Pôle Sud 2018/2 n° 49

Couverture de PSUD_049

Article de revue

Les élections catalanes du 21 décembre 2017 (21-D)

Pages 91 à 106

Notes

  • [1]
    La Generalitat désigne l’ensemble formé par les institutions politiques de la Communauté catalane : Parlement, Présidence et Conseil exécutif (le gouvernement).
  • [2]
    En septembre 2005, le Parlement catalan avait voté une réforme du statut d’autonomie en vigueur depuis 1979. Après quelques modifications, la réforme avait été avalisée par les députés (mars 2006) puis par les sénateurs espagnols (mai 2006). Le 18 juin 2006, les électeurs catalans avaient approuvé par référendum le nouveau statut, qui fit presque aussitôt l’objet, à l’initiative du Parti Populaire, d’un recours d’inconstitutionnalité devant le TC. La sentence de ce dernier, invalidant tout ou partie de 14 articles sur les 223 du statut de 2006, se fit attendre quatre ans, notamment en raison des blocages liés au renouvellement de sa composition.
  • [3]
    Ces résultats, comme les autres cités dans cet article, sont calculés, ainsi qu’il est généralement de mise en Espagne, sur les votes dits « valides », c’est-à-dire les suffrages exprimés plus les votes « blancs ».
  • [4]
    Pour la signification des sigles, notamment relatifs aux partis et coalitions électorales, voir à la fin de l’article.
  • [5]
    CiU était arrivée largement en tête des élections de 2012 avec un résultat néanmoins en fort recul : 30,7 % des voix contre 38,4 % en 2010. L’évolution était inverse pour ERC, qui avait presque doublé son score : 13,7 % contre 7 % en 2010.
  • [6]
    Cette déclaration a été juridiquement annulée par le TC le 25 mars 2014.
  • [7]
    Outre le corps électoral légalement constitué, les étrangers résidant légalement en Catalogne, ainsi que les mineurs âgés d’au moins 16 ans étaient convoqués à cette consultation.
  • [8]
    Constituée en 1978, l’alliance entre CDC et UDC sous le nom de CiU s’était transformée en fédération en 2001. En juin 2015, en désaccord avec le processus indépendantiste, la direction de l’UDC décidait de quitter le gouvernement d’Artur Mas. Le 18 juin, au lendemain de cette sortie, CDC annonçait la fin de la fédération CiU.
  • [9]
    Les dispositions de la loi électorale en matière de parrainage par les électeurs impliquent que le nombre de listes qui ont été autorisées à présenter des candidats a légèrement varié d’une circonscription à l’autre : de 9 à 11 en 2015, de 9 à 10 en 2017. En effet, en 2017, outre les entités énumérées dans le texte, trois autres ont participé au scrutin : d’une part le PACMA (Partit Animalista contra el Maltractament Animal – Parti animaliste contre la maltraitance animale) et Recortes Cero-Grupo Verde (Coupes [budgétaires] 0 – Groupe vert), présentes dans les 4 circonscriptions, et PU M+J (Per un Món Més Just – Pour un monde plus juste) présente dans 3 circonscriptions. Elles ont réuni, à toutes les trois, 1,14 % des votes valides.
  • [10]
    Notamment : Òmnium Cultural (Omnium culturel), Assemblea Nacional Catalana (ANC – Assemblée nationale catalane) et Associació de Municipis per la Independència (AMI – Association des municipalités pour l’indépendance).
  • [11]
    Les consellers (littéralement : conseillers) sont les membres du Govern, le gouvernement catalan.
  • [12]
    Aucune de ces personnalités n’ayant fait l’objet d’une condamnation au moment du dépôt des listes, elles pouvaient légalement présenter leur candidature.
  • [13]
    En 2e position (derrière Oriol Junqueras) sur la liste ERC à Barcelone, Marta Rovira a été élue le 21-D, mais elle a abandonné son siège en mars 2018 avant de rejoindre la Suisse pour éviter de comparaître devant le TS (Tribunal suprême).
  • [14]
    Cette expression renvoie, au-delà de la Communauté de Catalogne, à tous les territoires, en Espagne et en France, considérés comme appartenant à l’aire culturelle et linguistique catalane.
  • [15]
    Ce terme est préférable à celui, également très utilisé médiatiquement et politiquement, d’ « unionistes », qui exagère la communauté de points de vue entre les adversaires de l’indépendance. Entre la solution fédérale et le renforcement de l’autonomie, soutenus par le PSC, et l’ambition, souvent énoncée au sein du PP et de C’s, de restreindre au contraire le champ de l’autonomie, il y a plus que des nuances.
  • [16]
    « Citoyens de Catalogne ».
  • [17]
    Le projet présenté fin 2016 sous le nom provisoire d’Un País en Comú (Un pays en commun) a pris définitivement le nom de Catalunya en Comú (Catalogne en commun) en avril 2017.
  • [18]
    Même si l’on rencontre au sein de ce courant une variété d’opinions quant à la désirabilité de cette indépendance.
  • [19]
    Ce terme (les « communs » en français) désigne initialement les partisans du mouvement incarné par Ada Colau qui avait conquis la mairie de Barcelone en 2015 sous la bannière de la plateforme Barcelona en Comú (Barcelone en commun).
  • [20]
    Celui qui était aussi le leader de Podemos en Catalogne a depuis renoncé à sa carrière politique. Il a surpris le monde politique catalan en annonçant, le 4 septembre 2018, sa démission de toutes ses responsabilités militantes ainsi que de son siège de député autonomique.
  • [21]
    Ce taux exceptionnel est un peu inférieur au record toutes catégories établi lors des élections dites « générales » (au Congrès des députés espagnol) de 1982, où la participation avait frôlé les 81 %.
  • [22]
    Pendant la Transition démocratique, la plupart des élections avaient eu lieu un mercredi ou un jeudi. Les premières élections autonomiques catalanes s’étaient ainsi déroulées le jeudi 20 mars 1980. Il n’entrait pas de calcul politique dans la fixation de la date des élections au Parlament de 2017, mécaniquement déterminée par la loi électorale en fonction du jour de la convocation du scrutin. Précisons que les électeurs salariés pouvaient disposer de quatre heures sur leur temps de travail pour aller voter.
  • [23]
    Ce système, qui régit en Espagne les élections générales aussi bien qu’autonomiques, est une manière de présenter les résultats du calcul de l’attribution des sièges en jeu à la représentation proportionnelle avec répartition des sièges à la plus forte moyenne.
  • [24]
    Au 1er janvier 2017, selon les chiffres de l’Institut d’Estadística de Catalunya (Institut de statistique de Catalogne).
  • [25]
    Le 1er juin 2018, quelques jours après l’investiture de Quim Torra à la présidence de la Generalitat, le Congrès des députés adoptait pour la première fois une motion de censure contre le chef du gouvernement en fonction. La motion déposée par le PSOE délogeait Mariano Rajoy et le PP du pouvoir grâce au soutien de Podemos et des partis nationalistes (et, ou, indépendantistes) basques et catalans. Le même jour, le roi Felipe VI nommait Pedro Sánchez à la Présidence du gouvernement espagnol.
English version

1Les élections parlementaires catalanes du 21-D (21 décembre 2017), les douzièmes depuis le scrutin autonomique inaugural de 1980, et les quatrièmes de l’actuelle décennie, se sont déroulées dans un contexte hors norme. Pour la première fois, ces élections n’ont pas été convoquées par le President de la Generalitat de Catalunya[1] (président de la Généralité de Catalogne) en fonction, Carles Puigdemont, mais par Mariano Rajoy, alors chef du gouvernement espagnol. La convocation faisait suite à la dissolution du Parlament (Parlement) dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 155 de la Constitution de 1978, qui a donné provisoirement aux autorités de l’État espagnol le contrôle des institutions autonomiques. En recourant à cette disposition constitutionnelle très controversée et jamais appliquée jusque-là, Mariano Rajoy répondait au défi indépendantiste auquel partisans et détracteurs se réfèrent en usant du terme « procés » (processus). Ce défi avait abouti au « référendum d’autodétermination » du 1-O (1er octobre 2017) illégalement organisé par les autorités catalanes, mais auquel le Parlament s’était référé pour voter peu après (le 27 octobre) une déclaration unilatérale d’indépendance sous la forme d’une résolution instituant « la République catalane en tant qu’État indépendant et souverain, de droit, démocratique et social ».

2Ces élections, dont plusieurs des candidats présentés par les listes indépendantistes étaient emprisonnés ou en fuite pour éviter une arrestation, et qui se sont tenues, après une courte campagne électorale, dans un climat de très forte tension, ont enregistré une participation record. Malgré ces circonstances extraordinaires, le scrutin a confirmé pour l’essentiel le rapport de force sur l’enjeu fondamental de l’indépendance enregistré lors des élections précédentes. Dans une Catalogne presque coupée en deux, les forces indépendantistes ont très légèrement reculé en voix mais paradoxalement consolidé la courte majorité en sièges qu’elles détenaient dans la législature précédente. Néanmoins, en raison notamment de la volonté de Carles Puigdemont de conserver coûte que coûte le pouvoir, il aura fallu attendre plusieurs mois pour retrouver, sous la direction de Quim Torra, un gouvernement autonomique délivré de la tutelle étatique mais dont l’assise parlementaire s’est ensuite effritée sous la pression des divisions du mouvement indépendantiste et des contraintes imposées par la justice espagnole.

Un contexte hors norme : de la radicalisation du nationalisme catalan à la mise en œuvre de l’article 155

3Le rythme des élections parlementaires catalanes s’est fortement accéléré depuis le début de l’actuelle décennie. Alors que le Parlement de Catalogne est normalement élu pour 4 ans, les électeurs ont été appelés, le 21-D, à renouveler le Parlement de leur Communauté Autonome pour la quatrième fois en 7 ans (2010, 2012, 2015, 2017). Cette frénésie électorale est une conséquence de la poussée de la mobilisation indépendantiste depuis une douzaine d’années. En constant essor depuis 2006, cette mobilisation avait redoublé de vigueur après la décision du Tribunal constitutionnel espagnol (TC), publiée fin juin 2010, d’invalider ou de réinterpréter tout ou partie de plusieurs articles de l’Estatut d’autonomia de Catalunya (Statut d’autonomie de Catalogne) réformé en 2006 [2]. Attisée par la crise économique espagnole, qui a nourri le ressentiment de nombreux Catalans désignant le gouvernement de Madrid comme le responsable unique des coupes budgétaires et des difficultés sociales, la pression indépendantiste s’est incarnée dans une succession de manifestations spectaculaires mais aussi dans l’évolution des opinions relatives aux préférences quant aux relations entre la Catalogne et l’État espagnol enregistrées par les sondages. Entre octobre 2006 et octobre 2012, la proportion de sondés préférant l’indépendance a été multipliée par trois, et cette progression a été particulièrement marquée lors des deux dernières années de la période. Ce bond de la préférence indépendantiste s’est accompli pour l’essentiel aux dépens de l’appui à l’architecture institutionnelle actuelle (la Catalogne comme Communauté autonome) ou bien de la transformation de celle-ci vers une solution pleinement fédérale (cf. fig. 1).

Figure 1

Évolution des préférences relatives au statut de la Catalogne (2006-2017), en % des personnes interrogées

Figure 1

Évolution des préférences relatives au statut de la Catalogne (2006-2017), en % des personnes interrogées

Source : élaboration de l’auteur d’après les données du CEO (Centre d’Estudis d’Opinió – Generalitat de Catalunya).

4Néanmoins, la proportion des électeurs votant aux élections autonomiques pour des formations nationalistes est restée stable depuis 2010, en reculant même par rapport aux années 1990 (cf. fig. 2).

Figure 2

Vote cumulé pour les listes nationalistes aux élections autonomiques catalanes (1980-2017), en %[3]

Figure 2

Vote cumulé pour les listes nationalistes aux élections autonomiques catalanes (1980-2017), en %[3]

Source : élaboration de l’auteur d’après les données du Parlament de Catalunya.

5Ces deux constats ne sont contradictoires qu’en apparence : si le nationalisme n’a pas étendu son emprise idéologique sur la société catalane, il s’est radicalisé. La montée du sentiment indépendantiste découle de la déliquescence du soutien qu’une grande partie du courant nationaliste apportait encore récemment, de plus ou moins bonne grâce, à la formule de compromis (entre la satisfaction des aspirations particularistes et la préservation d’un État unitaire) que les promoteurs de la Transition démocratique avaient recherchée en imaginant « l’État des autonomies ». Et les mutations de la scène partisane ont reflété, en l’aiguisant, ce glissement idéologique. Le ralliement majoritaire des nationalistes qualifiés jusque-là de « modérés », représentés par la coalition CiU[4], a joué un rôle fondamental dans la focalisation des débats publics et de la vie politique autour de la question, dramatiquement existentielle, de l’indépendance. L’agenda et le destin des législatures qui se sont succédées ces sept dernières années ont ainsi été déterminés par la radicalisation du nationalisme catalan et les réponses politiques et judiciaires de l’État espagnol au processus indépendantiste auquel partisans et détracteurs se réfèrent en usant du terme procés.

6La 9e législature (2010-2012), débutant par l’avènement d’Artur Mas (CiU) à la tête de la Generalitat à la suite des élections du 28 novembre 2010, a été la plus courte de l’histoire politique catalane (un an et 10 mois). Prenant acte de l’échec de la négociation avec le gouvernement espagnol de Mariano Rajoy (PP) sur un nouveau mode de financement de la Communauté catalane (le dénommé « pacte fiscal »), Artur Mas convoquait les élections du 25 novembre 2012 en s’engageant, en cas de victoire, à organiser un « référendum d’autodétermination ». En dépit du fort recul de son parti lors de ce scrutin, Artur Mas pouvait mettre en œuvre cet engagement grâce à une alliance avec la gauche indépendantiste d’ERC en plein essor électoral [5].

7La 10e législature (2012-2015) a été d’abord marquée par l’adoption, le 23 janvier 2013, d’une déclaration parlementaire de « souveraineté du peuple catalan » et de son « droit à décider » [6]. Le 12 décembre de la même année, le President annonçait qu’un référendum sur la création d’un État catalan indépendant se tiendrait le 9 novembre 2014. Rejeté par le Congrès des députés espagnol puis suspendu par le TC, le référendum prévu était transformé par le gouvernement catalan en « processus participatif sur l’avenir politique de la Catalogne », à son tour suspendu par la justice constitutionnelle. Organisée dans des conditions précaires, la consultation du 9-N mobilisait 37 % des électeurs potentiels [7], dont un peu plus de 80 % approuvaient l’indépendance de la Catalogne. Dans la foulée, Artur Mas dissolvait de nouveau le Parlament et convoquait des élections ostensiblement présentées comme un plébiscite sur l’indépendance, au prix de la dislocation de la fédération CiU[8] qui avait dominé la scène partisane autonomique depuis l’époque de la Transition démocratique et gouverné la Catalogne sans interruption entre 1980 et 2003. Ce scrutin (le 27 septembre 2015) donnait une courte victoire aux indépendantistes, grâce à l’addition des sièges obtenus par les listes Junts pel Si (regroupant des candidats émanant principalement de CDC et d’ERC) et par celles de la formation d’extrême gauche CUP.

8Avec la 11ème législature (2015-2017), le procés a franchi une étape décisive. Pour ses promoteurs, la persistance du refus du gouvernement de Madrid d’accorder un « droit à l’autodétermination » et de négocier les termes de la séparation avec l’Espagne rendait nécessaire l’élaboration unilatérale d’une feuille de route vers l’indépendance. Le 9 novembre 2015, le Parlament votait une résolution proclamant le « début du processus de création de l’État catalan indépendant sous la forme d’une république » et, le 6 octobre 2016, une autre demandant la convocation d’un référendum sur l’indépendance au plus tard en septembre 2017. Entre temps, après de longues négociations, compliquées par l’opposition de la CUP à la personne d’Artur Mas, Carles Puigdemont (CDC) était entré en fonction (le 12 janvier 2016) en tant que 5ème President de la Generalitat depuis 1980. Indépendantiste résolu, et jusque-là peu connu, Carles Puigdemont cherchait sans succès à négocier avec Madrid les termes et les conditions, mais non le principe dès lors présenté comme irrévocable, du « référendum d’autodétermination de la Catalogne » finalement convoqué pour le 1er octobre 2017 (1-O). Le Parlament votait parallèlement un ensemble de textes devant permettre une « déconnexion » rapide entre la Catalogne et l’Espagne en cas de victoire du « oui » à la question : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ».

9La réponse du gouvernement Rajoy au scénario indépendantiste a été principalement judiciaire, en recourant à la fois à la justice constitutionnelle et à la justice pénale. Les décisions de la justice espagnole ont répondu à ses attentes. Le TC a annulé les parties du budget voté par le Parlament consacrées au référendum et, le 17 octobre 2017, déclaré ce dernier inconstitutionnel. Parallèlement, le ministère public multipliait les poursuites pénales contre des personnalités politiques et de hauts fonctionnaires impliqués dans la mise en œuvre du plan de rupture unilatérale.

10La collision entre ces volontés antagonistes a débouché, le 1er octobre 2017, sur l’intervention policière massive destinée à saisir les urnes déployées pour le référendum illégal en écartant sans ménagement ses partisans tentant de protéger les bureaux de vote. À partir de cette journée, dont les images violentes ont médiatiquement propulsé le conflit catalan sur la scène internationale, la confrontation s’est emballée. S’appuyant sur les résultats de cette consultation difficilement organisée et fortement perturbée par l’action policière (43 % de participation et 90 % de « oui » selon la Generalitat), Carles Puigdemont déclarait, le 10 octobre, « assumer le mandat » donné par le peuple pour que « la Catalogne devienne un État indépendant sous la forme d’une République », tout en proposant que le « Parlament suspende les effets de la déclaration d’indépendance » pour permettre une discussion avec Madrid grâce à une éventuelle médiation internationale. En réponse à cette déclaration ambigüe, Mariano Rajoy sommait le président catalan d’indiquer s’il assumait ou non une véritable déclaration d’indépendance. Faute de réponse, le chef du gouvernement espagnol annonçait, le 21 octobre, le recours à l’article 155 de la Constitution lui permettant, une fois obtenue l’approbation du Sénat, de prendre le contrôle de la Generalitat. Le 27 octobre, le Parlament initiait le processus constituant d’une république catalane indépendante. Le même jour, après avoir obtenu l’accord du Sénat, Mariano Rajoy mettait en œuvre l’article 155, dissolvait le parlement catalan et convoquait de nouvelles élections autonomiques pour le 21 décembre 2017.

Une offre politique fragmentée mais fortement polarisée

11Globalement, par rapport aux élections autonomiques précédentes, l’offre politique pour le scrutin du 21-D a peu évolué. Les électeurs ont pu choisir entre une dizaine de listes [9] dont 7 (contre 6 en 2015) ont finalement conquis des sièges au Parlament. Mais, comme pour le scrutin de 2015, avec une intensité encore redoublée, le clivage sur l’enjeu de l’indépendance a très fortement polarisé les programmes et la campagne électorale.

12Du côté indépendantiste, on note toutefois un changement significatif. Tandis qu’en 2015, les deux formations nationalistes dominantes (CDC et ERC) s’étaient coalisées au sein de listes communes (JxSí), qui accueillaient également des personnalités principalement issues des organisations indépendantistes très actives dans la société civile [10], elles ont concouru cette fois-ci séparément. Une tentative de candidature unique de tous les indépendantistes, fortement désirée par Carles Puigdemont et ses proches, a été écartée, principalement en raison des réticences d’ERC. Convaincue de pouvoir enfin devenir la force politique dominante des partisans de l’indépendance, la « Gauche républicaine » a rapidement décidé de présenter ses propres listes. Pour sa part, le PDeCAT, qui a succédé à l’ancienne CDC en juillet 2016, a pris acte de l’impossibilité de reconduire une grande coalition des indépendantistes sans pour autant présenter des candidats sous son étiquette. Le parti du président sortant de la Generalitat s’est fondu dans des listes incorporant des personnalités « indépendantes » sous le label Junts per Catalunya (JxCat). Faisant l’objet de poursuites judiciaires et restant en Belgique (où il s’était réfugié le 30 octobre 2017 afin d’éviter une arrestation plus que probable), Carles Puigdemont a conduit néanmoins la liste JxCat dans la circonscription de Barcelone. À cette situation singulière du President déchu s’ajoutait celle de 17 autres candidats inculpés, recherchés (cinq ex-consellers[11] qui étaient, comme Puigdemont, en fuite), en liberté conditionnelle ou emprisonnés, en raison de leur implication dans l’organisation illégale du référendum du 1-O[12].

13Solidaires de la mise en œuvre du procés et alliés au sein de l’exécutif catalan destitué en application de l’article 155 (qu’ils considèrent d’une seule voix comme un coup de force du gouvernement espagnol à leur encontre), les protagonistes des deux principales listes indépendantistes ne tenaient pourtant pas des discours similaires.

14Le programme de Junts per Catalunya pour le 21-D était intitulé « Puigdemont, notre président ». L’argumentaire de JxCat se focalisait sur sa personne et présentait les élections comme un plébiscite sur sa restauration à la tête de la Generalitat. De la sorte, sa victoire électorale serait une confirmation du résultat du référendum du 1-O en ôtant toute légitimité à l’application de l’article 155. Pour mieux centrer la campagne sur son nom et s’ériger en rassembleur incontournable des forces indépendantistes, Carles Puigdemont a imposé la mise en retrait du PDeCAT. À rebours de cette très forte personnalisation des thèmes de campagne, ERC n’évoquait le cas du président destitué qu’en l’associant à ceux des autres cadres indépendantistes poursuivis par la justice espagnole, dont son leader, Oriol Junqueras, incarcéré le 2 novembre 2017 et dont le nom figurait comme tête de liste du parti à Barcelone. Par ailleurs, ERC, dont la campagne a été menée par sa secrétaire générale Marta Rovira [13], promouvait dans son programme la voie du dialogue avec l’État espagnol pour réaliser pacifiquement le projet d’une « République catalane ». De manière alambiquée, et parfois contrariée par certaines déclarations, ERC prenait ainsi quelques distances avec la « voie unilatérale » d’accès à l’indépendance empruntée par le procés.

15C’est au contraire la réaffirmation de cette « voie unilatérale » écartant toute négociation avec l’État espagnol que défendait la CUP, qui complétait l’offre politique indépendantiste. Cette organisation d’extrême gauche, se battant pour, selon ses propres termes, « la libération sociale et nationale des “Pays catalans” » (Països Catalans[14]), s’est présentée pour la première fois devant les électeurs au scrutin autonomique de 2012. Elle a connu un succès retentissant aux élections suivantes en gagnant en 2015 plus de 8 % des voix et 10 sièges au Parlament, devenant alors incontournable pour assurer une majorité parlementaire au projet indépendantiste. Après avoir considéré que les élections du 21-D étaient illégitimes en raison des circonstances de leur convocation, la CUP a finalement décidé de participer au scrutin en proclamant toutefois qu’elle refuserait de jouer le jeu parlementaire si l’indépendantisme ne sortait pas vainqueur des élections, ou si les deux grandes listes soutenant la sécession renonçaient à la concrétiser immédiatement.

16Face à ces trois listes favorables à la sécession de la Catalogne, l’offre « non indépendantiste » était constituée par quatre listes qui dessinaient non seulement un spectre idéologique très large sur l’axe droite / gauche, mais dont les positions à l’égard du procés étaient également plus ou moins divergentes.

17Trois listes émanaient de partis qui sont fréquemment regroupés par les médias espagnols sous le label de « partis constitutionnalistes [15] » : de droite à gauche, le PP, C’s et le PSC. Ces formations, communément hostiles à la sécession de la Catalogne, ont toutes condamné l’illégalité du processus indépendantiste au nom de leur attachement à l’ordre constitutionnel, et elles ont approuvé, avec plus ou moins d’enthousiasme, l’application de l’article 155. Le PP catalan, dont les listes étaient conduites par Xavier García Albiol (un ancien maire de Badalone qui s’était fait remarquer auparavant par des propos souvent jugés xénophobes), répliquait le discours de Mariano Rajoy en se posant comme le meilleur garant de l’unité espagnole. Une tâche difficile en raison du succès rencontré par C’s qui avait recueilli en 2015 deux fois plus de voix que le PP.

18Fondé en 2006 à Barcelone comme un prolongement de l’association Ciutadans de Catalunya[16] regroupant des intellectuels décidés à lutter contre le nationalisme catalan, et en particulier contre sa politique linguistique, le parti Ciudadanos a réussi à s’implanter sur la scène politique espagnole à partir de 2014 tout en conservant un ancrage particulier sur son territoire originel. Porté par l’allant de la seule femme tête de liste, Inés Arrimada, C’s apparaissait dans les sondages comme la formation la plus à même de fédérer les opposants au procés. La posture du PSC à cet égard était plus complexe. Les socialistes catalans sont divisés depuis longtemps sur la question nationale et les relations de la Catalogne avec l’ensemble espagnol. La mise en œuvre de l’article 155 a aiguisé ces tensions. Tout en désavouant l’unilatéralisme du processus indépendantiste, le parti (qui n’est pas une branche du PSOE mais un parti associé) défendait la recherche du dialogue avec ses promoteurs et proposait, comme alternative à une indépendance refusée par la moitié de la Catalogne, l’avènement d’un État fédéral qui reconnaîtrait la plurinationalité de l’Espagne. C’est sur cette ligne, censée surmonter la fracture ouverte au sein la société catalane, que Miquel Iceta, le premier secrétaire du PSC, présentait sa candidature à la tête de la Generalitat comme la seule alternative réaliste à une victoire indépendantiste. En sachant qu’il lui faudrait pour cela non seulement obtenir, sur sa droite, un soutien de C’s mais aussi, sur sa gauche, de la quatrième candidature non indépendantiste, celle de CatComú-Podem.

19Les listes présentées sous ce label réunissaient Podem (la filiale catalane de Podemos) et Catalunya en Comú, le parti récemment formé autour de la maire de Barcelone, Ada Colau [17]. Elles occupaient le même espace idéologique (souvent désigné comme « gauche radicale ») que la coalition précédente, Catalunya Sí que es Pot (CatSíqueesPot), qui avait obtenu près de de 9 % des voix en 2015. L’attitude de ce courant à l’égard du procés le distinguait à la fois des indépendantistes et des « constitutionnalistes ». Il ne militait pas pour l’indépendance [18] mais pour le « droit à décider », c’est-à-dire concrètement la tenue, négociée avec l’État espagnol, d’un référendum d’autodétermination. Il a désapprouvé la proclamation unilatérale de la « République catalane » mais il a aussi condamné la mise en œuvre de l’article 155, et ce rejet a provoqué la rupture de l’alliance entre les « comuns » [19] et les socialistes catalans à la direction de la municipalité de Barcelone. En vertu de ce positionnement charnière, et malgré des sondages peu encourageants, Xavier Domènech [20], tête de liste de CatComú-Podem, se considérait seul en mesure de surmonter l’impasse politique de l’affrontement entre deux blocs rivaux et envisageait la possibilité de gouverner avec l’appui de la gauche indépendantiste (ERC) et de la gauche constitutionnaliste (le PSC).

20En dépit de la très forte crispation des débats et de la tension vécue quotidiennement entre partisans et adversaires de la sécession, la courte campagne électorale n’a pas connu d’incident majeur. D’autant que la prise de contrôle des institutions catalanes par le gouvernement espagnol s’est déroulée sans heurt, à la surprise de beaucoup. Néanmoins, les indépendantistes ont continué à défiler en exigeant la remise en liberté de leurs personnalités incarcérées, pendant que Carles Puigdemont tentait d’apparaître médiatiquement, auprès de ses soutiens mais aussi, avec moins de réussite, de l’opinion européenne, comme le chef légitime d’un gouvernement en exil. Fait nouveau, les anti-indépendantistes sont descendus à leur tour régulièrement dans la rue, avant et après l’entrée en campagne. Deux grandes manifestations défendant le maintien de la Catalogne dans l’Espagne ont été organisées peu après les évènements du 1er octobre (le 8 et le 12 du même mois). Celle qui a suivi la convocation des élections a été massive : le 29 octobre, les drapeaux espagnols emplissaient les grandes artères de Barcelone. Cette mobilisation inédite dans l’espace public faisait espérer à ceux qui refusent la séparation entre la Catalogne et l’Espagne que leurs électeurs se mobiliseraient davantage dans les urnes que lors des scrutins précédents, ce qui permettrait d’écarter les indépendantistes de la direction de la Generalitat. Les résultats auront déçu leurs attentes.

Des résultats qui ont recomposé le paysage politique tout en renouvelant une courte majorité indépendantiste

21Conformément aux espoirs du camp anti-indépendantiste, la dramatisation de l’enjeu a entraîné les électeurs aux urnes comme jamais pour des élections autonomiques. Le taux de participation aux élections du 21-D a battu tous les records pour ce type de scrutin [21]. Il a frôlé les 80 % et dépassé sensiblement celui des élections de 2015, qui avait lui-même battu le record précédent (cf. fig. 3).

Tableau 1

Taux de participation aux élections autonomiques en Catalogne (1980-2017)

Participation (%)Élections
61,31980
64,31984
59,41988
54,91992
63,61995
59,21999
62,52003
562006
58,82010
67,82012
74,92015
79,12017

Taux de participation aux élections autonomiques en Catalogne (1980-2017)

22Quoiqu’un peu inférieur aux prévisions de certains sondages, ce niveau de participation est d’autant plus remarquable que l’élection avait lieu un jour de semaine, un jeudi, et non pas un dimanche comme il est d’usage pour toutes les élections en Espagne depuis 1982 [22]. Mais, s’il a redessiné la carte politique catalane, l’attrait pour les urnes n’a pas chassé les indépendantistes du pouvoir.

23Tandis que presque tous les sondages prévoyaient un coude à coude entre les listes d’ERC et de C’s, c’est cette dernière formation qui est arrivée assez largement en tête en progressant très nettement depuis 2015, aussi bien en voix qu’en sièges (cf. fig. 4). ERC n’est arrivée qu’en troisième position, ses listes étant dépassées d’un cheveu par celles de JxCat. Un cheveu suffisant néanmoins à briser l’espoir de la gauche républicaine de prendre la direction du front indépendantiste et confortant au contraire la stratégie de Carles Puigdemont. Il faut par ailleurs noter que l’addition des scores et des sièges obtenus par les deux grandes listes ayant formé le précédent Govern (43,1 % des voix et 66 sièges) était supérieure au résultat de leur coalition (JxSí) en 2015 (39,6 % des voix et 62 sièges). Le PSC peut être également rangé du côté des gagnants : il a progressé légèrement en voix et gagné un siège. À l’inverse, les trois autres listes représentées au Parlament sont sorties affaiblies du scrutin. La gauche radicale (CatComú-Podem) s’est vue privée d’un gros quart des sièges conquis en 2015. La chute a été bien plus accentuée aux deux extrêmes du paysage idéologique : la CUP et le PP ont perdu grosso modo la moitié de leur poids électoral et de leur représentation parlementaire.

Tableau 2

Résultats des élections catalanes 2017 et 2015

Listes20172015
Voix (%)SiègesVoix (%)Sièges
C’s25,33617,925
JxCat21,73439,6*62*
ERC21,432
PSC13,91712,716
CatComú-Podem7,588,9**11**
CUP4,548,210
PP4,248,511

Résultats des élections catalanes 2017 et 2015

(Les listes sont classées dans l’ordre décroissant de leurs scores de 2017)
*JxSí. **CatSíqueesPot.
Source : données du Parlament de Catalunya.

24Si l’on examine les voix et sièges obtenus liste par liste, les élections du 21-D paraissent avoir recomposé de manière tangible le paysage politique catalan. Mais il en va tout autrement si l’on agrège les résultats en fonction de la problématique centrale de l’élection. Tout en ayant réuni un peu moins de 48 % des suffrages (en légère baisse par rapport à 2015), les formations indépendantistes se trouvaient en mesure de conserver leur majorité parlementaire (70 sièges sur 135) et de reconquérir la présidence de la Generalitat, pourvu que la CUP, toujours indispensable nonobstant son fort recul, apporte son soutien (cf. Tableau 3).

Tableau 3

Résultats des élections catalanes 2017 et 2015 regroupés en « blocs »

Groupes20172015
Voix (%)SiègesVoix (%)Sièges
Indépendantistes
2017 : JxCat + ERC + CUP
2015 : JxSí + CUP
47,67047,872
Pour le « droit à décider »
2017 : CatComú-Podem
2015 : CatSíqueesPot
7,588,911
Constitutionnalistes
PSC + C’S + PP
43,45739,152

Résultats des élections catalanes 2017 et 2015 regroupés en « blocs »

Source : élaboration de l’auteur d’après les données du Parlament de Catalunya.

25La transformation de la minorité en voix en majorité en sièges est un effet du mode de scrutin favorable au courant indépendantiste, ou plus exactement aux forces qui soutiennent Puigdemont. La proportionnalité du « système d’Hondt » [23] est en effet atténuée par les conséquences du découpage des circonscriptions, en l’occurrence les quatre « provinces » de la Communauté de Catalogne : Barcelone, Gérone, Lleida, et Tarragone. Ces trois dernières regroupent 26,2 % de la population catalane mais désignent 37 % des députés. À l’inverse, la province de Barcelone, qui concentre 73,8 % de la population catalane [24], se voit attribuer 63 % des sièges (85 sur 135).

26Or, le vote indépendantiste, et surtout celui pour JxCat, est habituellement, et largement, prédominant dans les circonscriptions et les zones les moins peuplées. Même si, le 21-D, ce vote a (un peu) faibli dans ces espaces et (un peu) gagné au contraire dans la ceinture ouvrière de Barcelone, les listes indépendantistes ont totalisé 64,2 % des voix dans la province de Lleida, démographiquement la plus réduite, et 44 % dans celle de Barcelone, qui est, de très loin, la plus importante. En conséquence, à l’échelle de toute la Catalogne, le rapport entre le nombre de voix recueillies et celui des sièges conquis est resté assez nettement favorable aux principales formations indépendantistes, au sens où elles ont eu besoin de moins de suffrages pour conquérir leurs sièges (cf. fig. 6.). En moyenne, il a fallu aux listes favorables à l’indépendance 29 705 suffrages pour remporter un siège contre 33 369 pour les partis « constitutionnalistes » et 40 795 pour CatComú-Podem.

Tableau 4

Rapports suffrages/sièges aux élections du 21-D (classés du plus petit au plus grand)

ListesSuffrages (Su)Sièges (Si)Su/Si
JxCat948 2233427 889
ERC935 8613229 246
C’s1 109 7323630 826
PSC606 6591735 686
CatComú-Podem326 360840 795
PP185 670446 418
CUP195 246448 812

Rapports suffrages/sièges aux élections du 21-D (classés du plus petit au plus grand)

Source : Élaboration de l’auteur d’après les données du Parlament de Catalunya.

La longue attente d’un gouvernement indépendantiste fragilisé par ses divisions sous la contrainte de la justice espagnole

27Ainsi, malgré les circonstances extraordinaires ayant conduit à la convocation de ces élections anticipées, malgré la très forte mobilisation des électeurs dans un scrutin à fort enjeu, et en dépit de la forte poussée de Ciudadanos, qui a fait d’un parti créé il y a une dizaine d’années pour combattre le nationalisme catalan la formation la mieux représentée au Parlament, le rapport des forces politiques ayant permis l’avancée du procés est restée favorable à ses partisans. Le résultat des élections a mis ces derniers en mesure de fermer la parenthèse de l’article 155 et de reprendre le contrôle de la Generalitat. Mais parvenir à leurs fins n’aura pas été simple : près de 6 mois (juste à temps pour éviter de nouvelles élections) se seront écoulés après les élections du 21-D pour qu’un candidat à la présidence soit investi par le Parlament.

28Cette longue attente doit beaucoup à la confrontation entre, d’un côté, le désir exacerbé de Carles Puigdemont de se voir rétabli dans ses fonctions et, de l’autre, la pression de la justice espagnole. L’ex-President s’appuyait sur la très courte avance des listes JxCat pour se poser en candidat incontournable à la présidence. Refusant néanmoins de revenir en Espagne pour éviter de rejoindre les rangs des prisonniers du procés, il a prétendu à une investiture à distance, et, au-delà, à gouverner durablement la Catalogne depuis l’étranger. Devant le refus de ses alliés d’ERC de soutenir à tout prix une procédure manifestement irrégulière, JxCat a tenté ensuite vainement de faire investir une personnalité choisie par son leader en exil : Jordi Sànchez, ex-président de l’ANC (Assemblea Nacional Catalana), l’une des plus importantes associations de la galaxie indépendantiste, lui-même incarcéré, et que la justice espagnole refusa de libérer le temps du débat d’investiture. Ce fut ensuite au tour de Jordi Turull (PDeCAT), encore désigné par Puigdemont, et qui était alors en liberté conditionnelle, qui ne put être investi à la majorité absolue requise lors d’un premier vote, le 22 mars 2018, en raison de l’abstention des députés de la CUP reprochant aux deux grandes forces indépendantistes de se soumettre à la légalité espagnole. Jordi Turull fut de nouveau incarcéré avant qu’un deuxième vote, qui aurait requis une majorité simple, ait pu se dérouler.

29Pour finir, Carles Puigdemont adouba Joaquim (dit Quim) Torra, élu sur les listes de JxCat mais sans affiliation partisane, et qui avait présidé une autre grande association soutenant le procés (Òmnium Cultural), comme candidat à l’investiture. Après un premier vote non concluant (toujours en raison de l’abstention de la CUP), Quim Torra était porté à la présidence de la Generalitat, à la majorité simple, le 14 mai 2018. Après avoir tenté d’inclure dans son gouvernement des personnes emprisonnées, le President fraîchement élu s’est résigné à choisir des consellers non poursuivis par la justice. Le nouveau Govern, réunissant des membres du PDeCAT, d’ERC et des « indépendants », a pu ainsi entrer officiellement en fonction le 2 juin 2018, mettant du même coup fin à la tutelle du gouvernement de Madrid sur les institutions catalanes en application de l’article 155 de la Constitution.

30Cependant, les tensions entre les acteurs du procés ont perduré au-delà du lent accouchement d’un pouvoir exécutif en ordre de marche. Si l’avènement d’une République catalane est resté l’objectif commun, les stratégies des trois composantes de la majorité indépendantiste n’ont cessé de diverger. La CUP a continué de prôner une désobéissance sans concession à l’égard de la légalité espagnole et reproché à ses alliés de persister à se conformer peu ou prou au cadre autonomique. L’action de Quim Tora, suivant la ligne de JxCat, s’est très peu préoccupée des politiques publiques non directement liées au procés en se pliant à l’agenda de Carles Puigdemont qui, depuis son domicile belge, n’a cessé de se mettre en scène comme le véritable President voué à rétablir la situation antérieure à la mise en œuvre de l’article 155. Pour ERC, qu’Oriol Junqueras a continué de diriger depuis sa cellule, la marche vers l’indépendance exigerait plutôt, d’une part, que la Generalitat mène des politiques sociales ambitieuses susceptibles d’élargir le soutien de la population catalane au procés, et, d’autre part, de négocier avec le nouveau gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez [25] les conditions d’un incontestable référendum d’autodétermination.

31Divisée, la majorité indépendantiste issue des élections du 21-D s’est d’autant plus affaiblie que ses rangs se sont réduits. Le 9 juillet 2018, le juge du TS Pablo Llarena suspendait de leurs mandats six élus poursuivis par la justice en leur permettant néanmoins de déléguer leurs voix à d’autres parlementaires. Or, si, courant octobre 2018, les deux députés ERC concernés (Oriol Junqueras et Raül Romeva) ont bien désigné un substitut pour chacun, JxCat a refusé d’en faire autant pour ses quatre élus concernés (Carles Puigdemont, Jordi Sànchez, Josep Rull et Jordi Turull). Comme, quelques mois auparavant, un élu ERC en fuite à Bruxelles (Toni Comín) avait déjà renoncé à déléguer son vote à un autre membre de sa liste, les deux piliers du procés ne totalisaient plus, un an après le référendum du 1-O, que 61 sièges au Parlament, au lieu des 66 conquis devant les électeurs. En ajoutant les 4 élus de la CUP, l’indépendantisme ne disposait plus d’une majorité parlementaire absolue (65 sièges contre 68 nécessaires dans une assemblée de 135 députés). Ce qui rendait plus instable encore l’équilibre politique issu du scrutin le plus atypique de l’histoire récente d’une Catalogne toujours aussi fracturée.


Annexe

Liste de sigles

32Formations ou coalitions politiques :

  • CDC : Convergència Democràtica de Catalunya (Convergence démocratique de Catalogne).
  • CiU : Convergència i Unió (Convergence et union).
  • C’s : Ciutadans –Partido de la Ciudadanía (Citoyens – Parti de la citoyenneté).
  • CatComú-Podem : Catalunya en Comú-Podem (Catalogne en commun – Nous pouvons).
  • CatSíqueesPot : Catalunya Sí que es Pot (Catalogne oui c’est possible).
  • CUP : Candidatura d’Unitat Popular (Candidature d’unité populaire).
  • ERC : Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne).
  • JxCat : Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne).
  • JxSí : Junts pel Sí (Ensemble pour le Oui).
  • PDeCAT : Partit Demòcrata Europeu Català (Parti démocrate européen catalan).
  • PP : Partit Popular / Partido Popular (Parti populaire).
  • PSC : Partit dels Socialistes de Catalunya (Parti des socialistes de Catalogne).
  • PSOE : Partido Socialista Obrero Español (Parti socialiste ouvrier espagnol).
  • UDC : Unió Democràtica de Catalunya (Union démocratique de Catalogne).

33Autres :

  • TC : Tribunal Constitucional (Tribunal constitutionnel).
  • TS : Tribunal Supremo (Tribunal suprême).

Notes

  • [1]
    La Generalitat désigne l’ensemble formé par les institutions politiques de la Communauté catalane : Parlement, Présidence et Conseil exécutif (le gouvernement).
  • [2]
    En septembre 2005, le Parlement catalan avait voté une réforme du statut d’autonomie en vigueur depuis 1979. Après quelques modifications, la réforme avait été avalisée par les députés (mars 2006) puis par les sénateurs espagnols (mai 2006). Le 18 juin 2006, les électeurs catalans avaient approuvé par référendum le nouveau statut, qui fit presque aussitôt l’objet, à l’initiative du Parti Populaire, d’un recours d’inconstitutionnalité devant le TC. La sentence de ce dernier, invalidant tout ou partie de 14 articles sur les 223 du statut de 2006, se fit attendre quatre ans, notamment en raison des blocages liés au renouvellement de sa composition.
  • [3]
    Ces résultats, comme les autres cités dans cet article, sont calculés, ainsi qu’il est généralement de mise en Espagne, sur les votes dits « valides », c’est-à-dire les suffrages exprimés plus les votes « blancs ».
  • [4]
    Pour la signification des sigles, notamment relatifs aux partis et coalitions électorales, voir à la fin de l’article.
  • [5]
    CiU était arrivée largement en tête des élections de 2012 avec un résultat néanmoins en fort recul : 30,7 % des voix contre 38,4 % en 2010. L’évolution était inverse pour ERC, qui avait presque doublé son score : 13,7 % contre 7 % en 2010.
  • [6]
    Cette déclaration a été juridiquement annulée par le TC le 25 mars 2014.
  • [7]
    Outre le corps électoral légalement constitué, les étrangers résidant légalement en Catalogne, ainsi que les mineurs âgés d’au moins 16 ans étaient convoqués à cette consultation.
  • [8]
    Constituée en 1978, l’alliance entre CDC et UDC sous le nom de CiU s’était transformée en fédération en 2001. En juin 2015, en désaccord avec le processus indépendantiste, la direction de l’UDC décidait de quitter le gouvernement d’Artur Mas. Le 18 juin, au lendemain de cette sortie, CDC annonçait la fin de la fédération CiU.
  • [9]
    Les dispositions de la loi électorale en matière de parrainage par les électeurs impliquent que le nombre de listes qui ont été autorisées à présenter des candidats a légèrement varié d’une circonscription à l’autre : de 9 à 11 en 2015, de 9 à 10 en 2017. En effet, en 2017, outre les entités énumérées dans le texte, trois autres ont participé au scrutin : d’une part le PACMA (Partit Animalista contra el Maltractament Animal – Parti animaliste contre la maltraitance animale) et Recortes Cero-Grupo Verde (Coupes [budgétaires] 0 – Groupe vert), présentes dans les 4 circonscriptions, et PU M+J (Per un Món Més Just – Pour un monde plus juste) présente dans 3 circonscriptions. Elles ont réuni, à toutes les trois, 1,14 % des votes valides.
  • [10]
    Notamment : Òmnium Cultural (Omnium culturel), Assemblea Nacional Catalana (ANC – Assemblée nationale catalane) et Associació de Municipis per la Independència (AMI – Association des municipalités pour l’indépendance).
  • [11]
    Les consellers (littéralement : conseillers) sont les membres du Govern, le gouvernement catalan.
  • [12]
    Aucune de ces personnalités n’ayant fait l’objet d’une condamnation au moment du dépôt des listes, elles pouvaient légalement présenter leur candidature.
  • [13]
    En 2e position (derrière Oriol Junqueras) sur la liste ERC à Barcelone, Marta Rovira a été élue le 21-D, mais elle a abandonné son siège en mars 2018 avant de rejoindre la Suisse pour éviter de comparaître devant le TS (Tribunal suprême).
  • [14]
    Cette expression renvoie, au-delà de la Communauté de Catalogne, à tous les territoires, en Espagne et en France, considérés comme appartenant à l’aire culturelle et linguistique catalane.
  • [15]
    Ce terme est préférable à celui, également très utilisé médiatiquement et politiquement, d’ « unionistes », qui exagère la communauté de points de vue entre les adversaires de l’indépendance. Entre la solution fédérale et le renforcement de l’autonomie, soutenus par le PSC, et l’ambition, souvent énoncée au sein du PP et de C’s, de restreindre au contraire le champ de l’autonomie, il y a plus que des nuances.
  • [16]
    « Citoyens de Catalogne ».
  • [17]
    Le projet présenté fin 2016 sous le nom provisoire d’Un País en Comú (Un pays en commun) a pris définitivement le nom de Catalunya en Comú (Catalogne en commun) en avril 2017.
  • [18]
    Même si l’on rencontre au sein de ce courant une variété d’opinions quant à la désirabilité de cette indépendance.
  • [19]
    Ce terme (les « communs » en français) désigne initialement les partisans du mouvement incarné par Ada Colau qui avait conquis la mairie de Barcelone en 2015 sous la bannière de la plateforme Barcelona en Comú (Barcelone en commun).
  • [20]
    Celui qui était aussi le leader de Podemos en Catalogne a depuis renoncé à sa carrière politique. Il a surpris le monde politique catalan en annonçant, le 4 septembre 2018, sa démission de toutes ses responsabilités militantes ainsi que de son siège de député autonomique.
  • [21]
    Ce taux exceptionnel est un peu inférieur au record toutes catégories établi lors des élections dites « générales » (au Congrès des députés espagnol) de 1982, où la participation avait frôlé les 81 %.
  • [22]
    Pendant la Transition démocratique, la plupart des élections avaient eu lieu un mercredi ou un jeudi. Les premières élections autonomiques catalanes s’étaient ainsi déroulées le jeudi 20 mars 1980. Il n’entrait pas de calcul politique dans la fixation de la date des élections au Parlament de 2017, mécaniquement déterminée par la loi électorale en fonction du jour de la convocation du scrutin. Précisons que les électeurs salariés pouvaient disposer de quatre heures sur leur temps de travail pour aller voter.
  • [23]
    Ce système, qui régit en Espagne les élections générales aussi bien qu’autonomiques, est une manière de présenter les résultats du calcul de l’attribution des sièges en jeu à la représentation proportionnelle avec répartition des sièges à la plus forte moyenne.
  • [24]
    Au 1er janvier 2017, selon les chiffres de l’Institut d’Estadística de Catalunya (Institut de statistique de Catalogne).
  • [25]
    Le 1er juin 2018, quelques jours après l’investiture de Quim Torra à la présidence de la Generalitat, le Congrès des députés adoptait pour la première fois une motion de censure contre le chef du gouvernement en fonction. La motion déposée par le PSOE délogeait Mariano Rajoy et le PP du pouvoir grâce au soutien de Podemos et des partis nationalistes (et, ou, indépendantistes) basques et catalans. Le même jour, le roi Felipe VI nommait Pedro Sánchez à la Présidence du gouvernement espagnol.
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