Couverture de POLAF_082

Article de revue

Les enjeux politiques d'un slogan

Pages 161 à 168

Notes

  • [1]
    Voir, par exemple, à partir de méthodes très différentes, World Bank, Assessing Aid. What Works, What Doesn’t and Why, World Bank/Oxford University Press, 1999, et J.-D. Naudet, Vingt ans d’aide au Sahel. Trouver des problèmes aux solutions, OCDE/Club du Sahel, 1999.
  • [2]
    Voir J.-M. Severino, « Refonder l’aide au développement au xxie siècle », Critique internationale, n° 10, janvier 2001.
  • [3]
    La démonstration en a été faite explicitement dans le cas de la Banque mondiale par James Ferguson, The Anti-Politics Machine, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994.
  • [4]
    Voir C. Gwin, « US relations with the World Bank, 1945-1992 », Brookings Occasional Papers, 1994.
  • [5]
    D. B. Kunz, The Economic Diplomacy of the Suez Crisis, The University of North Carolina Press, 1991.
  • [6]
    Ce qui n’exclut pas la poursuite éventuelle de pratiques d’instrumentalisation politique de l’aide à des fins stratégiques étatiques, mais c’est une autre dimension.
  • [7]
    C. Chavagneux et L. Tubiana, « Quel avenir pour les institutions de Bretton Woods ? Les transformations de la conditionnalité », Développement, rapport du Conseil d’analyse économique n° 25, La Documentation française, 2000.
  • [8]
    « Conditionality in Fund-Supported Programs. Policy issues », paragraphe 83, février 2001, à consulter sur le site www.imf.org.
  • [9]
    Voir L’Économie politique, n° 10, 2e trimestre 2001.
  • [10]
    Sur le détournement des politiques commerciales, voir B. Hibou, L’Afrique est-elle protectionniste ?, Paris, Karthala, 1996, et J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.
  • [11]
    À consulter sur le site www.imf.org.
  • [12]
    Voir « Aid allocation and poverty reduction », World Bank Policy Research Paper, n° 2041, janvier 1999.
  • [13]
    Pour un passage en revue de l’ensemble des critiques, voir C. Chavagneux et L. Tubiana, « Quel avenir pour les institutions de Bretton Woods ? »…, op. cit.
  • [14]
    « What explains the success or failure of structural adjustement programs ? », Economic Journal, octobre 2000.
  • [15]
    C’est effectivement l’un des points forts de l’ajustement au Ghana. Voir C. Chavagneux, Ghana, une révolution de bon sens, Paris, Karthala, 1997.
  • [16]
    Voir note 1.

1De Washington à Tokyo en passant par Paris, la lutte contre la pauvreté est devenue le nouveau mot d’ordre universel des agences d’aide publique au développement. Leurs responsables ne cachent pas que cette priorité dispose de vertus marketing qui tombent à pic au moment où les budgets des politiques de coopération traversent une passe difficile. Il serait pourtant réducteur de n’y voir qu’un slogan. Car la mise en œuvre concrète des politiques de lutte contre la pauvreté, telles qu’elles sont présentées aujourd’hui, impose une remise en cause profonde des pratiques de l’aide. Une véritable révolution qui suppose une implication politique directe des agences d’aide dans les pays où elles interviennent, ainsi que l’introduction d’une dose significative de sélectivité. Deux choix que les institutions multilatérales et bilatérales d’aide ne peuvent pour l’instant assumer, du fait de l’inadaptation de leurs instruments à ces deux objectifs.

Un mot d’ordre médiatique

2Les années 1990 ont été marquées par une « fatigue de l’aide » de la part des pays donateurs, qui s’est traduite concrètement par un effort budgétaire en diminution. Une remise en cause qui ne provenait pas tant d’une supposée désaffection des opinions publiques, toujours difficile à évaluer, que de la réticence croissante, ici, des ministres des Finances, là, des parlementaires, à nourrir des transferts financiers à fonds perdus. Car la dernière décennie a connu une profusion des bilans de l’aide dont les résultats mettaient tous en évidence son inefficacité à promouvoir des stratégies réussies de développement à long terme [1]. La fin des années 1990 a même vu la montée d’une contestation internationale organisée et systématique des principaux bailleurs de fonds multilatéraux, accusés d’être peu respectueux des hommes et de l’environnement.

3Cette perte de légitimité a suscité en réaction la mise en avant du slogan de la lutte contre la pauvreté, promu au rang de priorité conceptuelle et pratique. Banque mondiale, Fonds monétaire international, Commission européenne, bailleurs de fonds bilatéraux, toutes les institutions d’aide ont eu recours à ce nouveau message. Pourquoi ce thème plutôt qu’un autre ? Les institutions multilatérales ont joué un rôle leader en la matière. Certes, le thème est porteur : quoi de plus justifié, en termes politiques et moraux, au regard de l’opinion publique et auprès de ceux qui décident les budgets d’aide, que de lutter contre la pauvreté ? Ces institutions ont surtout procédé comme elles l’ont toujours fait dans leur histoire, prenant à leur compte, après les avoir interprétées, les critiques essentielles dont elles sont victimes. Ainsi, critiquées dans les années 1980 pour forcer les pays victimes de la « crise de la dette » à s’engager dans des programmes d’austérité de court terme oublieux du développement de long terme, elles ont répondu par la mise en œuvre de l’ajustement structurel. Critiquées dans les années 1990 pour forcer les pays à réformer leur économie sans considération des coûts humains, elles ont promu l’obligation de lutter contre la pauvreté.

4Les spécialistes de l’aide n’ont pas tardé à dénoncer un tel slogan, renforcés en cela par les prises de position des bailleurs de fonds qui n’ont pas hésité à reconnaître la dimension publicitaire de leur nouvel engagement [2]. Tout en n’oubliant pas de l’habiller d’un discours intellectuel (référence systématique de la Banque mondiale à Amartya Sen), stratégique (la pauvreté déstabilise les gouvernements et accroît les risques de conflits), ou humanitaire.

5Ce serait pourtant une erreur d’en rester à la simple condamnation de l’aspect médiatique de cette nouvelle approche. Car elle s’inscrit, avec l’initiative de réduction de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE) et la promotion du thème de la « bonne gouvernance », dans un changement radical de perspective, de la part des bailleurs de fonds multilatéraux, qui mérite d’être débattu.

De l’économique au politique

6Une révolution théorique et pratique conduit aujourd’hui la Banque mondiale et le FMI à devenir des acteurs politiques directement impliqués dans les rapports de force et les compromis locaux des pays dans lesquels ils interviennent. Pour bien comprendre le caractère inédit de cette transformation, un bref retour en arrière est nécessaire.

7La séparation de l’économique et du politique marque l’architecture institutionnelle internationale mise en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale. D’un côté, les Nations unies, et plus particulièrement le Conseil de sécurité, doivent servir à définir et à gérer l’action politique internationale légitime. D’un autre côté, échoit aux institutions de Bretton Woods le soin d’apporter des solutions pragmatiques à une économie internationale ne posant que des questions techniques, dégagées des conflits politiques, et auxquelles un savoir économique rationnel est supposé apporter les réponses nécessaires.

8Cette dichotomie est spécifiquement inscrite dans les statuts des deux organisations. Ceux du FMI l’indiquent par défaut, en ne faisant jamais mention d’un éventuel rôle politique de l’institution. À l’inverse, les statuts de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) soulignent expressément l’interdiction faite à l’institution de s’aventurer sur le terrain politique. La section 5b de l’article III indique que « la Banque prendra des dispositions en vue d’obtenir que le produit d’un prêt soit consacré exclusivement aux objets pour lesquels il a été accordé, compte dûment tenu des considérations d’économie et de rendement et sans laisser intervenir des influences ou considérations politiques ou extra économiques ». Le message est ensuite explicitement réaffirmé à la section 10 de l’article IV intitulée « Interdiction de toute activité politique » : « La Banque et ses dirigeants n’interviendront pas dans les affaires politiques d’un État membre quelconque, ni ne se laisseront influencer dans leurs décisions par l’orientation politique de l’État membre (ou des États membres) en cause. Leurs décisions seront fondées exclusivement sur des considérations économiques, et ces considérations seront impartialement pesées… » Ce refus de la prise en compte de toute dimension politique les conduisait à vouloir occulter, derrière un discours technicien, tout ce qui pouvait donner lieu à un débat politique [3].

9Néanmoins, l’histoire a montré que cette séparation était illusoire. La violation des statuts de la Banque mondiale, sous la pression des États-Unis, dès le premier prêt de la BIRD, garde ainsi valeur de symbole. La première aide distribuée, qui devait revenir à la France, a été retardée jusqu’à ce que, selon la formule du Département d’État américain, la situation politique française soit « corrigée », c’est-à-dire que les communistes n’appartiennent plus au gouvernement. Lorsque ceux-ci ont quitté la coalition gouvernementale en mai 1947, les fonds de la Banque mondiale sont arrivés dans les heures qui ont suivi. On peut trouver bien d’autres exemples d’intervention politique « anticommuniste » ou du rôle politique de la Banque mondiale sous l’influence directe des intérêts stratégiques américains [4]. Diane Kunz a également montré comment les États-Unis ont utilisé le FMI pour faire pression sur le gouvernement britannique lors de la crise de Suez [5]. De la même façon, il est banal de souligner combien les bailleurs de fonds bilatéraux ont toujours su utiliser l’aide comme un instrument servant les intérêts stratégiques et politiques des États.

10La révolution en cours, dont il est question ici, dépasse ce genre de comportement pour donner une nouvelle dimension à l’action politique des institutions multilatérales et bilatérales d’aide. Il s’agit de revendiquer, au nom de l’efficacité, la prise en compte des rapports de force sociaux locaux dans la définition, la légitimation, la mise en œuvre et le contrôle de l’aide [6]. On a pu montrer ailleurs que FMI et Banque mondiale n’ont eu de cesse, à partir de la fin des années 1980, de s’engager dans cette voie et de la revendiquer [7]. Les bailleurs de fonds bilatéraux leur ont emboîté le pas. Après celle de la gouvernance, l’étape actuelle se fait sous la bannière de la nécessaire « appropriation » (ownership) des réformes. La mise en avant de la lutte contre la pauvreté et l’accélération, à la fin de l’an dernier, de l’initiative PPTE, en sont deux illustrations.

11Dans les deux cas, les États du Sud, interlocuteurs traditionnels des bailleurs de fonds, se voient inclus, par ces derniers, dans un ensemble d’acteurs politiques qui comprend également les oppositions politiques aux gouvernements en place, les représentants des forces sociales nationales et ceux des Organisations non-gouvernementales (ONG) du Nord. Le déblocage de l’aide, aussi bien dans le cadre de la lutte contre la pauvreté que dans celui de l’initiative PPTE, oblige les gouvernements concernés à trouver des formes de compromis nationaux sur lesquelles les agences d’aide vont devoir porter un jugement politique. Elles seront ainsi amenées elles-mêmes à engager des négociations politiques avec un large ensemble d’acteurs.

12Comme l’indique un récent document de travail du FMI, au-delà des ministères des Finances et des banques centrales, le personnel du Fonds monétaire peut aussi jouer un rôle « by holding substantive discussions with other groups, including other ministries, trade unions, industry representatives, and local nongovernmental organizations[8] ».

13Cette pratique de l’aide pose immédiatement trois problèmes. Remplies d’économistes et d’ingénieurs, les institutions d’aide publique au développement ne disposent pas des compétences adéquates à ce genre d’activités. « Les institutions de Bretton Woods doivent apprendre à faire de la politique […], cela veut dire apprendre à former des consensus », soulignait récemment Jean-Michel Severino, ancien vice-président de la Banque mondiale [9]. Elles ne savent pas le faire aujourd’hui, et ce n’est pas le moindre défi qui leur est posé. Le suivi à long terme des politiques locales anti-pauvreté suppose aussi que les pays du Sud, soit disposent d’une administration efficace, soit bénéficient d’une aide technique conséquente et efficace, à même d’encadrer des politiques sectorielles sur une longue durée. Deux conditions qui ne sont pas remplies actuellement. Les bailleurs de fonds devront également pouvoir réagir au cas des « déviants ». Les dirigeants des pays du Sud ont montré qu’ils étaient tout à fait capables de « s’approprier » les réformes négociées avec les institutions d’aide pour les transformer en ressources destinées à nourrir leurs combats internes [10]. Que faire lorsque qu’un gouvernement suivra à peu près la politique définie de réduction de la pauvreté, tout en détournant le reste des mesures liées à l’ajustement économique ?

14Ce genre de questions fait maintenant l’objet d’un débat important au sein des institutions internationales, que la Banque mondiale a réglé par la mise en avant du thème de la sélectivité. Le principe en est simple : réserver les financements publics d’aide aux gouvernements qui souhaitent véritablement utiliser ces fonds pour développer leur pays. Puisque nous devons porter un jugement politique global, dit la Banque mondiale, portons le ex ante, avant de démarrer toute aide, et, plutôt que d’essayer d’imposer des changements par la multiplication des conditions, sélectionnons les pays qui sont des réformateurs crédibles.

15Le thème de la lutte contre la pauvreté aboutit ainsi à faire jouer un rôle politique, direct, aux bailleurs de fonds, mais les amène également à évoluer de la conditionnalité vers la sélectivité. Une transformation que l’on peut juger souhaitable mais qui fait pour le moins débat et mérite d’être discutée plutôt que d’être imposée par le biais de la lutte contre la pauvreté.

Conditionnalité ou sélectivité ?

16En mars et avril dernier, Fonds monétaire et Banque mondiale ont publié des travaux séparés, mais dont les conclusions pointent dans le même sens d’une remise en cause de la conditionnalité. Les deux institutions soulignent l’inefficacité de ce qui a représenté l’instrument phare de leurs interventions pendant les vingt dernières années. Là où le FMI montre les errements de l’approfondissement de la conditionnalité économique, la Banque mondiale appelle clairement à l’élargissement des critères de sélection des pays récipiendaires de l’aide sur la base de données politiques.

Conditionnalité « light »

17À partir de plusieurs synthèses proposées au débat public sur son site Internet, le FMI tire un trait sur la période Camdessus en dénonçant sa propre dérive dans le domaine de la conditionnalité économique [11]. L’institution reconnaît ainsi s’être engagée dans des politiques « in which the main objective was not always to correct an acute pre-existing external imbalance, but to give members confidence to proceed with long-term, structural reforms associated with development or structural transformation that would likely require balance-of-payments financing ».

18En voulant se substituer à des stratégies de développement, le Fonds monétaire a fait fausse route, s’embarquant dans une multiplication inefficace des conditions « structurelles ». Celles-ci sont passées de 2 en moyenne par programme en 1987, à 17 à leur sommet en 1997, avant de revenir à une moyenne de 13 en 1999, ce qui reste substantiellement plus élevé que dix ans auparavant. Cet accroissement s’est appuyé sur la progression du nombre de « structural benchmarks », au statut flou, présentés de fait par les gouvernements du Sud et les personnels du Fonds comme des critères de conditionnalité sans en avoir le statut. Une ambiguïté que dénonce aujourd’hui le FMI, car il y voit l’une des raisons qui l’ont fait apparaître comme un bouc émissaire aux yeux des populations des pays du Sud. Ce fut une erreur, soulignent les documents de l’institution, tout en suggérant qu’elle fut en partie le résultat des faiblesses de la Banque mondiale… L’absence relative de conditionnalité dans les programmes d’ajustements sectoriels de la Banque nous obligeait à être rigoureux pour deux, indique implicitement le Fonds monétaire.

19La situation a changé, et la mise en avant de la nécessaire appropriation, par les sociétés locales, des programmes d’ajustement conduit le FMI à faire machine arrière. L’institution s’est engagée dans un processus d’allégement de la conditionnalité qui va aboutir au cours de cette année. Pour autant, le Fonds monétaire ne va pas jusqu’à prôner le passage à la sélectivité, un chemin dans lequel s’engage plus délibérément la Banque mondiale.

Sélectivité politique

20Le thème de la sélectivité de l’aide a été mis en avant dans une étude préparée dès 1997 par David Dollar pour la Banque mondiale, et qui a abouti l’année suivante à la diffusion du rapport Assessing Aid. Sous la problématique d’une évaluation de l’efficacité de l’aide internationale, le document proposait de réserver les financements publics aux pays qui entreprenaient des réformes, et de seulement disséminer des idées et stimuler le débat dans la société civile dans les autres. Le rapport préconisait ainsi rien de moins que de supprimer toute aide financière aux gouvernements qui n’essayaient pas véritablement de développer leur pays. S’inscrivant totalement dans les nouvelles orientations de la Banque mondiale, les travaux qui ont suivi alliaient ce recours à la sélectivité à la recherche d’efficacité dans la lutte contre la pauvreté. Paul Collier et David Dollar montraient ainsi qu’une réallocation efficace de l’aide aux pays « vertueux » pourrait obtenir les mêmes résultats, en termes de réduction de la pauvreté, que le triplement de l’aide actuelle [12]. Si la sélectivité doit servir de « meilleur principe » pour promouvoir la politique de lutte contre la pauvreté de la Banque mondiale, cela vaut la peine de la discuter d’un peu plus près.

21Cette approche a suscité un certain nombre de critiques, auxquelles le dernier rapport de la Banque mondiale consacré à l’aide à l’Afrique apporte quelques réponses [13]. Une première critique souligne qu’il serait très difficile, pour les bailleurs de fonds, de refuser un appui financier à un pays qui se trouve aux prises avec des difficultés sociales fortes, quelle que soit la qualité de ses politiques suivies.

22D’ailleurs, la faible application du principe de conditionnalité a montré que les donateurs ne respectaient pas les règles qu’ils se fixaient, et la sélectivité ne sera pas plus praticable que d’autres politiques. Pourtant, le maintien de flux financiers, y compris humanitaires, en direction de dirigeants plus préoccupés par leur situation personnelle que par celle de leur pays ne contribue pas, de toute façon, à l’amélioration des situations sociales ou de crise dans lesquelles se trouvent ces pays. Dans cette logique, comme ceux qui ont le plus de besoins ne sont pas ceux qui suivent les « meilleures » politiques, ce ne sont pas non plus ceux qui recevront le plus d’aide. Mais les gouvernements qui se trouvent dans cette situation ne sont malheureusement pas ceux qui utilisent l’aide pour répondre à des besoins.

23 Une autre critique porte sur la méthodologie : le principe de la sélectivité est justifié par des travaux économétriques qui affichent une certaine imprécision dans les données et les calculs, et dont les résultats semblent très sensibles au choix des échantillons retenus. Dans quelle mesure le critère de la sélectivité doit-il être validé par ce qu’un économiste de l’Agence française de développement, Blaise Leenhart, qualifie d’« économétrie politique » ? Cette méthodologie traditionnelle des économistes impose a priori de travailler sur des données mesurables, et incite à définir des critères de sélection des « bons élèves » très majoritairement de nature économique et proches des critères de performance utilisés dans les programmes d’ajustement structurel. Le risque est alors grand d’en rester à des critères de sélection des pays qui ne reposent que sur la volonté des gouvernements à libéraliser leur économie.

24Si cette tendance peut être repérée dans les premiers travaux de la Banque, il semble que cela soit en train de changer. Les travaux de David Dollar et Jakob Svensson investissent désormais plus directement le champ politique [14]. La méthode fait encore largement appel à l’économétrie politique, et on peut douter de la pertinence de variables aussi générales que « société multi-ethnique », « instabilité politique » ou « gouvernement démocratique » pour nourrir une véritable étude comparative. Le rapport de la Banque mondiale Aid and Reform in Africa cherche de son côté à tirer des résultats généraux de l’étude en profondeur de processus de réformes dans dix pays spécifiques. Ses conclusions permettent de faire le deuil de l’approche de la « best practice » : chaque pays se voit reconnaître sa propre configuration des rapports de force sociaux et politiques dont les processus d’ajustement doivent tenir compte. La seule caractéristique générale mise en avant consiste à montrer que les gouvernements qui rencontrent un certain succès, celui du Ghana et de l’Ouganda étant mis en avant, ont su organiser un soutien général à leur programme, sans que cela passe forcément par des élections démocratiques formelles [15]. Il est alors montré que l’aide a joué un rôle positif dans les deux pays. Finalement, tous ces travaux appellent les institutions d’aide à investir dans la compréhension de l’économie politique des pays dans lesquels elles interviennent, afin d’être à même de sélectionner les pays les mieux en mesure d’utiliser l’aide publique internationale.

25Certes, le principe de la sélectivité donne l’impression que la responsabilité de l’inefficacité des politiques d’aide au développement incombe uniquement aux pays receveurs. Jean-David Naudet a montré également la part de responsabilité des donateurs dans la mauvaise organisation de l’aide [16]. S’il est vrai que les travaux récents de la Banque mondiale soulignent clairement le caractère domestique des éléments qui affectent l’efficacité de l’aide, ils soulignent également les erreurs commises par les bailleurs de fonds : financement de gouvernements sans volonté réformatrice, mauvaise utilisation de la conditionnalité et confiance mal placée dans la capacité des bons réformateurs à attirer les capitaux privés internationaux. Si les institutions internationales pensent pouvoir utiliser la conditionnalité pour changer les pratiques des gouvernements sans volonté réformatrice, elles se trompent, concluent ces travaux. D’où la nécessité de recourir à la sélectivité: l’aide sera plus efficace, en particulier en matière de lutte contre la pauvreté, et donc plus légitime.

26Derrière le slogan de la lutte contre la pauvreté se cachent donc deux enjeux politiques décisifs sur les modalités de l’aide publique au développement. D’une part, la capacité des bailleurs de fonds à s’inscrire positivement dans les débats politiques locaux. Ce qui implique de les comprendre et de mobiliser des compétences qui dépassent celles des économistes afin d’être à même de saisir des enjeux complexes aux dimensions multiples. D’autre part, le recours à la sélectivité au détriment de la conditionnalité. Ce qui suppose de réfléchir à des critères de sélection adéquats et opérationnels.

27Les bailleurs de fonds bilatéraux, en particulier français, ont enfourché le mot d’ordre de la lutte contre la pauvreté. Il n’est pas certain qu’ils en aient mesuré toutes les conséquences politiques.


Date de mise en ligne : 15/11/2012.

https://doi.org/10.3917/polaf.082.0161

Notes

  • [1]
    Voir, par exemple, à partir de méthodes très différentes, World Bank, Assessing Aid. What Works, What Doesn’t and Why, World Bank/Oxford University Press, 1999, et J.-D. Naudet, Vingt ans d’aide au Sahel. Trouver des problèmes aux solutions, OCDE/Club du Sahel, 1999.
  • [2]
    Voir J.-M. Severino, « Refonder l’aide au développement au xxie siècle », Critique internationale, n° 10, janvier 2001.
  • [3]
    La démonstration en a été faite explicitement dans le cas de la Banque mondiale par James Ferguson, The Anti-Politics Machine, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994.
  • [4]
    Voir C. Gwin, « US relations with the World Bank, 1945-1992 », Brookings Occasional Papers, 1994.
  • [5]
    D. B. Kunz, The Economic Diplomacy of the Suez Crisis, The University of North Carolina Press, 1991.
  • [6]
    Ce qui n’exclut pas la poursuite éventuelle de pratiques d’instrumentalisation politique de l’aide à des fins stratégiques étatiques, mais c’est une autre dimension.
  • [7]
    C. Chavagneux et L. Tubiana, « Quel avenir pour les institutions de Bretton Woods ? Les transformations de la conditionnalité », Développement, rapport du Conseil d’analyse économique n° 25, La Documentation française, 2000.
  • [8]
    « Conditionality in Fund-Supported Programs. Policy issues », paragraphe 83, février 2001, à consulter sur le site www.imf.org.
  • [9]
    Voir L’Économie politique, n° 10, 2e trimestre 2001.
  • [10]
    Sur le détournement des politiques commerciales, voir B. Hibou, L’Afrique est-elle protectionniste ?, Paris, Karthala, 1996, et J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.
  • [11]
    À consulter sur le site www.imf.org.
  • [12]
    Voir « Aid allocation and poverty reduction », World Bank Policy Research Paper, n° 2041, janvier 1999.
  • [13]
    Pour un passage en revue de l’ensemble des critiques, voir C. Chavagneux et L. Tubiana, « Quel avenir pour les institutions de Bretton Woods ? »…, op. cit.
  • [14]
    « What explains the success or failure of structural adjustement programs ? », Economic Journal, octobre 2000.
  • [15]
    C’est effectivement l’un des points forts de l’ajustement au Ghana. Voir C. Chavagneux, Ghana, une révolution de bon sens, Paris, Karthala, 1997.
  • [16]
    Voir note 1.
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