Notes
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[1]
Pour mémoire, le Contre Sainte-Beuve de Proust date de 1954 (Paris, Gallimard), et il a joué un rôle primordial pour la nouvelle critique. Dominique Maingueneau lui répond symboliquement un demi-siècle plus tard dans son Contre Saint-Proust, ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006.
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[2]
En témoigne le récent « Sainte-Beuve comme sociologue » de Wolf Lepenies (dans les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 57, mai 2005, p. 271-284).
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[3]
Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », initialement publié dans Le Constitutionnel, en partie repris dans Gisèle Corbière-Gille, Critique de Sainte-Beuve, Paris, Nouvelles Editions Debresse, 1973, p. 397-410. Le texte complet figure dans l’édition des Nouveaux Lundis, vol. 4, Paris, Calmann-Lévy, 1865.
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[4]
Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », dans Gisèle Corbière-Gille, Critique de Sainte-Beuve, op. cit., p. 375-396.
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[5]
Sainte-Beuve, « Du génie critique de Bayle », dans Portraits littéraires, in Œuvres, édition établie par Maxime Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 979.
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[6]
Ibid.
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[7]
Sainte-Beuve, « Quatre Préfaces », dans Portraits littéraires, op. cit., p. 651.
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[8]
Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cité, p. 383-384.
- [9]
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[10]
Voir Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Pour une mise au point récente sur les « sciences morales » en particulier, voir Julien Vincent, « Les “sciences morales et politiques” : de la gloire à l’oubli ? Savoirs et politique en Europe au xixe siècle », dans Revue pour l’ histoire du CNRS, n° 18, 2007, p. 38-43.
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[11]
Sainte-Beuve, « Quatre Préfaces », art. cité, p. 650.
-
[12]
Proust, « La méthode de Sainte-Beuve », dans Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 127. L’« écrivain » de Sainte-Beuve recoupe largement le « moi profond » de Proust, qui répond seul de l’œuvre, tandis que l’étude de l’homme mise en avant par Sainte-Beuve vise à cerner toutes les dimensions de ce que Proust appellerait le « moi social ».
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[13]
Proust, « La méthode de Sainte-Beuve », art. cité, p. 133. Un peu plus haut, Proust formule ce reproche à l’encontre de Sainte-Beuve : « Mais il continua à ne pas comprendre ce monde unique, fermé, sans communication avec le dehors qu’est l’âme d’un poète » (p. 133).
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[14]
Voir la liste des questions auxquelles la science morale permet d’apporter des réponses, dans « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cité, p. 392.
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[15]
Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cité, p. 385.
-
[16]
Sainte-Beuve, « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine » (1864), repris dans Michel Bolzamo, Sainte-Beuve. Anthologie critique, Paris, Editions universitaires, 1990, p. 48-49. Un peu plus bas, Sainte-Beuve reproche à Taine de n’avoir pas vu que seule Mme de Lafayette pouvait avoir écrit La Princesse de Clèves (p. 57).
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[17]
Ibid., p. 57.
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[18]
Ibid., p. 58.
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[19]
Sur cette question, voir entre autres Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, Paris, Gallimard, 1992, notamment le chapitre « Sainte-Beuve », p. 13-36, et Michel Brix, « “Frère, il faut me louer”. Hugo, Sainte-Beuve et la critique », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 57, 2005, p. 195 sq. Pour une analyse du rapport Taine/Sainte-Beuve, voir Wolf Lepenies, Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité, Paris, Gallimard, 2002, p. 245-256.
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[20]
Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, vol. 2, Paris, Garnier, 1948, p. 94.
-
[21]
Charles Baudelaire écrit en effet : « Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique » (Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, édition établie par Francis Moulinat, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 141). Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon Ecrire le regard. L’esthétique de la Modernité en question, Paris, Hermann, 2010.
-
[22]
Paul Bénichou, Le Sacre de l’ écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973.
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[23]
Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 397. Dorénavant, les mentions de page dans le corps du texte renverront par commodité à cette édition.
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[24]
« […] on aurait voulu aussi que, sans renoncer à aucune hardiesse, à aucun droit de l’artiste sincère, [Flaubert] purgeât son œuvre prochaine de tout soupçon d’érotisme et de combinaison trop maligne en ce genre… » (p. 398). Sainte-Beuve ne fait d’ailleurs ici que rappeler les grandes lignes de son jugement sur Madame Bovary, qui stigmatisait la « vérité sévère et impitoyable » du style, ainsi que l’absence de l’idéal dans la peinture de la réalité (« Madame Bovary, par M. Gustave Flaubert », repris dans Sainte-Beuve, Pour la critique, édition d’Annie Prassoloff et José-Louis Diaz, Paris, Gallimard, 1992, p. 341-345).
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[25]
Flaubert, nous apprend Sainte-Beuve, était parti en Afrique pour préparer son roman (p. 398-399).
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[26]
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, vol. 4, op. cit., p. 40. Cette partie de la lecture de Sainte-Beuve n’est pas reprise dans l’édition de référence (Gisèle Corbière-Gille).
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[27]
Ibid., p. 35.
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[28]
Ibid., p. 41.
-
[29]
Ibid., p. 35.
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[30]
Ibid., p. 54.
-
[31]
Ibid., p. 55-56.
-
[32]
Ibid., p. 57.
-
[33]
Flaubert sera d’ailleurs beaucoup plus cassant avec un autre de ses critiques, Guillaume Froehner, qu’il remettra sèchement à l’ordre en lui signifiant par exemple qu’il a lu certaines sources « plus souvent que [lui] peut-être, et sur les ruines mêmes de Carthage » (« A M. Froehner », repris dans Œuvres I¸ éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1006).
- [34]
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[35]
Ibid.
-
[36]
Ecrire le regard, op. cit. La Modernité telle que je l’entends est le passage impensé de l’esthétique à la poétique, la disjonction radicale entre le discours de l’œuvre (esthétique) et le discours à l’œuvre (poétique).
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[37]
Flaubert, Œuvres I, op. cit., p. 997.
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[38]
Un tel sujet ne recoupe qu’en partie le « lecteur » théorisé par l’école de Constance : il lui ajoute l’essentiel, la subjectivité.
1La littérature consacrée à l’œuvre critique de Sainte-Beuve abonde, qui vise tantôt à justifier le discrédit dont elle est frappée depuis Proust, tantôt à la réhabiliter au nom d’un nécessaire devoir de mémoire. Mais les enjeux de ces lectures se situent toujours bien au-delà des Lundis, du Port-Royal ou des Portraits : Sainte-Beuve nous sert le plus souvent de miroir dans lequel nous cherchons à saisir et à penser une certaine image de ce que la critique est devenue. En fonction de notre propre rapport critique au « contexte », à l’« auteur » et au « texte », notre réception de Sainte-Beuve balancera du simple rejet à la plus grande bienveillance, suivant un mouvement qui va du structuralisme à l’analyse du discours actuelle s’appuyant sur les travaux de la sociologie [1]. Après avoir joué longtemps les épouvantails, Sainte-Beuve sert désormais d’étendard [2] – mais son œuvre semble encore échapper aux lectures simplement « critiques », comme si l’ombre portée de Proust sur son aîné obligeait les exégètes à plonger l’auteur des Lundis sous une lumière trop violente, qui en accentue les travers comme les avancées.
2J’aimerais au contraire essayer de (re)placer Sainte-Beuve dans son contexte, dans une lumière plus tamisée, afin de souligner la logique interne de sa démarche. Ni « pour » ni « contre » Sainte-Beuve, ma lecture aura pour seule ambition de suivre les méandres d’une écriture pour mieux la confronter à ses propres catégories. Ce sont plus précisément les articles consacrés à la publication Salammbô, les 8, 15 et 22 décembre 1862 [3], qui vont retenir mon attention ; parues peu après la mise au point méthodologique de l’article « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 [4] », ces pages sont à mes yeux exemplaires de l’acte critique tel que Sainte-Beuve l’envisage.
Questions de méthode
3Cet acte repose en fait sur un double dialogue que le critique entretient avec l’œuvre, d’une part, et avec son auteur, d’autre part. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que Sainte-Beuve a le plus été amené à préciser sa méthode. Rejetant une typologie fondée sur l’objet étudié au profit d’une classification axée sur le procédé, Sainte-Beuve propose de répartir la critique en deux catégories, selon qu’elle traite des auteurs du passé ou qu’elle porte sur des contemporains. La première catégorie, professorale, est « reposée, concentrée, plus spéciale et plus lente, éclaircissant et quelquefois ranimant le passé, en déterminant et en discutant les débris, distribuant et classant toute une série d’auteurs ou de connaissances », tandis que la seconde, journalistique, « plus diverse, mobile, empressée, pratique », est devenue « l’un des plus actifs instruments modernes [5] ». Si Sainte-Beuve a pratiqué ces deux types de critique, l’article du Constitutionnel consacré à Flaubert ressortit évidemment au second, et se place ainsi dans le sillage des travaux de Bayle, l’un des rares maîtres dont Sainte-Beuve se soit réclamé. Et cette critique-là, où le « génie critique, dans tout ce qu’il a de mobile, de libre et de divers [6] », s’exprime à son aise, peut semble-t-il se prévaloir d’avantages certains, parmi lesquels celui de protéger le critique des deux principaux écueils qui guettent la critique professorale, l’idolâtrie et la détraction :
La bonne critique a pour devoir de ne pas se régler d’après ces préjugés et ces constructions factices. Et c’est envers des contemporains connus de près qu’on peut s’acquitter avec le plus de certitude de cette justice de détail, qui n’est qu’un fond plus vrai donné au tableau littéraire d’un temps [7].
5On mesure alors combien la connaissance de l’auteur – connaissance personnelle, directe – permet de garantir, aux yeux de Sainte-Beuve, un discours véritablement critique des œuvres ; c’est donc tout naturellement sur cette dimension particulière que vont porter ses efforts méthodologiques.
6C’est dans son article intitulé « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 » que Sainte-Beuve explicite le plus longuement sa méthode ; il s’agit pour lui, déjà, de répondre à un acte d’accusation :
Ceux qui me traitent avec le plus de faveur ont bien voulu dire que j’étais un assez bon juge, mais qui n’avait pas de Code. J’ai une méthode pourtant, et quoiqu’elle n’ait point préexisté et ne se soit point produite d’abord à l’état de théorie, elle s’est formée chez moi de la pratique même, et une longue suite d’applications n’a fait que la confirmer à mes yeux [8].
8Très largement empirique, la méthode beuvienne s’inscrit dans un courant heuristique complexe, qui relève de ce que l’on peut appeler les « sciences morales » :
La littérature, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale [9].
10La compréhension de ce que Sainte-Beuve appelle ici « l’étude morale » ne va pas sans poser problème, à une époque où les futures sciences humaines sont en train de dessiner leurs champs épistémologiques [10]. Le raisonnement de Sainte-Beuve est le suivant : la connaissance de l’œuvre implique nécessairement d’en passer par celle de l’écrivain, et donc aussi par celle de l’homme, et c’est là qu’intervient la science morale. « Dès qu’on cherche l’homme dans l’écrivain, le lien du moral au talent, on ne saurait étudier de trop près, de trop bonne heure, tandis et à mesure que l’objet vit [11]. » Sainte-Beuve semble ainsi établir une distinction entre l’homme et l’écrivain, mais laisse surtout entendre qu’il y a un lien de l’un à l’autre, ouvrant une brèche dans laquelle Proust ne manquera pas de s’engouffrer. L’« erreur » de Sainte-Beuve, selon Proust, serait en effet d’avoir méconnu « ce qu’une fréquentation un peu profonde de nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices [12] ». Loin de dénoncer la distinction posée par son devancier, Proust renforce au contraire cette séparation pour la rendre parfaitement étanche, et va jusqu’à parler d’un « abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde [13] ». La faute de Sainte-Beuve, dès lors, serait d’avoir cru pouvoir franchir cet « abîme » en interrogeant inlassablement « l’homme du monde ».
11Or, s’il est indéniable que les efforts du critique visent à mettre au jour toutes les facettes de l’ homme grâce à la science morale [14], Sainte-Beuve prend néanmoins toujours soin de maintenir le centre névralgique de l’ écrivain – son « talent », son « génie » aussi bien – à l’abri des avancées scientifiques. Il pose ainsi une limite à laquelle vont bientôt se heurter les sciences humaines :
Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science [morale] sera constituée, où les grandes familles d’esprit et leurs principales divisions seront déterminées et connues. […] Pour l’homme, sans doute, on ne pourra jamais faire comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles [15].
La science face au génie
13Amené à prendre position sur les travaux de Taine, quelques années plus tard, et sur les avancées qu’ils ont permis d’accomplir pour l’analyse littéraire, Sainte-Beuve en vient à mettre en lumière cette « liberté » qui fait non seulement l’homme, mais aussi et surtout l’écrivain : le génie. Car la méthode de Taine, malgré ses succès indiscutables, échoue précisément à saisir cet élément pourtant essentiel à l’avènement d’une œuvre.
[…] Taine n’a fait autre chose qu’essayer d’étudier méthodiquement ces différences profondes qu’apportent les races, les milieux, les moments, dans la composition des esprits, dans la forme et la direction des talents. – Mais il n’y réussit pas suffisamment […], il lui échappe le plus vif de l’homme, ce qui fait que de vingt hommes ou de cent, ou de mille, soumis en apparence presque aux mêmes conditions intrinsèques ou extérieures, pas un ne se ressemble, et qu’il en est un seul entre tous qui excelle avec originalité. Enfin l’étincelle même du génie en ce qu’elle a d’essentiel, il ne l’a pas atteinte, et il ne nous la montre pas dans son analyse […] [16].
15L’analyse pratiquée par Taine, qui prolonge à sa manière la « science morale » défendue par Sainte-Beuve, et se révèle dès lors des plus nécessaires, se heurtera toujours à ce point aveugle de toute science : le génie [17]. On mesure ici combien l’attachement de Sainte-Beuve à la rhétorique et à l’esthétique romantiques l’empêche d’adhérer sans réserve au positivisme ambiant ; la science nous ouvre la voie jusqu’à « une dernière citadelle irréductible [18] », celle du génie, ou du talent – ou encore de l’écrivain, plus généralement, et c’est alors en ce point que le romantisme persistant de Sainte-Beuve lui permet de renverser habilement les choses. Car cette « citadelle », si elle reste bien hors de portée du scientifique, par définition, est justement la demeure du poète, du créateur, et Sainte-Beuve n’oublie jamais qu’il a été poète avant d’être critique, et que cette dernière activité, surtout, n’est finalement que le prolongement du travail poétique. Même si son ralliement au Cénacle n’allait pas sans quelques réserves et malentendus [19], Sainte-Beuve est bien le fils de son époque, avec ce que cela signifie de croyance, de foi en la beauté et de confiance, de foi aussi bien, en les pouvoirs du Poète pour accéder seul à la connaissance intime du Beau.
Mais le plus beau rôle pour le critique, c’est quand il ne se tient pas uniquement sur la défensive et que, dénonçant les faux procès, il ne sait pas moins discerner et promouvoir les légitimes. C’est pour cela qu’il est mieux qu’il y ait dans le critique un poète : le poète a le sentiment plus vif des beautés, et il hésite moins à les contenir [20].
17Voici donc que la subjectivité poétique s’allie avec l’objectivité scientifique, le critique-poète étant dès lors le mieux placé – des deux côtés de la limite séparant l’homme du créateur – pour saisir l’organicité toute romantique de l’œuvre d’art…
18L’argument n’est toutefois pas nouveau, Baudelaire avait déjà, dans son Salon de 1846, placé son discours critique dans le prolongement du poème, inscrivant la subjectivité au fondement même du jugement esthétique [21]. Sainte-Beuve emprunte en quelque sorte la même voie « romantique », tout en renforçant la valeur épistémologique de l’acte critique, puisque la « science morale » vient dorénavant appuyer l’intuition de la connaissance poétique. La subjectivité du critique, autrement dit, ne s’efface jamais au profit d’un quelconque discours scientifique – elle se porte au contraire garante de la valeur épistémologique du discours critique : elle donne finalement accès à l’intérieur de cette « citadelle » que la science ne permet au mieux que de cerner, ou d’assiéger.
19C’est sur la base de ce double questionnement – qui touche l’homme et l’auteur – que Sainte-Beuve peut ensuite engager la seconde phase de l’acte critique : le dialogue avec l’œuvre. Mais avant d’observer de plus près ce second moment de la relation critique, une dernière remarque, qui devrait nous aider à mieux comprendre la nature de cette relation.
20L’auteur des Lundis est le témoin direct, voire l’instigateur d’un double avènement, dans la mesure où le « sacre de l’écrivain [22] » identifié par Paul Bénichou s’accompagne en fait de ce que l’on pourrait appeler le « sacre du critique ». L’un ne va pas sans l’autre, l’écrivain (en)traîne dans son sillage le critique, qui lui tend un miroir où il aime admirer le reflet de son indépendance, de son talent et de son génie. Et si j’ai évoqué plus haut une critique placée sous le signe du dialogue, il faut maintenant comprendre que le critique et l’auteur sont sur un pied d’égalité, le premier se posant même clairement en alter ego du second. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que Sainte-Beuve, dans ces conditions, adopte un ton volontiers paternaliste ou que son propos ait souvent un tour normatif ; le critique prend bel et bien une posture de juge, comme il l’a écrit lui-même, et comme nous allons maintenant le voir.
Sainte-Beuve et le cas Flaubert (Salammbô)
21Abordons à présent la seconde phase de l’acte critique tel que le conçoit Sainte-Beuve, en prenant pour exemple la longue analyse consacrée à Salammbô, en décembre 1862. L’article est constitué de quatre parties, précédées d’une sorte de mise au point des plus significatives :
Ce livre si attendu, et qui a occupé M. Flaubert depuis plusieurs années, paraît enfin. Nous oublierons notre liaison avec l’auteur, notre amitié même pour lui, et nous rendrons à son talent le plus grand témoignage d’estime qui se puisse accorder, celui d’un jugement attentif, impartial et dégagé de toute complaisance [23].
23Ces quelques lignes ne doivent pas nous abuser, il s’agit bien, sous couvert d’une mise entre parenthèses de la « liaison », de « l’amitié » pour Flaubert, de fonder l’acte critique sur la connaissance directe de l’auteur, seule véritable porte d’accès à l’œuvre. L’agencement des quatre parties de l’article explicite d’ailleurs ce schéma critique, puisque la première section est dédiée à « L’auteur », tandis que les suivantes portent sur le « Le sujet », proposent une « Analyse du livre » en plusieurs chapitres et s’achèvent sur une « conclusion ». Le « jugement attentif, impartial », visé par Sainte-Beuve, se fera donc au terme d’un processus, ou mieux vaudrait écrire d’un « procès critique », qui cherchera à établir les faits à partir de données, de catégories touchant en premier lieu Flaubert.
24Seulement, les lignes consacrées à « l’auteur », contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ne retiennent rien de ces considérations biographiques qui jalonnent habituellement les articles de Sainte-Beuve. Loin de s’appuyer sur sa connaissance intime de l’homme Flaubert, comme il l’a d’ailleurs annoncé d’emblée, le critique privilégie plutôt une perspective « esthétique » qui va lui permettre de souligner l’intention de l’auteur – ou plus précisément son intention supposée, et le glissement est significatif :
Après le succès de Madame Bovary, après tout le bruit qu’avait fait ce remarquable roman et les éloges mêlés d’objections qu’il avait excités, il semblait que tout le monde fût d’accord et unanime pour demander à M. Flaubert d’en recommencer aussitôt un autre, qui fît pendant au premier et en partie contraste (p. 397).
26En affichant aussi clairement son désir de lire le roman de son contemporain dans la continuité de l’œuvre précédente, Sainte-Beuve a en fait un but bien précis, qui transparaît en filigrane : confronter Flaubert aux catégories de son esthétique. Ou mieux vaudrait écrire aux catégories qu’on lui prête, et ici se dévoile toute l’habileté rhétorique du critique. Le livre de Flaubert va en effet très rapidement se retrouver piégé par un double postulat herméneutique : l’Œuvre, en son organicité, doit tout d’abord être cohérente et composer une unité logique ; et elle doit ensuite répondre à une intentionnalité que Sainte-Beuve va très largement inférer à partir de Madame Bovary et de sa réception critique.
Un double postulat
27L’extrait précédent le laisse déjà suffisamment entendre : Salammbô doit reprendre les acquis du dernier roman tout en corrigeant ses « défauts ». Mais Sainte-Beuve ajoute aussitôt ces précisions, qui vont définir les grandes lignes de ce que l’on peut appeler son « horizon d’attente » :
On aurait voulu que cette vigueur de pinceau, cette habileté à tout sonder, cette hardiesse à tout dire, il les eût transportées et appliquées à un autre sujet également actuel, également vivant, mais moins circonscrit, moins cantonné et resserré entre un petit nombre de personnages peu estimables ou peu aimables (ibid.).
29La tâche est finalement ardue, et la marge de manœuvre des plus ténues, dès lors que Flaubert est sommé de « recommencer sans précisément récidiver », comme l’écrit Sainte-Beuve un peu plus bas, qui exige encore que l’œuvre nouvelle se développe « sur ce même terrain encore de la réalité et de la vie moderne » (p. 398). Dans ces conditions, Salammbô ne pourra évidemment que décevoir les attentes du critique, et Sainte-Beuve ne fait d’ailleurs pas mystère de la frustration qui guette le lecteur :
[…] on attentait [Flaubert] sur le pré chez nous, quelque part en Touraine, en Picardie ou en Normandie encore : bonnes gens, vous en êtes pour vos frais, il était parti pour Carthage (p. 399).
31Mais cette licence romanesque serait sans doute excusable, aux yeux de Sainte-Beuve, si elle ne venait s’ajouter à d’autres libertés prises par l’auteur avec les attentes, ou mieux vaudrait-il écrire avec les « exigences » critiques. Au-delà du cadre spatio-temporel qui lui semblait promis, l’œuvre à venir doit en effet viser un double objectif, si elle entend s’inscrire dans le prolongement de Madame Bovary. Il s’agira d’abord d’éviter l’écueil de l’immoralité et de l’outrage aux bonnes mœurs [24] qui ont fait le scandale du livre précédent. Mais Flaubert n’est pas uniquement invité à suivre et à respecter certaines valeurs morales, il devra surtout répondre à des attentes d’ordre esthétique : après avoir évoqué la « réalité » de la « vie moderne », Sainte-Beuve en vient finalement à dévoiler les fondements esthétiques de l’écriture de Salammbô – toujours dans le prolongement de sa lecture de Madame Bovary, qui semble donc se confondre avec l’horizon d’attente du roman à venir :
Depuis que Madame Bovary avait paru, la question du réalisme revenait perpétuellement sur le tapis ; on se demandait entre critiques si la vérité était tout, s’il ne fallait pas choisir, et puisqu’on ne pouvait tout montrer indistinctement, où donc il convenait de s’arrêter (p. 398).
33La question désormais centrale du réalisme est posée – et notons qu’elle émane bien du landerneau des critiques, ou plus généralement des lecteurs, Sainte-Beuve prenant soin de se cacher derrière le paravent du pronom personnel « on », omniprésent dans toute cette première partie, tandis que la subjectivité du critique sera clairement mise en avant par la suite. Seulement, si Sainte-Beuve se tient pour l’heure quelque peu en retrait, Flaubert est quant à lui carrément absent, alors que nous sommes pourtant dans la partie dédiée à « l’auteur », d’une part, et qu’il s’agit à présent de mettre en lumière l’intention à l’origine de l’œuvre, d’autre part.
34Or une telle intention, ou intentionnalité, doit s’entendre ici dans un sens particulier, puisqu’elle fait corps de l’attente des critiques davantage que de la volonté explicite ou non de l’auteur. La perspective critique de Sainte-Beuve s’avère donc pour le moins paradoxale, dans la mesure où l’homogénéité postulée de l’Œuvre, qui implique une volonté, une intention originelles, empêche tout d’abord le critique de lire Salammbô en son originalité, de comprendre le roman dans sa dynamique propre ; et cette même homogénéité postulée oblige ensuite le critique à soumettre l’œuvre nouvelle à des catégories – issues du réalisme – doublement exogènes, puisqu’elles émanent de la réception d’un autre texte, Madame Bovary, et qu’elles sont de plus étrangères à l’intention déclarée, sinon avérée, de l’auteur lui-même. Ne disposant d’aucun recul pour appréhender un livre fraîchement publié, Sainte-Beuve est bien obligé de s’en remettre à des catégories déjà existantes, il doit déchiffrer le présent à partir du passé, rabattre l’inconnu sur le connu.
35Ce sont donc les catégories issues du réalisme qui vont tenir lieu de grille de lecture pour Salammbô. Cette lecture « réaliste » du roman n’aura toutefois de sens que dans la mesure où elle n’est pas totalement étrangère au projet de Flaubert, et nous avons précisément relevé combien celui-ci est curieusement absent d’une partie qui est pourtant censée lui être consacrée. Or, Sainte-Beuve semble très bien s’accommoder de l’absence physique de Flaubert [25] : l’auteur éloigné, au sens propre comme au sens figuré, l’amitié qui le lie à Sainte-Beuve ne menace pas de parasiter l’approche critique. Mais le critique va néanmoins finir par dévoiler, in extremis, une donnée biographique (Flaubert était en voyage) pour aussitôt l’exploiter très habilement afin de valider son axe de lecture, à savoir l’hypothèse d’un Salammbô s’inscrivant dans une perspective « réaliste » :
[…] bientôt on sut qu’en artiste ironique et fier, qui prétend ne pas dépendre du public ni de son propre succès, résistant à tout conseil et à toute insinuation, opiniâtre et inflexible, [Flaubert] laissait de côté pour un temps le roman moderne […] et qu’il se transportait ailleurs avec ses goûts, ses prédilections, ses ambitions secrètes ; voyageur en Orient, il voulait revoir quelques-unes des contrées qu’il avait traversées et les étudier de nouveau pour les mieux peindre ; antiquaire, il s’éprenait d’une civilisation perdue, anéantie, et ne visait à rien moins qu’à la ressusciter, à la recréer tout entière (p. 398-399).
37Difficile, dans ce dernier extrait, de faire la part des choses, et de savoir par exemple si Sainte-Beuve s’appuie sur ses rapports intimes avec Flaubert pour nous indiquer à demi-mot ses intentions (ses « ambitions secrètes »), ou s’il s’agit là au contraire de conjectures (« résistant à tout conseil et à toute insinuation ») peut-être élaborées a posteriori – toujours est-il que l’incertitude joue de toute manière remarquablement en faveur du critique : les raisons du voyage de Flaubert viennent en effet confirmer l’horizon critique de Sainte-Beuve. Tour à tour « voyageur » puis « antiquaire », le romancier voulait « étudier de nouveau pour […] mieux peindre » et désirait « ressusciter […] recréer tout entière » la civilisation carthaginoise : on ne saurait mieux laisser entendre à quel point l’auteur de Salammbô s’inscrit volontairement dans la veine réaliste.
Flaubert lecteur de Sainte-Beuve
38Une seule donnée biographique aura donc suffi pour poser et justifier le cadre esthétique de l’analyse. Même l’absence de l’auteur pour cause de voyage est un signe que le critique interprète, et sur lequel il peut fonder sa lecture de Salammbô, qui commence par une discussion du « sujet », bientôt suivie de l’« analyse du livre » proprement dite, s’étalant sur les 3 lundis des 8, 15 et 22 décembre 1862.
39Une fois le cadre réaliste posé, deux critères esthétiques vont permettre au critique de formuler son jugement : le vrai et le réel. Mais encore faut-il disposer d’une connaissance suffisante de cette « réalité » que Flaubert a désiré restituer, qu’il a « voulu peindre dans tous les détails de ses atrocités [26] », et c’est à Polybe que Sainte-Beuve demande alors de lui révéler les « éléments » dont Flaubert « disposait à l’origine, afin d’être à même de juger ce qu’il en a fait et ce qu’il y a ajouté de son propre fonds [27] ». Polybe fera donc figure de référence à l’aune de laquelle sera mesuré le réalisme de Salammbô – et le critique pointe presque aussitôt la difficulté de la tâche, pour ne pas dire son impossibilité :
Cependant il fallait animer, entourer, motiver tout cela : il y fallait mettre un couronnement, une flamme, un prestige. C’est ici que la tentative de M. Flaubert se dessine nettement à nous. Tout en aimant la réalité, il n’avait pour base et pour texte authentique qu’un récit de quelques pages ; il lui fallait inventer ou retrouver tous les détails, tous les accessoires. Il y vit une occasion toute naturelle et nécessaire de ressusciter Carthage et ses ruines si abattues depuis le temps de Marius [28].
41Toute la lecture de Sainte-Beuve va dès lors viser à penser l’articulation à ses yeux problématique de la « peinture du vrai » et de l’invention. Le critique va ainsi passer en revue toutes les entorses au réalisme, débusquant les invraisemblances du récit, mettant en lumière les moments où le roman tombe dans les travers de l’« espèce de poème en prose [29] ». Et les « erreurs » de Flaubert sont finalement nombreuses, qui relèvent toutes, à divers degrés, d’un outrage au « vrai » : Sainte-Beuve dénonce par exemple « la partie logique, ici comme ailleurs dans l’ouvrage, […] très-faible [30] », ou les erreurs morales de Salammbô qui rappellent les travers d’Emma Bovary [31], avant de stigmatiser le cas de Mâtho amoureux, doublement fautif selon la « nature » et selon « l’histoire [32] ». Flaubert se retrouve donc pris au piège d’un réalisme entendu au sens le plus étroit, c’est-à-dire comme simple copie vraie de la nature. Un tel réalisme, dans ces conditions, ne peut qu’échouer à peindre le « vrai », le « réel », faute simplement de ce modèle extérieur fiable qui permettrait seul de garantir la validité du réalisme. Ce que le critique reproche en filigrane à Salammbô, c’est d’avoir peint avec exactitude, avec la précision d’un chirurgien une réalité imaginée… Il y a là un mélange des genres qui semble des plus douteux à Sainte-Beuve, et que trahit son hésitation constante quant au genre du texte : tantôt roman (ou histoire), tantôt poème en prose (ou invention). Aux yeux du critique, tout se passe comme si Flaubert, confronté à des sources trop lacunaires (et limitées au seul Polybe), avait été obligé d’inventer, de diluer le roman dans l’imaginaire poétique. Aussi le réalisme « restreint » qui lui sert de modèle esthétique ne peut-il qu’amener le critique à cette condamnation a priori, qu’il finit par lâcher au moment d’aborder le « jugement du genre, de la forme et de l’esprit du livre » :
L’idée qui a présidé à cette composition est, selon moi, une erreur. Le roman historique suppose nécessairement un ensemble d’informations, de traditions morales, de données de toutes sortes nous arrivant comme par l’air, à travers les générations successives (p. 399).
43C’est sans doute Flaubert lui-même qui a le mieux compris à la fois la force et la faiblesse de la lecture critique de son ami. Dans une longue lettre qu’il lui adresse en réponse à ses trois articles, l’auteur de Salammbô s’évertue tout d’abord à lever systématiquement les doutes que Sainte-Beuve avait émis quant aux événements taxés d’« invraisemblables », en livrant la liste exhaustive des sources sur lesquelles il s’est appuyé pour écrire son roman. Flaubert, à première vue, semble donc apporter un certain crédit à la perspective « réaliste » retenue par Sainte-Beuve – à la condition toutefois que le relevé des sources ne se limite pas au seul Polybe. Flaubert, autrement dit, retournerait le piège du réalisme contre Sainte-Beuve, se moquant en quelque sorte de sa méconnaissance du « modèle » imité [33]…
44Mais le véritable enjeu de Salammbô est évidemment ailleurs, et si la lecture réaliste de Sainte-Beuve peut à la limite se justifier, c’est dans un tout autre sens que l’entend Flaubert lorsqu’il rappelle que son écriture répond avant tout à une logique que l’on peut qualifier d’« interne », et avec laquelle la copie vraie des faits n’a rien à voir :
Cependant, d’après toutes les vraisemblances et mes impressions, à moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais là n’est pas la question. Je me moque de l’archéologie ! Si la couleur n’est pas une, si les détails détonent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient [34].
46L’œuvre d’art véritable ne renvoie qu’à elle-même, et l’erreur de Sainte-Beuve est donc finalement d’être allé chercher hors du texte cette origine ou ce modèle qui n’existe tout simplement pas, ou plus. Le critique se trouve pris au piège de l’œuvre d’art pensée comme représentation, alors qu’elle est ici tout entière présentation, ne renvoyant qu’à elle-même, comme le dira Flaubert à sa manière : « Si je mets bleues après pierres, c’est que bleues est le mot juste, croyez-moi [35]… » En ne voyant pas que l’œuvre relève avant tout d’une poétique (d’un rapport au langage) plutôt que d’une esthétique (un rapport au monde), Sainte-Beuve ne mesure pas ce qui fait la Modernité à l’œuvre dans l’écriture de Flaubert, au sens où j’ai défini ailleurs ce terme [36].
« Je suis juge, comme tout le monde… »
47Mais revenons à la perspective du critique et à sa logique, qui doit seule nous retenir ici. Et Flaubert peut d’ailleurs nous y aider, car il n’a pas seulement mis en lumière ce que l’on peut appeler les « insuffisances » de la lecture de Sainte-Beuve, il en a également désigné, toujours dans sa lettre-réponse, le dispositif central. Dès les premières lignes, Flaubert pose en effet cette question essentielle, qui met en relief le principe même de la démarche du critique :
Etes-vous sûr, d’abord, – dans votre jugement général, – de n’avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse ? L’objet de mon livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste, vous déplaît en soi [37].
49Or, la mauvaise pente que Sainte-Beuve aurait « un peu trop » suivie, selon Flaubert, est en fait celle qui, dans l’esprit du critique, mène le plus sûrement au seul jugement valable, celui de la subjectivité du lecteur. Après avoir longuement exposé et discuté le « sujet » du roman, et au moment d’entamer le « Jugement du genre, de la forme et de l’esprit du livre », le critique se livre en effet à une dernière précision de nature à renverser la perspective suivie jusqu’à présent :
On comprend bien que c’est moins encore pour donner une idée exacte du livre que je me suis appliqué à cette longue analyse, que pour constater au fur et à mesure la suite de mes impressions et me donner à moi-même, en les recueillant, le droit d’exprimer mon jugement sans mollir, en toute fermeté et sécurité (p. 399).
51Nous sommes ici au cœur de cet acte critique dont j’ai esquissé plus haut le mouvement, et qui vise à inscrire le jugement critique dans le prolongement exact de l’analyse « scientifique ». Ce qui revient à dire que l’analyse ne mène nullement à une quelconque lecture « objective » du texte, mais qu’elle tend au contraire à fonder objectivement la subjectivité critique ; la « longue analyse » évoquée par Sainte-Beuve vise avant tout à expliciter les « impressions » du critique, seuls critères garantissant la validité du « jugement » de l’œuvre. Lire et comprendre une œuvre, dans cette perspective, signifient du coup déchiffrer et analyser les impressions du texte sur la sensibilité et la subjectivité du critique : l’analyse est avant tout une « autoanalyse ».
52Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner que la subjectivité du critique soit dès à présent mise en avant, exhibée presque à chaque ligne pour asseoir définitivement le jugement.
Ce n’est pas à moi de me donner comme juge de la partie érudite de Salammbô. Ce que je sais, c’est qu’on ne sait rien ou presque rien de direct sur l’antique Carthage. Or, cela me suffit pour ne pas me déclarer satisfait, même au point de vue archéologique, du système suivi par l’auteur et de toutes ces éruditions rapportées qu’il a mises en œuvre. Il peut avoir un texte ou un fait particulier à alléguer à l’appui de chaque singularité ; les érudits peuvent affirmer qu’il n’a rien avancé d’incompatible et de contradictoire avec les rares données de la science punique à cette heure : ce sont de faibles garanties. Mais en revanche je suis juge, comme tout le monde, du degré d’invraisemblance en ce qui est de la politique et du moral (p. 403-404).
54Il ne m’importe pas de commenter ici la valeur du jugement de Sainte-Beuve, ni de discuter des critères qui forment son goût, comme son attachement à un art tourné vers le beau, le digne et l’agréable (p. 406). Il me paraît en revanche plus pertinent de réfléchir à l’argumentation du critique, à sa volonté de fonder la connaissance à partir de la subjectivité et pour elle – toute l’analyse de l’œuvre ne vise en fait qu’à préparer et à expliciter la condamnation a priori du projet flaubertien, et si la subjectivité a ici le dernier mot, dans l’ordre du récit, elle est également à l’origine du processus critique, l’analyse « scientifique » n’étant utile que dans la mesure où elle permet de boucler la boucle. Un tel mouvement de repli de la subjectivité sur elle-même ne peut évidemment que heurter nos méthodes contemporaines, lesquelles nous ont appris à enfouir la subjectivité sous le flot d’une terminologie censée nous préserver de tout dérapage idéologique. Sainte-Beuve voulait donner un fondement scientifique à l’expression de ses sentiments, il désirait rendre compte, dans ses concepts et sa méthode, de sa subjectivité. Nous faisons aujourd’hui l’inverse, et la subjectivité est devenue le véritable point aveugle de nos discours herméneutiques – j’entends ici « subjectivité » dans ce que ce mot peut avoir de plus méprisable pour nos oreilles contemporaines : la soumission aveugle, impensée, à des affects.
55Sainte-Beuve a placé l’auteur au centre de son approche critique, et toute l’histoire de l’herméneutique littéraire a tenté de clarifier le rapport de l’auteur au texte, le plus souvent d’ailleurs pour souligner au passage les « insuffisances » de la méthode de Sainte-Beuve, ses « erreurs » de jugement flagrantes – mais ces critiques, à vrai dire, lâchaient la proie pour l’ombre. Le questionnement de Sainte-Beuve fonctionne en effet dans un cadre épistémologique particulier, entièrement défini par et pour un sujet connaissant : le véritable centre de la relation critique est donc moins l’auteur ou le texte que le sujet questionnant lui-même [38]. « Je suis juge, comme tout le monde… » : il y a là une vérité que les sciences humaines actuelles ne sont certes pas prêtes à entendre, et encore moins à penser, alors qu’il s’agit pourtant du cadre épistémologique dont elles sont issues. Si nous avons depuis longtemps pris nos distances avec les réponses de Sainte-Beuve, ses questions sont toutefois encore très largement les nôtres, son héritage épistémologique n’est, cent cinquante ans plus tard, toujours pas liquidé. Sainte-Beuve doit donc nous retenir, aujourd’hui, moins pour ses réponses que pour ses questions, moins pour sa méthode que pour ce qui lui demeure impensé. La critique s’est longtemps positionnée par rapport au traitement du biographique chez Sainte-Beuve ; il est temps qu’elle s’interroge sur son non-traitement de l’autobiographique…
Notes
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[1]
Pour mémoire, le Contre Sainte-Beuve de Proust date de 1954 (Paris, Gallimard), et il a joué un rôle primordial pour la nouvelle critique. Dominique Maingueneau lui répond symboliquement un demi-siècle plus tard dans son Contre Saint-Proust, ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006.
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[2]
En témoigne le récent « Sainte-Beuve comme sociologue » de Wolf Lepenies (dans les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 57, mai 2005, p. 271-284).
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[3]
Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », initialement publié dans Le Constitutionnel, en partie repris dans Gisèle Corbière-Gille, Critique de Sainte-Beuve, Paris, Nouvelles Editions Debresse, 1973, p. 397-410. Le texte complet figure dans l’édition des Nouveaux Lundis, vol. 4, Paris, Calmann-Lévy, 1865.
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[4]
Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », dans Gisèle Corbière-Gille, Critique de Sainte-Beuve, op. cit., p. 375-396.
-
[5]
Sainte-Beuve, « Du génie critique de Bayle », dans Portraits littéraires, in Œuvres, édition établie par Maxime Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 979.
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[6]
Ibid.
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[7]
Sainte-Beuve, « Quatre Préfaces », dans Portraits littéraires, op. cit., p. 651.
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[8]
Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cité, p. 383-384.
- [9]
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[10]
Voir Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Pour une mise au point récente sur les « sciences morales » en particulier, voir Julien Vincent, « Les “sciences morales et politiques” : de la gloire à l’oubli ? Savoirs et politique en Europe au xixe siècle », dans Revue pour l’ histoire du CNRS, n° 18, 2007, p. 38-43.
-
[11]
Sainte-Beuve, « Quatre Préfaces », art. cité, p. 650.
-
[12]
Proust, « La méthode de Sainte-Beuve », dans Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 127. L’« écrivain » de Sainte-Beuve recoupe largement le « moi profond » de Proust, qui répond seul de l’œuvre, tandis que l’étude de l’homme mise en avant par Sainte-Beuve vise à cerner toutes les dimensions de ce que Proust appellerait le « moi social ».
-
[13]
Proust, « La méthode de Sainte-Beuve », art. cité, p. 133. Un peu plus haut, Proust formule ce reproche à l’encontre de Sainte-Beuve : « Mais il continua à ne pas comprendre ce monde unique, fermé, sans communication avec le dehors qu’est l’âme d’un poète » (p. 133).
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[14]
Voir la liste des questions auxquelles la science morale permet d’apporter des réponses, dans « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cité, p. 392.
-
[15]
Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cité, p. 385.
-
[16]
Sainte-Beuve, « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine » (1864), repris dans Michel Bolzamo, Sainte-Beuve. Anthologie critique, Paris, Editions universitaires, 1990, p. 48-49. Un peu plus bas, Sainte-Beuve reproche à Taine de n’avoir pas vu que seule Mme de Lafayette pouvait avoir écrit La Princesse de Clèves (p. 57).
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[17]
Ibid., p. 57.
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[18]
Ibid., p. 58.
-
[19]
Sur cette question, voir entre autres Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, Paris, Gallimard, 1992, notamment le chapitre « Sainte-Beuve », p. 13-36, et Michel Brix, « “Frère, il faut me louer”. Hugo, Sainte-Beuve et la critique », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 57, 2005, p. 195 sq. Pour une analyse du rapport Taine/Sainte-Beuve, voir Wolf Lepenies, Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité, Paris, Gallimard, 2002, p. 245-256.
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[20]
Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, vol. 2, Paris, Garnier, 1948, p. 94.
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[21]
Charles Baudelaire écrit en effet : « Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique » (Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, édition établie par Francis Moulinat, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 141). Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon Ecrire le regard. L’esthétique de la Modernité en question, Paris, Hermann, 2010.
-
[22]
Paul Bénichou, Le Sacre de l’ écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973.
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[23]
Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 397. Dorénavant, les mentions de page dans le corps du texte renverront par commodité à cette édition.
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[24]
« […] on aurait voulu aussi que, sans renoncer à aucune hardiesse, à aucun droit de l’artiste sincère, [Flaubert] purgeât son œuvre prochaine de tout soupçon d’érotisme et de combinaison trop maligne en ce genre… » (p. 398). Sainte-Beuve ne fait d’ailleurs ici que rappeler les grandes lignes de son jugement sur Madame Bovary, qui stigmatisait la « vérité sévère et impitoyable » du style, ainsi que l’absence de l’idéal dans la peinture de la réalité (« Madame Bovary, par M. Gustave Flaubert », repris dans Sainte-Beuve, Pour la critique, édition d’Annie Prassoloff et José-Louis Diaz, Paris, Gallimard, 1992, p. 341-345).
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[25]
Flaubert, nous apprend Sainte-Beuve, était parti en Afrique pour préparer son roman (p. 398-399).
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[26]
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, vol. 4, op. cit., p. 40. Cette partie de la lecture de Sainte-Beuve n’est pas reprise dans l’édition de référence (Gisèle Corbière-Gille).
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[27]
Ibid., p. 35.
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[28]
Ibid., p. 41.
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[29]
Ibid., p. 35.
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[30]
Ibid., p. 54.
-
[31]
Ibid., p. 55-56.
-
[32]
Ibid., p. 57.
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[33]
Flaubert sera d’ailleurs beaucoup plus cassant avec un autre de ses critiques, Guillaume Froehner, qu’il remettra sèchement à l’ordre en lui signifiant par exemple qu’il a lu certaines sources « plus souvent que [lui] peut-être, et sur les ruines mêmes de Carthage » (« A M. Froehner », repris dans Œuvres I¸ éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1006).
- [34]
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[35]
Ibid.
-
[36]
Ecrire le regard, op. cit. La Modernité telle que je l’entends est le passage impensé de l’esthétique à la poétique, la disjonction radicale entre le discours de l’œuvre (esthétique) et le discours à l’œuvre (poétique).
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[37]
Flaubert, Œuvres I, op. cit., p. 997.
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[38]
Un tel sujet ne recoupe qu’en partie le « lecteur » théorisé par l’école de Constance : il lui ajoute l’essentiel, la subjectivité.