Pôle Sud 2019/2 n° 51

Couverture de PSUD_051

Article de revue

Les élections législatives espagnoles du 28 avril et du 10 novembre 2019

Pages 135 à 149

Notes

  • [1]
    Partido Popular (Parti populaire). Partido socialista Obrero español (Parti socialiste ouvrier espagnol). Le parlement espagnol est composé de deux chambres : le Congrès des députés et le Sénat, dont les pouvoirs sont très inférieurs à ceux du Congrès. Par commodité, lorsqu’il sera question ici de « majorité parlementaire », il s’agira de la majorité des sièges au seul Congrès.
  • [2]
    Podemos : « Nous pouvons ». Cs : Abréviation de Ciudadanos (Citoyens).
    En 2016 comme en 2015, les résultats de Podemos sont additionnés à ceux des listes des coalitions régionales proches du parti. Par ailleurs, en 2016, Podemos et IU ont formé des listes communes sous le label Unidos Podemos.
  • [3]
    Ce qui avait conduit le Roi à dissoudre le Congrès élu le 20 décembre 2015 et à convoquer les élections de juin 2016.
  • [4]
    Le réseau Gürtel était une galaxie de sociétés détournant, principalement mais pas exclusivement, à des fins d’enrichissement personnel, une partie des contrats de prestation de services et de transactions immobilières alloués par certaines instances du parti ou bien des collectivités publiques dirigées par le PP.
  • [5]
    En 1980, les socialistes avaient présenté une motion de censure proposant le remplacement du centriste Adolfo Suárez par Felipe González. En 1987, c’était au tour de l’AP (Alliance populaire, ancêtre du PP) de tenter de déloger Felipe González. Beaucoup plus récemment, en 2017, Podemos avait utilisé la même procédure contre Mariano Rajoy. Ces trois tentatives avaient échoué.
  • [6]
    Le palais de la Moncloa, à Madrid, est le siège de la présidence du gouvernement.
  • [7]
    Sur 18 membres (y compris le président), il comprenait 11 femmes et 7 hommes. D’autre part, les portefeuilles ministériels confiés à des femmes étaient souvent majeurs : vice-présidence du gouvernement, justice, défense, finances, économie, etc.
  • [8]
    Les circonscriptions électorales pour les élections au Congrès correspondent au découpage administratif des provinces auxquelles s’ajoutent les villes autonomes de Ceuta et Melilla. Parallèlement, 604 listes présentaient des candidats au Sénat dans 59 circonscriptions (les 45 provinces péninsulaires, Ceuta et Melilla, et chacune des grandes îles des provinces insulaires).
  • [9]
    En juillet 2016, CDC s’était transformée en PDeCAT (Partit Demòcrata Europeu Català, Parti démocrate européen catalan). À l’occasion des élections catalanes du 21 décembre 2017, prenant acte de l’impossibilité de reconduire une grande coalition de tous les indépendantistes, le parti du président Carles Puigdemont avait formé des listes incorporant des « personnalités indépendantes » sous le label Junts per Catalunya (Peres, 2018) utilisé à nouveau pour les élections générales du 28-A et du 10-N.
  • [10]
    Ou encore la España vaciada, littéralement, « l’Espagne vidée », au sens de « dépeuplée ».
  • [11]
    Il s’agit ici des taux de participation par rapport au nombre total d’électeurs inscrits. On rencontre souvent dans la presse ou dans la littérature spécialisée des taux plus élevés calculés sur les seuls résidents sur le territoire espagnol. Comme les électeurs inscrits qui vivent à l’étranger sont nombreux (environ 2 millions) et votent peu, ce taux peut être beaucoup plus élevé. Par exemple, pour le 28-A, la participation calculée de cette manière atteint les 75,7 %.
  • [12]
    Pendant cette période, les scores du parti ont oscillé entre un maximum de 48,1 % (1982) et un minimum de 34,2 % (2000). En 2008, les socialistes avaient réuni 43,9 % des suffrages valides.
  • [13]
    Une partie seulement des sénateurs (208 sur 266) sont élus, selon un mode de scrutin différent de celui des députés, les autres étant désignés par les communautés autonomes.
  • [14]
    Il s’agit, en 2016, des résultats additionnés des listes Unidos Podemos proprement dites et des listes de coalition des organisations régionales de la mouvance (En comú podem en Catalogne, Podemos-Compromís dans la Communauté valencienne, Podemos-En Marea en Galice). En 2019, l’addition ne concerne plus que les listes Unidas Podemos et En comú podem, Compromis et En Marea ayant abandonné le label Podemos.
    EH Bildu : Euskal Herria Bildu (Réunir le Pays basque). Navarra Suma : que l’on pourrait traduire par « Toute la Navarre ».
    Compromis2 (« Engagement ») : coalition valencienne qui faisait partie en 2016 de la mouvance Podemos.
    CC : Coalicón Canaria (Coalition canarienne).
    PRC : Partido Regionalista de Cantabria (Parti régionaliste de Cantabrie).
  • [15]
    Ces élections ont concerné les 12 communautés autonomes dites « non historiques », c’est-à-dire laissant en dehors l’Andalousie, la Catalogne, la Communauté valencienne, la Galice et le Pays basque.
  • [16]
    Littéralement : « plus de pays ». La création de Más País prolonge l’expérience de Más Madrid, l’organisation créée conjointement avec l’ex-maire de la capitale espagnole, Manuela Carmena, en vue des élections municipales et autonomiques du 26 mai 2019.
  • [17]
    Le 10-N, le mouvement valencien Compromis s’est présenté, et ses résultats sont ici intégrés, sous le label Más País.
English version

1L’intense activité électorale et politique qui caractérise la démocratie espagnole depuis quatre ans (cf. tab. 1) porte la marque de la fragmentation du système des partis consacrée cette année-là (Peres, 2016) et qui s’est encore accentuée ces derniers mois.

Tableau 1

Chronologie des principaux évènements politiques à l’échelle de l’État (2015-2019)[1]

25 décembre 2015Élections générales (25-D)
26 juin 2016Élections générales (26-J)
30 octobre 2016Mariano Rajoy (PP) investi comme président du gouvernement
1er juin 2018Motion de censure contre Mariano Rajoy. Le même jour, Pedro Sánchez (PSOE) président du gouvernement
4 mars 2019Dissolution des Cortes (Parlement)
28 avril 2019Élections générales (28-A)
26 mai 2019Élections européennes, élections municipales et 12 élections autonomiques
23-25 juillet 2019Le Congrès des députés refuse l’investiture à Pedro Sánchez (PSOE)
24 septembre 2019Dissolution du Parlement. Convocation de nouvelles élections
10 novembre 2019Élections générales (10-N)

Chronologie des principaux évènements politiques à l’échelle de l’État (2015-2019)[1]

2À partir de la fin 2015, à l’inverse de ce qui s’était passé pendant près de quatre décennies, la démocratie espagnole n’a connu que des gouvernements de courte durée, ou expédiant les affaires courantes, à cause de majorités parlementaires fragiles ou introuvables. La répétition des élections législatives du 28 avril 2019 (28-A) et du 10 novembre 2019 (10-N), qui reproduit le scénario de 2015 et 2016, confirme et amplifie ce changement d’ère.

Une législature sans précédent : des élections du 26-J (26 juin 2016) à la dissolution des cortes (4 mars 2019)

3À la suite du scrutin du 26-J, Mariano Rajoy s’était succédé à lui-même comme président du Gouvernement en bénéficiant de la progression du PP qui était arrivé plus nettement en tête qu’aux précédentes élections au Congrès des députés.

Tableau 2

Résultats des élections au Congrès des députés 2016 et 2015[2]

Partis2016 (26 juin)2015 (20 décembre)
% suffrages validesNombre de sièges% suffrages validesNombre de sièges
PP3313728,7123
PSOE22,78522,090
Podemos21,17120,769
IU3,72
Cs13,13213,940
Partis nationalistes/régionalistes7,1266,925

Résultats des élections au Congrès des députés 2016 et 2015[2]

Élaboration de l’auteur d’après les données du ministère de l’Intérieur.

4Mariano Rajoy avait pu former un gouvernement PP alors même que le nombre de sièges conquis par la formation politique conservatrice (137) restait très en deçà de la majorité parlementaire (176). Il réussissait là où le socialiste Pedro Sánchez avait échoué quelques mois auparavant [3] : obtenir l’investiture du Congrès (le 29 octobre 2016). Outre le soutien sans participation de Ciudadanos, cette réussite devait beaucoup aux 80 % des élus socialistes qui s’étaient abstenus lors du vote de confiance afin d’éviter de nouvelles élections. Cette investiture votée à la majorité simple (170 voix pour, 111 contre) permettait de sortir du blocage politique ayant conduit les Espagnols à voter deux fois en sept mois. Mais ce gouvernement minoritaire allait se trouver rapidement paralysé. La division politique du Congrès des députés et sa polarisation idéologique enterraient la culture du pactisme, c’est-à-dire de la recherche du consensus et des compromis héritée de la transition démocratique, et réduisaient l’activité législative à son minimum. Malgré tout, dans le contexte d’extrême tension provoquée par la situation en Catalogne, le référendum indépendantiste illégal et l’application de l’article 155 de la Constitution autorisant le gouvernement espagnol à prendre le contrôle des institutions politiques catalanes (la Généralité), le PP avait pu trouver un accord avec le Parti Nationaliste Basque (PNV) pour faire adopter les budgets 2017 et 2018. Avec une marge d’action très limitée, Mariano Rajoy semblait ainsi pouvoir sauver l’essentiel, et se maintenir au pouvoir pendant la durée de la législature, lorsque ce scénario fut brutalement contrarié par la résurgence du cas Gürtel [4], l’affaire de corruption la plus menaçante parmi toutes celles ayant particulièrement impliqué le Parti Populaire ces dernières années.

Un évènement inédit : la réussite d’une motion de censure

5Le 24 mai 2018, la justice espagnole rendait une première sentence relative à cette affaire en condamnant à de lourdes peines de prison ses principaux protagonistes, dont l’ancien trésorier national du PP, Luis Bárcenas, qui avait avoué le montage d’une comptabilité parallèle (la caisse B) alimentée par les pots-de-vin versés par des entreprises en quête de marchés publics. Mais le jugement concluait également à l’existence d’un « système de corruption institutionnel » qui, sans pouvoir lui en imputer la responsabilité directe, avait bénéficié au parti. Il imposait à ce dernier une amende de près de 245 000 €. La mise en cause judiciaire, dans un cas de corruption emblématique, du parti au pouvoir dont ses dirigeants n’avaient cessé de s’exonérer de toute responsabilité allait provoquer une réponse politique immédiate. Le lendemain de la sentence, le PSOE déposait au Congrès des députés une motion de censure contre Mariano Rajoy. Conformément au principe de « défiance constructive » adopté par la Constitution de 1978, cette motion proposait Pedro Sánchez comme candidat à la présidence du gouvernement. S’il s’agissait de la quatrième de l’ère démocratique [5], cette motion de censure fut la première à réussir, à la surprise de beaucoup d’observateurs et d’acteurs politiques. Le 1er juin 2018, une majorité de 180 députés (réunissant les socialistes, la mouvance Podemos et les partis nationalistes basques et catalans) chassait Mariano Rajoy de la Moncloa [6] et faisait de Pedro Sánchez le 7e président du gouvernement depuis 1978. Pour la première fois dans l’histoire de la démocratie espagnole, une motion de censure votée pendant la législature avait permis une alternance politique sans nouvelles élections.

6Cette alternance inédite au beau milieu d’une législature représenta aussi une revanche personnelle pour le nouveau premier ministre socialiste revenu depuis peu à la tête d’un parti dont de nombreux experts estimaient que son déclin électoral devait beaucoup à la faiblesse de son leadership (Delgado-Fernández, Cazorla-Martín, 2017). Singulier parcours que celui de Pedro Sánchez, jeune (né en 1972) cadre du PSOE peu connu avant de remporter, en juillet 2014, les élections primaires d’une organisation en quête de renouveau après les défaites cuisantes aux scrutins législatif de 2011 et européen de 2014. Sa première expérience à la tête du parti ne fut pas heureuse puisque le PSOE avait ensuite perdu les deux élections générales de 2015 et 2016 en réalisant ses pires scores électoraux depuis la Transition. Après les élections du 26-J, incapable d’imposer son autorité aux députés socialistes, il avait démissionné, le 1er octobre 2016, de son poste de secrétaire général et abandonné dans la foulée son siège de député.

7Paradoxalement, les conditions de cette démission lui avaient permis de revenir par la grande porte. Sa sortie avait été provoquée par le refus du Comité fédéral du parti de convoquer sur-le-champ de nouvelles élections primaires. Celles-ci auraient pu, espérait Pedro Sánchez, lui conférer la légitimité nécessaire pour imposer sa ligne d’opposition à la formation du gouvernement de Mariano Rajoy, quand les ténors du parti voulaient au contraire faciliter (en s’abstenant) son investiture pour ne pas assumer la responsabilité de la perpétuation du blocage politique. Cette ligne modérée l’ayant emporté, il avait jeté l’éponge. Mais, le 21 mai 2017, Pedro Sánchez gagna les élections primaires convoquées après sa démission en devançant largement la favorite des hauts dirigeants socialistes, et alors présidente de la Communauté autonome d’Andalousie, Susana Díaz, après une campagne prônant une opposition résolue au gouvernement du Parti Populaire et privilégiant la reconquête de l’électorat de gauche capté ou tenté par Podemos. Un an après ce retour aux commandes du PSOE, c’est lui qui prit l’initiative de la motion de censure l’installant en un éclair à la présidence du gouvernement.

Le premier gouvernement de Pedro Sánchez : courte vie, expérience profitable

8Si Pedro Sánchez avait réussi en quelques jours à fédérer toutes les oppositions à Mariano Rajoy pour le déloger de la Moncloa, il lui fut bien plus difficile de diriger durablement l’Espagne à la tête d’un gouvernement socialiste très minoritaire (le PSOE ne détenant alors que 84 sièges sur les 350 du Congrès des députés). Ce cabinet, dans lequel, pour la première fois, les femmes étaient plus nombreuses que les hommes [7], n’a eu qu’une brève existence (huit mois), pendant laquelle il ne put gouverner qu’à coups de décrets-lois sans parvenir à aucune avancée sur l’enjeu crucial de la crise catalane. C’est d’ailleurs cette impasse qui précipitera la fin du premier mandat de Pedro Sánchez. Les formations indépendantistes catalanes représentées au Congrès conditionnèrent leur appui à loi de finances 2019 à l’ouverture de négociations sur la tenue d’un référendum d’autodétermination en Catalogne. Le refus catégorique du gouvernement socialiste de se plier à cette exigence provoqua le rejet du budget par Congrès le 13 février 2019, conduisant Pedro Sánchez à proposer au Roi la dissolution des Cortes et la convocation des élections du 28 avril.

9Maigre en termes de politiques publiques, le bilan de Pedro Sánchez au pouvoir était pourtant loin d’être électoralement dénué de sens. Son gouvernement avait utilisé sa marge de manœuvre restreinte pour annoncer l’intention hautement symbolique d’exhumer la dépouille de Franco du Valle de los Caídos et prendre un ensemble de mesures sociales (hausse du salaire minimum, revalorisation des pensions de retraite, augmentation du salaire des fonctionnaires, etc.) en cohérence avec la perspective de reconquête de l’électorat de gauche affichée par les socialistes. Le verdict des urnes le 28-A a validé au moins en partie cette stratégie.

Les élections du 28-A et leurs suites : irruption de l’extrême droite, renouveau socialiste, blocage politique

10Parmi les quelques 70 partis représentés par les 582 listes autorisées à présenter des candidats au Congrès des députés dans les 52 circonscriptions électorales [8], on retrouve sans surprise, le 28-A, toutes les grandes formations politiques déjà présentes, à l’échelle de l’État tout entier (PP, PSOE, Cs, Podemos) ou seulement de leurs communautés autonomes (les partis dits « nationalistes » ou « régionalistes »), lors de la précédente élection générale.

11Parfois sous des noms ou des configurations légèrement différentes. L’alliance de la gauche radicale formée autour de Podemos, qui portait le nom d’Unidos Podemos (Unis, nous pouvons) en 2016, féminise son nom en devenant Unidas Podemos (Unies, nous pouvons). En se référant, au travers de l’adjectif « unies », au rassemblement de « personnes ou d’organisations » sans distinction de sexe, le mouvement entend signifier son attachement au combat féministe. Par ailleurs, du côté des formations catalanes, la CDC (Convergence démocratique de Catalogne) a laissé place aux listes Junts per Catalunya (JxCat, Ensemble pour la Catalogne) [9].

12Pedro Sánchez (PSOE), devenu entre-temps président du gouvernement, Pablo Iglesias (Unidas Podemos), Albert Rivera (Ciudadanos) conduisent toujours les listes de leurs formations respectives. Mais Le PP a changé de leader.

13Le 5 juin 2018, quelques jours après le vote de la mention de censure à son encontre, Mariano Rajoy avait annoncé qu’il quittait la tête du parti et se retirait de la vie politique. Le 21 juillet de la même année, après une dure bataille interne l’opposant à l’ex-vice-présidente du gouvernement, Soraya Sáenz de Santamaría, c’est Pablo Casado qui devenait président du PP. Ayant gagné sur une ligne droitière (primat de l’unité de l’Espagne, des « valeurs familiales », baisse des impôts, immigration à l’index, etc.), le jeune dirigeant (il est né en 1981) signe le retour des partisans de l’ancien président José María Aznar aux commandes du parti et la mise à l’écart des « modérés » du clan Rajoy.

14La situation est plus complexe pour les partis « nationalistes », dont les grands leaders se réservent habituellement pour les élections autonomiques. La tradition est préservée pour les listes basques, mais les deux grandes composantes du nationalisme catalan ont opéré des choix emblématiques. La liste ERC est dirigée par le chef du parti, Oriol Junqueras, emprisonné depuis novembre 2017 et dont la candidature est destinée à mettre en évidence la persécution politique dont les leaders indépendantistes poursuivis par la justice espagnole se disent victimes. La liste JxCat est elle aussi symboliquement conduite par une personnalité incarcérée, Jordi Sànchez, ex-président de l’une des plus importantes associations de la mouvance indépendantiste, l’ANC (Assemblea Nacional Catalana, Assemblée nationale catalane).

15Outre la question des têtes de liste, les candidatures pour les élections du 28-A se caractérisent par un fort renouvellement. Plus de 40 % des députés du Congrès n’apparaissent plus parmi les candidats. Ce remueménage est particulièrement intense dans les rangs du Parti Populaire et, à un degré moindre, du Parti Socialiste. Des personnalités politiques ayant joué récemment un rôle majeur restent en dehors, comme Soraya Sáenz de Santamaría et María Dolores de Cospedal (PP). D’une manière générale, les dirigeants des deux grands partis historiques ont fortement orienté la constitution des listes de manière à s’entourer de fidèles et à mieux contrôler leurs futures troupes parlementaires.

Le phénomène Vox : la fin de « l’exception espagnole » bouscule la donne

16Mais la grande nouveauté de l’offre électorale réside dans la transformation (plutôt que l’apparition) soudaine du parti d’extrême droite Vox en concurrent sérieux des quatre formations qui s’étaient disputé l’essentiel des suffrages en 2015 et 2016. Vox (la Voix) a été, comme Podemos, fondé en 2014. Mais personne n’avait alors songé à l’inclure dans le lot des « formations émergentes » ayant mis fin au quasi-bipartisme de la politique espagnole. Et pour cause : en ayant recueilli 0,2 % des suffrages aux scrutins de 2015 et 2016, sa présence électorale était squelettique. Et ces résultats pouvaient apparaître comme une illustration supplémentaire de l’insignifiance durable de l’extrême droite depuis les débuts de l’ère démocratique post-franquiste, érigée par les observateurs en « exception espagnole » (Suárez Fernández, Van Den Broek, 2016).

17C’est pourquoi le succès inattendu de Vox aux élections autonomiques andalouses avait pris l’allure d’un séisme politique. Le 2 décembre 2018, Vox était puissamment entré au parlement andalou en faisant élire 12 députés (sur 109) après avoir remporté de 11 % des suffrages, contre 0,46 % en 2015 ! Mieux (ou pire ?), dès sa première réussite électorale, le parti s’était pleinement intégré au jeu parlementaire. Loin de « faire barrage » à l’extrême droite, le PP n’avait pas hésité à signer un accord d’investiture avec Vox tout en pactisant avec Ciudadanos pour accéder à la présidence de la Junta de Andalucía (Junte d’Andalousie) et former un gouvernement. Une coalition de facto rassemblait donc toutes les composantes de la droite afin de déloger du pouvoir les socialistes qui avaient gouverné la Communauté andalouse depuis sa création.

18Or, les premiers sondages en vue du 28-A laissent entrevoir la possibilité pour Vox de rééditer à l’échelle de l’État la percée réalisée en Andalousie. Même si ces enquêtes situent le PSOE nettement en tête des intentions de vote, l’hypothèse d’une majorité de droite gouvernant l’Espagne en appliquant le modèle andalou semble crédible. C’est ainsi qu’un parti sans aucune représentation parlementaire (ce qui l’empêchera de participer aux débats télévisés) et son chef inconnu quelques mois auparavant (Santiago Abascal, né en 1976, ex-militant du PP au Pays basque) deviennent des protagonistes majeurs de la campagne électorale.

19En utilisant très abondamment les réseaux sociaux, Vox impose dans le débat des thèmes relativement peu (hantise de l’immigration, défense des traditions) ou pas du tout (avortement, rejet de la politique de lutte contre la « violence de genre », antiféminisme en général) saillants jusque-là. La détestation de l’indépendantisme catalan occupe une place centrale dans ce discours radical qui a obligé toute la droite à surenchérir sur un thème où leurs positions étaient déjà sans nuances.

20Les problèmes économiques sont pratiquement absents de la campagne et c’est principalement sur la question catalane que Pedro Sánchez est attaqué par le PP, martelant que le Président sortant cherche à former un « gouvernement Frankenstein » qui regrouperait socialistes, indépendantistes et communistes. Quant à Albert Rivera, leader de Ciudadanos, qui avait négocié avec Pedro Sánchez un pacte de législature après les élections de 2015, il désigne désormais le chef des socialistes comme l’ennemi principal qu’il s’agit à tout prix de déloger du pouvoir, justifiant ainsi son virage à droite et son acceptation tacite du compagnonnage avec l’extrême droite.

21Pour leur part, les deux formations catalanes qui se disputent le vote indépendantiste mènent une campagne de basse intensité en mettant en avant leurs dirigeants emprisonnés. Elles sont cependant divisées quant à la ligne de conduite à adopter vis-à-vis du PSOE. Tandis que JxCat suit la voie de l’opposition frontale tracée par l’ex-président de la Généralité en exil, Carles Puigdemont, le parti de la gauche républicaine, ERC, déclare vouloir empêcher l’entrée de l’extrême droite dans le gouvernement de l’Espagne et se montre disposée à faciliter le maintien au pouvoir de Pedro Sánchez. Mais la condition posée pour ce soutien, l’ouverture d’un dialogue sur la tenue d’un référendum sur l’autodétermination, est la même que celle qui, rejetée par les socialistes, avait conduit au rejet du budget et à la convocation des élections anticipées.

22À gauche, la mouvance Podemos est fragilisée par des dissensions internes qui ont notamment conduit, en janvier 2019, au départ de l’un des fondateurs du parti, Íñigo Errejón, qui contestait ouvertement la manière dont son secrétaire général, Pablo Iglesias, dirigeait le parti. Pendant la campagne, le leader de la gauche radicale, dont les sondages prédisent l’érosion, laisse de côté sa position complexe sur la crise catalane (pour l’autodétermination, contre l’indépendance) et met en avant un agenda social en se désignant comme la garantie d’un gouvernement véritablement de gauche qui résulterait d’une coalition avec les socialistes.

23Le PSOE, pour qui les sondages sont au contraire favorables, n’écarte pas cette possibilité. Mais il cherche surtout à apparaître comme un pôle de modération face, d’un côté, au jusqu’au-boutisme des partis catalans et, de l’autre, au surgissement de Vox et à la droitisation du PP et de Ciudadanos. Les discours socialistes s’adressent d’ailleurs particulièrement aux électeurs de cette formation (autrefois) centriste en désaccord avec l’inflexion idéologique et tactique du parti d’Albert Rivera. Dans le même temps, en dépit de son maigre bilan législatif, Pedro Sánchez s’appuie sur les mesures sociales prises depuis son accession à la présidence du gouvernement pour se légitimer auprès de l’électorat de gauche.

24S’il est un point commun aux discours des 5 grandes listes, c’est l’attention portée aux territoires les moins peuplés. La thématique de « l’Espagne vide » (la España vacía) [10] s’est invitée dans la campagne en raison des revendications portées de plus en plus souvent publiquement par des habitants de cet espace intérieur représentant plus de la moitié de la superficie du pays et où vivent 5 % des Espagnols pâtissant de la rareté des services publics, des moyens de transport ou encore d’accès à l’Internet. Et les partis en lice sont d’autant plus enclins à prétendre s’y intéresser que l’enjeu du vote de ces populations est inversement proportionnel à leur poids démographique. Arriver en tête dans ces nombreuses petites circonscriptions élisant chacune une poignée de députés (ce qui atténue le caractère proportionnel du mode de scrutin) s’avère plus décisif encore du fait de la fragmentation de l’offre électorale. Beaucoup d’observateurs considèrent qu’une vingtaine de provinces de l’Espagne dépeuplée pourraient décider de la couleur d’une éventuelle majorité.

Les résultats du 28-A : forte participation, succès socialiste, extrême droite au parlement

25Le 28 avril 2019, les électeurs se déplacent en nombre. La participation retrouve un niveau inconnu depuis 2004.

Tableau 3

Taux de participation aux élections au Congrès des députés (en %)[11]

AnnéeTaux de participation
197778,8
197968,0
198280,0
198670,5
198969,7
199376,4
199677,4
200068,7
200475,7
200873,8
201168,9
201569,7
201666,5
2019 (28-A)71,8

Taux de participation aux élections au Congrès des députés (en %)[11]

Élaboration de l’auteur d’après les données du ministère de l’Intérieur.

26Ce scrutin mobilisateur est un succès pour le PSOE qui se détache en tête du peloton. Si son audience électorale reste loin des niveaux atteints entre 1982 et 2008 [12], elle progresse fortement par rapport aux élections précédentes (cf. tab. 4). Après deux échecs (2015 et 2016), Pedro Sánchez réussit à gagner une élection au détriment non seulement du PP (qui enregistre le pire des résultats de son histoire et perd près de la moitié de sa part des suffrages ainsi que plus de la moitié de ses sièges au Congrès), mais également de son concurrent de gauche, la mouvance Podemos, qui talonnait le PSOE en 2016 et n’obtient cette fois-ci que la moitié des voix conquises par ce dernier. Non seulement le PSOE ressort comme le seul des deux grands partis historiques à pouvoir conduire un futur gouvernement, mais le rapport de forces au sein de la gauche lui est beaucoup plus favorable dans la perspective d’une négociation avec Unidas Podemos. En outre, pour la première fois depuis 1993, les socialistes remportent les élections au Sénat [13] où ils conquièrent la majorité absolue des sièges, s’assurant ainsi que la deuxième chambre ne constituerait pas une source de blocage dans le cas où Pedro Sánchez parviendrait à conserver le pouvoir.

Tableau 4

Résultats des élections au Congrès des députés 2016 et 2019[14]

Listes2016 (26 juin)2019 (28 A)
% suffrages validesNombre de sièges% suffrages validesNombre de sièges
PP3313716,766
PSOE22,78528,7123
Unidos/Unidas Podemos21,17114,442
Cs13,13215,957
Vox0,210,324
ERC2,693,915
CDC/JxCat281,97
PNV1,251,56
EH Bildu0,8214
Navarra Suma0,42
Compromis20,71
Coalición Canaria0,310,52
PRC0,21

Résultats des élections au Congrès des députés 2016 et 2019[14]

Élaboration de l’auteur d’après les données du ministère de l’Intérieur.

27À droite, les pertes du PP sont corrélatives de l’évènement attendu : l’entrée de l’extrême droite au parlement. Vox réédite à l’échelle de l’État son succès andalou en réunissant un peu plus de 10 % des suffrages. Quant à Ciudadanos, qui s’est résolument arrimé à la droite pendant la campagne, il progresse légèrement en voix mais talonne cette fois-ci le Parti Populaire en sièges (57 contre 66).

En quête d’investiture : le PSOE en échec

28L’avance des socialistes et le fait que la somme des sièges obtenus par les partis de droite (PP + Cs + Vox = 147 sièges) soit très éloignée de la majorité absolue (176) écartent d’emblée la possibilité d’un gouvernement de droite. L’hypothèse d’un accord de législature entre le PSOE et Cs qui permettrait de réunir une telle majorité (123 + 57 = 180 sièges) est vite rejetée par le parti d’Albert Rivera, qui a martelé pendant la campagne son veto à Pedro Sánchez. Celui-ci n’a alors d’autre choix qu’une éventuelle alliance gouvernementale de gauche qui, insuffisante pour atteindre la majorité absolue (PSOE + Unidas Podemos = 165 sièges), ne pourrait déboucher, dans le meilleur des cas, que sur un gouvernement minoritaire dont la survie dépendrait, comme avant le 28-A, des indépendantistes catalans.

29Mais ce scénario est compliqué par les relations conflictuelles entre les deux formations et les deux leaders. Pablo Iglesias entend coûte que coûte participer à une coalition gouvernementale pour « surveiller » les socialistes et garantir une orientation de gauche. Plutôt que d’accepter l’existence d’un « gouvernement au sein du gouvernement », Pedro Sánchez préfère au contraire un gouvernement PSOE soutenu par Podemos sur la base d’un accord programmatique, à l’instar de ce qui se passe au Portugal. Par ailleurs, le Président sortant se presse d’autant moins d’entamer de véritables négociations que d’autres échéances électorales se profilent, qui pourraient, d’après les sondages, renforcer encore le rapport de forces en faveur du PSOE.

30Le 26 mai 2019 se tiennent trois élections : européennes, municipales, autonomiques [15]. Même si la droite remporte les scrutins très en vue de la ville et de la communauté de Madrid, le PSOE enfonce le clou de sa récente victoire aux élections générales. Aux élections autonomiques, il améliore partout ses scores des élections précédentes (2015). Aux municipales, il arrive globalement en tête en devançant de 7 points le Parti Populaire (29,3 contre 22,2 %). Surtout, aux élections européennes, dont les précédentes, cinq ans auparavant, avaient signé l’entrée de Podemos sur la scène partisane et initié l’effondrement du quasi-bipartisme, les socialistes font bien mieux qu’en 2014 (32,9 contre 23 %) et sont encore plus largement en tête qu’au scrutin législatif (cf. tab. 5).

Tableau 5

Résultats des principales listes aux élections européennes 2014 et 2009 (en % des suffrages valides)

Listes20142019
PP26,720,3
PSOE23,633,2
Cs10,312,2
Unidas Podemos8,210,1
Vox1,66,2

Résultats des principales listes aux élections européennes 2014 et 2009 (en % des suffrages valides)

Élaboration de l’auteur d’après les données du ministère de l’Intérieur.

31Ces bons résultats déterminent Pedro Sánchez à adopter une ligne ferme vis-à-vis de Podemos en entamant tardivement de véritables négociations avec le parti de la gauche radicale. Passablement chaotiques, ces négociations (qui envisagèrent brièvement l’attribution à Podemos de postes ministériels jugés insuffisants par le parti de Pablo Iglesias) n’aboutissent pas. Les 23 et 25 juillet 2019, Pedro Sánchez échoue à obtenir l’investiture du Congrès (à la majorité absolue puis à la majorité simple). Le 17 septembre, le roi Felipe constate l’impossibilité de proposer un candidat à la présidence du gouvernement disposant des soutiens nécessaires à une investiture. Le 24, les Cortes sont dissoutes et de nouvelles élections sont convoquées pour le 10 novembre.

Les élections du 10-N : rien ne change (pas tout à fait) mais tout est (un peu) différent

32La courte campagne pour les élections du 10 novembre 2019 est placée, pour les acteurs et les observateurs, sous le signe de l’incertitude.

33Ce nouveau scrutin permettra-t-il d’en finir avec le blocage politique tandis que les sondages n’annoncent aucune révolution de la donne électorale ? Les électeurs resteront-ils mobilisés alors que, dans un scénario de répétition semblable, entre les élections du 20 décembre 2015 et celles du 26 juin 2016, le taux de participation avait chuté de plus de 3 points (de 69,7 à 66,5 %, cf. tab. 3) ? Qui souffrirait ou bénéficierait d’une éventuelle démobilisation de l’électorat ? Qui les électeurs de gauche rendront-ils responsables de l’échec des négociations entre le PSOE et Podemos pour la formation d’un gouvernement après le 28-A ?

34L’entrée en lice d’une nouvelle formation de gauche, susceptible d’accroître un peu plus la fragmentation du système partisan à l’échelle étatique, ajoute à ces inconnues. Le 25 septembre, Íñigo Errejón, l’ancien haut dirigeant et cofondateur de Podemos, annonce sa candidature sous l’égide de Más País [16], en reprochant à son ancien parti et aux socialistes leur incapacité à construire ensemble un gouvernement progressiste. Il faut également noter la décision du parti catalan indépendantiste d’extrême gauche CUP (Candidatura d’Unitat Popular, Candidature d’unité populaire), dont le rôle politique est devenu très important en Catalogne, de se présenter pour la première fois à des élections générales.

35Les premiers jours de campagne sont marqués par une forme de convergence vers le centre des trois partis arrivés en tête le 28-A. En réponse à la déroute subie par le PP, Pablo Casado modère son discours et se déclare ouvert à la recherche de solutions au blocage politique avec tous les « partis constitutionnalistes ». Les tendances inquiétantes des sondages pour Ciudadanos poussent Albert Rivera à renoncer à sa stratégie droitière (qui a provoqué le départ de plusieurs personnalités historiques du parti) et à s’ouvrir de nouveau à la possibilité d’un pacte avec le PSOE, qui cherche de son côté à modeler un discours susceptible d’attirer les électeurs de Cs échaudés par son évolution récente. Mais le déroulement de la campagne est rapidement conditionné par l’effervescence qui secoue la Catalogne.

36Le 14 octobre, le Tribunal suprême rend son verdict dans le procès des dirigeants indépendantistes poursuivis pour leur rôle dans la tenue du référendum illégal du 1er octobre 2017 et de ses suites. S’ils écartent le délit le plus grave, celui de « rébellion », et ne retiennent que ceux de « sédition, malversation de fonds publics et désobéissance », les juges prononcent de lourdes peines pour les principaux accusés, dont le leader d’ERC et ex-vice-président de la Communauté de Catalogne, Oriol Junqueras, condamné à 13 ans de prison. Les manifestations de protestation contre la sentence se multiplient alors en Catalogne en atteignant souvent un niveau jamais vu de violence contre les biens et lors des affrontements avec les forces de l’ordre. Dès lors, la question catalane redevient le sujet central de la campagne et les partis de droite se livrent à une surenchère de diatribes anti-indépendantistes tout en redoublant leurs critiques contre le PSOE pour sa gestion de la crise en Catalogne.

37Parallèlement, le thème de la « mémoire historique », qui divise fortement l’opinion espagnole, resurgit du fait de l’exhumation, le 24 octobre, de la dépouille de Franco du Valle de los Caídos décidée par Pedro Sánchez en juin 2018.

Les résultats du 10-N : semblables et différents

38Le 10 novembre, la participation (sans tenir compte des votes des citoyens vivant à l’étranger) est en baisse de près de 6 % par rapport au 28 avril (69,8 % contre 75,7), mais les résultats diffèrent assez peu de ceux enregistrés six mois auparavant (cf. tab. 6), au moins quant à la dispersion des suffrages et à l’équilibre entre les camps politiques. Aucune majorité claire ne se dégage du scrutin, et si la droite progresse légèrement, le rapport droite/gauche a peu évolué (151 sièges contre 158 le 28-A ; 148 contre 165 le 28-A). De ce point de vue, Pedro Sánchez a perdu son pari. Le PSOE est toujours largement en tête, mais, loin de consolider leur avantage, les socialistes abandonnent quelques sièges (120 contre 123) ainsi que leur majorité au Sénat. Le rapport de forces au sein de la gauche reste inchangé, même si l’entrée en jeu de Más País fait perdre plusieurs sièges à la gauche radicale.

Tableau 6

Résultats des élections au Congrès des députés 28-A et 10-N[17]

Partis2019 (28 A)2019 (10-N)
% suffrages validesNombre de sièges% suffrages validesNombre de sièges
PP16,76620,889
PSOE28,712328120
Unidas Podemos14,44212,135
Más País2,43
Cs15,9576,810
Vox10,32415,152
CUP12
ERC3,9153,613
JxCat1,972,28
PNV1,561,66
EH Bildu141,15
Navarra Suma0,420,42
Compromis120,71
Coalición Canaria0,520,52
BNG0,51
PRC0,210,31
Teruel Existe0,11

Résultats des élections au Congrès des députés 28-A et 10-N[17]

Élaboration de l’auteur d’après les données du ministère de l’Intérieur.

39Mais, à droite, le paysage est bien différent. Vox poursuit sa percée spectaculaire en passant de 10 à 15 % des suffrages et faisant plus que doubler le nombre de ses députés. À première vue, il semble que le parti d’extrême droite soit le principal bénéficiaire des troubles en Catalogne en attirant à lui les électeurs les plus attachés à l’unité de l’Espagne. Et, si le PP se redresse nettement, Ciudadanos s’effondre en voix (6,8 % contre 15,9) et perd l’essentiel de sa représentation au Congrès (10 élus contre 57). Enfin, il n’est pas tout à fait anecdotique que le siège conquis par une plateforme d’électeurs de la province de Teruel fasse écho à la protestation de « l’Espagne vide ».

Vers une coalition gouvernementale de gauche ?

40Si, arithmétiquement, rien n’a fondamentalement changé depuis le 28-A (puisque le constat de l’absence d’une majorité parlementaire à même d’assurer une stabilité gouvernementale perdure), les conséquences politiques du scrutin sont tout autres.

41Le 11 novembre, au lendemain des élections, Albert Rivera, qui dirigeait Ciudadanos depuis sa fondation, démissionne en assumant la responsabilité de la débâcle d’un parti désorienté entre ceux qui pensent que la fuite (ou l’abstention) de ses électeurs est soit due à la droitisation du parti avant le 28-A, soit contraire à l’ouverture vers Pedro Sánchez pendant la campagne du 10-N.

42Un jour plus tard, le 12 novembre, Pedro Sánchez et Pablo Iglesias signent un préaccord pour la formation d’un gouvernement de coalition entre le PSOE et Podemos. Tout se passe comme si les résultats très décevants de la réitération des élections pour ces deux formations rendent tout à coup impératif ce qui avait semblé impossible à réaliser pendant les mois suivant les élections du 28 avril. Si elle se confirmait, cette entente constituerait un pas essentiel vers l’investiture parlementaire d’un nouveau gouvernement.

43Essentiel, mais insuffisant. Les sièges additionnés du PSOE, d’Unidas Podemos et de Más País (158) n’atteignent pas la majorité absolue. Plusieurs autres combinaisons sont envisageables sur un plan purement comptable, mais l’hypothèse la plus probable serait alors celle d’une investiture obtenue par cette coalition de gauche à la majorité simple, à la condition que le parti catalan ERC choisisse de s’abstenir. Or, un tel choix est politiquement problématique dans le cadre de la rivalité pour le vote indépendantiste opposant la gauche républicaine et les partisans de Carles Puigdemont, qui rejettent tout soutien aux socialistes dans les conditions actuelles. En tout état de cause, un gouvernement né sur cette base étroite et dépendant de l’évolution de la situation en Catalogne n’aurait qu’une existence précaire.

44L’instabilité politique n’est donc probablement pas près de se dissiper en Espagne.

Bibliographie

Références / References

  • Delgado-Fernández S., Cazorla-Martín A. (2017), “El Partido Socialista Obrero Español : de la hegemonía a la decadencia”, Revista Española de Ciencia Política, n° 44.
  • Peres H. (2016), « Les élections législatives espagnoles du 20 décembre 2015 et du 26 juin 2016 », Pôle Sud, vol. 45, n° 2.
  • Peres H. (2018), « Les élections catalanes du 21 décembre 2017 (21-D) », Pôle Sud, vol. 49, n° 2.
  • Suárez Fernández T., Van Den Broek H. P. (2016), “El enigma de la derecha radical populista : éxito europeo y fracaso español”, XIIe Congreso Español de Sociología, Gijón.

Notes

  • [1]
    Partido Popular (Parti populaire). Partido socialista Obrero español (Parti socialiste ouvrier espagnol). Le parlement espagnol est composé de deux chambres : le Congrès des députés et le Sénat, dont les pouvoirs sont très inférieurs à ceux du Congrès. Par commodité, lorsqu’il sera question ici de « majorité parlementaire », il s’agira de la majorité des sièges au seul Congrès.
  • [2]
    Podemos : « Nous pouvons ». Cs : Abréviation de Ciudadanos (Citoyens).
    En 2016 comme en 2015, les résultats de Podemos sont additionnés à ceux des listes des coalitions régionales proches du parti. Par ailleurs, en 2016, Podemos et IU ont formé des listes communes sous le label Unidos Podemos.
  • [3]
    Ce qui avait conduit le Roi à dissoudre le Congrès élu le 20 décembre 2015 et à convoquer les élections de juin 2016.
  • [4]
    Le réseau Gürtel était une galaxie de sociétés détournant, principalement mais pas exclusivement, à des fins d’enrichissement personnel, une partie des contrats de prestation de services et de transactions immobilières alloués par certaines instances du parti ou bien des collectivités publiques dirigées par le PP.
  • [5]
    En 1980, les socialistes avaient présenté une motion de censure proposant le remplacement du centriste Adolfo Suárez par Felipe González. En 1987, c’était au tour de l’AP (Alliance populaire, ancêtre du PP) de tenter de déloger Felipe González. Beaucoup plus récemment, en 2017, Podemos avait utilisé la même procédure contre Mariano Rajoy. Ces trois tentatives avaient échoué.
  • [6]
    Le palais de la Moncloa, à Madrid, est le siège de la présidence du gouvernement.
  • [7]
    Sur 18 membres (y compris le président), il comprenait 11 femmes et 7 hommes. D’autre part, les portefeuilles ministériels confiés à des femmes étaient souvent majeurs : vice-présidence du gouvernement, justice, défense, finances, économie, etc.
  • [8]
    Les circonscriptions électorales pour les élections au Congrès correspondent au découpage administratif des provinces auxquelles s’ajoutent les villes autonomes de Ceuta et Melilla. Parallèlement, 604 listes présentaient des candidats au Sénat dans 59 circonscriptions (les 45 provinces péninsulaires, Ceuta et Melilla, et chacune des grandes îles des provinces insulaires).
  • [9]
    En juillet 2016, CDC s’était transformée en PDeCAT (Partit Demòcrata Europeu Català, Parti démocrate européen catalan). À l’occasion des élections catalanes du 21 décembre 2017, prenant acte de l’impossibilité de reconduire une grande coalition de tous les indépendantistes, le parti du président Carles Puigdemont avait formé des listes incorporant des « personnalités indépendantes » sous le label Junts per Catalunya (Peres, 2018) utilisé à nouveau pour les élections générales du 28-A et du 10-N.
  • [10]
    Ou encore la España vaciada, littéralement, « l’Espagne vidée », au sens de « dépeuplée ».
  • [11]
    Il s’agit ici des taux de participation par rapport au nombre total d’électeurs inscrits. On rencontre souvent dans la presse ou dans la littérature spécialisée des taux plus élevés calculés sur les seuls résidents sur le territoire espagnol. Comme les électeurs inscrits qui vivent à l’étranger sont nombreux (environ 2 millions) et votent peu, ce taux peut être beaucoup plus élevé. Par exemple, pour le 28-A, la participation calculée de cette manière atteint les 75,7 %.
  • [12]
    Pendant cette période, les scores du parti ont oscillé entre un maximum de 48,1 % (1982) et un minimum de 34,2 % (2000). En 2008, les socialistes avaient réuni 43,9 % des suffrages valides.
  • [13]
    Une partie seulement des sénateurs (208 sur 266) sont élus, selon un mode de scrutin différent de celui des députés, les autres étant désignés par les communautés autonomes.
  • [14]
    Il s’agit, en 2016, des résultats additionnés des listes Unidos Podemos proprement dites et des listes de coalition des organisations régionales de la mouvance (En comú podem en Catalogne, Podemos-Compromís dans la Communauté valencienne, Podemos-En Marea en Galice). En 2019, l’addition ne concerne plus que les listes Unidas Podemos et En comú podem, Compromis et En Marea ayant abandonné le label Podemos.
    EH Bildu : Euskal Herria Bildu (Réunir le Pays basque). Navarra Suma : que l’on pourrait traduire par « Toute la Navarre ».
    Compromis2 (« Engagement ») : coalition valencienne qui faisait partie en 2016 de la mouvance Podemos.
    CC : Coalicón Canaria (Coalition canarienne).
    PRC : Partido Regionalista de Cantabria (Parti régionaliste de Cantabrie).
  • [15]
    Ces élections ont concerné les 12 communautés autonomes dites « non historiques », c’est-à-dire laissant en dehors l’Andalousie, la Catalogne, la Communauté valencienne, la Galice et le Pays basque.
  • [16]
    Littéralement : « plus de pays ». La création de Más País prolonge l’expérience de Más Madrid, l’organisation créée conjointement avec l’ex-maire de la capitale espagnole, Manuela Carmena, en vue des élections municipales et autonomiques du 26 mai 2019.
  • [17]
    Le 10-N, le mouvement valencien Compromis s’est présenté, et ses résultats sont ici intégrés, sous le label Más País.
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