Notes
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[1]
Pour Jakobson, la dominante est « l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure » (« La dominante », Questions de poétique, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1973, p. 145).
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[2]
Pour Lévi-Strauss, la pensée sauvage, ancrée dans l’expérience sensible, est une manière de concevoir le monde selon une logique du concret (La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962).
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[3]
Lettre de Taine à Zola, début 1868, Bulletin de la Société littéraire des amis d’Emile Zola, 1931, p. 4-5.
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[4]
Emile Zola, Thérèse Raquin, Œuvres complètes, H. Mitterand (éd.), Paris, Cercle du livre précieux, 1966, t. I, p. 611. Désormais, toutes nos références à ce roman seront inscrites dans le corps du texte et renvoient à cette édition.
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[5]
Nous préférons, conformément aux travaux en ethnocritique de la littérature, l’expression « système de créances » à celle de « système de croyances », car elle ne suppose pas, contrairement à la « croyance », une axiologie fondée sur le sacré ni liée à des formes magico-religieuses. Un groupe peut avoir un système de créances : auquel cas, ce système fait partie intégrante de sa cosmologie, comprise dans un sens anthropologique comme un « système du monde d’un groupe social » (Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, éd. de Minuit, « Critique », 1987, plus précisément « La Philosophie de Combray », p. 173-192). Le système de créances relève d’un « symbolisme collectif » (ibid., p. 181) : il peut se définir comme un outil de mise en ordre logique et comme un système d’interprétation des signes, des faits, des destins. Bien entendu, le texte littéraire invente lui aussi des systèmes de créances.
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[6]
Pour une première information sur les travaux et les enseignements en ethnocritique, on consultera le site internet suivant : www.ethnocritique.com.
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[7]
Sur ce sujet, voir le numéro intitulé « Le Retour des morts », Etudes rurales, nos 105-106, 1987.
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[8]
Anatole Le Braz, « La Rancune du premier mari », La Légende de la mort en Basse-Bretagne, Paris, Honoré Champion, 1893, p. 368-372.
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[9]
Ce scénario culturel de la vengeance du premier mari est recensé aussi par Jean-Claude Schmitt dès le Moyen Âge (Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1994, p. 107).
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[10]
« Est-ce que tu ne reconnais pas celui qui est là ? – De qui parles-tu ? Je ne vois personne. – Tu ne vois pas Jean-Marie ? – Eh ! laisse-moi tranquille avec Jean-Marie ! Si tu n’as rien de mieux à me dire, dormons ! Là-dessus, Naïc tourna la tête du côté du mur » (Anatole Le Braz, « La Rancune du premier mari », op. cit.).
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[11]
« Là-dessus, Naïc tourna la tête du côté du mur. Elle avait bu pas mal dans la journée. Au bout d’un moment elle ronflait » (ibid.).
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[12]
Villon, dans son célèbre Testament, écrit « Gardez-vous tous de ce mau hâle / Qui noircit les gens quand sont morts ; / Eschevez-le, c’est un mal mors » (v. 1722-1724). Ces vers sont ainsi traduits par Jean Dufournet : « Gardez-vous tous ce mauvais hâle qui noircit les gens quand ils sont morts ; évitez-le, c’est une mauvaise morsure » (Villon, Poésies, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 258-259).
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[13]
Sophie Bridier, Le Cauchemar. Etude d’une figure mythique, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 33.
-
[14]
Léon Marillier, « Introduction » à La Légende de la mort en Basse-Bretagne d’Anatole Le Braz, op. cit., p. xi.
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[15]
Marie-Claire Latry, « Le Cauchemar landais », dans Etres fantastiques des régions de France, sous la dir. de D. Loddo et J.-N. Pelen, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 185.
-
[16]
Henri Scepi, Thérèse Raquin d’Emile Zola, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2010, p. 122.
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[17]
Ce temps de latence avant les apparitions est une des différences importantes entre la nouvelle « Un mariage d’amour » publiée dans Le Figaro du 24 décembre 1866 et la forme définitive du roman. En effet, dans la première version du texte, Zola écrit : « La vérité était que, depuis le crime, ils frissonnaient tous deux la nuit, secoués par d’effrayants cauchemars, et qu’ils avaient hâte de s’unir contre leur épouvante pour la vaincre » (« Un mariage d’amour », OC, t. IX, p. 274).
-
[18]
Voir Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1981 [1909], p. 165-207.
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[19]
Giordana Charuty, Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, éd. du Seuil, « La Couleur des idées », 1997, p. 342.
-
[20]
J.-F. Bladé, Les Poésies populaires de la Gascogne, Paris, Maisonneuve, 1967, t. I, p. 277 ; cité par Charuty, ibid., p. 343.
-
[21]
Ibid., p. 345.
-
[22]
La suite de la phrase est sans ambiguïté : « Cette communauté, cette pénétration mutuelle est un fait de psychologie et de physiologie qui a souvent lieu chez les êtres que de grandes secousses nerveuses heurtent violemment l’un à l’autre » (p. 592).
-
[23]
Giordana Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 343.
-
[24]
Thérèse dit à Laurent, lors de leur nuit de noces : « Nous ne sommes pas des mariés comme les autres … » (Thérèse Raquin. Drame en quatre actes, OC, t. XV, p. 176).
-
[25]
Ibid., p. 177-178.
-
[26]
« N’est-ce pas signifier que le mariage instaure une proximité avec la mort, laquelle se trouve justement réaffirmée – pour être maîtrisée – à travers des présages qui nous sont apparus comme autant de façon d’égaliser les temps de vie, mais aussi à travers d’autres signes qui prédisent, à nouveau, le malheur des mariés si le cortège croise un enterrement, si la bénédiction est célébrée le même jour que des funérailles, […] autrement dit des signes qui, tous, font sens vers une possible confusion entre le mariage et la mort ? » (G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 346).
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[27]
Claude Karnoouh, « Le Charivari ou l’hypothèse de la monogamie », dans Le Charivari. Actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977) par l’Ecole des hautes études en sciences sociales et le Centre national de la recherche scientifique, publiés par J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris/La Haye/New York, Ecole des hautes études en sciences sociales et Mouton Editeur, 1981, p. 38.
-
[28]
Arnold Van Gennep, Le Folklore français. Du berceau à la tombe, cycle de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1998, p. 533.
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[29]
Ibid.
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[30]
Jean-Claude Schmitt, Les Revenants, op. cit., p. 214.
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[31]
« Le tirage des pieds » par le mort est une croyance répandue dans le folklore français. Il s’agit, selon Sébillot, d’une menace que les parents faisaient souvent aux enfants pour leur faire peur : « On croit même que, s’ils [les défunts] sont mécontents de leurs enfants, ils viennent la nuit “leur tirer les pieds”. J’ai plusieurs fois entendu faire cette menace par des pères à leurs enfants, qui ne semblaient pas trop en douter » (Sébillot, Traditions et superstitions, op. cit., p. 253). Ainsi, la mise en garde, qui constitue une pédagogie par la peur, transforme le défunt qui vient tirer les pieds en un croque-mitaine. Pour une lecture plus générale de ce scénario dans l’œuvre zolienne, on consultera notre article « Les fantômes nuptiaux chez Zola », Romantisme, no 149, 2010, p. 97-110. Mais, à l’époque, nous n’en étions pas encore à envisager la portée heuristique permettant une relecture globale de ce roman.
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[32]
Arnold Van Gennep, Le Folklore français, op. cit., p. 533. Cette croyance est bien celle des personnages, mais, au bout du compte, n’est-elle pas aussi celle de l’auteur ? En effet, l’expression apparaît dans d’autres romans, mais elle est toujours médiatisée par un personnage : « Ah ! je ne t’ai pas dit ? annonce Pauline à Lazare, j’ai rêvé que ton Schopenhauer apprenait notre mariage dans l’autre monde, et qu’il revenait la nuit nous tirer par les pieds » (La Joie de vivre, 1964, Pl., t. III, p. 887). Dans La Conquête de Plassans, Rose, la bonne, affirme que Marthe a peur de « se faire tirer les pieds » (Pl., t. I, p. 1159) la nuit par son mari Mouret, incarcéré à l’asile (mort sociale et symbolique). De même, dans La Fortune des Rougon, Félicité, souhaitant que M. Pierotte soit « massacr[é] » par les insurgés, ressent cette peur du revenant : « “Ma foi ! s’il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos affaires … On ne serait pas obligé de le déplacer, n’est-ce pas ! ? et il n’y aurait rien de notre faute …” Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu’elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, si M. Pierotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendrait lui tirer les pieds » (Pl., t. I, p. 233.).
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[33]
Nous empruntons l’expression à Jean-Marie Privat, « Coïtus ritualis », Les rites de passage. De la Grèce d’Homère à notre xxie siècle, Grenoble, Le Monde alpin et rhodanien, 2010, p. 179-189.
-
[34]
Marie Scarpa, « Le Personnage liminaire », Romantisme, n° 145, 2009, p. 25-35.
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[35]
Ibid., p. 28.
-
[36]
Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan Université, 1998, p. 36.
-
[37]
René Basset, « Les Noyés », Mélusine. Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, 1884-1885, p. 253.
-
[38]
Jean-Marie Privat, « Coïtus ritualis », op. cit., p. 184.
-
[39]
Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, op. cit., p. 243.
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[40]
De même, Thérèse et Laurent, après leur mariage, ne sentent pas que le rite a opéré un changement : « ils étaient mariés et ils n’avaient pas conscience d’un nouvel état […], par moments, ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet abîme. Ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu’un obstacle matériel se dressait entre eux » (p. 603-604). Ils ont l’impression d’être « avant le meurtre », c’est-à-dire alors que Thérèse était mariée à Camille.
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[41]
Comme le rappelle F. Zonabend, « ainsi en Afrique [rappelons que Thérèse est née à Oran, en Algérie], où la liaison entre les termes mariage/mort/naissance est très nette, existe la pratique du lévirat, toutefois lorsqu’une femme se remarie, elle doit accomplir des sacrifices pour ne point rester stérile et le premier enfant du nouveau couple appartient au conjoint mort. Il y a une configuration symbolique entre premier mariage et remariage, entre fécondité et mort, qui montre, malgré les formes de l’alliance, la présence prégnante du premier conjoint mort » (« Compte rendu des débats », dans Le Charivari, op. cit., p. 378).
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[42]
Dicton languedocien : « Ome mal maridat, le baleré milhou negat ! », cité par Martine Segalen, « Le mariage, l’amour et les femmes dans les proverbes populaires français (suite) », Ethnologie française, 1976, t. VI, n° 1, p. 44.
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[43]
Sur l’idiomatisme culturel, voir Jean-Marie Privat, « Parler d’abondance. Logogenèses de la littérature », Romantisme, n° 145, 2009, p. 79-95.
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[44]
Notons que Laurent n’a pas de nom de famille. Le texte, curieusement silencieux, indique uniquement que son père s’appelle « le père Laurent » et qu’il vient de Jeufosse, au nom symboliquement signifiant.
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[45]
« Le rapport d’un homme à son patronyme reste immuable tout au long de son existence, alors que, à son mariage, la femme prend celui de son mari. Si son conjoint meurt, elle deviendra “la veuve du Paul Magnien”, si elle se remarie, on continuera de la désigner sous cette même dénomination » (F. Zonabend, « Jeux de noms. Les noms de personnes à Minot », Etudes rurales, n° 74, 1979, p. 52).
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[46]
Pixérécourt fait jouer en 1802 un mélodrame en trois actes intitulé La Femme à deux maris. Pensons aussi au Colonel Chabert de Balzac, et à « La Mort d’Olivier Bécaille » et à « Jacques Damour » de Zola. Notons que le titre Madeleine Férat est lui aussi problématique, puisque Madeleine se marie rapidement avec Guillaume de Viargue. Or, le titre fige le statut de Madeleine comme une jeune fille. C’est d’ailleurs tout le drame du roman qui joue sur les deux états de Madeleine : l’état de jeune femme qui a commis une « faute » avec Jacques et sur celui de jeune mariée avec Guillaume. Elle est, en quelque sorte, comme Thérèse une femme aux deux maris.
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[47]
Nous soulignons.
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[48]
Françoise Zonabend, « Compte rendu des débats », op. cit., p. 377-378.
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[49]
Dans son article sur les croyances et pratiques symboliques liées au veuvage et au remariage, Paul Fortier-Beaulieu remarque que le tapage charivarique, dans une perspective mystico-religieuse, sert à « apaiser les mânes des morts. Car il y a des morts avec lesquels il faut compter ; leur corps est étendu immobile et impuissant dans la tombe, mais leur âme reste agissante. Que le défunt ou la défunte se trouvent froissés et mécontents de ce convol en secondes noces, les pires calamités peuvent fondre sur le nouveau couple » (P. Fortier-Beaulieu, « Le Veuvage et le Remariage », Travaux du 1er Congrès international de folklore, tenu à Paris du 23 au 28 août 1937 à l’Ecole du Louvre, Tours, Arrault et Cie imprimeur, Publications du Département et du Musée national des arts et traditions populaires, 1938, p. 199).
-
[50]
Claude Karnoouh, « Le Charivari ou l’hypothèse de la monogamie », op. cit., p. 38.
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[51]
Notons ici l’ambiguïté : celui dont le rôle est de remettre la femme « entre les mains » de l’époux, c’est habituellement le père. Or, la figure du père dans ce roman est complètement évacuée : le père de Laurent est en brouille avec son fils, le père de Thérèse disparaît aussitôt qu’il a donné sa fille à sa sœur et, finalement, le père de Camille est décédé.
1Le fantôme est-il soluble dans le roman zolien ? Thérèse Raquin d’Emile Zola, œuvre littéraire qui fonde en 1867, après Germinie Lacerteux (1865) des Goncourt, le genre naturaliste, en le consignant dans le domaine scientifique, est-il un récit de revenant ? Auquel cas, est-il « naturaliste » et/ou « fantastique » ? L’interprétation doxique le range dans la catégorie des fictions qui convoquent un imaginaire de la science dans lequel les apparitions du spectre sont motivées par un détraquement psychophysiologique, faisant surgir au cœur du processus de signifiance du récit une épistèmè savante de l’hallucination. Or, si la dominante esthétique [1] et le cadrage générique du roman relèvent bien d’une logique scientifique, ils sont constamment subvertis par la présence d’une culture de l’oral qui regroupe, on le verra, un ensemble de croyances traditionnelles sur les relations problématiques qu’entretiennent les morts et les vifs. Cette double cosmologie, l’une de type positiviste, la seconde de l’ordre de la pensée sauvage moderne [2], mobilise des savoirs psychiatriques tout autant que coutumiers : elle amalgame des systèmes de références antinomiques d’un même événement, en l’occurrence le retour d’un mort « malpassé ». Nous verrons que l’articulation interdiscursive du texte sur la légende de « la rancune du premier mari », sur tel adage proverbial – « Homme mal marié, mieux le vaudrait noyé » – ou encore sur la formule terminale du rite matrimonial – « Jusqu’à ce que la/le mort nous sépare » –, enfin sur l’idiomatisme du « tirage des pieds », remodelés par la narration, dessine une focalisation polyphonique autour des imaginaires folkloriques du mort jaloux du remariage de sa veuve, et de ses intersignes. Ainsi, ce que Taine désigne comme une « fantasmagorie [qui] devient cauchemar [3] » n’est en fait que la reconfiguration narrative d’un système culturel dans lequel les morts coexistent avec les vivants.
2Thérèse et Laurent sont transis de peur devant ce qu’ils interprètent comme des apparitions de leur victime qu’ils ont violemment noyée afin de vivre au grand jour leur passion adultérine. Ils croient réellement être hantés par un spectre :
Tous deux songeaient au noyé, une sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fond de la chambre, s’attendant à voir la porte s’ouvrir brusquement en laissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruit continuait plus sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leur victime écorchait le bois avec ses ongles pour entrer [4].
4Clairement, pour les personnages (et contrairement au narrateur), l’apparition n’est pas de l’ordre d’un dérèglement hallucinatoire. Interprétons donc le roman à partir de ce système de créances [5] présupposant, sans l’ombre d’un doute, la certitude au retour des morts. L’ethnocritique, qui vise à articuler une poétique du texte et une ethnologie du symbolique [6], nous servira à penser la culture du revenant à l’œuvre dans le roman zolien. Plus précisément, nous proposons d’étudier les multiples variations de cosmologies, comprises, du point de vue anthropologique, comme manières de penser le monde (ici, des vivants en fonction – ou non – des morts). En d’autres termes, apparaissent dans la narration différentes façons d’expliquer les manifestations de Camille Raquin (rationalités, superstitions, croyances) qui sont, dans ce roman, doublement justifiées : le décès dans des conditions violentes et le remariage d’une veuve sont deux causes reconnues par la tradition du retour du défunt.
Du récit légendaire au roman : « La rancune du premier mari »
5Ce ne sont pas tous les morts qui reviennent. Ceux qui font un retour parmi les vivants sont motivés par un règlement de compte. Ils rappellent aux survivants, sous la forme de la malédiction, un déficit rituel à l’égard de leur destin posthume qui les immobilise dans un entre-deux-mondes. Ce motif du « retour du mort [7] » appartient à une riche tradition orale que le texte zolien s’approprie pour le réinventer en fonction de son programme esthétique. Anatole Le Braz a recueilli en Bretagne des légendes sur la destinée des morts et sur leur relation parfois problématique avec les vivants. Une surtout retient ici notre attention, tant les ressemblances avec Thérèse Raquin s’imposent à l’esprit. Intitulée « La rancune du premier mari », elle raconte l’histoire d’un nouveau marié qui voit, lors de sa nuit de noces, le spectre du premier mari de sa femme.
Puis ils s’en furent couchés dans le même lit. […] En face de lui [le marié], Jean-Marie Corre [le premier mari de la veuve/nouvelle épousée] était assis à table, devant le verre qu’il venait à l’instant de vider lui-même. […] [Le marié] demeura, quant à lui, sur son séant, les yeux rivés au spectre de Jean-Marie Corre toujours immobile. Il sentait ses cheveux dressés sur sa tête, aussi raides que les dents d’un peigne à carder l’étoupe.
Le mort ne faisait pas un geste, ne proférait pas une parole. A la fin, mon frère en eut assez de cette situation.
– Jean-Marie Corre, dit-il, apprends-moi du moins ce qu’il te faut.
Ah ! mes amis, n’interpellez jamais un mort ! Ceci est la franche et pure vérité : ainsi interpellé, le spectre de Jean-Marie Corre ne fit qu’un bond du banc où il était assis jusqu’au lit où se trouvait mon frère.
Le pauvre Yvon se fourra tout entier sous les draps. De la sorte, il ne voyait plus rien. Mais le mort était à cheval sur sa poitrine ; le mort lui étreignait les flancs entre ses deux genoux pointus. C’était une souffrance atroce. Il aurait voulu crier : il ne le pouvait. Il n’avait plus de respiration. Il entendait son haleine râler dans sa gorge comme le vent dans un soufflet crevé. Je vous promets que le soleil qui se leva le lendemain de cette nuit-là fut béni par quelqu’un, et ce quelqu’un était mon frère, Yvon Le Flem. Au point du jour, nous le vîmes entrer chez nous, le visage défait, la couleur de la mort au cou [8].
7Thérèse Raquin ne constitue pas, à l’évidence, une réplique exacte du récit légendaire rapporté par Le Braz [9]. Soulignons quelques différences. La première est relative au contenu : la mariée d’Yvon Le Flem ne voit pas le fantôme [10] alors que Thérèse est visiblement hantée par Camille. La deuxième relève du traitement stylistique et esthétique de l’irruption fantastique qui fait apparaître les divergences des deux systèmes de créances dominants du roman et de la légende. En effet, il y a peu de modalisateurs indiquant une possible hallucination dans la version bretonne. Un seul, en fait : la grande quantité d’alcool absorbée par les protagonistes pourrait suggérer un trouble de la vision [11]. Cependant, ce récit ne thématise pas l’hésitation ou l’incertitude à l’égard de la vérité de l’apparition. Or, dans le roman, le narrateur ne cesse de disqualifier la croyance au retour du mort de Thérèse et de Laurent en ancrant le surgissement de Camille dans un lexique de la bouffée hallucinatoire et délirante : « il leur sembla entendre les rires de triomphe du noyé » (p. 619) ; « ils étaient en proie à d’effrayantes hallucinations ; ils s’imaginaient … » (p. 618). Dans la légende, il n’y a pas de doute quant à l’incarnation du défunt. Toutefois, cette manière de penser les rapports entre vivants et morts est aussi celle des personnages zoliens. Dès lors, on retrouve dans les deux cas des phrases signalant la concrétude du fantôme : « Jean-Marie Corre était assis à table » pourrait équivaloir à « Camille s’étendit doucement entre eux » (p. 619) ou encore « là couchait le cadavre de Camille » (p. 616). Et finalement, la « couleur de la mort au cou » qu’a le nouveau marié de la légende bretonne rappelle la morsure faite par Camille au cou de Laurent, qui a lui aussi la « mort au cou » : « son cou le brûlait. […] [I]l la sentait toujours [la cicatrice de la morsure], dévorante, trouant son cou. […] Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant de peur » (p. 589). Il s’agit bien ici d’un « mal mors », c’est-à- d ire d’une morsure de la mort, qui annonce une mort sûre [12]! On le voit, le roman naturaliste complexifie les niveaux de croyance ; il intègre des systèmes de créances appartenant à un genre différent (la légende) qui lui permettent de polyfocaliser les points de vue, les données culturelles et les savoirs sur le revenant. Le texte actualise l’ambivalence sémique du fantôme (réel, imaginaire, halluciné).
8Troisième différence : l’explication moralisante de la fin du récit légendaire suggère que le mari défunt revient hanter son ancienne demeure parce que le mariage a été sanctionné par un contrat signé, mais non consacré par la cérémonie religieuse. En effet, le père du nouveau marié dit : « C’est qu’il manque à ton contrat la signature de Dieu. » La défaillance du rite matrimonial intensifie le retour du mort. Mais ce que sous-entend la légende, et que le texte zolien retient, c’est la croyance en la vengeance d’outre-tombe du premier mari, représenté sous les traits du mar (il chevauche et étouffe le nouveau mari) durant la nuit de noces. Le roman a la mémoire longue d’une culture où le cauchemar est compris comme une créature hostile, voire un incube, qui opprime le dormeur : « Le cauchemar est à l’origine un mort malfaisant. Cette croyance est inscrite dans l’histoire du mot. Le mort, souvent un proche de la victime, revient la nuit, pour écraser le dormeur [13]. » L’apparition d’un fantôme lors des ébats nuptiaux signale une parenté entre la sexualité et la mort, et souligne, également, de façon charivarique, un mauvais mariage. En cela, Thérèse Raquin réinvestit, sous une forme romanesque, le canevas narratif de la légende qui, elle-même, est « une illustration, une sorte de mise en œuvre, animée et vivante, des croyances et des rites [14] ».
9De plus, selon Marie-Claire Latry, les récits oraux, comme la légende de Le Braz, portant sur cette figure de la peur qu’est le cauchemar, enseignent ceci :
[…] les associations que créent les liens matrimoniaux entre les époux […] pouvaient se retourner en liens porteurs de négativité et de mort. La promiscuité, le contact des corps endormis, l’enlacement des corps amoureux révèlent que le lien familial, devenu trop proche, trop intime, non médiatisé, est susceptible de basculer en autodestruction. Le récit de la littérature orale transmettrait un enseignement portant sur la conception de la bonne distance à laquelle doivent être négociées et sans arrêt maintenues les relations fondatrices de l’alliance et de la famille [15].
11Précisément, le roman zolien se caractérise par un dérèglement des « bonnes distances » dans le jeu de la circulation qui forme les alliances : Thérèse épouse son cousin Camille pour ensuite marier Laurent. Ce dernier prend possession de la maison du premier mari, s’empare de sa place dans le lit de sa femme et devient « un second fils » (p. 599) aux yeux de sa mère. Que le « corps humide » du défunt ou du mar soit « couché au milieu du lit » (p. 616) suggère une volonté d’entraver cet échange de statut et de rôle qu’est le mariage.
Mariage et mort
12Le revenant n’est donc pas qu’une hallucination ou qu’un remords. Sinon, comment expliquer le temps de latence entre sa mort et ses apparitions ? Henri Scepi, dans une récente étude du roman, l’analyse essentiellement à partir du cadrage hallucinatoire :
Au chapitre 17 […] survient, après une période d’accalmie relativement longue, une première crise nocturne, qui peut être considérée comme le modèle de la déformation hallucinatoire dans le roman […] [16].
14Précisons : la « période d’accalmie » n’est pas « relativement longue » ; au contraire, elle est culturellement comptabilisée. En effet, Camille reste en terre pendant quinze mois sans hanter ses meurtriers : « Jamais Thérèse n’avait eu l’esprit si calme. […] La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse […] » (p. 584). Laurent, quant à lui, « dormait d’un sommeil lourd et sans rêves. Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, il était heureux » (p. 585 [17]). Ce temps non arbitraire où le mort ne revient pas, cette temporalité différée, correspond à la durée du veuvage de Thérèse. Clairement, Zola veut faire coïncider le retour du mauvais mort avec le remariage. Les premières apparitions du défunt se manifestent dans le roman uniquement à partir du chapitre xvii. Or, le chapitre précédent mentionne que « le deuil de Thérèse était fini » (p. 586) et se termine par cette déclaration : « Marions-nous, je serai à toi » (p. 587). A partir du moment où « le mariage [entre Laurent et Thérèse est] décidé » (p. 595), Camille vient hanter les nouveaux fiancés, certainement parce que les fiançailles sont considérées comme une phase de marge et d’entre-deux [18].
15Dès ce moment, Laurent se met à avoir des peurs nocturnes et à rêver à Camille. Dans la première étape du sommeil, alors que « son intelligence rest[e] éveillée » (p. 590) malgré l’engourdissement et l’abrutissement de la somnolence, il parcourt la ville à la recherche de sa maîtresse. La déambulation reproduit le mécanisme exploratoire du rêve. Mais, rapidement, le fantasme se transforme en cauchemar par un procédé de substitution : Camille remplace Thérèse. Ainsi, « toujours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait contre le corps de Camille » (p. 590-591). N’a-t-on pas l’impression que Camille protège son épouse contre Laurent ? Posté sur le seuil de la porte (p. 590) qui a tant servi à Laurent pour entrer incognito dans la chambre, il bloque le passage qui menait à l’adultère et qui faisait de lui un cocu. Graduellement, le fantôme n’apparaît plus uniquement en songe, mais aussi durant les périodes de veille. La vision onirique en vient à influencer et à contaminer la vie diurne. C’est lors du mariage que le rêve, comme état second de la conscience et comme lieu d’apparition du revenant, envahit le monde du jour. Ou, pour le dire autrement, c’est à partir de l’union officielle de Thérèse et de Laurent que le revenant n’est plus un rêve, mais un « vrai » fantôme.
16Force est donc de constater que le mariage constitue le point inchoatif du retour du mort et que le texte coordonne une analogie entre la mort, plus précisément « le » mort, et le (re)mariage, homologie d’ailleurs attestée par de nombreux ethnologues et par la religion catholique. Le mariage est en effet l’union d’un corps et d’une âme. Giordana Charuty a bien montré comment les rituels de mariage consacrent la conjonction des deux époux qui ne forment plus qu’un et comment ils rétablissent, « pour chaque individu, l’adéquation du corps et de l’âme [19] ». Ainsi, cette chanson de la Gascogne qui accompagne la bénédiction nuptiale nous le rappelle :
18Lorsque les sociétés chrétiennes font des époux « un seul corps, une seule âme », elles font référence, comme le rappelle Charuty, au « destin posthume », ce que prouve aussi l’association établie entre « rituels nuptiaux et rituels funéraires qui conduit, dans toute l’Europe, à faire des morts des mariés [21] ». Le rite matrimonial anticipe les rites entourant le décès, comme un présage d’une mort à venir. Rappelons que souvent le mort sera vêtu de son habit de mariage dans la tombe. Le discours proverbial formule lui aussi la dangereuse proximité et la possible confusion entre ces deux formes rituelles : l’expression « se passer la corde au cou » renvoie bien à l’acte de se marier. La locution idiomatique signifie à la fois l’état d’asservissement et de dépendance qu’institue l’alliance matrimoniale, mais elle évoque également la potence. Or, dans le roman zolien, les nouveaux mariés sont justement des condamnés hantés par le mort, voire des condamnés à mort (ce qu’ils sont au regard de la justice). Ne sont-ils pas aussi « irrités par les cordes qui leur coupaient la chair, écœurés de leur contact, […] oubliant qu’ils s’étaient eux-mêmes liés l’un à l’autre, et ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus » (p. 641) ?
19Expliquant scientifiquement le détraquement de Thérèse et Laurent, le narrateur signale qu’« ils eurent dès lors un seul corps et une seule âme pour jouir et pour souffrir » (p. 592). Si cette phrase réfère directement à la cosmologie du dérèglement physiologique [22], elle fait aussi sens au regard d’une culture du mariage. Se marier, c’est accepter de ne faire qu’un avec l’autre : c’est donc lier son devenir à l’autre pour le meilleur et pour le pire, et aussi prévoir son destin posthume. Ainsi, comme le commente Charuty, « c’est la mort même qui vient sanctionner, au moment où le mariage est consacré, tout déséquilibre, tout décalage, toute dissociation dans le couple des mariés, pensés comme l’union parfaite de l’âme et du corps puisqu’ils ne font plus qu’un [23] ». La formule liturgique « jusqu’à ce que la mort nous sépare » montre que le rite programme déjà la mort du couple (ou à tout le moins celle d’un de ses membres). Or, le second mariage de Thérèse est condamné, lui, à évoluer sous un auspice funeste qui semble être le résultat d’une déformation de l’expression clausulaire du rite matrimonial : il s’agit bien ici d’une alliance qui durera jusqu’à ce que « le » mort les sépare … En faisant apparaître non pas « la » mort, mais bien « le » mort lors de la nuit de noces, le roman établit un rapport de cause à effet entre le mariage et le retour parmi les vivants de Camille, le défunt mari. Rappelons que Zola avait déjà publié une version brève de ce roman sous le titre signifiant « Un mariage d’amour ».
20A cet égard, l’adaptation théâtrale du roman rédigée par Zola en 1873 révèle aussi ce lien entre le mort et le mariage de ces « mariés [pas] comme les autres [24] » que sont Thérèse et Laurent. Racontant la cérémonie à l’église (rite éclipsé dans la version romanesque de 1867), Thérèse nous apprend que « dans une chapelle, de l’autre côté de la nef », avait lieu, en même temps, un « enterrement » : « La bière a passé près de nous. Je l’ai regardée. Une pauvre bière, courte, étroite, toute mesquine ; quelque misérable mort, souffreteux et malingre [25] » qui n’est pas sans rappeler Camille. Le dérèglement de la bénédiction nuptiale par confusion et concomitance avec des funérailles a pour effet de surdéterminer l’intersigne : croiser un convoi funèbre durant une cérémonie de mariage porte malheur [26]. Les obsèques préfigurent le destin matrimonial des nouveaux époux : elles sont les signes fatidiques avant-coureurs d’un décès qui signalent l’homologie entre mariage et mort que le roman thématisera sous la forme du fantôme.
Le remariage d’une veuve
21Que réclame donc ce premier mari qui ne veut pas re-mourir ? Pourquoi son retour s’effectue-t-il exactement lors du second mariage de Thérèse ? Le remariage constitue souvent une désorganisation sociale (un vieux veuf, par exemple, en épousant une jeune fille entrave la bonne reproduction du groupe social) et est coutumièrement condamné par un charivari. Mais surtout il est propice au retour du mort, car le veuvage ne signe pas automatiquement la rupture de l’alliance matrimoniale :
L’emploi des termes de référence de veuves et de veufs implique […] la perpétuation du mariage au-delà du décès du conjoint. Nul ne doit confondre le conjoint avec l’alliance. Si le partenaire matérialise, objective l’union, sa disparition n’entraîne pas une transformation conceptuelle ; la mort n’en détruit pas l’idée qui persiste avec force. […] Le veuvage n’est donc pas l’équivalent, tant s’en faut, du célibat […] [27].
23Ainsi, dans le roman zolien, Thérèse croit que le « cadavre » de Camille possède toujours des droits matrimoniaux sur son corps :
Ils n’avaient pu le chasser du lit ; ils étaient vaincus. Camille s’étendit doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son impuissance et que Thérèse tremblait qu’il ne prît au cadavre la fantaisie de profiter de sa victoire pour la serrer à son tour entre ses bras pourris, en maître légitime.
25Que le mari défunt soit considéré comme le « maître légitime » suppose non seulement que le mari vivant est illégitime et « impuissant », dit le texte, mais que l’alliance matrimoniale perdure post mortem, conformément à certaines croyances traditionnelles. Si, comme le dit l’ancien proverbe, « c’est par le lit que le droit est acquis », force est de constater que Thérèse appartient toujours à Camille. Comme le met en lumière l’ethnologue Arnold Van Gennep, dans certaines régions françaises, le remariage d’une veuve est interdit en vertu du « principe de propriété du mari sur la femme [28] » et des besoins sexuels du trépassé qui « persistent après la mort, dans l’Au-Delà [29] ». On croit en effet que « le mari défunt hante la chambre conjugale […] ou même pénètre dans le lit et se couche sur sa femme à la manière d’un incube [30] ». Camille apparaît bien ici sous les traits d’un démon violant sa femme.
26Qui plus est, à trois reprises survient l’expression idiomatique signalant que le trépassé « tire les pieds » des vivants [31]. Laurent dit à Thérèse :
Crois-tu que ton premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché avec toi ? […] Cette pensée, cette supposition que le noyé pouvait venir leur tirer les pieds, faisait dresser les cheveux de Laurent.
28Attisant la peur, la locution expressive se réfère au système de créances des personnages qui rejoint une croyance attestée voulant que, lorsqu’un veuf ou une veuve se remarie, le défunt jaloux, possessif et outragé vienne « tirer par les pieds » le nouveau conjoint [32] : « [Laurent] finit par comprendre que le noyé était jaloux » (p. 616). La troisième occurrence de cette conviction d’un châtiment d’outre-tombe se situe au chapitre suivant :
Tandis qu’ils échangeaient ces baisers affreux, ils étaient en proie à d’effrayantes hallucinations ; ils s’imaginaient que le noyé les tirait par les pieds et imprimait au lit de violentes secousses.
30Dans cet exemple, les deux systèmes de créances principaux du roman coexistent dialogiquement : le narrateur insistant sur l’hallucination (créance positiviste) modalise et disqualifie, en l’ancrant dans l’imagination (« ils s’imaginaient »), la croyance aux revenants des personnages (créances symbolique et folklorique). L’hétérogénéité des savoirs et des croyances du texte, inscrite ici dans l’unité phrastique, renvoie à la polyphonie culturelle du roman.
Camille : un mal initié, un mal marié
31Remarquons aussi l’ambivalence (masculin/féminin ; mort/vivant/revenant) qui caractérise Camille tout au long du roman. En effet, si, dans la mort, il acquiert une puissance génésique indéniable (c’est lui qui accomplit ici le coïtus ritualis [33] de ce remariage), durant son existence de vivant, il est féminisé, lui qui porte d’ailleurs un prénom ambigu. Dans toute la première partie du roman (avant sa mort), le texte focalise sur les ratages initiatiques de Camille, qui a la trajectoire d’un « personnage liminaire [34] », caractérisé justement par son enfermement dans la marge, étape particulière du rite de passage. Ce type de personnage se définit, précisément à cause de sa position singulière dans un entre-deux-mondes (et cela même de son vivant), par des ratés de la maturation et de la différenciation des sexes (manque de virilité ou de féminité, hésitation entre les genres). Comme l’explique Marie Scarpa, ces figures, « figées dans un entre-deux constitutif et définitif », sont « arrêté[e]s sur les seuils, resté[e]s dans la marge et plus précisément encore “inachevé[e]s” du point de vue [de la socialisation] [35] ». Martine Segalen considère que le sujet liminaire possède une posture analogique à celle du revenant :
L’individu en position liminale présente des traits spécifiques : il échappe aux classements sociologiques, puisqu’il est dans une situation d’entre-deux ; il est mort au monde des vivants, et nombre de rituels assimilent ces novices aux esprits ou aux revenants […]. Le plus caractéristique de leur position est qu’ils sont à la fois l’un et l’autre ; à la fois morts et vivants, des créatures humaines et animales, etc. [36].
33Conséquemment, Camille, le mal initié durant son existence et le sur-initié dans la mort, se trouve toujours dans une position d’entre-deux. D’ailleurs, il est, dès le début du roman, déjà une sorte de revenant ; sa mère l’ayant « disputé à la mort pendant une longue jeunesse de souffrances » (p. 528). Dès son enfance, il est un initié de l’au-delà, lui qui vit sa jeunesse dans l’agonie et la maladie. Certaines croyances liées au folklore des noyés signalent que « tout malade qui, après avoir reçu les saintes huiles (l’extrême-onction), parvient à se rétablir est sûr de se noyer s’il tombe à la mer [37] ». Prédestiné à la noyade et à l’état de revenant, Camille, qui a été ressuscité « plus de dix fois » (p. 528), est un mort en souffrance. Le tempérament lymphatique accentue le caractère fantomatique du jeune homme dont la figure « pâlie » (ibid.) est imprégnée des signes d’un passage vers l’au-delà. Ainsi, l’alliance de Thérèse avec Camille, le vivant-mort, transforme la nouvelle mariée en enterrée vivante, et le texte, encore une fois, exploite une conception du mariage intrinsèquement liée à un imaginaire funeste : « elle se croyait enfouie au fond d’un caveau » (p. 538). De la maison-tombeau à la chambre hantée, Thérèse est constamment confrontée à la mort qui s’associe à ses mariages.
34Mal initié, notamment en ce qui a trait à sa sexualité, Camille, « alors âgé de vingt ans » et gâté par sa mère « comme un petit garçon » (p. 528), est donc un ignorant :
[…] il était resté petit garçon devant sa cousine […]. Il voyait en elle une camarade complaisante […]. Quand il jouait avec elle, qu’il la tenait dans ses bras, il croyait tenir un garçon ; sa chair n’avait pas un frémissement.
36L’absence de désir, le figement dans une phase infantile et, surtout, l’incapacité de distinguer les sexes font de Camille un inachevé du point de vue de l’initiation et des franchissements « normaux » des étapes de la vie. Rappelons sa nuit de noces. Le texte, dans un raccourci efficace, livre ce rite nuptial :
Le soir, Thérèse, au lieu d’entrer dans sa chambre, qui était à gauche de l’escalier, entra dans celle de son cousin, qui était à droite. Ce fut tout le changement qu’il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lendemain, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d’égoïste, Thérèse gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant de calme.
38Considéré comme « un “passage” rituel qui est à la fois un “apprentissage” spécifique (une interaction intime avec son alter ego) et une “métamorphose” (les droits et les devoirs de la sexualité conjugale) [38] », ce rite de « première fois » engendre habituellement chez les nouveaux mariés une modification d’état (social, physique et psychologique) parce qu’il est envisagé par les ethnologues comme « [l’]acte terminal de[s] cérémonies d’initiation [39] ». Or, dans le roman, si le changement de chambre marque un passage matériel, le rite demeure déficitaire par rapport à l’agrégation et à la définition des rôles sexués des époux. En effet, l’adverbe « encore » et le verbe « gardait » signalent la répétition du même et la continuité avec un statut prématrimonial [40]. De ce fait, après son mariage avec cet être incomplet, Thérèse « n’avait jamais connu un homme » (p. 541). Suivant cette logique, l’adultère semble être la conséquence pour elle d’une mauvaise initiation sexuelle :
Elle passait des bras débiles de Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d’un homme puissant lui donnait une brusque secousse qui la tirait du sommeil de la chair.
40Pourtant, lors de l’autre nuit de noces, celle de Thérèse et Laurent, Camille, devenu un incube, ne cesse de se coucher dans le lit des mariés et d’agresser sa veuve. Entre la vie et la mort s’est accomplie une initiation : il revient de son passage dans l’eau-delà sous la forme d’un initié ; le revenant a acquis un savoir sexuel. En somme, l’époux, c’est-à-dire le « maître légitime » reconnu par la loi du mariage, est toujours en situation d’impuissance (p. 619). En effet, lors de ses deux nuits de noces, Thérèse est confrontée à l’atonie sexuelle de ses maris. Clairement, le coïtus ritualis échoue chaque fois. Incapables de se toucher, Thérèse et Laurent ne concrétisent pas leur alliance par une union physique des corps : « Thérèse s’était levée et défaisait le lit pour tromper sa tante, pour faire croire à une nuit heureuse. […] Telle fut la nuit de noces de Thérèse et de Laurent » (p. 612). Laurent est impuissant devant la dominance du revenant qui reprend ses droits et ses devoirs conjugaux : Thérèse croit d’ailleurs être enceinte de Camille et a « vaguement peur d’accoucher d’un noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid d’un cadavre dissous et amolli » (p. 654 [41]). N’est-ce pas affirmer la préséance du monde des morts sur celui des vivants ?
41Soulignons aussi une autre logique culturelle que le récit actualise. La partie initiale du roman Thérèse Raquin nous semble être la reconfiguration narrative de l’expression idiomatique « Homme mal marié, mieux le vaudrait noyé [42] ». La narrativisation de cette topique discursive permet une relecture (non psychologisante) du crime de Thérèse et Laurent. Si le meurtre est une fatalité, au sens du déterminisme comme le rappelle Zola dans sa préface, il est aussi la réalisation littérale d’un proverbe français, relexicalisé et retravaillé par le roman. L’idiomatisme culturel devient programme narratif [43] : Camille est un mal marié et un cocu qui doit être, comme le prescrit le dicton, noyé, et il s’apparente aux nombreuses maumariées de la chanson « populaire » qui meurent, pour la plupart, par noyade.
Les liens puissants du mariage
42Interrogeons-nous maintenant sur le choix du titre qui nous semble créer, d’entrée de jeu, une belligérance entre les deux époux de Thérèse : Thérèse Raquin, ce titre classique qui inscrit le roman dans le genre réaliste en l’instituant dans une filiation intertextuelle de récits affichant le prénom de l’héroïne principale (pensons à Eugénie Grandet de Balzac, Germinie Lacerteux des Goncourt, Madeleine Férat de Zola) est tout aussi polysémique que le Madame Bovary de Flaubert. En effet, si le titre flaubertien sème la confusion entre les trois dames Bovary (la mère, la première et la seconde épouse de Charles), celui de Zola suppose que la jeune femme est, continûment, l’épouse de Camille Raquin. Or, contrairement à Mme Raquin qui porte le nom de son mari décédé, Thérèse, elle, se remarie et devrait logiquement prendre le patronyme de Laurent [44]. Faut-il rappeler que le sujet principal du roman est le détraquement des personnages après leur noce, moment spécial où la mariée change non seulement de statut, mais également de nom ? Ainsi, le titre, dont la fonction première est de programmer la lecture et de donner des instructions génériques, suggère plutôt que Thérèse est toujours mariée à Camille : il contribue à ancrer le récit dans une culture traditionnelle du mariage où la conjointe garde le nom de famille de son mari, malgré son décès [45]. Figeant le statut social de Thérèse, en seule épouse de Raquin, il fabrique en quelque sorte un « personnage liminaire ». Il s’explique aussi peut-être par le fait que l’union de Thérèse et Laurent est un mariage en gendre : le mari, comme un « coucou », vient habiter dans la maison de sa femme avec sa belle-mère. Ce dernier se positionne en marge dans l’échiquier des rôles sexués. D’ailleurs, ce type de mariage constituait une entrave à la coutume et faisait aussi l’objet de charivaris au xixe siècle. En somme, ce titre inscrit le roman dans une tradition tout autant mélodramatique que romanesque de la femme aux deux maris [46] : « [L]eur victime ressuscitait pour glacer leur couche. Thérèse n’était pas veuve, Laurent se trouvait être l’époux d’une femme qui avait déjà pour mari un noyé » (p. 617).
43Ce double statut matrimonial a aussi pour conséquence de créer, à certains endroits dans le texte, une confusion discursive. Par exemple, après le temps de veuvage de Thérèse, Laurent s’épouvante des cauchemars qui animent son esprit : « Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son mari [47] » (p. 589). Or, à ce moment-là, elle n’est plus mariée à Camille, qui est décédé. Clairement le texte joue sur la préservation non seulement lexicale, mais culturelle des liens conjugaux dans l’au-delà. Il y a dans le récit zolien l’idée, culturellement reconnue, que « même si un des conjoints meurt, la relation d’alliance n’est pas rompue pour autant. Et lorsqu’un veuf ou une veuve se remarie, en réalité, il est toujours marié et si rien ne se passe il risque de devenir bigame [48] ». D’où la pratique du charivari qui console le défunt et abolit ses droits d’outre-tombe [49]. Le rite bruyant procéderait en quelque sorte « à la rupture de la première alliance, scellant enfin les véritables funérailles de l’alliance, préalable à tous nouveaux mariages [50] ». Or, rien n’est fait chez les Raquin pour apaiser le mort, puisque la petite société, heureuse que Laurent se substitue à Camille et restaure un ordre perdu par le décès inopiné de leur hôte, présume que le défunt mari a avalisé le mariage. Ainsi, Mme Raquin croit que « son fils était là [lors de la cérémonie], invisible, remettant Thérèse entre les mains de Laurent [51] » (p. 604). Pour la communauté qui se refonde autour de Thérèse et de Laurent, « le souvenir de Camille n’était plus là ; le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé par le mari vivant » (p. 620). Elle a tout faux. Incapable de décrypter les signes du mort, mais aussi des vivants, elle « célébrait l’affection, le bonheur tranquille, la lune de miel éternelle des deux époux. Eux seuls [Thérèse et Laurent] savaient que le cadavre de Camille couchait entre eux […] » (p. 625).
44Un éventail de discours se tisse dans le texte qui enrichit et complexifie la nature du revenant. Si la logique psychiatrique (le fantôme est hallucination) et la logique psycho-liturgique (le fantôme est un remords) modulent la construction du scénario du retour du défunt, force est de constater que la logique culturelle (Camille est un mort malfaisant) permet de rendre compte de la totalité du phénomène : le temps du retour du défunt (après le mariage, la nuit de noces, en décembre), le lieu des apparitions (la porte menant à l’adultère et la chambre à coucher), le statut social des personnages (le veuvage et le remariage de Thérèse) et le titre du roman. L’intercalation d’épistèmès savantes et de systèmes de créances provenant de la culture orale (légendes, superstitions, hantises, proverbes attachés à la pensée du remariage) suggère une dynamique des échanges culturels et indique la polyphonie épistémique de ce roman. Ce dernier, en effet, enchâsse dans la matière textuelle des discours autres que le sien, subvertissant ainsi les conventions génériques et la fixité du projet scientifique annoncées par le romancier dans sa préface.
Notes
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[1]
Pour Jakobson, la dominante est « l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure » (« La dominante », Questions de poétique, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1973, p. 145).
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[2]
Pour Lévi-Strauss, la pensée sauvage, ancrée dans l’expérience sensible, est une manière de concevoir le monde selon une logique du concret (La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962).
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[3]
Lettre de Taine à Zola, début 1868, Bulletin de la Société littéraire des amis d’Emile Zola, 1931, p. 4-5.
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[4]
Emile Zola, Thérèse Raquin, Œuvres complètes, H. Mitterand (éd.), Paris, Cercle du livre précieux, 1966, t. I, p. 611. Désormais, toutes nos références à ce roman seront inscrites dans le corps du texte et renvoient à cette édition.
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[5]
Nous préférons, conformément aux travaux en ethnocritique de la littérature, l’expression « système de créances » à celle de « système de croyances », car elle ne suppose pas, contrairement à la « croyance », une axiologie fondée sur le sacré ni liée à des formes magico-religieuses. Un groupe peut avoir un système de créances : auquel cas, ce système fait partie intégrante de sa cosmologie, comprise dans un sens anthropologique comme un « système du monde d’un groupe social » (Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, éd. de Minuit, « Critique », 1987, plus précisément « La Philosophie de Combray », p. 173-192). Le système de créances relève d’un « symbolisme collectif » (ibid., p. 181) : il peut se définir comme un outil de mise en ordre logique et comme un système d’interprétation des signes, des faits, des destins. Bien entendu, le texte littéraire invente lui aussi des systèmes de créances.
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[6]
Pour une première information sur les travaux et les enseignements en ethnocritique, on consultera le site internet suivant : www.ethnocritique.com.
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[7]
Sur ce sujet, voir le numéro intitulé « Le Retour des morts », Etudes rurales, nos 105-106, 1987.
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[8]
Anatole Le Braz, « La Rancune du premier mari », La Légende de la mort en Basse-Bretagne, Paris, Honoré Champion, 1893, p. 368-372.
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[9]
Ce scénario culturel de la vengeance du premier mari est recensé aussi par Jean-Claude Schmitt dès le Moyen Âge (Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1994, p. 107).
-
[10]
« Est-ce que tu ne reconnais pas celui qui est là ? – De qui parles-tu ? Je ne vois personne. – Tu ne vois pas Jean-Marie ? – Eh ! laisse-moi tranquille avec Jean-Marie ! Si tu n’as rien de mieux à me dire, dormons ! Là-dessus, Naïc tourna la tête du côté du mur » (Anatole Le Braz, « La Rancune du premier mari », op. cit.).
-
[11]
« Là-dessus, Naïc tourna la tête du côté du mur. Elle avait bu pas mal dans la journée. Au bout d’un moment elle ronflait » (ibid.).
-
[12]
Villon, dans son célèbre Testament, écrit « Gardez-vous tous de ce mau hâle / Qui noircit les gens quand sont morts ; / Eschevez-le, c’est un mal mors » (v. 1722-1724). Ces vers sont ainsi traduits par Jean Dufournet : « Gardez-vous tous ce mauvais hâle qui noircit les gens quand ils sont morts ; évitez-le, c’est une mauvaise morsure » (Villon, Poésies, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 258-259).
-
[13]
Sophie Bridier, Le Cauchemar. Etude d’une figure mythique, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 33.
-
[14]
Léon Marillier, « Introduction » à La Légende de la mort en Basse-Bretagne d’Anatole Le Braz, op. cit., p. xi.
-
[15]
Marie-Claire Latry, « Le Cauchemar landais », dans Etres fantastiques des régions de France, sous la dir. de D. Loddo et J.-N. Pelen, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 185.
-
[16]
Henri Scepi, Thérèse Raquin d’Emile Zola, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2010, p. 122.
-
[17]
Ce temps de latence avant les apparitions est une des différences importantes entre la nouvelle « Un mariage d’amour » publiée dans Le Figaro du 24 décembre 1866 et la forme définitive du roman. En effet, dans la première version du texte, Zola écrit : « La vérité était que, depuis le crime, ils frissonnaient tous deux la nuit, secoués par d’effrayants cauchemars, et qu’ils avaient hâte de s’unir contre leur épouvante pour la vaincre » (« Un mariage d’amour », OC, t. IX, p. 274).
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[18]
Voir Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1981 [1909], p. 165-207.
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[19]
Giordana Charuty, Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, éd. du Seuil, « La Couleur des idées », 1997, p. 342.
-
[20]
J.-F. Bladé, Les Poésies populaires de la Gascogne, Paris, Maisonneuve, 1967, t. I, p. 277 ; cité par Charuty, ibid., p. 343.
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[21]
Ibid., p. 345.
-
[22]
La suite de la phrase est sans ambiguïté : « Cette communauté, cette pénétration mutuelle est un fait de psychologie et de physiologie qui a souvent lieu chez les êtres que de grandes secousses nerveuses heurtent violemment l’un à l’autre » (p. 592).
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[23]
Giordana Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 343.
-
[24]
Thérèse dit à Laurent, lors de leur nuit de noces : « Nous ne sommes pas des mariés comme les autres … » (Thérèse Raquin. Drame en quatre actes, OC, t. XV, p. 176).
-
[25]
Ibid., p. 177-178.
-
[26]
« N’est-ce pas signifier que le mariage instaure une proximité avec la mort, laquelle se trouve justement réaffirmée – pour être maîtrisée – à travers des présages qui nous sont apparus comme autant de façon d’égaliser les temps de vie, mais aussi à travers d’autres signes qui prédisent, à nouveau, le malheur des mariés si le cortège croise un enterrement, si la bénédiction est célébrée le même jour que des funérailles, […] autrement dit des signes qui, tous, font sens vers une possible confusion entre le mariage et la mort ? » (G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 346).
-
[27]
Claude Karnoouh, « Le Charivari ou l’hypothèse de la monogamie », dans Le Charivari. Actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977) par l’Ecole des hautes études en sciences sociales et le Centre national de la recherche scientifique, publiés par J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris/La Haye/New York, Ecole des hautes études en sciences sociales et Mouton Editeur, 1981, p. 38.
-
[28]
Arnold Van Gennep, Le Folklore français. Du berceau à la tombe, cycle de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1998, p. 533.
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[29]
Ibid.
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[30]
Jean-Claude Schmitt, Les Revenants, op. cit., p. 214.
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[31]
« Le tirage des pieds » par le mort est une croyance répandue dans le folklore français. Il s’agit, selon Sébillot, d’une menace que les parents faisaient souvent aux enfants pour leur faire peur : « On croit même que, s’ils [les défunts] sont mécontents de leurs enfants, ils viennent la nuit “leur tirer les pieds”. J’ai plusieurs fois entendu faire cette menace par des pères à leurs enfants, qui ne semblaient pas trop en douter » (Sébillot, Traditions et superstitions, op. cit., p. 253). Ainsi, la mise en garde, qui constitue une pédagogie par la peur, transforme le défunt qui vient tirer les pieds en un croque-mitaine. Pour une lecture plus générale de ce scénario dans l’œuvre zolienne, on consultera notre article « Les fantômes nuptiaux chez Zola », Romantisme, no 149, 2010, p. 97-110. Mais, à l’époque, nous n’en étions pas encore à envisager la portée heuristique permettant une relecture globale de ce roman.
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[32]
Arnold Van Gennep, Le Folklore français, op. cit., p. 533. Cette croyance est bien celle des personnages, mais, au bout du compte, n’est-elle pas aussi celle de l’auteur ? En effet, l’expression apparaît dans d’autres romans, mais elle est toujours médiatisée par un personnage : « Ah ! je ne t’ai pas dit ? annonce Pauline à Lazare, j’ai rêvé que ton Schopenhauer apprenait notre mariage dans l’autre monde, et qu’il revenait la nuit nous tirer par les pieds » (La Joie de vivre, 1964, Pl., t. III, p. 887). Dans La Conquête de Plassans, Rose, la bonne, affirme que Marthe a peur de « se faire tirer les pieds » (Pl., t. I, p. 1159) la nuit par son mari Mouret, incarcéré à l’asile (mort sociale et symbolique). De même, dans La Fortune des Rougon, Félicité, souhaitant que M. Pierotte soit « massacr[é] » par les insurgés, ressent cette peur du revenant : « “Ma foi ! s’il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos affaires … On ne serait pas obligé de le déplacer, n’est-ce pas ! ? et il n’y aurait rien de notre faute …” Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu’elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, si M. Pierotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendrait lui tirer les pieds » (Pl., t. I, p. 233.).
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[33]
Nous empruntons l’expression à Jean-Marie Privat, « Coïtus ritualis », Les rites de passage. De la Grèce d’Homère à notre xxie siècle, Grenoble, Le Monde alpin et rhodanien, 2010, p. 179-189.
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[34]
Marie Scarpa, « Le Personnage liminaire », Romantisme, n° 145, 2009, p. 25-35.
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[35]
Ibid., p. 28.
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[36]
Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan Université, 1998, p. 36.
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[37]
René Basset, « Les Noyés », Mélusine. Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, 1884-1885, p. 253.
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[38]
Jean-Marie Privat, « Coïtus ritualis », op. cit., p. 184.
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[39]
Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, op. cit., p. 243.
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[40]
De même, Thérèse et Laurent, après leur mariage, ne sentent pas que le rite a opéré un changement : « ils étaient mariés et ils n’avaient pas conscience d’un nouvel état […], par moments, ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet abîme. Ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu’un obstacle matériel se dressait entre eux » (p. 603-604). Ils ont l’impression d’être « avant le meurtre », c’est-à-dire alors que Thérèse était mariée à Camille.
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[41]
Comme le rappelle F. Zonabend, « ainsi en Afrique [rappelons que Thérèse est née à Oran, en Algérie], où la liaison entre les termes mariage/mort/naissance est très nette, existe la pratique du lévirat, toutefois lorsqu’une femme se remarie, elle doit accomplir des sacrifices pour ne point rester stérile et le premier enfant du nouveau couple appartient au conjoint mort. Il y a une configuration symbolique entre premier mariage et remariage, entre fécondité et mort, qui montre, malgré les formes de l’alliance, la présence prégnante du premier conjoint mort » (« Compte rendu des débats », dans Le Charivari, op. cit., p. 378).
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[42]
Dicton languedocien : « Ome mal maridat, le baleré milhou negat ! », cité par Martine Segalen, « Le mariage, l’amour et les femmes dans les proverbes populaires français (suite) », Ethnologie française, 1976, t. VI, n° 1, p. 44.
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[43]
Sur l’idiomatisme culturel, voir Jean-Marie Privat, « Parler d’abondance. Logogenèses de la littérature », Romantisme, n° 145, 2009, p. 79-95.
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[44]
Notons que Laurent n’a pas de nom de famille. Le texte, curieusement silencieux, indique uniquement que son père s’appelle « le père Laurent » et qu’il vient de Jeufosse, au nom symboliquement signifiant.
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[45]
« Le rapport d’un homme à son patronyme reste immuable tout au long de son existence, alors que, à son mariage, la femme prend celui de son mari. Si son conjoint meurt, elle deviendra “la veuve du Paul Magnien”, si elle se remarie, on continuera de la désigner sous cette même dénomination » (F. Zonabend, « Jeux de noms. Les noms de personnes à Minot », Etudes rurales, n° 74, 1979, p. 52).
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[46]
Pixérécourt fait jouer en 1802 un mélodrame en trois actes intitulé La Femme à deux maris. Pensons aussi au Colonel Chabert de Balzac, et à « La Mort d’Olivier Bécaille » et à « Jacques Damour » de Zola. Notons que le titre Madeleine Férat est lui aussi problématique, puisque Madeleine se marie rapidement avec Guillaume de Viargue. Or, le titre fige le statut de Madeleine comme une jeune fille. C’est d’ailleurs tout le drame du roman qui joue sur les deux états de Madeleine : l’état de jeune femme qui a commis une « faute » avec Jacques et sur celui de jeune mariée avec Guillaume. Elle est, en quelque sorte, comme Thérèse une femme aux deux maris.
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[47]
Nous soulignons.
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[48]
Françoise Zonabend, « Compte rendu des débats », op. cit., p. 377-378.
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[49]
Dans son article sur les croyances et pratiques symboliques liées au veuvage et au remariage, Paul Fortier-Beaulieu remarque que le tapage charivarique, dans une perspective mystico-religieuse, sert à « apaiser les mânes des morts. Car il y a des morts avec lesquels il faut compter ; leur corps est étendu immobile et impuissant dans la tombe, mais leur âme reste agissante. Que le défunt ou la défunte se trouvent froissés et mécontents de ce convol en secondes noces, les pires calamités peuvent fondre sur le nouveau couple » (P. Fortier-Beaulieu, « Le Veuvage et le Remariage », Travaux du 1er Congrès international de folklore, tenu à Paris du 23 au 28 août 1937 à l’Ecole du Louvre, Tours, Arrault et Cie imprimeur, Publications du Département et du Musée national des arts et traditions populaires, 1938, p. 199).
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[50]
Claude Karnoouh, « Le Charivari ou l’hypothèse de la monogamie », op. cit., p. 38.
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[51]
Notons ici l’ambiguïté : celui dont le rôle est de remettre la femme « entre les mains » de l’époux, c’est habituellement le père. Or, la figure du père dans ce roman est complètement évacuée : le père de Laurent est en brouille avec son fils, le père de Thérèse disparaît aussitôt qu’il a donné sa fille à sa sœur et, finalement, le père de Camille est décédé.