Pôle Sud 2017/2 n° 47

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Article de revue

L’euro de l’européisme à la commercialisation de la nation

Pages 25 à 39

Notes

  • [1]
    Dietschy (2008). Cette société civile du sport est surtout celle de l’Europe occidentale.
  • [2]
    Weill P.-E. (2010) et Gasparini W. et Polo J.-F. (2012).
  • [3]
    L’Auto, 17 juin 1905.
  • [4]
    Football et Sports Athlétiques, 25 décembre 1909.
  • [5]
    Tous les Sports, 25 mars 1905.
  • [6]
    Dans le sens où elles précèdent et annoncent les compétitions européennes proprement dites réunissant tout le continent à partir de 1955.
  • [7]
    Archives FIFA, UEFA 1955-1958, Union des associations européennes de football, Statuts.
  • [8]
    Jules Rimet a été le président de la FIFA de 1921 à 1954.
  • [9]
    Archives UEFA, Congrès, procès-verbal de l’Assemblée Générale du 2 mars 1955 à Vienne.
  • [10]
    Archives UEFA, Congrès, procès-verbal de la troisième Assemblée Générale de l’UEFA les 28 et 29 juin 1957 à Copenhague.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Archives FIFA, Coupe des villes de foire, Règlement.
  • [13]
    UEFA Bulletin, septembre 1958, n° 9.
  • [14]
    La Turquie est membre de l’UEFA depuis 1962, Israël depuis 1994.
  • [15]
    Shaw D. (1987).
  • [16]
    Miroir du football, juillet 1960.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Miroir du football, juillet 1964.
  • [19]
    Shaw D. (1987).
  • [20]
    Archives UEFA, Report of the General Secretary 1964 and 1965.
  • [21]
    UEFA. Bulletin officiel de l’Union des associations européennes de football, n° 43, juillet 1968.
  • [22]
    Papa et Panico (2000).
  • [23]
    Miroir du football, juin 1972.
  • [24]
    Archives UEFA, Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1976 et 1977.
  • [25]
    France Football, 22 juin 1976 (édition africaine).
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1976 et 1977.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1980 et 1981.
  • [30]
    Havemann (2013).
  • [31]
    L’Organisation internationale de radiodiffusion et de télévision qui regroupe les pays du bloc soviétique.
  • [32]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1980 et 1981.
  • [33]
    France Football, 1er juillet 1980.
  • [34]
    Archives UEFA, Bulletin officiel de l’UEFA, juin 1988, n° 123.
  • [35]
    La Stampa, 13 juin 1980.
  • [36]
    Vieli (2014).
  • [37]
    En avril 1989, des mouvements de foule avaient entraîné la mort de 95 personnes lors d’un match de Coupe d’Angleterre opposant Liverpool à Nottingham Forest dans le stade d’Hillsborough à Sheffield.
  • [38]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1984 et 1985.
  • [39]
    Peitersen in Roversi (1990).
  • [40]
    Dietschy (2011).
  • [41]
    www.uefa.com, UEFA Financial Report 2012-2013.
  • [42]
    Platini (2014).
  • [43]
    Jusqu’au milieu des années 1990, les fédérations de football bénéficiaient d’une exception juridique leur permettant de limiter le nombre de joueurs étrangers évoluant dans leurs clubs, l’arrêt rendu par la Cour de justice européenne le 15 décembre 1995 sur le recours déposé par Jean-Marc Bosman, un modeste footballeur professionnel belge, instaure une libre circulation des sportifs professionnels européens dans l’espace communautaire. L’arrêt Malaja, rendu par le Conseil d’État en faveur de la basketteuse polonaise Lilia Malaja (30 décembre 2002), étend le bénéfice de l’arrêt Bosman aux ressortissants des pays ayant signé un traité d’association avec l’Union européenne.

1Dans la perspective de l’école française de l’histoire des relations internationales fondée par Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, il semblerait très réducteur de cantonner l’histoire de l’Europe à la seule étude de la construction institutionnelle depuis le début des années 1950. La volonté de rassembler les Européens et de transcender les frontières qui les séparent a pu prendre d’autres voies, en particulier celle de la société civile du sport [1]. De fait, les championnats d’Europe qui se multiplient à partir des années 1930 ont commencé à dessiner un sous-espace continental dans une mondialisation du sport déjà en marche. Le football a pris une part importante dans la construction de cette autre Europe qui court, dès les années 1950, de l’Atlantique à l’Oural en faisant fi du rideau de fer. L’Union des associations européennes de football (UEFA) a incarné et incarne toujours cette Europe parallèle désireuse de pratiquer une neutralité politique tout en bénéficiant, jusqu’au mitan des années 1990, d’une exception juridique au sein de la Communauté économique européenne. De ce point de vue, l’évolution récente de l’UEFA a pu inciter les chercheurs en sciences sociales et politiques à établir des parallèles entre la construction européenne et ce qui devient l’Europe du football [2].

2Les compétitions ont aussi contribué à dessiner cet espace d’interrelations pacifiques mais aussi conflictuelles entre les hommes du football européen, qu’ils soient dirigeants de fédération ou simples supporters. À ce titre, l’exemple du Championnat d’Europe des nations (CEN) doit tout d’abord nous permettre d’identifier les racines historiques anciennes de cette tradition sportive inventée et les logiques des acteurs qui l’ont fondée. De même que la construction européenne s’est progressivement approfondie, la compétition a mis une vingtaine d’années pour prendre son format actuel. Il convient donc de se demander si les divisions politiques de l’Europe n’ont pas d’abord ralenti, puis favorisé son développement. Enfin, comme son nom l’indique, le CEN est dédié à la célébration sportive de la nation. Ce qui est aussi la Coupe Henri Delaunay peut donc constituer un observatoire singulier de la vigueur du sentiment national, des dérives de son expression, sans oublier le succès de sa commercialisation.

Henri Delaunay, un autre père de l’Europe ?

3Comparé à la Copa América (1916), le CEN est une création récente. Pourtant, le projet de mettre sur pied une telle compétition est très tôt formé. L’échec de sa réalisation a fort à voir avec les divergences de vue sur la dimension géographique que doit revêtir l’internationalisme du ballon rond, les turbulences de la géopolitique européenne et les rivalités divisant le cercle des dirigeants du football européen. Si la compétition est aussi appelée Coupe Henri Delaunay, érigeant le dirigeant français au rang de père de l’Europe du football, cette dénomination est d’abord un accessit posthume pour un homme prétendant avoir également inventé la Coupe du monde.

Aux origines de l’européisme footballistique

4Le premier projet cherchant à actualiser l’article 9 des statuts fondateurs (1904) de la FIFA est celui d’un championnat d’Europe. Il est proposé par le Français Robert Guérin, son premier président. En juin 1905, le quotidien sportif L’Auto s’enthousiasme déjà : « Cette association fait son œuvre petit à petit. Elle vient de doter le sport d’un championnat d’Europe » [3]. Se heurtant à de multiples oppositions et aux limites matérielles du football amateur, ce projet mort-né n’en reflète pas moins les préoccupations des footballeurs européens de la Belle Epoque : établir une hiérarchie des nations et identifier, déjà, des styles nationaux. Le bihebdomadaire parisien spécialisé Football et Sports Athlétiques établit, en décembre 1909, une échelle des valeurs continentales allant de l’Angleterre n° 1 à la France et la Suisse, classées ex-æquo n° 7, en passant par le Danemark n° 2, la Bohême « Autriche-Hongrie » (sic) n° 3, les Pays-Bas n° 4, la Belgique n° 5 et l’Allemagne n° 6 [4]. Si ce classement a évolué jusqu’à nos jours, il n’en était pas moins nourri d’une « hantise du déclin » bien française, précoce et en partie fin de siècle.

5La presse commence aussi à identifier avec assez de netteté les styles nationaux, en y mêlant évidemment des stéréotypes nés en dehors du champ du sport. Le correspondant à Berlin de Tous les sports, propose, dès 1905, une description essentialisante du « joueur allemand ». C’est « un sérieux et un appliqué », souligne-t-il ; « il s’entraîne consciencieusement. Ce n’est pas un acrobate remarquable, qui jouera avec le ballon ; mais il aura souvent de la vitesse, assez souvent du poids, en général beaucoup de précision dans les coups de pied » [5].

6À partir de 1912, la question d’un championnat d’Europe FIFA est provisoirement réglée puisque seules ses fédérations affiliées peuvent participer au tournoi olympique de football. Aux Jeux de Stockholm (1912), la compétition est disputée par onze formations, toutes européennes. À ceux d’Anvers (1920), 13 équipes sur 14 représentent le vieux continent. Toutefois, le tropisme européen est rompu en 1924 et 1928 avec les triomphes uruguayens alors que le conflit entre Comité international olympique (CIO) et FIFA se cristallise. Il est temps pour les dirigeants de la FIFA de réfléchir à une compétition dont ils se réserveraient entièrement les bénéfices. Trois projets de compétition sont présentés en 1928, dont deux exposent une géographie sportive tout à fait opposée. Henri Delaunay, le secrétaire général de la Fédération française de football association (FFFA), se fait le champion de l’universalisme français en défendant le principe d’une compétition mondiale ouverte à toutes les fédérations et à tous les joueurs amateurs et professionnels. Hugo Meisl, journaliste, secrétaire général et sélectionneur de la fédération autrichienne, joue, lui, la carte du vieux continent, en se faisant l’avocat d’un championnat d’Europe. C’est, le projet français d’une Coupe du monde qui l’emporte, réduisant par là-même l’Europe du football aux entreprises centro-européennes lancées depuis 1927, dont la Coupe internationale réservée aux équipes nationales autrichiennes, hongroises, italiennes, suisses et tchécoslovaques. Mais, après la première Coupe du monde disputée en Uruguay en 1930, les deux éditions organisées en Europe en 1934 (Italie) et en 1938 (France), voient la domination des équipes européennes en nombre et au résultat final. Douze équipes sur seize en 1934 et sur quinze en 1938 représentent en effet l’Europe. En Italie, les quatre formations demi-finalistes sont européennes, trois sur quatre en France dont les deux finalistes. Si l’on ajoute à cela une FIFA très européocentrique dont 28 membres sur 51 sont, en 1935, européens, et dont le Comité exécutif est composé uniquement de représentants du vieux continent à l’exception d’un délégué sud-américain, le besoin d’un championnat d’Europe apparaît moins urgent. Surtout, la Coupe du monde en fait, en quelque sorte, office et permet d’économiser sur les frais d’une compétition continentale quand les fédérations européennes prétendent dominer le monde. Vingt ans plus tard, il sera même proposé qu’au cas où une formation européenne ne remporte pas la Coupe du monde disputée en Suisse (1954), le titre de champion d’Europe soit attribué à l’équipe continentale la mieux classée. Certes, il existe, dès les années 1920, plusieurs compétitions que l’on pourrait qualifier de « proto-européennes » [6] mais circonscrites à des aires géographiques limitées. Ce sont, dès 1927, la Coupe internationale déjà citée, la Coupe baltique à partir de 1928 ou encore la Coupe balkanique, créée un an plus tard.

Du monde à l’Europe : une revanche laborieuse et posthume

7Après la Seconde Guerre mondiale, il faut attendre 1950 pour que la Coupe du monde soit de nouveau disputée. L’édition est organisée au Brésil et dominée par les nations sud-américaines. Les dirigeants européens prennent alors conscience que la géopolitique sportive est en train de changer. Depuis 1904, ils ont la main sur la FIFA, ce qui les dispense de créer une confédération continentale. Après avoir accueilli en 1947 les représentants de l’URSS, ils commencent à voir entrer ceux des États ayant accédé depuis peu à l’indépendance comme l’Inde ou qui ont recouvré leur souveraineté comme l’Éthiopie. Si, en 1946, la FIFA recense 53 fédérations membres, elle en compte 85 en 1954 et 126 en 1963. L’Asie et l’Afrique ont fourni l’essentiel du contingent de ces nouveaux venus. Afin de déléguer une partie de l’autorité de la FIFA et de favoriser une relative autonomie régionale, ils décident d’autoriser officiellement l’existence des confédérations continentales. À la CONMEBOL, la confédération sud-américaine, qui existe de fait depuis 1916 en raison de l’éloignement géographique du continent du siège européen de la FIFA, viennent s’ajouter, dès 1954, l’Asian Football Confederation et l’Union des associations européennes de football. Si la confédération asiatique cherche vite à organiser son propre championnat, l’UEFA se veut d’abord un « groupement » défendant les intérêts européens au sein des différentes instances d’une FIFA toujours dominée par les Européens mais qui se mondialise à grands pas. Certes, les statuts initiaux prévoient que l’UEFA a pour but « d’organiser à sa convenance et au moins tous les quatre ans un Championnat d’Europe dont elle sera seule compétente pour fixer les règles et conditions » [7].

8C’est encore Henri Delaunay, premier secrétaire général de l’organisation, qui se fait le promoteur d’une compétition, cette fois continentale, et dont il peut revendiquer l’entière paternité, au contraire d’une Coupe du monde définitivement associée à Jules Rimet [8]. Inscrire le principe d’une compétition continentale permet également à l’UEFA de s’en réserver les droits, mais ne signifie pas que ses dirigeants veuillent immédiatement l’organiser. De fait, avant même la disparition d’Henri Delaunay en novembre 1955, l’Assemblée générale de l’UEFA « estime prématurée la création immédiate de l’épreuve » [9], tout en chargeant un comité d’en étudier les modalités. De sourdes résistances se font entendre. En effet, la densification du calendrier international avec la création de la Coupe des clubs champions et de celle des Villes de foire en 1955, empêcherait la nouvelle compétition de voir le jour. Placée initialement sous l’égide de la FIFA, l’UEFA ne veut pas non plus risquer de faire une concurrence déloyale à la Coupe du monde. Deux poids lourds des dirigeants du football font en particulier valoir leurs réticences lors de l’Assemblée générale de l’UEFA en 1957. L’Italien Ottorino Barassi désire que l’on prenne son temps pour arriver à la meilleure formule possible et « évoque la possibilité d’une Coupe d’Europe pouvant servir de base aux éliminatoires de la Coupe du Monde » [10]. L’Anglais Stanley Rous, futur président de la FIFA, craint, de son côté, « que l’extension de l’esprit de compétition ne soit pas favorable au développement du football » et « se demande si une telle épreuve n’aura pas un caractère trop commercial » [11]. Il s’inquiète aussi de son impact sur le calendrier international : la création de cette nouvelle compétition limiterait le nombre de matchs amicaux entre équipes nationales et obligerait les clubs à mettre trop fréquemment leurs joueurs à la disposition des fédérations. Autant de considérations en résonance avec les problématiques du football contemporain mais qui révèlent aussi le point de vue anglais et quelques contradictions. Depuis 1904, les Britanniques ont exprimé une réticence certaine à l’égard des initiatives continentales et ont refusé de participer aux trois premières Coupes du monde. Les clubs anglais ont, de leur côté, snobé la première Coupe des clubs champions, puisque Chelsea a suivi la recommandation de la Football Association et décliné l’invitation des organisateurs. La crainte de Rous de voir s’étendre l’esprit de compétition renvoie sans doute au regard anglais sur des continentaux, notamment les Latins, ne sachant pas contrôler leurs émotions sportives, bafouant les règles du fair-play et fortement enclins à politiser les enjeux sportifs. Enfin, l’argument du « caractère trop commercial » semble particulièrement spécieux même si, depuis 1930, la Coupe du monde de football disputée par des équipes nationales a permis à la FIFA de bénéficier de revenus croissants. D’autant que Stanley Rous a été, avec le Suisse Ernst Thommen, l’inventeur de la Coupe des villes de foire. Une compétition qui, tout en prétendant « entretenir et développer l’amitié sportive sur le plan international et contribuer au rapprochement des peuples » [12], inscrivait une compétition de football non plus dans le cadre strict de l’État-nation mais dans celui de la géographie des échanges commerciaux. En effet, seules les « villes étant le siège d’une foire commerciale et industrielle » pouvaient participer à la nouvelle épreuve.

9En dépit de ces avis autorisés, l’assemblée générale de l’UEFA décide finalement avec 15 voix pour, 7 contre et 4 abstentions, que la Coupe d’Europe des nations soit mise en œuvre. En juin 1958, à Stockholm, un tirage au sort fixe les matchs du premier tour qualificatif. Pierre Pochonet, le président de la Fédération française de football, « déclare officiellement que la Fédération Française désire offrir l’objet d’art qui sera mis en compétition », une Coupe de style classique en forme d’urne ou d’amphore grecque réalisée en argent par le joailler parisien Arthus-Bertrand. En retour, le Danois Ebbe Schwartz, premier président de la Confédération européenne « fait la proposition que cette Coupe d’Europe porte le titre de Coupe Henri Delaunay en raison des grands services rendus à la cause du football international par le regretté Secrétaire général de la Fédération française » [13].

La lente identification d’une tradition sportive inventée

10De même que la Coupe du monde de football n’a pris un véritable caractère mondial qu’en 1954, lorsque les fédérations sud-américaines et européennes ont cherché à y participer sans réticence, il a fallu environ 20 ans pour que la compétition européenne acquière légitimité et envergure sportives. Autant d’années qui voient le nombre de participants augmenter, son format se transformer et son succès populaire s’affirmer sur un continent où le sport, et notamment le football, incarne l’utopie d’une Europe qui irait de l’Atlantique jusqu’au Proche-Orient [14].

Coupe puis championnat

11Les grandes fédérations d’Europe occidentale n’ont pas seulement fait part de leur circonspection à l’égard de la nouvelle compétition. Elles ont aussi boudé sa première édition et tenté jusqu’au dernier moment de la faire reporter. À l’exception notoire des fédérations française, désireuse de porter la mémoire d’Henri Delaunay, espagnole et portugaise, toujours favorables à l’extension des compétitions européennes, la première Coupe d’Europe des nations attire surtout les fédérations du bloc socialiste. Néanmoins, les éliminatoires, disputés sur le mode des matchs aller-retour, ne sont pas exempts d’imbroglio politique. Bien qu’elle ait apporté un soutien décisif à la création de l’épreuve, la fédération espagnole doit déclarer forfait lors des quarts de finale mettant aux prises son équipe à celle d’URSS. En effet, le régime franquiste accuse l’Union soviétique de retenir dans ses colonies pénitentiaires des prisonniers de la division Azul [15]. La défection espagnole n’empêche pas l’organisation de la phase finale. Réunissant les quatre équipes demi-finalistes, elle est organisée à Paris et Marseille au début du mois de juillet 1960. Les quatre matchs (demi-finales, match pour la troisième place et finale) ne suscitent l’enthousiasme ni des spectateurs parisiens ni des Marseillais. La France, la Tchécoslovaquie, l’URSS et la Yougoslavie composent un carré final qui n’attire pas plus de 26 370 personnes pendant les demi-finales, seulement 17 966 pour la finale et même 9 438, lors du match de classement perdu 2-0 par les Français face à la Tchécoslovaquie à Marseille. Pour François Thébaud, le directeur du Miroir du football, la première édition de la Coupe d’Europe des nations « a failli se terminer en fiasco » [16]. En cause, les dates retenues (6, 9 et 10 juillet), « manifestement inopportunes, les joueurs et le public de l’Europe de l’Ouest, et particulièrement du nôtre, se livrant en cette période à d’autres jeux, entre autres les vacances et le Tour de France » [17]. Mais, malgré les réserves que l’on pouvait établir sur la hiérarchie proposée par la première Coupe d’Europe des nations (1. URSS, 2. Yougoslavie, 3. Tchécoslovaquie), un titre international a été décerné et les occasions d’en obtenir ne sont pas légion. De fait, 29 fédérations sur les 33 affiliées à l’UEFA s’engagent en 1962 dont l’Angleterre et l’Italie. Même si la Grèce refuse de rencontrer l’Albanie en seizième de finale, les tensions diplomatiques sont pour partie apaisées. La phase finale organisée en Espagne voit en effet le succès (2-1) de l’équipe hôte sur… l’URSS. Contrairement aux craintes exprimées par Stanley Rous, « en permettant la réunion sur un stade de quatre équipes représentatives de l’Espagne et de l’URSS, jugée inconcevable il y a quatre ans, le football a apporté au rapprochement des peuples une contribution plus efficace que la diplomatie » [18]. Cette fois, Franco et ses ministres n’ont pas laissé passer l’occasion. Si l’Espagne a été choisie pour la qualité de ses stades, la compétition est insérée dans les manifestations célébrant les « vingt-cinq années de paix », autrement dit franquistes. D’autant que l’Espagne bat deux équipes « socialistes », la Hongrie en demi-finale et l’URSS en finale, et que les publics de Barcelone et de Madrid réservent le meilleur accueil à ces autres rojos. Surtout quinze pays européens ont retransmis la finale disputée au stade Bernabéu devant 79 115 spectateurs, dont le caudillo en personne, « offrant à la moitié du continent l’image d’une Espagne heureuse et hospitalière, bénéficiant de la paix sociale établie par Franco » [19].

12À l’issue de cette phase finale, les dirigeants de l’UEFA veulent surtout retenir la « popularité croissante » de la compétition dont la finale est télévisée dès la première édition par l’Union européenne de radiodiffusion. Afin de renforcer l’appétence du public pour la Coupe d’Europe, il est décidé de la transformer en Championnat d’Europe des nations. La principale modification réside dans le nouveau système de qualification pour une phase finale toujours disputée par quatre équipes. Au lieu de matchs par élimination directe, huit groupes de qualification sont constitués qui permettent aux petites équipes de se frotter à des adversaires prestigieux et aux télévisions nationales de diffuser ces confrontations. On veut aussi renforcer l’intérêt du public pour les rencontres disputées par les équipes nationales et, à terme, faire du CEN « la plus grande et la plus importante des compétitions européennes » [20].

13Le succès populaire de la compétition ne se dément pas lors de la phase finale organisée en 1968 en Italie. L’équipe hôte se qualifie pour la finale en battant, par tirage au sort, l’URSS. Après un premier match de finale achevé sur un score nul et vierge, un second permet aux Transalpins de gagner un nouveau trophée trente ans après le titre mondial remporté à Colombes. Si l’UEFA se félicite du succès d’une compétition qui, au cours de ses 103 matchs, a « attiré pas moins de 3,6 millions de spectateurs, sans mentionner les nombreux millions de téléspectateurs » [21], la phase finale atteste de l’engouement suscité par les équipes nationales. De fait, la victoire italienne provoque « une explosion d’un patriotisme aux aspects pour beaucoup incompréhensibles » [22], alors que les entreprises désastreuses du fascisme et l’esprit de mai 1968 semblent avoir mis à l’encan la nation. Sans doute inspirée par les transformations du supportérisme au cours des années 1960, la joie transalpine annonce les démonstrations carnavalesques des supporters de l’Euro depuis les années 1980.

14Les années 1970 confirment la position acquise par la compétition intercalée entre deux Coupes du monde. Les augures sportifs veulent y distinguer les futurs protagonistes des compétitions mondiales. Après la victoire de la République fédérale d’Allemagne au stade du Heysel en 1972 face à l’URSS (3-0), Miroir du football prédit presque : « Vers un “sommet” Brésil-Allemagne en 74 à Munich ? » [23]. L’épreuve confirme aussi, alors que la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe est organisée à Helsinki, le rôle des compétitions européennes comme trait d’union entre les deux blocs, malgré la mise en place, au début des années 1960, de « l’entente de Florence ». Cette association regroupant les fédérations du camp capitaliste a pour objectif coordonner leurs actions et leurs votes au sein de l’UEFA. En 1976, l’organisation d’une phase finale est confiée pour la première fois à un pays socialiste : la Yougoslavie. Certes, le pays dirigé par Tito n’est pas placé sous la domination soviétique, mais il n’est pas non plus réputé pour son respect des libertés fondamentales. Les matchs disputés à Zagreb et Belgrade tiennent toutefois toutes leurs promesses et sont suivis par « 660 journalistes, 82 photographes et 182 commentateurs radios » [24]. Jacques Ferran, le directeur de France Football, note que le pouvoir yougoslave a apporté le plus grand soin à l’accueil des Occidentaux. « On sent – écrit-il – que la Yougoslavie, flattée d’être le premier pays de l’Est à organiser la compétition européenne, tient à être à la hauteur des circonstances » [25]. Toutefois, si le pays est en train de devenir l’une des destinations favorites des touristes allemands et autrichiens, le temps n’est pas de la partie. Le déluge qui s’abat sur Zagreb provoque l’annulation « des danses, des chants, des discours » prévus « pour fêter dignement l’ouverture du Tournoi » [26]. Même si le soleil et la chaleur reviennent pour la finale, la pluie a eu une conséquence : « En raison surtout des conditions atmosphériques défavorables, note l’UEFA, les résultats financiers ont malheureusement été moins bons » [27]. Il n’empêche que l’impression est positive, préludant à l’organisation des Jeux olympiques d’hiver huit ans plus tard à Sarajevo. Devant le gratin des dirigeants européens, notamment le patriarche Santiago Bernabéu, président du Real Madrid depuis la fin de la guerre civile espagnole, peu suspect de sympathie pour le socialisme quel qu’il soit, les matches disputés par les Pays-Bas, la RFA, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie ont été acharnés, tous disputés jusqu’à la fin des prolongations. La finale est même remportée pour la première fois lors de l’épreuve des tirs aux buts par la Tchécoslovaquie.

Une tradition réinventée dans une « grande nation » ?

15Plus que la pluie, c’est le format de la compétition qui fait débat à Belgrade. Victime de son succès, la phase finale du CEN semble désormais étriquée. Deux semaines avant le début de la compétition, France Football a lancé l’idée d’une compétition élargie à huit équipes finalistes. Dès 1977, le principe est adopté et six fédérations (Angleterre, Grèce, Italie, Pays-Bas, RFA et Suisse) se portent candidates pour organiser le CEN 1980, preuve de l’attractivité de la compétition. Le Comité exécutif et la Commission d’organisation retiennent l’Italie, estimant que « seule une grande nation du football entrait en ligne de compte pour la première édition du tournoi final élargi » [28]. L’Italie est finalement désignée puisque, au contraire de l’Angleterre et de la RFA, elle n’a pas organisé de tournoi majeur depuis 1934.

16Organisée dans les stades de Milan, Naples, Rome et Turin, la compétition compte désormais un premier tour qualificatif organisé en deux poules de quatre équipes. Les formations classées en première position se qualifient pour la finale, leurs dauphines disputant le match pour la troisième place qui sera supprimé quatre ans plus tard. L’élargissement permet à un outsider comme la Grèce de se qualifier pour la phase finale mais consacre malgré tout les valeurs sûres. La RFA menée par Horst Hrubesch l’emporte une deuxième fois, « une performance sans précédent » qui vient, selon l’UEFA, « étoffer le palmarès déjà impressionnant d’une nation qui a toujours compté parmi les grands du football » [29]. De fait, le Deutscher Fussball Bund compte le plus grand nombre de licenciés en Europe avec 4,3 millions de licenciés et les plus grands clubs allemands assoient leur puissance sur la prospérité économique et le soutien des autorités locales, malgré quelques dérapages financiers [30].

17Tirant le bilan de la nouvelle forme du CEN, la confédération européenne se félicite surtout que « les quatorze rencontres ont été retransmises en direct par l’Eurovision, ainsi que par la plupart des membres de l’OIRT [31] et plusieurs organismes de télévision non-européens ». En somme, « jamais encore une manifestation de l’UEFA n’avait rencontré un tel écho auprès des media » [32]. Ceux-ci ressortent de la compétition avec un sentiment mitigé. France Football, qui a pourtant milité pour l’élargissement de l’épreuve, évoque sous la plume de Gérard Ernault « une déception », un sentiment « à la mesure de l’attente que ce championnat tout nouveau tout beau avait suscité ». « Matchs peu emballants et nous sommes aimables, poursuit le journaliste, violence, et surtout désaffection populaire, le Championnat d’Europe les a accumulés » [33]. Enfin, les affluences dans les stades sont en trompe-l’œil. Environ 30 000 spectateurs par rencontre, mais seulement 20 000 si « on enlève finale et matchs de l’Italie ». Couverture télévisée, prix élevé des places, scandale du Totonero auraient éloigné les Italiens des stades du Championnat d’Europe.

18Il n’empêche que la nouvelle formule est lancée. Ce qui prend aussi le nom d’Euro, avec l’édition française de 1984, s’inscrit définitivement dans le calendrier international par la grâce de la télévision qui retransmet avec toujours plus de précision les exploits des stars des années 1980 : Michel Platini et ses 9 buts de 1984 et Marco Van Basten en 1988, notamment sa fameuse reprise de volée exécutée dans un angle très fermé en finale contre l’URSS. Surtout, la télévision ne fait plus peur. En France (1984) comme en Allemagne (1988), les stades sont pleins. En 1988, l’UEFA se félicite que « l’Euro a aussi été un succès de vente sans pareil : les stades ont été occupés à 96 % de leurs capacités et seuls 36 000 des 890 000 billets mis en vente n’ont pas trouvé preneur. À l’exception de quatre matchs, toutes les rencontres se sont jouées à guichets fermés ! » [34]. La retransmission de la compétition se vend désormais sur les continents africain, américain et asiatique.

L’Euro entre hooliganisme, prolifération étatique et commercialisation de la nation

19À partir de la fin des années 1990, l’Euro est une compétition bien établie dont l’envergure ne cesse de croître. Son ouverture aux nations petites et grandes témoigne autant de la prolifération étatique qui saisit le football dans l’Europe post-1991 que de la force, voire du renouveau du sentiment national, sous le mode commercial, festif et carnavalesque du supportérisme. Avec toutefois un prix à payer, celui de la violence qui va de pair avec la résurgence de formes variées d’ultranationalisme.

L’enjeu sécuritaire

20Si la presse sportive a stigmatisé le caractère brutal de certains matchs du CEN 1980, cette édition a surtout été marquée par l’irruption de la violence des supporters. Le match Angleterre-Belgique disputé le 12 juin 1980 au stadio comunale de Turin constitue le premier acte des affrontements qui ponctuent les Euros jusqu’à la dernière édition organisée en France en 2016. Hooligans anglais et ultras du Torino se battent sur les travées d’un stade à moitié vide au point qu’il faut interrompre un temps le match. Ce que La Stampa nomme la « corrida dei tifosi inglesi » [35] est en fait la rencontre entre le phénomène du hooliganisme et des équipes nationales sur les terrains européens. Jusque-là, les hooligans anglais se sont surtout manifestés dans les Coupes d’Europe de club. Désormais, avec leurs homologues continentaux, ils s’invitent périodiquement aux CEN. Certes, l’élimination de l’équipe d’Angleterre de la course à l’Euro 1984 retire une épine du pied des organisateurs français, mais le « mauvais comportement des supporters anglais » [36], quatre ans plus tard, malgré les mesures de surveillance mises en place à la sortie du territoire britannique et la coopération avec la police allemande, prouve que le problème reste entier. La catastrophe du Heysel (1985), puis celle d’Hillsborough (1989) ont renforcé la préoccupation sécuritaire. Depuis août 1985, les matchs du tour final du Championnat d’Europe sont classés par l’UEFA comme des « rencontres à risques élevés ». L’UEFA lance aussi un processus visant à interdire les places debout dans les stades européens. L’organisation de l’Euro 1996 par la fédération anglaise, dans l’épicentre du hooliganisme, permet d’éprouver les mesures prises par l’UEFA et les recommandations du rapport de la commission d’enquête sur le désastre d’Hillsborough [37] dirigé par le magistrat Peter Taylor : la rénovation des stades ne contenant plus que des places assises, les procédures d’accompagnement des supporters par les forces de l’ordre et un début de coopération entre les polices européennes. Si la compétition se révèle, de ce point de vue, un succès, les violences reprennent quatre ans plus tard en Belgique où les émeutes provoquées par les hooligans anglais à Bruxelles et Charleroi entrainent l’arrestation de plus de 1 000 personnes. Quoique le match Angleterre-Russie disputé à Marseille le 11 juin 2016 dans le cadre de l’Euro 2016 ait montré que l’intérieur des stades, voire les fan-zones, ne sont pas toujours sanctuarisés, les violences ont surtout lieu dans l’espace urbain : quartiers piétonniers et gares sont des lieux où ces groupes mobiles, violents et masculins peuvent agir. Malgré la coopération entre les polices européennes, le phénomène perdure et semble aujourd’hui accentué par la montée des idéologies ultranationalistes et xénophobes dont les hooligans se font les hérauts. Pourtant, l’obtention de l’organisation de la phase finale de la compétition est toujours recherchée. En d’autres termes, les organisateurs nationaux considèrent la violence des hooligans comme un impondérable à ranger au rayon des profits et pertes de la compétition. Toutefois, l’émergence du terrorisme islamiste a surimposé un risque d’une intensité bien supérieure : nul doute que les organisateurs de l’Euro 2020 qui fêtera les 60 ans de la compétition et qui sera disputé dans 13 villes et 12 États différents, devront compter avec cette nouvelle menace.

Le roligan pour modèle, entre carnavalesque et consommation

21Le succès populaire de la formule à huit du CEN a été aussi marqué par l’irruption du carnavalesque chez les supporters des équipes nationales et donc d’une exhibition pacifique dans les rues des grandes villes européennes des emblèmes nationaux. À l’issue de l’édition disputée en France, l’UEFA s’est félicitée de la présence des « nombreux supporters du Danemark » qui « ont toujours observé une attitude exemplaire, donnant aux rencontres de leur équipe une touche aussi gaie que colorée » [38]. Il s’agit des « roligans », terme associant le substantif hooligan à l’adjectif danois rolig, tranquille en français. Vêtus de rouge, arborant des tenues prétendument vikings, amateurs pacifiques de bière, les roligans dessinent d’une certaine manière, à partir de 1984 et 1988, le portrait robot du public des phases finales des compétitions par équipe nationale. Appartenant aux classes moyennes, âgés de 20 à 30 ans mais incluant un nombre non négligeable de personnes d’âge mûr, composés pour plus de 15 % de femmes, les roligans incarnent une pratique festive et pacifique du supportérisme, tout en associant la célébration de la nation à la société de consommation. S’ils se réapproprient l’hymne danois [39], leurs voyages ressemblent aux formes de tourisme de masse inventés pendant les Trente Glorieuses et dont la naissance des compagnies aériennes low-cost et le développement d’Internet ont renforcé le développement dans les années 2000. Cette commercialisation de la nation sportive n’est certes pas nouvelle. Dans les années trente, « avait créé un club (payant) des supporteurs de l’équipe de France qui, entre autres activités, organisait les voyages pour suivre les Bleus » [40]. Toutefois, les supporters des différentes nations ont repris le modèle roligans, les fournisseurs de matériel sportivo-patriotique adaptant aux couleurs et aux symboles nationaux leurs produits comme en témoignent les multiples couvre-chefs tricolores et autres objets du culte vendus dans les hypermarchés français en 2016. Ce carnavalesque va de pair avec la désacralisation du maillot de l’équipe nationale qui n’était porté, jusque dans les années 1970, que par ceux qui s’en montraient dignes, c’est-à-dire les joueurs sélectionnés en équipe nationale. Il n’était donc pas commercialisé. Produit désormais à des millions d’exemplaires en version officielle ou contrefaite, le maillot bleu, azzurro ou rojo n’a plus l’unicité des temps où l’équipement sportif était rare et cher. Loin d’être seulement un élément du décor, le supporter, et de plus en plus souvent la supportrice, font partie intégrante du « spectacle total » qu’est devenu le football. À ce titre, ils sont nécessaires à la production du spectacle télévisé qui assure autant la popularité de l’événement, que ses profits divers, via notamment la consommation de produits dérivés mis en vente par les partenaires de l’UEFA. La marque télévisée Euro est maintenant bien établie en année olympique et précède avec profit le spectacle des Jeux. En 2012, l’Euro disputé en Pologne et en Ukraine a rapporté 1 390 millions d’euros dont 68 % de droits télévisés, un montant en augmentation par rapport à l’édition 2008 organisée par l’Autriche et la Suisse qui avait produit 1 165 millions d’euros [41]. La Coupe du monde FIFA avait, elle, en 2010, engrangé 3 825 millions de dollars, soit 3 407 euros. Les recettes de l’Euro représenteraient donc environ 40 % de celles de la Coupe du monde, un pourcentage attestant la valeur économique d’un produit ne concernant a priori qu’un continent, certes le plus riche en termes de consommation et de football.

L’Europe des petites et grandes nations

22L’émergence pacifique des roligans a connu son point d’orgue avec le titre inattendu obtenu par l’équipe du Danemark à l’Euro 1992 organisé en Suède. La participation et la victoire des Danois étaient aussi annonciatrices d’un choc historique bouleversant tout autant l’Europe politique que celle du football. En effet, le Danemark avait été appelé à remplacer la Yougoslavie interdite de compétition pour cause de guerre civile. Avec l’implosion de l’URSS, la dissolution de la Tchécoslovaquie ou encore l’admission d’Israël, l’éclatement de l’utopie yougoslave provoque une prolifération étatique qui fait passer le nombre de membres de l’UEFA de 36 en 1990 à 55 aujourd’hui avec l’admission de la fédération kosovare. La confédération européenne est alors confrontée au dilemme suivant : comment maintenir l’unité d’une organisation tout en préservant les intérêts des grandes fédérations et en satisfaisant les aspirations des plus petites désireuses de participer aussi aux grandes compétitions. D’une certaine manière, le succès commercial de l’Euro en 1984 et 1988 a permis d’envisager son élargissement à 16 dès 1996. Une telle évolution a changé la nature et l’esprit de la compétition finale. De club select de l’élite footballistique européenne (1 chance sur 4 d’y accéder en 1988), elle devient une arène ouverte à la diversité du vieux continent. Ainsi, en 1996, la Bulgarie et la Suisse, qui ont certes brillé à la Coupe du monde 1994, mais surtout l’Écosse, la Roumanie et la Turquie participent pour la première fois à un Euro. Les fédérations européennes ont alors une chance sur trois d’y envoyer leur équipe nationale. Le mouvement vient d’être amplifié avec le passage à 24 équipes voulu par Michel Platini qui offre presque une chance sur deux de se qualifier. Élu notamment avec les voix des fédérations de l’Europe de l’Est, l’ancien n° 10 des Bleus a justifié ce choix notamment par la volonté de rééquilibrer les rapports entre football de club et football d’équipe nationale, l’augmentation du nombre de membres de l’UEFA et le fait que « l’Europe possède de plus en plus d’équipes compétitives (vingt d’entre elles figurent dans le Top 32 post Mondial [2010] de la FIFA) » [42]. De fait, si l’édition 2016 n’a pas sacré l’équipe la plus spectaculaire, elle a été marquée par les performances des petites nations comme l’Islande ou le Pays de Galles. Le pari de l’élargissement de la phase finale de l’Euro a certainement été gagné grâce à la libre circulation des footballeurs instaurée après l’arrêt Bosman [43] (1995). Bénéficiant souvent d’une excellente formation locale, les joueurs des « petits pays » sont ainsi allés se perfectionner dans de plus grands championnats et, en retour, ont fait bénéficier leur équipe nationale de cette expérience.

Conclusion

23Depuis 1960, l’Euro raconte une histoire particulière des relations internationales, au sens propre de l’adjectif, sur le vieux continent. Sa création a réalisé le projet ancien d’un championnat d’Europe visant non à construire une identité européenne, mais à distinguer des styles de jeu fondés sur une conception ethnoculturelle de la nation afin d’établir une hiérarchie sportive entre les peuples.

24La domination des fédérations européennes sur la FIFA a toutefois retardé l’actualisation du projet, les Jeux olympiques, puis la Coupe du monde n’ayant pas la dimension universelle d’aujourd’hui. Sa naissance un peu tardive reflète autant les rivalités entre dirigeants européens désireux d’imposer leurs projets et de passer à la postérité, que la division politique de l’Europe. Mais, très vite, le savoir-faire commercial des dirigeants de l’UEFA et la possibilité de remporter d’autres titres internationaux assurent l’essor d’une compétition dont le succès repose sur le produit d’appel du spectacle sportif : la nation en maillot et crampons.

25Comme les Coupes d’Europe des clubs, la Coupe, puis le Championnat d’Europe des nations a aussi bénéficié de l’essor de la télévision et de l’extension de la société de consommation qui ont redéfini et aussi renforcé l’idée et certains usages de la nation. Le succès populaire de l’Euro est aujourd’hui un indice très sûr de la force ambivalente du sentiment national qui s’exprime autant dans un patriotisme convivial et festif que dans un ultranationalisme violent et agressif.

Bibliographie

Références / References

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Notes

  • [1]
    Dietschy (2008). Cette société civile du sport est surtout celle de l’Europe occidentale.
  • [2]
    Weill P.-E. (2010) et Gasparini W. et Polo J.-F. (2012).
  • [3]
    L’Auto, 17 juin 1905.
  • [4]
    Football et Sports Athlétiques, 25 décembre 1909.
  • [5]
    Tous les Sports, 25 mars 1905.
  • [6]
    Dans le sens où elles précèdent et annoncent les compétitions européennes proprement dites réunissant tout le continent à partir de 1955.
  • [7]
    Archives FIFA, UEFA 1955-1958, Union des associations européennes de football, Statuts.
  • [8]
    Jules Rimet a été le président de la FIFA de 1921 à 1954.
  • [9]
    Archives UEFA, Congrès, procès-verbal de l’Assemblée Générale du 2 mars 1955 à Vienne.
  • [10]
    Archives UEFA, Congrès, procès-verbal de la troisième Assemblée Générale de l’UEFA les 28 et 29 juin 1957 à Copenhague.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Archives FIFA, Coupe des villes de foire, Règlement.
  • [13]
    UEFA Bulletin, septembre 1958, n° 9.
  • [14]
    La Turquie est membre de l’UEFA depuis 1962, Israël depuis 1994.
  • [15]
    Shaw D. (1987).
  • [16]
    Miroir du football, juillet 1960.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Miroir du football, juillet 1964.
  • [19]
    Shaw D. (1987).
  • [20]
    Archives UEFA, Report of the General Secretary 1964 and 1965.
  • [21]
    UEFA. Bulletin officiel de l’Union des associations européennes de football, n° 43, juillet 1968.
  • [22]
    Papa et Panico (2000).
  • [23]
    Miroir du football, juin 1972.
  • [24]
    Archives UEFA, Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1976 et 1977.
  • [25]
    France Football, 22 juin 1976 (édition africaine).
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1976 et 1977.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1980 et 1981.
  • [30]
    Havemann (2013).
  • [31]
    L’Organisation internationale de radiodiffusion et de télévision qui regroupe les pays du bloc soviétique.
  • [32]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1980 et 1981.
  • [33]
    France Football, 1er juillet 1980.
  • [34]
    Archives UEFA, Bulletin officiel de l’UEFA, juin 1988, n° 123.
  • [35]
    La Stampa, 13 juin 1980.
  • [36]
    Vieli (2014).
  • [37]
    En avril 1989, des mouvements de foule avaient entraîné la mort de 95 personnes lors d’un match de Coupe d’Angleterre opposant Liverpool à Nottingham Forest dans le stade d’Hillsborough à Sheffield.
  • [38]
    Archives UEFA, Rapport du secrétaire général pour les années 1984 et 1985.
  • [39]
    Peitersen in Roversi (1990).
  • [40]
    Dietschy (2011).
  • [41]
    www.uefa.com, UEFA Financial Report 2012-2013.
  • [42]
    Platini (2014).
  • [43]
    Jusqu’au milieu des années 1990, les fédérations de football bénéficiaient d’une exception juridique leur permettant de limiter le nombre de joueurs étrangers évoluant dans leurs clubs, l’arrêt rendu par la Cour de justice européenne le 15 décembre 1995 sur le recours déposé par Jean-Marc Bosman, un modeste footballeur professionnel belge, instaure une libre circulation des sportifs professionnels européens dans l’espace communautaire. L’arrêt Malaja, rendu par le Conseil d’État en faveur de la basketteuse polonaise Lilia Malaja (30 décembre 2002), étend le bénéfice de l’arrêt Bosman aux ressortissants des pays ayant signé un traité d’association avec l’Union européenne.
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