Notes
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[1]
On consultera par exemple, pour me limiter à un ouvrage récent, François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2012.
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[2]
C’est notamment la position de Valéry, dans son « Discours du centenaire de la photographie » (1939), Etudes photographiques n° 10, novembre 2001, mis en ligne le 10 septembre 2008. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/265. Consulté le 5 février 2018.
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[3]
Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », in Salon de 1859, repris dans Ecrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 362-363.
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[4]
Sur les débats que suscita ce rapprochement de la photographie et des beaux-arts dans le cadre du Salon, voir André Rouillé, La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie, 1816-1871, Paris, Macula, 1989. Pour ce qui est du rapprochement avec la littérature, voir Marta Caraion, Pour fixer la trace. Photographie, littérature et voyage au milieu du xixe siècle, Genève, Droz, 2003, et Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002.
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[5]
Charles Baudelaire, Salon de 1859, op. cit., p. 366.
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[6]
« J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives », in Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12.
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[7]
Charles S. Peirce établit ainsi sa distinction entre « icône », « symbole » et « indice » : « Je définis une Icône comme étant un signe qui est déterminé par son objet dynamique en vertu de sa nature interne. […] Je définis un Indice comme étant un signe déterminé par son objet dynamique en vertu de la relation réelle qu’il entretient avec lui. […] Je définis un Symbole comme étant un signe qui est déterminé par son objet dynamique dans le sens seulement dans lequel il sera interprété » (Ecrits sur le signe, trad. Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978, p. 37). Pour une analyse du signe photographique, voir Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987.
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[8]
Lettre de Nicéphore Niépce à son frère Claude, datée du 5 mai 1816, citée in André Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 24. Je souligne. La première occurrence du terme « photographie » en français date de 1834 ; la première photographie couleur sera prise en 1861. Pour une mise au point historique et lexicale, voir Monique Sicard, « Photographie : quel récit des origines ? », in Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux et Philippe Ortel (dir.), Littérature et photographie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 47-64.
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[9]
Dans son édition de la lettre, Rouillé indique en note que le terme « couleur » est à entendre ici comme signifiant « valeur ».
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[10]
Lettre à son frère Claude, datée du 19 mai, ibid., p. 25.
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[11]
Id.
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[12]
Il faudra presque un siècle pour comprendre les spécificités du regard photographique, comme le suggère Walter Benjamin, en 1931, dans sa « Petite histoire de la photographie », lorsqu’il avance que l’on « commence aujourd’hui » à s’intéresser aux « questions historiques ou, si l’on préfère, philosophiques, que posent l’ascension et le déclin de la photographie » (Œuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Reiner Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 296). Sur cette question de la perception du photographique, notamment dans son rapport à la peinture, voir également Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, trad. Marc Bloch et Jean Kempf, Paris, Macula, 1990.
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[13]
Christian Delacampagne, Où est passé l’art ? Peinture, photographie et politique (1839-2007), Paris, Panama, 2007, p. 32-35. Delacampagne explique que le Diorama « n’est autre qu’un panorama enrichi par toutes sortes d’effets lumineux » (p. 33).
-
[14]
Cité in André Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 29-30.
-
[15]
Ibid., p. 35 sq. Les citations du rapport d’Arago devant la Chambre des députés renverront dorénavant à cet ouvrage.
-
[16]
Marta Caraion, Pour fixer la trace…, op. cit., p. 272.
-
[17]
La pierre de Rosette, à l’origine du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, fut découverte lors de l’Expédition d’Egypte en 1799. Elle était illustrée dans le 5e volume des planches réservées à l’Antiquité.
-
[18]
« Les photos dépeignent des réalités qui existaient déjà, même si l’appareil photo seul avait le pouvoir de les révéler », écrit Susan Sontag (Sur la photographie, trad. Philippe Blanchard, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 148). Jean-Marie Schaeffer va dans le même sens lorsqu’il avance que « le dispositif photographique produit des traces visibles de phénomènes qui sont radicalement invisibles pour l’œil humain, en ce sens qu’elles ne sauraient donner lieu à une image aérienne ou rétinienne » (L’Image précaire…, op. cit., p. 22).
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[19]
Voir notamment la « Petite histoire de la photographie » de Benjamin (art. cité) et, pour une mise au point historique, Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, ainsi que François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, op. cit.
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[20]
« Dessin » dont Arago demande d’ailleurs à un peintre, Delaroche, de faire l’expertise. Et si ce dernier en arrive à conclure que le daguerréotype « est un immense service rendu aux arts » (p. 39), il précise toutefois que le dessin ne permet d’amener à la perfection que « certaines conditions essentielles » (idem, je souligne) de l’art, à savoir la collection d’études.
-
[21]
Arago souligne en effet que le daguerréotype « ne comporte pas une seule manipulation qui ne soit à la portée de tout le monde […] il n’exige aucune dextérité manuelle » (p. 40).
-
[22]
Jules Janin, « Le Daguerréotype », dans L’Artiste, nov. 1838-avr. 1839, cité in Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 50.
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[23]
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 323.
-
[24]
Id., p. 398.
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[25]
Cité in Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 78.
-
[26]
Alfred Donné et Léon Foucault, « Atlas. Introduction », cité in Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 75.
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[27]
Roland Barthes, La Chambre claire, in Œuvres complètes V, Paris, Seuil, 1980, p. 851.
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[28]
J’ai abordé cette articulation de la poétique, de l’esthétique et de l’épistémologie à partir de Diderot et des Lumières dans Ecrire le regard. L’esthétique de la Modernité en question, Paris, Hermann, 2010, et dans Diderot et la peinture, Paris, Galilée, 2015.
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[29]
Roland Barthes, « Délibération », in Œuvres complètes V, op. cit., p. 676. Cette phrase est extraite d’un texte publié en 1979 dans la revue Tel Quel, soit au moment où il rédigeait La Chambre claire, qui sera publié en 1980.
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[30]
J’ai analysé cette « crise du langage » notamment dans « La Modernité : un oubli. La réalité du langage », in François Félix (dir.), Xi Dong / Ouest-Est, Lausanne, L’Age d’Homme, 2015, p. 200-227. Cette « crise » sera au cœur d’un prochain livre à paraître aux éditions Galilée.
1L’invention de la photographie, dans la première moitié du xixe siècle, a très largement été documentée et n’a cessé d’être commentée [1]. Les critiques se sont ainsi intéressés à l’influence de la photographie sur les beaux-arts ou sur la littérature, annonçant par exemple qu’elle aurait rendu l’art de peindre inutile, ou qu’elle aurait libéré la littérature de son asservissement à la description du réel [2]. L’histoire de la photographie, au moins depuis Benjamin, a de son côté toujours été une préoccupation majeure de la philosophie de l’art. Mais si les réflexions ont jusqu’à présent surtout porté sur la photographie dans son rapport à l’art en général, il convient dorénavant de changer de perspective pour s’interroger plutôt sur la reconfiguration du réel impliquée par le daguerréotype puis par la photographie. En proposant un accès « direct » à la réalité, l’image photographique ouvre en effet une nouvelle ère, qui change fondamentalement notre rapport au réel. Un nouveau « partage du réel » se fait alors jour, comme j’aimerais le montrer – où la connaissance de l’image va jouer un rôle paradoxal : en (re)produisant le réel, la photographie va dans le même temps faire perdre de vue la réalité de l’image, et ouvrir ainsi une crise dont il n’est d’ailleurs pas certain que nous soyons pleinement sortis. Cette crise est avant tout une crise du langage, et elle sera à l’œuvre dès les premiers textes qui tenteront de penser l’instantané photographique.
Un horizon complexe
2Pour essayer de comprendre cette nouvelle mouvance du réel, commençons par passer la réalité au révélateur photographique. De 1839, année où est inventé le daguerréotype, à 1855, qui marque l’entrée de la photographie à l’Exposition universelle de Paris, les développements fulgurants de la photographie vont non seulement transformer notre rapport à l’art, mais encore modifier en profondeur notre perception du réel. Cela est particulièrement visible à l’occasion du Salon de 1859, lorsque la photographie est admise au rang des beaux-arts, déclenchant la réaction bien connue de Baudelaire :
Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France […], est celui-ci : « Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé le vœu de cette multitude. Daguerre fut son messie. « Puisque la photographie nous donne toutes garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal [3].
4Ce passage mériterait que l’on s’y arrête longuement, mais j’aimerais simplement le lire ici comme l’expression d’un symptôme : ces quelques lignes nous disent d’abord combien l’avènement de la photographie a pu ébranler les fondements mêmes de l’art (le nouveau « Credo » qui voudrait que « l’art ne peut être que la reproduction exacte de la nature »). En invitant les photographes dans les murs du Salon – il est vrai dans un espace distinct [4] –, la direction des Beaux-Arts accédait à la demande des photographes d’être admis au rang d’artistes, mais surtout elle légitimait de facto la mimèsis comme critère esthétique incontournable – et c’est bien ce dernier point qui est à l’origine de la diatribe de Baudelaire, lequel s’insurge en fait moins contre la photographie en elle-même que contre le cadre esthétique qu’elle implique et qu’elle semble imposer.
5La position baudelairienne n’est toutefois pas seulement intéressante dans sa visée esthétique, elle a également une portée épistémologique remarquable, car l’auteur du Salon de 1859 ne se contente pas de rejeter la mimèsis, il dénonce encore l’objet de celle-ci, à savoir le monde extérieur, cette « nature » devenue objet de culte :
Cependant il eût été plus philosophe de demander aux doctrinaires [de la copie de la nature], d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature [5].
7Le glissement accompli par Baudelaire est significatif : à partir d’une question d’ordre esthétique, et qui porte sur l’imitation de la « nature extérieure », il commence par mettre en doute l’existence de cette dernière (il faudrait demander aux doctrinaires « s’ils sont bien certains de l’existence de la nature extérieure ») pour mieux ensuite frapper de suspicion la connaissance que nous pouvons en avoir (est-on bien sûr « de connaître toute la nature… » ?). Tout se passe comme si le regard photographique, en nous montrant ce que Baudelaire appelle ici la « nature », nous cachait en fait la réalité, désignant l’une pour mieux occulter l’autre. Il faudra revenir sur cet étrange jeu de vases communicants, mais retenons pour l’heure que la position de Baudelaire, tout épidermique qu’elle paraisse, s’inscrit dans un horizon réflexif complexe, où se croisent l’esthétique et l’épistémologie.
Niépce et le modèle pictural
8Le regard de Baudelaire sur l’image photographique, en 1859, est symptomatique d’une ambiguïté qui se trouve au cœur même du dispositif découvert par Niépce un demi-siècle plus tôt et perfectionné par Daguerre. Cette ambiguïté porte sur ce que l’on pourrait appeler, dans le prolongement du « partage du sensible [6] » de Jacques Rancière, un « partage du réel », dans la mesure où l’invention de Niépce change radicalement notre rapport au réel. Parmi les innombrables conséquences que va entraîner la photographie, la moindre n’est certainement pas, en effet, de proposer une reproductibilité du visible (même s’il faudra encore attendre quelques années pour que l’image soit précise, nette et infiniment reproductible). Mais ce n’est pas tout, cette reproductibilité est en fait l’œuvre de la nature elle-même – comme le dira d’ailleurs bien le terme « photographie » : c’est la lumière, le soleil qui dessine, qui imprime la présence du monde extérieur sur la plaque d’étain recouverte de bitume de Judée mise au point par Niépce. C’est précisément en raison de ce contact en quelque sorte direct et « réel » entre l’objet et la photographie que Peirce parlera à son propos d’« indice » (ou index), alors que le tableau est quant à lui un signe iconique [7] ; et ce changement de régime sémiotique est évidemment de nature à modifier, indirectement mais en profondeur, notre perception de ce qui est (re)présenté. Notre rapport au réel médiatisé par l’image n’est dès lors plus esthétique, il est d’abord épistémologique.
9Seulement, Niépce ne dispose pas, pour décrire et finalement comprendre toute la portée de ce qu’il a accompli, d’un lexique adéquat. Il est donc contraint, dès ses premières tentatives, d’évoquer sa découverte scientifique en termes picturaux, comme en témoigne une lettre à son frère datée du 5 mai 1816 :
J’avais heureusement des lentilles du microscope solaire, qui, comme tu le sais, vient de notre grand-père Barrault. Une de ces petites lentilles se trouva précisément du foyer convenable, et l’image des objets se peignait d’une manière très nette et très vive sur un champ de treize lignes de diamètre. […] On distinguait les effets de la lumière dans la représentation de la volière, et jusqu’au châssis de la fenêtre. Ceci n’est qu’un essai encore bien imparfait ; mais l’image des objets était extrêmement petite. La possibilité de peindre de cette manière me paraît à peu près démontrée […]. Je ne dissimule point qu’il y a de grandes difficultés. Surtout pour fixer les couleurs mais avec du travail et beaucoup de patience on peut faire bien des choses. Ce que tu avais prévu est arrivé : le fond du tableau est noir, et les objets sont blancs, c’est-à-dire plus clairs que le fond. Je crois que cette manière de peindre n’est pas inusitée, et que j’ai vu des gravures de ce genre : au reste il ne serait peut-être pas impossible de changer cette disposition des couleurs […] [8].
11Toute cette lettre est saturée d’éléments picturaux, et même si « l’image des objets » qui se fixe sur ce « tableau » d’un nouveau genre n’est pas sans rappeler le procédé des « gravures », la peinture offre bien plus qu’un simple répertoire lexical, elle incarne un véritable modèle opératoire, comme en témoigne par exemple la fameuse distinction dessin / couleur qui traverse toute la lettre : si « l’image des objets », même « extrêmement petite », s’est bien fixée, il reste encore à garder la trace des « couleurs [9] », et dans une autre lettre, datée du 19 mai, Niépce annonce à son frère qu’il entend s’occuper « de trois choses : 1) de donner plus de netteté à la représentation des objets ; 2) de transposer les couleurs ; 3) et enfin de les fixer, ce qui ne sera pas le plus aisé [10]… ». Niépce ne veut pas reproduire les objets, il veut les représenter, et surtout il veut le faire à l’image de la peinture, terminant d’ailleurs sa seconde lettre en soulignant que son procédé, une fois perfectionné, « pourrait être utile aux arts [11] ».
12Or, il n’est pas indifférent de penser ce qui s’est fixé sur la plaque d’étain en termes esthétiques ou dans un horizon épistémologique [12] : l’objet est-il représenté ou au contraire reproduit ? Autrement dit, le « tableau » que Niépce a réussi à produire nous présente-t-il un objet culturel, une sorte de dessin très rudimentaire et encore imprécis auquel il manque les couleurs pour pouvoir rivaliser avec une œuvre peinte – ou s’agit-il de la trace visible d’un instant (il est vrai plutôt long, tant la durée d’exposition de la chambre noire demandait alors de patience) ? Niépce semble pencher pour la première option, du moins les catégories qu’il emploie pour penser son image mettent-elles clairement sa découverte sous la tutelle de la peinture – et c’est bien aux arts que la découverte pourrait être utile, lorsqu’elle sera perfectionnée.
Arago et Daguerre à la recherche du réel
13Il est sans doute difficile de tirer de longues conclusions des rares réflexions de Niépce, lequel était d’ailleurs davantage un autodidacte génial qu’un savant. Gardons pour l’heure à l’esprit que Niépce désirait représenter les objets et que, dans cette perspective particulière, la peinture pouvait tenir lieu de modèle. Et surtout, cette vision exclusivement esthétique du procédé photographique paraît encore tenir la réalité à distance, pourrait-on dire, les « objets » saisis par Niépce se limitant bien ici à une « représentation ».
14Les choses vont radicalement évoluer quelques années plus tard, lorsque le procédé de Niépce sera amélioré par Daguerre. Ce dernier avait une formation de peintre, il a collaboré activement aux premiers Panoramas avant de poursuivre sur la voie de l’illusion avec la création du « Diorama [13] » ; entré très tôt en contact avec Niépce, Daguerre a vite compris les perspectives ouvertes par l’invention de l’autodidacte, et le « Traité provisoire » qu’ils ont signé en 1829 creuse d’ailleurs un peu plus encore la veine esthétique initiée par Niépce, dès lors que le rôle de Daguerre était de perfectionner le procédé afin de l’appliquer à « la gravure, c’est-à-dire de constater les avantages qui [en] résulteraient pour un graveur [14] » : ce sera le daguerréotype.
15Mais c’est Arago qui va en quelque sorte assurer la renommée du daguerréotype, en le présentant devant l’Académie des sciences de Paris puis devant la Chambre des députés, en janvier et en juillet 1839 [15]. Arago était député et surtout physicien, il avait donc un rapport au réel sans doute différent de Daguerre, peintre avant tout préoccupé d’illusion, aussi présente-t-il d’emblée « l’œuvre de génie » de Daguerre sur un double plan esthétique et scientifique, se demandant d’une part si « cette invention rendra à l’archéologie et aux beaux-arts des services de quelque valeur », pour d’autre part examiner « si l’on doit espérer que les sciences en tireront parti » (p. 36). Retraçant à grands traits les étapes qui ont mené au daguerréotype, Arago commence par rappeler le rôle de Niépce, qui désirait « fixer les images de la chambre obscure » (p. 37). L’intention du physicien est en fait limpide : restreindre les travaux de Niépce au domaine des beaux-arts pour mieux tirer les améliorations effectuées par Daguerre du côté de la science. Ainsi ne manque-t-il pas de souligner par deux fois que la découverte de Niépce présente une avancée uniquement pour « la copie photographique des gravures » ; en raison d’un temps d’exposition excessivement long (« dix à douze heures »), la reproduction des ombres portées des objets était impossible, de même que le rendu des contrastes, et le résultat final, « un dessin », ne résistait que difficilement aux rayons solaires (p. 37). Au total, Niépce, avant de mourir en 1833, n’aurait guère réussi qu’à reproduire des gravures, autrement dit à copier des reproductions – ce qui était d’ailleurs l’objectif du « Traité provisoire » de 1829. Mais de telles images d’images, qui plus est fruits d’un processus très incertain, ne sauraient satisfaire les exigences d’un regard sur le monde qui se veut scientifique.
16Seulement, Arago ne noircit littéralement le tableau de Niépce que pour mieux mettre en relief les améliorations de Daguerre :
Les plus faibles rayons modifient la substance du daguerréotype. L’effet se produit avant que les ombres solaires aient eu le temps de se déplacer d’une manière appréciable. Les résultats sont certains, si on se conforme à des prescriptions très simples. Enfin, les images une fois produites, l’action des rayons du soleil, continuée pendant des années, n’en altère ni la pureté, ni l’éclat, ni l’harmonie.
18Il est frappant de relever combien cette description du procédé mis au point par Daguerre « efface » toute forme d’intervention humaine, tout se passant comme si l’image se produisait elle-même : les moindres rayons « modifient la substance », l’effet « se produit » puis les images sont « produites » de manière durable… Mais le daguerréotype, aux yeux d’Arago, ne se contente pas de remédier aux nombreux défauts de l’image de Niépce, il est « un moyen de reproduction si exact et si prompt » qu’il donne « des images fidèles » (ibid.), car c’est in fine la nature elle-même qui se reproduit par l’action du soleil ; les images – justement qualifiées à plusieurs reprises de « photographiques » – sont en fait littéralement « dessinées par ce que la nature offre de plus subtil, de plus délié : par des rayons lumineux » (p. 38-39). En créant les conditions d’une (re)production de la nature par elle-même, Daguerre aurait doublement réussi à se passer de la médiation humaine, forcément subjective aux yeux du physicien : le daguerréotype est tout d’abord une reproduction directe (sans l’intervention humaine de l’opérateur, l’image « se produit » elle-même), mais surtout le temps de pose raccourci allié à une précision accrue autorisent ensuite la reproduction d’autre chose que des gravures ou des peintures : la réalité elle-même. En effaçant toute trace d’intervention humaine, la description d’Arago, par un subtil jeu de vases communicants, va ainsi pouvoir glisser d’une vision esthétique du daguerréotype à un regard épistémologique sur la réalité ; l’image pourra être pensée comme un nouvel instrument de connaissance donnant un accès direct à la réalité.
Au-delà du visible
19Au-delà de ce que fait le daguerréotype, Arago va donc désormais s’intéresser à ce qui se montre dans l’image fixée : le réel lui-même. Se prenant à imaginer les avantages que l’expédition d’Egypte, en 1798, aurait pu tirer des travaux de Daguerre, le député ne cache pas son enthousiasme – enthousiasme qui se paie à nouveau d’une critique à présent explicite des insuffisances du mimétisme pictural :
Pour copier les millions et millions d’hiéroglyphes qui couvrent […] les grands monuments de Thèbes, de Memphis, de Karnak, etc., il faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le Daguerréotype, un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail. Munissez l’Institut d’Egypte de deux ou trois appareils de M. Daguerre, et sur plusieurs des grandes planches de l’ouvrage célèbre, fruit de notre immortelle expédition, de vastes étendues d’hiéroglyphes réels iront remplacer des hiéroglyphes fictifs ou de pure convention ; et les dessins surpasseront partout en fidélité, en couleur locale, les œuvres des plus habiles peintres ; et les images photographiques, étant soumises dans leur formation aux règles de la géométrie, permettront, à l’aide d’un petit nombre de données, de remonter aux dimensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des édifices.
21Les « grandes planches de l’ouvrage célèbre » dont il est question sont celles qui accompagnaient, en treize volumes, la Description de l’Egypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l’expédition de l’Armée française, publiée de 1809 à 1829. La première réalité à laquelle nous donnerait accès le daguerréotype est donc le passé ; le regard scientifique d’Arago saisit immédiatement les avantages offerts par le procédé de Daguerre pour « archiver » le réel, et comme l’écrit Caraion, « la ruine est d’abord un document que la photographie doit recenser pour l’étude complète des civilisations du passé : elle est un objet de connaissance à identifier, à examiner, à étiqueter [16] ». Le gain du daguerréotype ne se traduit pas uniquement en termes de temps et d’économie, il vise surtout à substituer le « réel » au « fictif », autrement dit à remplacer l’art par la science : pour ce qui est de restituer fidèlement le réel, les « dessins » obtenus grâce à Daguerre « surpasseront partout […] les œuvres des plus habiles peintres »…
22Nous sommes ici à la croisée des chemins, où art et science se rencontrent avant de s’éloigner irrémédiablement, et ce n’est pas un hasard si Arago, parmi les innombrables sujets illustrés par les planches de la Description de l’Egypte, retient précisément l’hiéroglyphe, un dessin qu’il est revenu à la science de déchiffrer [17]. L’image semble dès lors perdre toute valeur esthétique au profit exclusif de l’exactitude, de la vérité ; l’effacement du sujet peignant implique presque automatiquement l’avènement du réel, les « images photographiques, étant soumises dans leur formation aux règles de la géométrie » (tandis que les peintures et les gravures répondent aux conventions de la perspective), permettent de voir ce qui échappe à l’œil humain, de « remonter aux dimensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des édifices ».
23Les daguerréotypes montrent donc non seulement ce que la main ne saurait représenter, mais également ce que l’œil ne saurait percevoir, ils donnent une connaissance « exacte » de ce qui demeure autrement « inaccessible [18] ». Une autre réalité se révèle ainsi grâce au daguerréotype – une réalité paradoxalement au-delà du visible –, et il est clair qu’aux yeux d’Arago seule cette réalité-là mérite que l’on s’y intéresse, et non ce simulacre auquel les peintres et les graveurs nous donnent accès. Les critiques ont abondamment souligné, à la suite de Benjamin [19], le caractère visionnaire de la présentation d’Arago, lequel annonce de très prochaines découvertes en astronomie, en météorologie, en topographie ou encore en photométrie, avant de conclure que « quand les observateurs appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature, ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine » (p. 41). Le mouvement imprimé à la connaissance par Arago est révélateur : c’est bien « l’instrument » qui est à l’origine de découvertes que le sujet humain se contente dès lors d’observer ; et dans ce renversement épistémologique, l’image mise au point par Daguerre joue un double rôle essentiel : en dessinant et en rendant visible ce que ni la main ni l’œil ne sauraient représenter, le daguerréotype congédie d’une part ce monde extérieur dont l’homme était en quelque sorte la mesure, jusqu’à présent, pour lui substituer d’autre part une nouvelle réalité, plus objective, dont la nouvelle image n’est en fait rien moins que l’incarnation. Une nouvelle ère semble donc s’ouvrir, où il ne s’agit plus de reproduire et encore moins de représenter la réalité – mais de produire le réel…
En deçà de l’homme, un monde sans sujet
24Nous voici arrivés à un carrefour, où l’image et la réalité se rencontrent et tendent à se confondre. L’analyse effectuée par Arago est à mes yeux symptomatique de l’instauration d’un nouveau « partage du réel » qui demeure fondamentalement problématique, et cela pour au moins deux raisons. J’ai souligné l’empressement du physicien, lorsqu’il décrivait l’invention de Daguerre, à effacer toute trace d’intervention humaine, le retrait du sujet peignant (ou gravant) paraissant garantir à ses yeux l’objectivité du daguerréotype. Mais cette forme de « déshumanisation » ne se produit pas uniquement en amont ni dans l’acte photographique, elle se retrouve aussi au cœur même de la nouvelle réalité annoncée par le physicien – car, faut-il le rappeler, au moment où Arago présente le daguerréotype, ce dernier n’est guère plus qu’un « dessin [20] » : les couleurs en sont encore absentes, d’une part, et surtout les temps de pose relativement longs – Arago parle de « dix à douze minutes [en] hiver […] cinq à six [en] été […] deux à trois minutes [dans les] régions méridionales » (p. 40) – excluent, d’autre part, de facto la saisie de tout sujet humain. Ce sont bien des monuments ou des paysages vides de toute trace humaine qui constituent l’essentiel de la production photographique de l’époque. Une note ajoutée par Arago à son rapport présenté devant l’Académie des sciences précise d’ailleurs que le daguerréotype se prête mal au portrait, en raison notamment d’un temps de pose difficilement compatible avec une expression naturelle du sujet (p. 41). Pour en faire une réalité photographique, il faudrait en quelque sorte « tuer » le vivant, ou le figer dans une expression qui le déshumanise – au-delà du visible et en même temps en deçà de l’homme, la réalité produite par le daguerréotype ne s’embarrasse guère de préserver une place au sujet humain : une telle réalité semble à vrai dire l’exact négatif de cette Modernité incarnée par la foule, par le mouvement et par les couleurs que Baudelaire va bientôt théoriser. Il y a là une première forme de paradoxe, qui veut que la photographie symbolise indiscutablement la Modernité sans qu’elle puisse pourtant en rendre compte.
25Cette forme de « déshumanisation » impliquée par le tournant épistémologique pressenti par Arago change en fait profondément la valeur et le sens de l’image dans son rapport au réel : elle ne sera désormais plus belle ou ressemblante, elle ne sera plus l’expression d’une subjectivité, mais incarnera au contraire le vrai, le réel lui-même dans sa pure objectivité. L’image avait toujours été le lieu de l’inscription de l’homme dans le monde, elle est maintenant le signe de son exclusion, incarnant une véritable rupture épistémologique entre le sujet humain et cette nouvelle réalité qui se révèle à la fois omniprésente [21] et inaccessible sans la médiation de l’appareil inventé par Daguerre. La nouvelle image est peut-être un « miroir qui garde toutes les empreintes [22] », comme on se plaît à le dire à l’époque – mais un miroir dans lequel le sujet humain ne se reflète pas : un objet en quelque sorte sans sujet.
26Dans son archéologie des sciences humaines, Foucault a bien montré qu’une « mutation archéologique » opérée au début du xixe siècle a notamment eu pour conséquence que « l’homme apparaît avec sa position ambiguë d’objet pour un savoir et de sujet qui connaît [23] » ; l’avènement du daguerréotype, par un étrange effet de balancier, peut alors se comprendre comme une nouvelle mutation radicale : en prenant une photographie du monde extérieur, l’homme découvre soudain une réalité dont il est non seulement exclu (le vivant échappe encore pour l’instant au daguerréotype), mais qu’il est de plus incapable de connaître par lui-même. En d’autres termes, le surgissement du réel incarné par le daguerréotype implique in fine le rejet, tout aussi ambigu, du sujet et de l’objet humains hors du nouveau champ du savoir. Foucault annonçait en conclusion de son analyse que l’homme « est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine [24] ». La réalité mise en lumière par la photographie est certainement la première trace inquiétante de cet effacement.
La connaissance de l’image
27Il y a cependant plus inquiétant encore, dans cette nouvelle épistémologie de l’image mise en relief par Arago. La nouvelle ère annoncée par le daguerréotype – où il s’agit désormais, je le répète, de produire le réel – repose en fait sur une distinction initiale fondamentale entre ce que le physicien appelle « l’archéologie et [les] Beaux-Arts » et « les sciences » (p. 36). D’un côté, une lecture « esthétique » du daguerréotype, qui met indirectement en lumière l’incapacité du sujet à saisir puis à reproduire le visible – l’esthétique doit donc, dans cette perspective, se comprendre comme une simple reproduction subjective de la réalité extérieure, sans aucune visée épistémologique – et, de l’autre, une exploitation objective de ce qui se produit dans l’image. D’un côté, autrement dit, une image subjective tournée vers le passé ; de l’autre, le présent s’incarnant lui-même, le réel se livrant en toute transparence à la connaissance.
28De Niépce à Arago, c’est finalement le sens de l’image qui change de dimension ou de direction en quelques décennies, et ce changement en profondeur porte sur ce que l’on pourrait appeler, dans une formulation volontairement ambiguë, la « connaissance de l’image ». Là où le langage de l’esthétique, qui orientait dès l’origine les travaux et réflexions de Niépce, nous l’avons vu, servait de fondement à la connaissance que nous pouvions avoir « à propos de » ou « sur » l’image, l’épistémologie d’Arago implique au contraire de comprendre la préposition « de » non plus comme un génitif objet, mais comme un génitif sujet : il s’agit bien ici d’une connaissance par l’image. L’image n’est dès lors plus l’objet de la pensée, c’est elle qui pense à présent, c’est à travers elle que le réel se livre à la connaissance.
29De fait, nombreux sont les scientifiques à avoir illustré, dans le prolongement d’Arago, combien le daguerréotype donne littéralement à penser. Un rapport de l’Académie des sciences présentant l’ouvrage Photographie zoologique de Rousseau et Devéria, précise par exemple :
[…] une image photographique bien faite donne, non seulement ce que l’auteur a lui-même vu et voulu représenter, mais tout ce qui est réellement visible dans l’objet ainsi reproduit. Un autre naturaliste pourra donc y saisir des faits que le premier n’aura pas aperçus, et faire réellement des découvertes à l’aide de l’image, comme il en aurait fait en observant l’objet en nature [25].
31Alfred Donné, quant à lui, présentant en 1845 l’« Atlas » agrémenté de daguerréotypes qui accompagne son Cours de microscopie complémentaire des études médicales, souligne entre autres avantages que :
[…] des figures prises sur la nature même, par un procédé rigoureux tel que celui-ci, indépendant des vues de notre esprit et de la fidélité de notre main, nous eussent été d’un grand secours pour la rédaction du texte, pour l’exactitude de nos descriptions ; il est évident que dorénavant, dans un travail analogue, les figures devront être exécutées avant l’œuvre théorique, pour lui servir de base et de guide. […] avant de décrire, de tirer des conséquences de nos observations, nous laisserons la nature se reproduire elle-même ; nous la fixerons sur une planche daguerrienne, avec tous ses détails et ses nuances infinies, afin de la suivre pas à pas en l’ayant, pour ainsi dire, à la main [26].
33Le daguerréotype permet donc de corriger jusqu’aux « vues de l’esprit » et sert désormais « de base et de guide » vers la connaissance de la nature, laquelle peut maintenant être suivie « pas à pas ». On retrouve l’idée émise par Arago selon laquelle il suffirait de prendre une photographie de la nature pour que le réel se donne à voir et à connaître. C’est « le champ microscopique tout entier » qui est offert aux étudiants grâce au daguerréotype, ajoute de son côté Alfred Donné, « avec une vérité que la main de l’homme ne peut jamais atteindre […] ; c’est, pour ainsi dire, l’objet même que l’on mettra sous les yeux et à la main des auditeurs, comme fait un professeur de botanique qui passe dans l’amphithéâtre la feuille dont il indique les caractères et la disposition » (idem). L’opération accomplie par le daguerréotype relève presque du miracle, dès lors que l’objet microscopique, qui échappe normalement à l’œil et que la main « ne peut jamais atteindre », se trouve à présent « sous les yeux et à la main des auditeurs »… C’est l’objet même que l’image incarne – « pour ainsi dire », certes, mais l’on sent bien que la frontière entre l’objet et son image est rendue extraordinairement poreuse par l’invention de Daguerre.
34De l’image de la réalité à la réalité elle-même, il n’y a qu’un pas, que l’épistémologie annoncée par Arago n’hésite pas à franchir : le daguerréotype transforme la réalité en une image d’autant plus efficace et performante qu’elle demeure en fait invisible et impensée en tant qu’image, cette forme d’aveuglement devant l’image se révélant d’ailleurs comme le signe paradoxal de la nouvelle objectivation du réel. Seulement, aussi « exacte » et « fidèle » soit-elle, la réalité de l’image présentée par le daguerréotype ne doit évidemment pas être confondue pour autant avec la réalité même : bien que cette dernière se reproduise elle-même, comme n’a pas manqué de le souligner le physicien, elle se donne néanmoins toujours à voir et à penser dans une image. Entre l’image de la réalité et la réalité elle-même, il ne faut pas perdre de vue la réalité de l’image, et face au daguerréotype, il convient donc toujours de penser en premier lieu une image, de saisir la réalité de l’image avant d’espérer (re)produire une quelconque image de la réalité ; mais Arago, sans doute leurré par la prouesse technique accomplie par Daguerre, tombe en quelque sorte dans le piège de la « transparence » du médium – il perçoit la réalité là où il n’y a en définitive qu’une image, lâchant ainsi la proie pour l’ombre. Par un curieux effet de vases communicants, la réalité semble advenir à mesure que l’image s’efface en tant qu’image – nous touchons là au second écueil du partage du réel photographique : la nouvelle image fait voir et donne à penser tout en demeurant elle-même invisible et impensée. L’image devient ainsi le point aveugle d’une épistémologie pourtant entièrement fondée sur elle.
Une crise du langage
35La photographie, pourrait-on alors écrire de manière abrupte, fait perdre l’image de vue. Tout se passe à présent « pour ainsi dire » comme si l’image et la réalité ne faisaient qu’un, et cette formule répétée par Alfred Donné a au moins le mérite d’être claire, à sa manière : cette approximation met bien en relief combien le langage de l’époque peine en fait à déterminer ce que l’on pourrait appeler l’« ontologie » de la nouvelle image. L’onde de choc de la révolution opérée par les travaux de Niépce, Daguerre, Talbot et d’autres encore fut telle qu’il faudra presque un siècle avant qu’on ne puisse, au-delà des controverses, en mesurer toute l’ampleur philosophique et historique, comme l’a avancé Benjamin – si l’on excepte toutefois les réflexions visionnaires de Charles Sanders Peirce, mais qui n’auront à vrai dire de retentissement qu’au temps de la sémiotique triomphante.
36Or, peut-être n’est-ce justement pas un hasard s’il aura fallu attendre que la question du langage devienne centrale pour que l’on se mette à voir enfin la photographie pour ce qu’elle est vraiment : non pas le réel lui-même, mais sa trace tout de même tangible, ce que Barthes, dans des pages maintes fois citées, cernera ainsi :
Il me fallait d’abord bien concevoir, et donc, si possible, bien dire (même si c’est une chose simple) en quoi le Référent de la Photographie n’est pas le même que celui des autres systèmes de représentation. J’appelle « référent photographique », non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y aurait pas de photographie. La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue. Le discours combine des signes qui ont certes des référents, mais ces référents peuvent être et sont le plus souvent des « chimères ». Au contraire de ces imitations, dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie […]. Le nom du noème de la Photographie sera donc : « Ça-a-été » [27].
38Ces quelques lignes résument parfaitement les enjeux esthétiques et épistémologiques de la « réalité de l’image » ; elles soulignent d’une part combien la photographie est toujours pensée dans sa relation à la peinture (à laquelle s’ajoute maintenant le discours), c’est-à-dire dans une perspective de représentation, même s’il s’agit en l’occurrence ici de marquer une différence, d’indiquer « en quoi le Référent de la Photographie n’est pas le même que celui des autres systèmes de représentation ». De Niépce à Barthes, la peinture constitue pour l’image un horizon qui semble absolument indépassable – sauf à vouloir créer un nouveau langage, qui puisse dire justement ce que la photographie a de propre, comme Barthes précise d’autre part qu’il va tenter de le faire : afin de remonter de la photographie particulière de sa mère à l’essence de la Photographie, conformément au projet de la seconde partie de La Chambre claire, il lui fallait « d’abord bien concevoir, et donc, si possible, bien dire ». Si la photographie donne tant à voir et à penser alors qu’elle demeure elle-même invisible et au-delà de la pensée ; si elle exhibe en quelque sorte une image de la réalité pour mieux cacher la réalité de l’image ; si elle réussit, en d’autres termes, ce tour de force de fonder une épistémologie par l’image tout en se constituant elle-même comme le point aveugle de cette nouvelle épistémologie, c’est précisément parce qu’elle s’appuie dès le début sur une grammaire, sur un lexique, sur une langue en un mot – celle de l’esthétique de la représentation – qu’elle rend par ailleurs caduque et inopérante, comme le souligne implicitement la démarche de Barthes. Il n’y a en effet plus lieu de s’interroger sur des questions de ressemblance, d’illusion, de mimèsis ou encore de représentation, comme le faisait l’esthétique, dès lors que la nouvelle image produit dorénavant le réel et que cette incarnation du réel est de plus étrangère à toute intervention humaine.
39Aussi l’avènement du réel photographique ne signifie-t-il pas seulement l’occultation de l’image, il implique également, et plus en profondeur, la cécité soudaine du langage de l’esthétique de l’époque. Au total, la présentation d’Arago aura au moins montré que la photographie nous a infiniment rapprochés du réel (si l’on compare le daguerréotype au « réalisme » pictural), mais cette présentation aura encore révélé in fine que le lexique de la peinture, pas plus d’ailleurs que celui de la physique, n’est en fait capable de rendre compte de cette infime distance qui nous sépare encore de ce réel. La révolution accomplie par l’image photographique instaure un nouveau paradigme – un nouveau partage du réel – qui demande, pour être pleinement compris, un nouveau langage, qui puisse en particulier mettre en lumière ce que j’ai qualifié de « point aveugle » de la photographie, c’est-à-dire la réalité de l’image. Avant d’être une question esthétique ou épistémologique, la connaissance de l’image, pour reprendre l’expression avancée plus haut, est d’abord un problème de langage.
40Et si l’on y regarde de près, c’est bien dans une telle perspective que s’inscrivent les quelques lignes extraites de La Chambre claire : le mouvement qu’elles impriment à la pensée est ainsi exemplaire d’une compréhension du réel à l’aide d’un langage capable de saisir au préalable la réalité de l’image. A partir d’une réflexion sur le langage (« comment dire… »), Barthes en arrive en effet, à travers l’image photographique, à poser l’ontologie du réel comme une trace tangible de ce qui a précisément disparu d’être saisi dans et par l’image. La connaissance de l’image, pourrait-on alors conclure, constitue un horizon de pensée où la réflexion du langage, que j’appelle « la poétique », vise à articuler esthétique et épistémologie [28]. Au moment où, déclarant qu’il lui « est devenu indifférent de ne pas être moderne [29] », il amorce quelque chose comme un retour au référent, le sémiologue nous rappelle que le réel n’est jamais qu’une affaire de langage, d’une part, et que le langage renvoie, d’autre part, toujours à une extériorité – qui est justement le réel. Seulement, de l’un à l’autre se dresse nécessairement la réalité d’une image, qui tout à la fois incarne et le réel et le « discours » que l’on peut tenir sur le réel.
41Barthes se situe bien sûr ici au terme d’un long cheminement qui prend forme avec Niépce, Daguerre, Arago et d’autres – et que Barthes lui-même prolongeait à sa manière dans ses écrits antérieurs, dont la « modernité » reposait en quelque sorte sur une soumission du « réel » à une structure aveugle. Ce cheminement ou cette longue errance commence dès l’instant où l’on a perdu de vue la réalité de l’image, et ce point aveugle met paradoxalement en lumière l’incapacité du langage à saisir désormais le rapport de l’image au réel. Cette crise de la réalité dont la photographie nous donne l’image parfaitement transparente est donc d’abord une crise de langage [30].
Notes
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[1]
On consultera par exemple, pour me limiter à un ouvrage récent, François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2012.
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[2]
C’est notamment la position de Valéry, dans son « Discours du centenaire de la photographie » (1939), Etudes photographiques n° 10, novembre 2001, mis en ligne le 10 septembre 2008. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/265. Consulté le 5 février 2018.
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[3]
Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », in Salon de 1859, repris dans Ecrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 362-363.
-
[4]
Sur les débats que suscita ce rapprochement de la photographie et des beaux-arts dans le cadre du Salon, voir André Rouillé, La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie, 1816-1871, Paris, Macula, 1989. Pour ce qui est du rapprochement avec la littérature, voir Marta Caraion, Pour fixer la trace. Photographie, littérature et voyage au milieu du xixe siècle, Genève, Droz, 2003, et Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002.
-
[5]
Charles Baudelaire, Salon de 1859, op. cit., p. 366.
-
[6]
« J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives », in Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12.
-
[7]
Charles S. Peirce établit ainsi sa distinction entre « icône », « symbole » et « indice » : « Je définis une Icône comme étant un signe qui est déterminé par son objet dynamique en vertu de sa nature interne. […] Je définis un Indice comme étant un signe déterminé par son objet dynamique en vertu de la relation réelle qu’il entretient avec lui. […] Je définis un Symbole comme étant un signe qui est déterminé par son objet dynamique dans le sens seulement dans lequel il sera interprété » (Ecrits sur le signe, trad. Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978, p. 37). Pour une analyse du signe photographique, voir Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987.
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[8]
Lettre de Nicéphore Niépce à son frère Claude, datée du 5 mai 1816, citée in André Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 24. Je souligne. La première occurrence du terme « photographie » en français date de 1834 ; la première photographie couleur sera prise en 1861. Pour une mise au point historique et lexicale, voir Monique Sicard, « Photographie : quel récit des origines ? », in Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux et Philippe Ortel (dir.), Littérature et photographie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 47-64.
-
[9]
Dans son édition de la lettre, Rouillé indique en note que le terme « couleur » est à entendre ici comme signifiant « valeur ».
-
[10]
Lettre à son frère Claude, datée du 19 mai, ibid., p. 25.
-
[11]
Id.
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[12]
Il faudra presque un siècle pour comprendre les spécificités du regard photographique, comme le suggère Walter Benjamin, en 1931, dans sa « Petite histoire de la photographie », lorsqu’il avance que l’on « commence aujourd’hui » à s’intéresser aux « questions historiques ou, si l’on préfère, philosophiques, que posent l’ascension et le déclin de la photographie » (Œuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Reiner Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 296). Sur cette question de la perception du photographique, notamment dans son rapport à la peinture, voir également Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, trad. Marc Bloch et Jean Kempf, Paris, Macula, 1990.
-
[13]
Christian Delacampagne, Où est passé l’art ? Peinture, photographie et politique (1839-2007), Paris, Panama, 2007, p. 32-35. Delacampagne explique que le Diorama « n’est autre qu’un panorama enrichi par toutes sortes d’effets lumineux » (p. 33).
-
[14]
Cité in André Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 29-30.
-
[15]
Ibid., p. 35 sq. Les citations du rapport d’Arago devant la Chambre des députés renverront dorénavant à cet ouvrage.
-
[16]
Marta Caraion, Pour fixer la trace…, op. cit., p. 272.
-
[17]
La pierre de Rosette, à l’origine du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, fut découverte lors de l’Expédition d’Egypte en 1799. Elle était illustrée dans le 5e volume des planches réservées à l’Antiquité.
-
[18]
« Les photos dépeignent des réalités qui existaient déjà, même si l’appareil photo seul avait le pouvoir de les révéler », écrit Susan Sontag (Sur la photographie, trad. Philippe Blanchard, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 148). Jean-Marie Schaeffer va dans le même sens lorsqu’il avance que « le dispositif photographique produit des traces visibles de phénomènes qui sont radicalement invisibles pour l’œil humain, en ce sens qu’elles ne sauraient donner lieu à une image aérienne ou rétinienne » (L’Image précaire…, op. cit., p. 22).
-
[19]
Voir notamment la « Petite histoire de la photographie » de Benjamin (art. cité) et, pour une mise au point historique, Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, ainsi que François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, op. cit.
-
[20]
« Dessin » dont Arago demande d’ailleurs à un peintre, Delaroche, de faire l’expertise. Et si ce dernier en arrive à conclure que le daguerréotype « est un immense service rendu aux arts » (p. 39), il précise toutefois que le dessin ne permet d’amener à la perfection que « certaines conditions essentielles » (idem, je souligne) de l’art, à savoir la collection d’études.
-
[21]
Arago souligne en effet que le daguerréotype « ne comporte pas une seule manipulation qui ne soit à la portée de tout le monde […] il n’exige aucune dextérité manuelle » (p. 40).
-
[22]
Jules Janin, « Le Daguerréotype », dans L’Artiste, nov. 1838-avr. 1839, cité in Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 50.
-
[23]
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 323.
-
[24]
Id., p. 398.
-
[25]
Cité in Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 78.
-
[26]
Alfred Donné et Léon Foucault, « Atlas. Introduction », cité in Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 75.
-
[27]
Roland Barthes, La Chambre claire, in Œuvres complètes V, Paris, Seuil, 1980, p. 851.
-
[28]
J’ai abordé cette articulation de la poétique, de l’esthétique et de l’épistémologie à partir de Diderot et des Lumières dans Ecrire le regard. L’esthétique de la Modernité en question, Paris, Hermann, 2010, et dans Diderot et la peinture, Paris, Galilée, 2015.
-
[29]
Roland Barthes, « Délibération », in Œuvres complètes V, op. cit., p. 676. Cette phrase est extraite d’un texte publié en 1979 dans la revue Tel Quel, soit au moment où il rédigeait La Chambre claire, qui sera publié en 1980.
-
[30]
J’ai analysé cette « crise du langage » notamment dans « La Modernité : un oubli. La réalité du langage », in François Félix (dir.), Xi Dong / Ouest-Est, Lausanne, L’Age d’Homme, 2015, p. 200-227. Cette « crise » sera au cœur d’un prochain livre à paraître aux éditions Galilée.