsi un ancien ministre de la République ressortissant de la région krou peut-il justifier le massacre et l’expulsion massive des Lobi burkinabè et ivoiriens de Tabou. « Chez nous, la terre est sacrée, celui qui verse du sang humain sur la terre est banni de la communauté, c’est ce que mes frères ont appliqué au Lobi. » L’amalgame des lois sur le foncier et des coutumes contribue à aviver la fracture communautaire.
De la fin du vote des étrangers à la carte de séjour
12Au début des années 1990, le PDCI, confronté à la fronde du principal parti d’opposition, le FPI, met fin au vote des étrangers et va plus loin en instituant une carte de séjour pour répondre à l’insécurité grandissante dans les grandes villes – dont on rend responsables les populations étrangères, notamment les Burkinabè [6]. La fin du vote des étrangers est moins dommageable à la cohésion de la société civile que ne l’est l’instauration de la carte de séjour, une mesure qui concerne surtout les Maliens, les Burkinabè et les Guinéens, qui sont les plus nombreux parmi les étrangers en Côte d’Ivoire. Pour les communautés du Sud forestier, la carte de séjour ne désigne pas l’étranger qu’on accueille les bras ouverts mais l’adversaire politique et social, qui est ainsi mieux identifié, et à qui l’on peut faire payer une amende pour délit de présence sur le sol ivoirien. Cette interprétation est également celle de la police, qui opère régulièrement des rafles en quête d’un nom ou d’un faciès nordistes et dont les vérifications d’identité débouchent régulièrement sur de mauvais traitements et du racket. La carte de séjour est à l’origine d’un malaise persistant chez tous les nordistes ivoiriens, en raison des liens de parenté qu’ils entretiennent avec nombre de ressortissants sahéliens. Elle provoque la même réaction chez toutes les personnes liées aux Ivoiriens du Sud par le mariage mais ayant une nationalité étrangère ou un nom nordiste. La carte de séjour organise une fracture sociale où les gens du Nord, quels qu’ils soient, apparaissent en dernière instance comme des parias par rapport aux autochtones du Sud.
Une idée : l’ivoirité et la loi constitutionnelle de la préférence autochtone
13Pour mieux définir l’identité ivoirienne et sa spécificité face au péril que représenterait l’invasion étrangère, le président Bédié élabore, avec des intellectuels de son parti, le concept d’ivoirité. À sa base, l’ivoirité est un concept culturel véhiculant tout ce qui fait la Côte d’Ivoire, donc tout ce qui est partagé par les Ivoiriens et les étrangers vivant dans ce pays. Mais il s’agit de clarifier cette définition à un moment où l’inventeur même du terme livre une bataille très rude contre un adversaire politique, qualifié d’étranger, et appelle la population à se prémunir contre l’usurpation étrangère. Invités à apporter leur contribution à l’appréhension du terme, les représentants des groupes ethniques et les intellectuels militants du Sud, qui n’ont eu de cesse de limiter la Côte d’Ivoire à l’Éburnie, définissent une ivoirité fondue dans les caractéristiques les plus autochtones des gens du Sud. Les nordistes, originaires pourtant de régions ivoiriennes, seraient trop marqués par leur ascendance mandingue : du fait de leurs migrations, leur culture ne pourrait renvoyer à la pure identité ivoirienne telle que la dessinent les ethno-cultures forestières akan et krou. Cette interprétation pernicieuse de l’ivoirité échappe d’une certaine manière à son fondateur, car elle est autrement plus radicale que l’instrumentalisation qu’il entendait en faire : elle mobilise les groupes du Sud contre le risque politique de l’arrivée au pouvoir culturel des nordistes.
14L’alchimie des idées politiques qui opposent les groupes communautaires et culturels Nord et Sud, étrangers et Ivoiriens, est fortement catalysée par la Constitution promulguée par le général Gueï, qui prétend fonder une République plus citoyenne que jamais. Robert Gueï proclame que le coup d’État de décembre 1999 n’est pas mené contre les Baoulé (alors au pouvoir) dans un esprit de revanche. La Constitution de la deuxième République, qu’il promet, devrait réconcilier les fils de la nation, assurer l’intégration régionale interne et promouvoir la citoyenneté sans tenir compte des déclinaisons sociales de la migration. Le point névralgique de cette Constitution est la définition des critères d’éligibilité du président de la République (article 37). Le texte constitutionnel accentue et légalise davantage la rupture communautaire. Mais il fait plus, ajoutant aux clivages sociaux existants une autre disjonction, puisque les catégories sociales dites « métis » se retrouvent reléguées à un statut de troisième rang. Dans un melting-pot comme la Côte d’Ivoire, que signifie la condition qui veut que le président soit un autochtone de souche jusqu’à la troisième génération d’ascendants? Quels sont les effets de cette disposition sur les mentalités dès lors que sont évoqués l’intégration quotidienne du citoyen de base, l’accès au travail, à la terre, à la fonction publique ? Les communautés du Nord, mais aussi d’autres, telles les catégories métis sensibles conçoivent de profondes inquiétudes pour leur sécurité avec ces nouvelles lois qui consacrent les revendications autochtones des groupes sudistes et le contrôle du pouvoir d’État dont ils disposent. Le général Gueï lui-même, pour se déclarer candidat aux élections présidentielles, doit purger l’armée de nombreux militaires nordistes opposés à son revirement soudain. Ce sont ces hommes, ostracisés à la fin de la junte, qui sont aujourd’hui à la tête de la rébellion.
Le problème de l’identification : méthode et interprétation
15Lorsque Laurent Gbagbo accède au pouvoir en 2000, il tend à se démarquer très nettement de l’ivoirité qu’il critique : il pose le problème de l’identité ivoirienne sous un autre angle, moins ambigu, plus conforme à la manière dont le statut des hommes se gère dans les États modernes, celui des fondements de la citoyenneté.
16L’identification résume alors ce que la Côte d’Ivoire a de plus complexe dans la crise communautaire qu’elle traverse : la définition du statut « ivoirien » ou « étranger » des hommes. L’identification des personnes et des biens n’a pas été un souci majeur des gouvernements successifs jusqu’à ceux d’Henri Konan Bédié et de Laurent Gbagbo. Les politiques mises en œuvre visaient alors plutôt à l’intégration de tous les étrangers par le mariage, la fraternité, l’hospitalité, l’insertion économique et l’accès à la terre. Houphouët avait même permis aux étrangers de voter. Dans ce contexte politique favorable, des fonctionnaires ivoiriens ont pu fournir des pièces d’état civil, des certificats de nationalité et des cartes d’identité à leurs frères de la sous-région pour les aider à régler certains problèmes. Tout cela s’est fait sans la constitution de dossiers personnels et sans règles administratives précises pendant près de quarante ans, et a permis à de nombreuses familles étrangères installées de longue date d’être pleinement intégrées dans la société ivoirienne.
17Pour Laurent Gbagbo, cette situation doit être clarifiée, non pas sur le mode idéologique de l’ivoirité, mais sur le mode « technique » de l’identification et de l’établissement de nouvelles cartes d’identité : il s’agit de distinguer très clairement le statut du citoyen ivoirien de celui de l’étranger afin que cesse définitivement la confusion entretenue par les gouvernements successifs et qui semble à l’origine de nombreux conflits entre les groupes. Dans ce registre, Laurent Gbagbo n’innove pas, puisqu’un processus d’identification consistant à renouveler les anciennes cartes d’identité avait déjà été engagé par le gouvernement Bédié. La touche nouvelle apportée par Laurent Gbagbo consiste à affirmer que l’opération en cours est mauvaise car elle a permis à de nombreux non-Ivoiriens de disposer de la nouvelle carte d’identité dite « sécurisée » par le jeu frauduleux soit des fonctionnaires, soit des mécanismes de constitution des preuves de l’identité. Il faut tout reprendre selon une procédure claire, sans équivoque, afin d’identifier les vrais Ivoiriens. C’est par la manière dont se présente cette nouvelle exigence que l’identification va poser des problèmes insurmontables et mettre davantage encore en ébullition la société. Sur un sujet aussi sensible, porteur du risque de l’exclusion, l’ensemble des partis politiques demande que la structure chargée de l’identification (l’Oni) soit constituée de toutes les forces sociales afin d’éviter tout arbitraire, et que des règles claires et partagées par tous soient établies. Rien de cela ne sera véritablement respecté ni même discuté par le pouvoir en place, qui cherche à garder la haute main sur le processus. Cette volonté de contrôle inquiète les groupes nordistes musulmans et le RDR, avertis des positions farouches des gouvernants successifs contre les nordistes, dont beaucoup sont accusés d’avoir usurpé des papiers ivoiriens. Afin de se débarrasser de ce préjugé, le gouvernement réfléchit à la manière de mettre en place des critères sûrs qui puissent permettre l’identification des Ivoiriens et ne soient pas sujets à controverse. Après bien des débats, la procédure suivante sera finalement retenue : l’administration d’identification ne peut s’appuyer uniquement sur des papiers d’état civil dont beaucoup sont frauduleux ; la seule référence précise du statut des hommes est leurs parents, puisque l’identité ivoirienne s’acquiert par la filiation ; la seule référence de l’identité des parents est leur village non pas natal mais d’origine. Il est donc demandé à chacun d’accompagner son dossier de références extrêmement précises de ce village natal des parents, dont les responsables pourront être interrogés à l’occasion. Cette procédure d’établissement du statut de citoyen ivoirien de tout individu remontant jusqu’à la deuxième ascendance, selon un principe qui consiste à délimiter l’ensemble des villages correspondants aux frontières ivoiriennes et à faire du terroir d’origine le fondement de la nationalité, établissait ainsi les fondements d’un principe de citoyenneté autochtone.
18Voici comment l’identification sera instrumentalisée par le pouvoir en place [7]. La stratégie consiste à se barricader derrière la légalité et la souveraineté nationale : tout pays est en droit de compter ses citoyens et, pour ce faire, peut arguer que les lois sur la naturalisation et l’établissement des pièces personnelles, sur la base des témoignages des communautés villageoises dont sont originaires les parents, suffisent et ne favorisent pas l’arbitraire. Or, ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir savent très bien que rien, dans la formation de la société, de l’économie et de l’occupation foncière de la Côte d’Ivoire moderne, ne s’est opéré selon des règles claires. Ils savent que cette politique d’identification aura des conséquences graves sur l’exercice du droit de suffrage, mais aussi sur le statut des personnes et de leurs biens, notamment fonciers, sur l’insertion urbaine et économique de groupes entiers, dès lors qu’elle privera de leurs « droits nationaux » de nombreuses familles intégrées dans la société.
19L’identification et son processus restent ainsi la pierre d’achoppement du problème, complexe, de la compétition politique et de la construction nationale qui oppose les communautés du Nord et du Sud. Les représentants de l’État ont demandé aux nordistes ivoiriens de faire preuve de patriotisme et de discernement en affirmant leur nationalité ivoirienne et en se démarquant nettement des Guinéens, Maliens, Burkinabè. Or, cette demande a provoqué la crispation communautaire des nordistes, qui se demandent pourquoi ils cautionneraient une opération douteuse et soutiendraient un gouvernement dont la police s’attaque à leurs dirigeants, à leurs mosquées, à leurs patronymes afin de consacrer la domination politique et culturelle des populations du Sud. En outre, le métissage physique et culturel des nordistes ivoiriens avec les voisins sahéliens rend leur identification problématique. Les nordistes ivoiriens, les Odiennéka, les Sénoufo, les Dioula de Kong, font partie d’une grande communauté culturelle et économique incluant les Sénoufo maliens, les Bobo du Burkina et les Mandéka guinéens. Les clans et tribus malinké d’Odienné savent ce qu’ils doivent aujourd’hui aux grandes traditions maraboutiques de la Guinée orientale à Niani, à Soundiatia, à Soumangourou Kanté, au centre de pèlerinage de Touba. Les Sénoufo reconnaissent la profondeur des liens historiques, familiaux et religieux qui les rattachent à leurs frères du Mali et du Burkina.
20À la différence des Akan qui n’ont plus, pour l’essentiel, que des rapports symboliques avec le Ghana des Ashanti, les relations entre groupes dioula à travers les frontières sont très dynamiques et continuent d’influer sur les personnes et les familles tant sur le plan de la parenté que des biens. Ce lien communautaire n’est pas une rémanence de l’histoire ; il reste encore très significatif dans la vie de la population du Nord et même dans celle de la Côte d’Ivoire tout entière par la dispersion des migrants et la diversification de leur rôles. Cette région nord de la Côte d’Ivoire contemporaine est un lieu de métissage des personnes et des cultures dont il faut prendre la mesure et comprendre l’importance dans la formation des mentalités identitaires des nordistes. Or, la confusion que la police entretient entre la figure du nordiste et celle de l’étranger tend à occulter, au niveau de l’État et chez les groupes du Sud, ce profond métissage et cette assimilation.
La guerre actuelle et les frontières entre groupes
21Lorsque éclatent les événements du 19 septembre et la guerre qui s’ensuit, le pays en est là, dans ce jeu complexe entre identification, détribalisation pernicieuse, chasse aux opposants nordistes du régime par la sûreté d’État [8], racket de la police qui touche certes toute la population, mais plus manifestement les populations du Nord. Les insurgés sont identifiés. Pour le pouvoir et la presse nationaliste d’Abidjan, qui font abstraction de la complexité sociologique de la rébellion [9], ce sont des militaires nordistes de l’armée régulière réfugiés au Burkina Faso : Tuo Fozié, Cherif Ousmane, Zakaria Kone, ou des activistes, tel Guillaume Soro. Dans sa lecture du problème, le gouvernement ne reconnaît pas l’existence d’un conflit armé l’opposant à des militaires ivoiriens en rébellion, il affirme que la Côte d’Ivoire est attaquée. L’invasion est présentée comme une attaque d’étrangers venus des frontières nord avec le Burkina Faso, puis de Libériens et de Sierra-Léonais assistés de quelques militaires ivoiriens.
22Face à des revendications des insurgés qui portent sur la loi foncière, l’identification, les critères d’éligibilité, c’est-à-dire un ensemble de dispositions de l’État largement inspirées par les groupes du Sud et influençant fortement les rapports communautaires, le gouvernement FPI réagit en décrétant que les étrangers s’attaquent aux dispositions constitutionnelles qui sont au fondement même de la nation. Derrière le discours légaliste du gouvernement FPI, s’affirme en vérité le soutien aux principes d’une citoyenneté autochtone essentiellement sudiste. Ainsi s’explique l’opposition du gouvernement à toute intervention internationale tendant à poser autrement la question de l’identification tant dans le fond que dans la forme. Le gouvernement appelle cependant à la nuance, demandant de s’abstenir de représailles contre les étrangers et de ne pas confondre, dans la guerre, l’État burkinabè et les citoyens burkinabè innocents. De même, il demande de ne pas faire l’amalgame entre insurgés nordistes et population du Nord.
23Mais comment séparer le bon grain de l’ivraie lorsque le discours patriotique dessine si bien les contours communautaires de la crise ? Dans le contexte de tension que connaît la Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre dernier, trois foyers d’animation relaient très fortement ce discours patriotique du pouvoir et accentuent la fracture communautaire : l’association des chefs traditionnels, les centrales syndicales et les groupes de jeunes patriotes. On peut observer que les chefs traditionnels qui, depuis le début de la crise, ont apporté leur soutien aux thèses du pouvoir sont tous originaires des régions du Sud et véhiculent une pensée autochtone au fondement très anti-étranger. Même si elles évitent d’accuser directement les communautés vivant en Côte d’Ivoire, ces autorités coutumières alimentent un ressentiment très fort contre des migrants soutenus par leurs États désireux de s’emparer des ressources de la Côte d’Ivoire. A priori éloignée de cette mobilisation des chefs, se développe aussi une pensée idéologique classique défendue par certains syndicats, notamment la centrale Dignité, qui reprennent à leur compte un discours prolétarien farouchement anti-impérialiste. Leur lecture de l’agression évoque les multinationales françaises appuyées par Paris et des États de la Cedeao, notamment le Burkina dont l’objectif est de mettre un terme à la révolution économique et démocratique actuellement en cours afin de dominer la Côte d’Ivoire. Sinon comment comprendre qu’aucun de ces États ne se porte au secours de la nation et du gouvernement agressés ! Cette idée d’une guerre pour le contrôle des ressources marque profondément les esprits des travailleurs, des communautés paysannes et des jeunes en quête d’emploi au point que l’animosité qu’ils manifestent vis-à-vis des États accusés se déplace sans équivoque vers leurs ressortissants dans le pays et vers les groupes nordistes soutiens de la rébellion.
24Enfin, et surtout, le discours de l’étranger agresseur de la patrie est formalisé et mis en pratique au sein du corps social par les groupes de jeunes patriotes qui véhiculent une pensée nationaliste forte visant à libérer la Côte d’Ivoire de l’impérialisme des nations limitrophes. Les références à Kwamé N’Krumah ou Patrice Lumumba sont mobilisées pour mieux éclairer l’enjeu de la guerre et de la résistance. Dans la pratique, un des versants de ce patriotisme des jeunes relève de la mobilisation inconsidérée d’une force sociale difficile à contrôler, interprétant l’appel à la résistance comme un blanc seing donné par le pouvoir à une violence dirigée contre les communautés mises en cause dans la guerre. En témoigne l’acharnement sans précédent des groupes de jeunes contre les Burkinabè et les Africains de l’Ouest en général, que ce soit en ville, dans les villages ou sur les pistes rurales, aux points de contrôle des comités d’autodéfense villageois [10]. L’apparition et le développement de cette propagande visant à changer complètement, dans la représentation culturelle des jeunes et des enfants, les figures du nordiste et du Burkinabè, perçus désormais comme des agresseurs de la patrie, est sans doute une des conséquences les plus dommageables à la vie communautaire causées par le mouvement des jeunes patriotes.
25Comment les groupes communautaires s’inscrivent-ils dans ce discours du pouvoir et dans les foyers d’animation de ce discours ? On peut imaginer que la catastrophe humaine que vit le pays du fait de la poursuite des hostilités conduise à l’émergence d’un sentiment patriotique. Mais il est difficile d’apprécier si ce sentiment est partagé par l’ensemble des couches sociales, des individus et des communautés ethniques. À aucun moment de cette crise, en effet, on n’a permis à une opinion médiane de type pacifiste de s’exprimer, de produire une analyse modérant les propos des chefs, des syndicats et des groupes de patriotes. De même, aucun mouvement nordiste n’a pu vraiment donner un point de vue différent. Comme si l’on pensait que ce point de vue était suffisamment exprimé par les insurgés et que l’état de guerre ne se prêtait pas à l’expression d’une autre position. On retrouve là une caractéristique bien connue des conflits, en Afrique et ailleurs, qui polarisent les discours et oblitèrent les prises de position intermédiaires.
26Aujourd’hui, dans les cours communes urbaines, mélanges ethniques très caractéristiques du melting-pot ivoirien, les tensions sont vives entre familles de groupes différents ; sur les lieux de travail, la scission est plus nette entre collègues et collaborateurs, les échanges se limitent à de simples civilités ou sont souvent émaillés de disputes violentes dues aux positions prises sur la crise. Les communautés s’entrecroisent, mais se moulent dans une carapace de prévention contre l’autre qui prend l’allure d’un silence contenu chez les nordistes, et de vives manifestations publiques de quartier chez les groupes du Sud.
27Liée initialement aux migrations, dans un contexte de concurrence foncière et économique dans les villes et les campagnes, la question communautaire ivoirienne est devenue un problème de concurrence politique sur fond de concurrence culturelle. Cette dynamique débouche sur la définition d’une nationalité gouvernée par les règles d’une citoyenneté autochtone pensée par les groupes sudistes et leurs représentants au pouvoir. L’application de ces règles oppose non seulement des communautés du Nord et du Sud, mais aussi des catégories sociales (jeunes, métis, intellectuels, etc.) ayant une lecture différente des problèmes ; elle nourrit une violence qui s’affiche désormais de plus en plus ouvertement. La radicalisation de cette fracture communautaire peut-elle dégénérer en guerre civile ? Les craintes sont grandes. Mais le fait qu’il n’y ait pas eu d’affrontements intercommunautaires généralisés [11] dans les villes, malgré l’ampleur de la violence dans les zones de guerre (si l’on excepte le cas spécifique d’Agboville), incite à penser que les communautés vivant en Côte d’Ivoire ne sont pas acquises à la violence comme mode de règlement des problèmes, malgré l’inclination des politiques tant du RDR que du PDCI et du FPI à les pousser sur cette voie. Dans toutes les régions, les chefferies traditionnelles ont travaillé à désamorcer ces risques avec succès et en se mobilisant dès le début de la guerre. Cela semble traduire, en dépit des volontés identitaires affirmées par les protagonistes, l’existence d’une toile de fond permettant encore une intégration pacifique des groupes en Côte d’Ivoire et la possibilité de la formation d’une société globale. Dans ce contexte, deux questions nous paraissent importantes à soulever. La politique actuelle de la Côte d’Ivoire doit-elle passer par la recherche d’une identité nationale ou, plus simplement, prendre soin de régler au cas par cas le statut des personnes et des biens selon les modalités d’existence de la société réelle ? Au centre des passions actuelles, quelles forces sociales seront capables de raison garder et, si elles existent, de réduire les préventions des communautés et de leurs soutiens politiques et de traduire les fondements de cette sagesse en règles républicaines ?
Notes
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[1]
Y. Marguerat, Côte d’Ivoire, des ethnies et des villes, Abidjan-Petit-Bassam, Orstom, 1975.
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[2]
O. Dembele, « La construction de la catégorie d’étranger en Côte d’Ivoire », in C. Vidal et M. Le Pape (dir.), Côte d’Ivoire. L’année terrible 1999-2000, Paris, Karthala, 2002, pp. 123-172.
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[3]
H. Mémel-Fotê, Un mythe politique des Akan en Côte d’Ivoire : le sens de l’État, Abidjan, IES [s. d.].
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[4]
L’Éburnie désigne la partie forestière du pays. À l’indépendance, des propositions avaient suggéré de remplacer le nom de Côte d’Ivoire, trop colonial, par celui d’« Eburnea ».
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[5]
Nous n’insisterons pas sur ce point qui a déjà fait l’objet de nombreuses études. Voir notamment J.-P. Chauveau, « Question foncière et construction nationale en Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 78, juin 2000, pp. 94-125.
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[6]
Voir O. Dembele, « Abidjan : de la territorialisation de la sécurité à la fragmentation de la société urbaine ? », in F. Leimdorfer et A. Marie (dir.), L’Afrique des citadins. Sociétés civiles en chantier (Abidjan, Dakar), Paris, Karthala, 2003, pp. 155-194.
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[7]
La position du PDCI sur ce registre est très ambiguë. Pendant longtemps, le PDCI d’Houphouët-Boigny a soutenu l’intégration des étrangers au corps électoral. Aujourd’hui, le PDCI d’Henri Konan Bédié souhaiterait fournir davantage de papiers aux étrangers intégrés qui constituaient par le passé son électorat. Mais l’influence du RDR auprès des Ivoiriens du Nord et des Ivoiriens d’origine étrangère ou métis l’amène à s’aligner sur la position du FPI, tous les deux cherchant à se prémunir contre le contrôle politique des nordistes et des assimilés.
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[8]
Le régime se livre à une fouille systématique des mosquées, des résidences des leaders musulmans et du RDR à la recherche de caches d’armes, et nombre d’entre eux, tel le directeur de Cora, sont détenus à la DST pour soupçon de complot contre l’État.
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[9]
Qui fait fi, notamment, de la présence de militaires akan dans le commandement de la rébellion.
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[10]
Voir la contribution de Y. Konaté et celle de K. S. Bobo et J.-P. Chauveau dans ce même numéro.
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[11]
Dans les zones de guerre, en revanche, des règlements militaro-civils ont eu lieu à Daloa, Vavoua et Bouaké, où des groupes ethniques accusés d’être impliqués dans l’issue des combats entre insurgés et forces loyalistes ont été fortement attaqués.