Poétique 2010/3 n° 163

Couverture de POETI_163

Article de revue

La construction de l'émotion chez le lecteur

Immersion et persuasion esthétique

Pages 339 à 348

Notes

  • [1]
    Jean Bessière, « La facticité de la fiction », in Art(s) et fiction, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1997, « Esthétique hors cadre », p. 7-27.
  • [2]
    Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, éd. du Seuil, 1986 (1re éd. Stuttgart, 1977).
  • [3]
    Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1991.
  • [4]
    Kendall L. Walton, Mimesis as Make Believe : on the Foundations of the Representational Arts, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990.
  • [5]
    Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ?, Paris, éd. du Seuil, 2000, écrit : « […] en accédant à l’univers fictionnel de Marivaux grâce à l’aspectualité propre de sa feintise illocutoire, je m’exerce ludiquement à un rôle narratif qui est en même temps une manière de faire face à la vie. Je fais mienne – j’expérimente, j’envisage – une façon singulière de se situer par rapport aux événements. Je me coule dans une respiration narrative particulière qui exemplifie un type d’inflexion mentale non moins individuelle […] », p. 229.
  • [6]
    David Mark et Michael Gould, « Wayfinding Directions as Discourse », in Deixis in Narrative, a Cognitive Science Perspective, F. Duchan, Gail A. Bruder, Lynne E. Hewitt (éd.), New Jersey, Erlbaum Associates Inc., 1995.
  • [7]
    Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, op. cit., p. 123 : « […] c’est le je-origine de chaque lecteur qui se trouve sollicité : il peut alors se construire une représentation de la pièce en partant de sa propre image corporelle ».
  • [8]
    Mark A. Wheeler, Donald T. Stuss et Endel Tulving, « Toward a Theory of Episodic Memory : Frontal Lobes and Autonoetic Consciousness », in Psychological Bulletin, vol. 121, n° 3, 1997, p. 331-354.
  • [9]
    Katinka Dijkastra, Rolf A. Zwaan, Arthur C. Graesser, Joseph P. Magliano, « Character and Reader Emotions in Literary Texts », in Poetics, n° 23, Issue 1-2, 1994, p. 139-157.
  • [10]
    Ibid., p. 155.
  • [11]
    David S. Miall, Don Kuiken, « Beyond Text Theory (Understanding Literary Response) », Discourse Processes, n° 17, Ablex Publishing Corporation, 1994, p. 337-352.
  • [12]
    Viktor Chklovski, « L’art comme procédé », in Théorie de la littérature (textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov), Paris, éd. du Seuil, « Points », 2001, p. 75-97 (1965 : première traduction française de textes originaux en russe écrits entre 1915 et 1930).
  • [13]
    Ibid., p. 82.
  • [14]
    Ibid., p. 89.
  • [15]
    Nathalie Blanc, Arielle Syssau et Denis Brouillet (sous la dir. de), Emotion et cognition (Quand l’émotion parle à la cognition), Paris, In Press, « Concept-Psy », 2006.
  • [16]
    Umberto Eco, Lector in Fabula, Paris, Grasset et Fasquelle, tr. fr. 1985 (1re éd. ital.1979).
  • [17]
    David S. Miall, Cognitive Poetics : from Interpreting to Experiencing what is Literary, voir http://www.ualberta.ca/~dmiall/reading/Miall_Anglistentag_2007.htm
  • [18]
    Suzanne Keen, Empathy and the Novel, Oxford, Oxford University Press, 2007, 242 pages.
  • [19]
    « Ainsi, même si une menace pèse sur un personnage connoté négativement – ce qui tendrait à neutraliser partiellement sympathie et identification –, ce suspense “primaire” serait malgré tout préservé » : Raphaël Baroni, La Tension narrative (suspense, curiosité et surprise), Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 2007, p. 272.
  • [20]
    H. P. Lovecraft, « La Maison maudite », in La peur qui rôde, Paris, Folio, 2005, p. 76 (traduit de l’américain par Yves Rivière, première traduction en français 1961) (trad. de The Shunned House in The Dreams in the Witch House [Londres, Penguin Books, 2005], p. 104) : « Je ne fus guère surpris lorsque j’aperçus, ou crus apercevoir, parmi les dépôts blanchâtres, l’esquisse assez nette d’une forme humaine recroquevillée en chien de fusil. Je m’en doutais depuis longtemps. La fermeté du dessin cependant était étonnante et, en observant de plus près, je crus voir la fine exhalaison jaunâtre qui m’avait tant étonné par un après-midi pluvieux, bien des années auparavant.
  • [21]
    Elle s’élevait au-dessus de la tache anthropomorphique du terreau, près de la cheminée. C’était une vapeur subtile, maladive, quasi lumineuse qui, suspendue dans l’air humide, semblait se diluer en une forme vague et repoussante et, devenue nuageuse, montait dans la grande cheminée noire, pour ne laisser dans son sillage qu’une puanteur horrible. […] je regardai la forme s’évanouir et tandis que je l’observais, je m’aperçus qu’elle me regardait à son tour d’un air vorace, avec des yeux plus imaginables que visibles. Lorsque je rapportai ce phénomène à mon oncle, il fut fortement troublé et, au bout d’une heure d’intense réflexion, il prit une décision irrévocable. »

1La fiction ou la littérature, ce n’est évidemment pas la vie, mais une ou des figurations d’univers, mimétiques ou non, de l’univers réel. Comment, dès lors, imaginer que l’émotion puisse être ressentie et les lecteurs s’alarmer, s’amuser et prendre part au texte avec émotion ?

2C’est peut-être que, selon une heureuse expression, la fiction propose une « singularité ordinaire » comme le dit Jean Bessière [1], en prenant appui sur la théorie des actes de langage de Searle. Car les actes de langage feints ont exactement la même facture que les actes de langage de la vie ordinaire, et ce qui les en distingue réside seulement dans l’intention du locuteur. Aussi une assertion feinte se présente-t-elle de la même manière qu’une assertion réelle. On voit dès lors pourquoi la fiction est la doublure non séparée du réel. Sans doute est-ce là une des premières causes permettant de comprendre qu’un fait irréel puisse bel et bien produire une émotion chez le lecteur. L’émotion aurait pour source une parole fictive, semblable à une « vraie » parole.

3Mais les deux mondes, fictif et réel, sont-ils toujours aussi confondus ? Non. Käte Hamburger a bien montré que certaines techniques du roman (comme la focalisation intérieure, associée à un pronom en troisième personne) étaient des conventions caractéristiques de la littérature [2]. « Il se sentit tout joyeux » est perçu comme une synthèse émanant du courant de pensées intérieures du personnage, mais une telle expression ne pourrait être prononcée, dans les discours ordinaires de la vie réelle, qu’à la première personne et à un autre temps que le passé simple. Il existe ainsi des lieux littéraires proprement fictifs et qui ne sont pas de simples feintes reproduisant la langue ordinaire. Cependant, Genette, convergeant en cela avec Searle et Bessière, montre, dans Fiction et diction, que cette langue ordinaire elle-même est pleine d’hypothèses, de questionnements, de moments de disbelieves, pour reprendre l’expression de Coleridge [3]. Ainsi la littérature seraitelle, en tant que fiction (entendue au sens large et désignant tout artefact, qu’il soit roman ou poésie), un doublage du réel, émaillé de quelques zones d’étrangeté, un synonyme pourvu de cette « singularité ordinaire ». Cela expliquerait sans doute, sur un plan ontologique, la possibilité de l’émotion par immersion (qui rapproche et fait reconnaître), comme de l’émotion passant par la persuasion et la réflexion.

4Si donc la littérature permet de créer des émotions presque semblables aux émotions véritables, il faudrait s’interroger sur le degré de ces quasi-émotions dont parle Kendall Walton : entre l’émotion réelle et l’émotion fictive, il y a l’émotion feinte, ou la quasi-émotion [4]. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qu’une émotion feinte ? Pour le comprendre, empruntons une métaphore au travail de l’acteur, du moins tel que le conçoit Stanislavski : lorsqu’on joue un sentiment de bonheur, il faut adopter le rôle qu’on joue et non pas seulement prendre les signes extérieurs de telle ou telle émotion. En reversant la question du rôle de l’acteur sur celui du lecteur, ne peut-on dire que le lecteur qui entre dans une quasi-émotion fait plus qu’adopter les signes extérieurs de celle-ci ? Il parvient à se « promener dans l’état d’esprit impliqué », comme s’il était face à une véritable expérience, mais tout en gardant la conscience que l’expérience n’est pas réelle. C’est ce que Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ?, appelle la « feintise ludique », associant à un leurre préattentionnel un vecteur d’immersion, mais accompagnée d’un désamorçage de la boucle de rétroaction musculaire. Par cette feintise ludique, on parvient à se couler dans une manière de voir et d’être, on expérimente par des expériences somesthésiques imaginées une modalité d’existence mentalisée qui n’est pas la nôtre mais celle induite par le texte [5].

5Comment est-il possible de parvenir à se projeter dans une corporéité et dans une sensibilité autres que celles qui nous caractérisent ordinairement ? Quelles sont les capacités en jeu dans ce transfert imaginaire ?

6Nous ferons ici un détour par les théories de la mémoire et de ses sièges cognitifs, afin de voir si les supports neuronaux ne pourraient rendre compte de quelques performances du lecteur : celle qui consiste à s’impliquer dans un univers différent, et celle qui consiste à avoir des quasi-émotions qui soient amorcées par des artefacts, entre autres compétences.

Promenades imaginaires spatiales et temporelles

7L’aptitude au déplacement imaginaire dans l’espace, la capacité autonoétique qui permet de promener son moi et de se synthétiser comme persistant dans le temps, peuvent expliquer l’aptitude humaine à s’impliquer dans une lecture, à se sentir concerné par un événement, celui-ci fût-il un artefact plongé dans un univers spatio-temporel différent, comme c’est le cas dans un texte littéraire (aussi aurions-nous une capacité à projeter fictivement notre corps et nos réactions sensorielles et, donc, émotionnelles dans cet univers autre). Nous considérerons les capacités de promenade dans l’espace et dans le temps et verrons qu’elles sont fort répandues dans la vie ordinaire.

8Dans Deixis in Narrative, a Cognitive Science Perspective, David Mark et Michael Gould démontrent que le sujet du monde réel peut projeter mentalement son corps à un endroit où il n’est pas, par exemple pour donner à quelqu’un des indications sur la manière de se rendre à tel endroit : dans ce cas, le sujet utilise des deixis de présence (« à main droite, devant vous »), indexés à des lieux éloignés dans l’espace, par projection de son propre corps de locuteur à un endroit non actuel, mais qu’il imagine en parlant, afin d’éclairer son interlocuteur, lequel procède à la même projection corporelle virtuelle [6]. L’imaginaire est donc, dans une performance ordinaire, producteur de lieux hypothétiques, coprésents (en concurrence avec le lieu réel de présence du corps) et instituant des emplacements corporels contradictoires.

9Cette hypothèse converge avec celle de Käte Hamburger dans Logique des genres littéraires, où elle montre que c’est un lecteur comme « je-origine » fictif qui se projette dans la description de la maison des Buddenbrook parce qu’il y est impliqué grâce à des embrayeurs (un « on » et « à main gauche ») : sans s’identifier complètement à un personnage et sans être capable de « voir » vraiment ce qui lui est décrit, le lecteur se figure grossièrement par un corps fictif les différents lieux décrits [7]. La capacité à reconstruire une image corporelle est fondamentale dans cette perspective. Nous sommes là où c’est décrit. Et nous y réagissons.

10Par ailleurs, selon les travaux des cogniticiens Wheeler, Stuss et Tulving (en particulier, dans « Toward a Theory of Episodic Memory [8] »), il existe plusieurs modules traitant de la mémoire, dont au moins trois sont assez bien définis. La mémoire épisodique est celle qui encode les moments de notre vie vécue et dans laquelle nous avons une conscience autonoétique, celle de notre moi saisi comme permanent dans le temps ; il existe aussi une mémoire sémantique qui stocke les informations ; il faut considérer, par ailleurs, une mémoire procédurale ou sensorielle de travail (où sont conservées les traces mnésiques et neuronales, mais non conscientes, de l’enchaînement des gestes requis par une action). Ainsi, la mémoire épisodique, en tant précisément qu’elle est capacité à faire perdurer un corps dans le temps (Wheeler, Stuss et Tulving parlent de projection de notre moi comme persistant dans le temps), expliquerait que nous puissions nous transporter dans l’univers artificiel, imaginaire et inconnu, tout autant que nous nous promenons dans nos souvenirs. Cette aptitude que nous avons à nous déplacer dans notre propre passé pourrait expliquer, semble-t-il, que nous nous promenions, semblablement, dans un espace et un temps différents.

11La « mémoire procédurale », quant à elle, n’est pas localisée au même endroit et ne requiert pas la même conscience de soi (elle est gestuelle et ne recèle pas de bouclage de la conscience permettant de se voir en train de faire l’action). Une mémoire procédurale expliquerait peut-être la capacité du lecteur à se projeter dans la quasi-perception d’une sensation, celle-ci fût-elle ou non synthétisée, par l’hypothèse qu’il s’agit, dans le texte, de quelque expérience, certes filtrée parce qu’elle est décrite verbalement, mais qui rappellerait des expériences qu’on peut vivre dans son propre corps, parce qu’elles réveillent les traces mnésiques de sensations déjà connues, au cours de gestes non conscients mais qui auraient laissé des traces.

12Ainsi, nous disposerions d’une capacité à nous rapprocher d’un univers différent, d’y projeter un corps qui n’est pas le nôtre mais que nous habitons quelque peu. Il nous faut imaginer que le lecteur dissocie son être réel, son « ipséité », de son existence en tant que psycho-somesthésie purement artefactuelle, tandis qu’il endosse un rôle pendant la lecture.

13Question qui découle des remarques précédentes : quelles sont les émotions qui naissent de ces projections et de ces modes d’implication, et quels en sont les vecteurs en littérature ? Car il existe sans doute quantité d’émotions qui sont liées à l’immersion (qu’elle soit fondée sur la mimèsis ou sur la projection dans un univers fictif non mimétique), ou bien nées de l’étrangeté du texte et fondées sur l’étonnement, comme sur la persuasion sensorielle.

Textures littéraires et implications émotionnelles

14Le caractère contradictoire des résultats obtenus par les chercheurs cogniticiens, psychologues et littéraires travaillant sur la lecture est frappant et ne s’explique que si l’on donne différentes définitions au concept d’émotion lectorale. Pour les uns, les procédés proprement esthétiques de la littérature sont incompatibles avec l’émotion du lecteur ; pour les autres, au contraire, ils lui sont liés.

15Katinka Dijkastra, Rolf A. Zwaan, Arthur C. Graesser, Joseph P. Magliano mènent une enquête (dont les résultats paraissent en 1994) sur l’émotion du lecteur et sur celle du personnage, en se demandant si les deux émotions ne seraient pas reliées (ils y définissent l’émotion comme ce qui relève du suspense [9]). Ils posent la question des sources de l’émotion lectorale : est-elle renforcée dans les passages hautement imaginatifs ou dans les passages réalistes ? A un premier groupe de lecteurs est demandé de noter les passages où se trouvent les descriptions, les interventions interprétatives du narrateur, les images, les éléments plausibles ou non, les motifs proprement littéraires, les lieux d’indétermination, les dialogues et la position de l’extrait dans l’histoire, dans des textes variés, de Maupassant à García Márquez. A un second groupe de lecteurs est demandé, sur le même texte, de préciser les moments les plus émouvants pour le personnage et les moments de suspense pour le lecteur. Les expérimentateurs constatent que les émotions du personnage et le suspense ressenti par le lecteur sont fortement associés (ils sont considérés comme étant liés ou coprésents), que l’émotion du personnage est souvent corrélée avec la présence de dialogues, et que cette émotion s’amplifie vers la fin des extraits considérés, extraits choisis pour leur suspense. En revanche, le suspense ressenti apparaît aux expérimentateurs comme non corrélé aux interventions du narrateur ni aux motifs littéraires, lesquels semblent empiéter sur le suivi chronologique des événements de l’histoire. D’après les tests menés, le désir de suspense est fortement relié à une lecture rapide qui mémorise peu les détails et qui ne s’appesantit pas sur les passages véritablement littéraires. Ceux-ci seraient perçus comme contradictoires avec la satisfaction de l’émotion de suspense, en ce qu’ils ralentissent le déroulement de l’action, puisqu’ils en compliquent la compréhension [10]. En revanche, il leur est apparu que, dans les passages où les personnages ressentent de l’émotion, les lecteurs ralentissent leur lecture et mémorisent mieux les textes.

16Ces résultats, surtout centrés autour de l’émotion liée au suspense et à la mémorisation, sont différents des découvertes obtenues par deux autres psychologues cogniticiens de la lecture que sont Miall et Kuiken [11] : pour eux, l’émotion est particulièrement présente dans les passages très littéraires. Ils s’appuient sur les théories de Chklovski et reprochent aux théoriciens de la lecture de ne voir dans l’activité littéraire que recherche de l’information (c’est le principal reproche qu’ils font à van Dijk) ou plaisir du suspense, et de privilégier une définition de la lecture fondée sur la mimèsis et sur la reconnaissance du monde, au détriment d’autres traits de la lecture [12]. Pour Chklovski, en revanche – et c’est cette vision que préfèrent Miall et Kuiken :

17

Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance ; le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception. L’acte de perception en art est une fin en soi et doit être prolongé : l’art est un moyen d’éprouver le devenir de l’objet ; ce qui est déjà « devenu » n’importe pas pour l’art[13].

18Et de poursuivre :

19

Le but de l’image n’est pas de rendre plus proche de notre compréhension la signification qu’elle porte, mais de créer une perception particulière de l’objet, de créer sa vision et non pas sa reconnaissance [14].

20Pour les expérimentateurs Miall et Kuiken, les effets de style sont, comme le dit Chklovski, des lieux de défamiliarisation qui ralentissent la lecture, mais qui, ce faisant, retiennent l’attention du lecteur plus longtemps. C’est lorsque les expressions littéraires considérées ne sont pas prototypiques que le lecteur leur accorde un intérêt particulier, pour rendre compte de leur signification, et c’est alors qu’il est guidé par les émotions suscitées en lui par le caractère inattendu de l’expression.

21Comme on le constate, les résultats de ces deux équipes de psycho-cogniticiens travaillant sur la lecture sont différents parce qu’ils sont sous-tendus par des définitions opposées de l’émotion et du rôle de la littérature. Pour les premiers, l’émotion littéraire est le suspense, la curiosité portant davantage sur les événements de l’histoire que sur ses modes. Pour les seconds, c’est le contraire : l’émotion individuelle et l’implication du vécu propre sont liées à la présence de moments de ralentissement où la perception et la compréhension se cherchent. Car l’étonnement ralentit la considération, comme la vision du monde, permettant au lecteur d’appeler sa propre expérience émotionnelle à la rescousse pour le déchiffrage. Parce que le lecteur est surpris, le texte laisse en lui une trace, une marque dans le psychisme, qui le conduit à s’impliquer sur le plan émotif et à mémoriser davantage (d’autres travaux, comme ceux de la psychologue de la lecture Nathalie Blanc, en particulier, signalent le rôle de l’émotion comme adjuvant à la mémorisation [15]).

22Emotion de reconnaissance et de suspense, ou émotion d’étonnement, on voit que se confrontent, dans les théories de la réception lectorale fondées sur des études psychologiques quantitatives, plusieurs types de définitions de l’émotion.

Un exemple d’immersion lectorale dans un texte fantastique

23Nous avons voulu faire une expérience sur l’immersion des lecteurs à partir d’un texte fantastique fondé sur l’émotion de suspense. Il a été présenté à quelques personnes, invitées à verbaliser leurs réactions quant aux images et aux phénomènes sensoriels perçus dans l’extrait proposé. Cette étude de réception lectorale qualitative consiste à interroger les lecteurs sur leurs pensées au moment de la lecture, juste après que celle-ci a été achevée. Elle vise à compléter les approches théoriques d’un passage, où les réactions du lecteur sont déduites des structures du texte, par exemple à partir d’interprétations des déictiques, des variantes contrastives entre différentes expressions du texte, etc.

24Les travaux théoriques à partir de l’analyse des textes font apparaître en quoi la structuration singulière du texte produit une réception partageable. Ils se fondent sur la capacité du langage et de l’art littéraire à faire naître non seulement des interprétations (parce que nous partageons la capacité langagière), mais aussi des actions et des réactions des lecteurs (parce que, comme l’a montré Umberto Eco, entre autres, nous avons en commun une culture des genres, des scénarios, et, donc, des réactions semblables en termes d’attentes et de prévisions [16]). Ainsi, les théories de l’acte lectoral qui partent de l’analyse des textes se fondent sur le fait que nous partageons non seulement des interprétations, mais aussi des actions mises en jeu par la lecture : des préfigurations de la suite, des déductions à partir des points de vue des personnages, des émotions et même des systèmes de valeurs deviennent ainsi le lot de bien des lecteurs, le temps d’une lecture, s’ils veulent coopérer avec le texte pour le saisir.

25Une conférence de David S. Miall invite à compléter ces approches de la lecture, fondées sur le texte, par des enquêtes concernant l’acte de lecture que peuvent pratiquer des lecteurs de chair et d’os, afin de saisir les variantes éventuelles entre les réactions des lecteurs, mais aussi afin de mieux comprendre ce qui rend possibles les actions lectorales et quelles performances de l’esprit y sont engagées [17]. David Miall appelle à réaliser des expériences fondées, à la fois, sur l’analyse des pratiques de lecture (lecture à voix haute d’un certain nombre de sondés), sur la mesure des temps de lecture, complétant les hypothèses qu’on peut inférer à partir des structures textuelles. De telles hypothèses de travail reposent sur l’idée que le texte n’est pas seulement l’objet d’interprétations, mais aussi d’expériences liées à des émotions. Suzanne Keen, pour sa part, théoricienne de la littérature, dans Empathy and the Novel, insiste sur la nécessaire étude des variantes dans la réception lectorale, selon les tempéraments des lecteurs [18].

26N’ayant pu réaliser de mesures des temps de réaction à la lecture, j’ai réduit ma recherche à l’analyse des lectures de textes verbalisées par une trentaine de personnes. J’ai ensuite comparé ces résultats avec mon analyse théorique du passage en question (il faut remarquer toutefois que l’expérience a été faite à partir d’un extrait de texte et non à partir de la totalité d’un livre, ce qui change pourtant certainement les résultats de l’enquête).

27On peut convenir facilement que l’intérêt du lecteur peut être créé, dans certains textes, par l’émotion de suspense. Mais la question demeure de savoir ce qui est premier dans une telle émotion. S’il est vrai que le suspense est fascination, qu’il introduit une projection primaire immédiate et automatique, le personnage décrit fût-il hautement antipathique (comme le montre Raphaël Baroni [19]), on peut cependant se demander si la mimèsis le facilite ou non, et si l’utilisation naturelle du langage ne serait pas une nécessité pour que le suspense perdure. Grâce au suspense, le lecteur est mis dans un état émotionnel par le texte, non seulement par ce que dit le texte mais aussi par ce qu’il fait. Les travaux de Miall et Kuiken insistent sur l’expérience vécue grâce au texte. On pourrait dire que, par le suspense, le lecteur s’immerge et vibre avec le texte, se projette dans l’univers représenté. Or, ce qui est étrange, c’est qu’il parvienne à le faire, même lorsque l’univers est loin d’être réaliste et ne présente guère de mimèsis de notre univers réel. Notre hypothèse est qu’un lien préalable de confiance a été noué entre le texte et le lecteur, qui fait que l’émotion existe même dans des passages du texte fort peu vraisemblables, et même si le suspense est recélé par le genre fantastique (loin de l’univers réaliste). Et finalement, lorsqu’un état psychique de confiance a été créé entre le texte et le lecteur, il nous semble, au revers des expériences de Katinka Dijkastra, Rolf A. Zwaan, Arthur C. Graesser, Joseph P. Magliano signalées ci-dessus, que le caractère invraisemblable des images, leur aspect non prototypique ou plutôt typiquement fantastique, fictif et littéraire, ne gêne en aucune manière la lecture.

28Ainsi, un extrait d’un texte de Lovecraft issu de La Maison maudite a été présenté à une trentaine de personnes. Il s’agissait de la figuration d’une puissance malsaine, à la fois émanation de champignons disposés en forme anthropomorphique, puis effluves, tourbillons passant dans la cheminée, se transformant en substance pourvue d’« yeux plus imaginables que visibles » (extrait cité en note [20]). Curieux être, décrit avec détails, mais protéiforme et non cohérent. Or, cette image a été déclarée comme simple à se représenter par plus de la moitié des personnes interrogées (seize sur trente), tandis que six la trouvaient difficile d’accès et que les autres ne se prononçaient pas. Comment rendre compte de cette lecture relativement aisée de l’image, si ce n’est en supposant que la satisfaction psychique due au suspense rétroagisse sur l’imaginaire pour faire accepter une lecture d’artefacts sensoriels complexes, qui, de prime abord, auraient pu sembler incohérents, mais que les lecteurs, dans leur majorité, déclarent recevoir avec rapidité, fluidité, sans aucune difficulté ?

29L’étude théorique du passage aurait pu conduire à des conclusions contraires. Certes, les composantes de l’image sont anthropologiquement denses (forme humaine, yeux « plus imaginables que visibles »), mais elles sont détaillées afin de proposer des mises en scène sensorielles, qui sont incohérentes entre elles et auraient pu expliquer une perception difficile (des champignons qui sont aussi des effluves, pourvus d’yeux…). Or, les images font appel davantage à une capacité d’imagination sensorielle que de cohérence intellectuelle, du fait de la description de détails somesthésiques (effluves, couleurs, matières sont précisés pour satisfaire à une expérience corporelle mentalisée par l’imaginaire : les formes sont « torturées », les dépôts y sont « blanchâtres »). Ainsi, bien qu’une perception intellectuelle du texte puisse y voir un cas d’image incohérente et illogique, cependant, du fait du suspense satisfaisant pour le psychisme et de la qualité sensorielle des images contribuant elles-mêmes précisément au suspense, celles-ci sont perçues aisément, quoiqu’elles n’entretiennent aucune relation mimétique avec le monde ordinaire.

30Conclusion étonnante de l’étude concernant la réception psychique de ce texte : l’émotion immersive de suspense rétroagit sur la perception esthétique pour la naturaliser, loin que la perception naturelle soit une des conditions de l’imaginaire. C’est donc ici la force de l’émotion immersive (l’intérêt créé par le suspense) qui rétroagit sur l’émotion esthésique (créée par des images tirées de notre univers, mais non cohérentes entre elles) pour la rendre aisée et l’aider à se constituer. Le suspense est possible sans expérience mimétique, et sans renvoi à une mimèsis de notre monde, mais via une confiance établie entre le texte et le lecteur, fondée sur le contrat sous-jacent et les pratiques inhérents au genre fantastique. Davantage encore, le caractère invraisemblable de l’image n’est pas perçu comme gênant (il l’a été pour six personnes sur trente) : il contribue ici à la création du suspense.

31Finalement, de la comparaison entre ces études cognitives sur la poétique de la réception, il ressort qu’il convient de considérer l’émotion, et non pas seulement l’usage ordinaire des situations narratives « naturelles ». Les expérimentations que Miall et Kuiken appellent de leurs vœux sont importantes en ce qu’elles permettent de comparer la réception réelle avec celle qu’on peut projeter à partir des structures du texte. Il faut d’ailleurs ajouter aux nombreuses hypothèses non exhaustives qu’ils formulent quant aux constituants de l’action lectorale (lecture qui porterait sur les discours, les personnages, la deixis, le temps, etc.) que le genre du texte induit un certain contrat de lecture, lui-même porteur d’une émotion spécifique, qui, dans le cas du fantastique, faciliterait alors les dispositions mentales du lecteur. [21]

32Dans le cas du suspense propre à la littérature fantastique que nous avons considéré rapidement, le contrat de lecture, proposant la persistance du suspense et donc de ce plaisir particulier qu’il ourdit, rend aisée la lecture de passages pourtant irréalistes, hautement imaginatifs, proprement littéraires et s’en repaît. C’est ce genre narratif – avec ses codes spécifiques – qui a permis qu’adviennent les émotions et l’immersion lectorale. Il faut donc ajouter aux considérations programmatiques extrêmement stimulantes et convaincantes de Miall et Kuiken que certains contextes, dans le cas du suspense (scénario reconnu, genre ou contrat de lecture), permettent d’expliquer en partie la fluidité de perceptions lectorales, même pour des textes étonnants et littéraires, et donc que le genre du texte est fondamental dans les études pratiques et théoriques de réception qu’ils souhaitent voir exister.

Notes

  • [1]
    Jean Bessière, « La facticité de la fiction », in Art(s) et fiction, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1997, « Esthétique hors cadre », p. 7-27.
  • [2]
    Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, éd. du Seuil, 1986 (1re éd. Stuttgart, 1977).
  • [3]
    Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1991.
  • [4]
    Kendall L. Walton, Mimesis as Make Believe : on the Foundations of the Representational Arts, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990.
  • [5]
    Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ?, Paris, éd. du Seuil, 2000, écrit : « […] en accédant à l’univers fictionnel de Marivaux grâce à l’aspectualité propre de sa feintise illocutoire, je m’exerce ludiquement à un rôle narratif qui est en même temps une manière de faire face à la vie. Je fais mienne – j’expérimente, j’envisage – une façon singulière de se situer par rapport aux événements. Je me coule dans une respiration narrative particulière qui exemplifie un type d’inflexion mentale non moins individuelle […] », p. 229.
  • [6]
    David Mark et Michael Gould, « Wayfinding Directions as Discourse », in Deixis in Narrative, a Cognitive Science Perspective, F. Duchan, Gail A. Bruder, Lynne E. Hewitt (éd.), New Jersey, Erlbaum Associates Inc., 1995.
  • [7]
    Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, op. cit., p. 123 : « […] c’est le je-origine de chaque lecteur qui se trouve sollicité : il peut alors se construire une représentation de la pièce en partant de sa propre image corporelle ».
  • [8]
    Mark A. Wheeler, Donald T. Stuss et Endel Tulving, « Toward a Theory of Episodic Memory : Frontal Lobes and Autonoetic Consciousness », in Psychological Bulletin, vol. 121, n° 3, 1997, p. 331-354.
  • [9]
    Katinka Dijkastra, Rolf A. Zwaan, Arthur C. Graesser, Joseph P. Magliano, « Character and Reader Emotions in Literary Texts », in Poetics, n° 23, Issue 1-2, 1994, p. 139-157.
  • [10]
    Ibid., p. 155.
  • [11]
    David S. Miall, Don Kuiken, « Beyond Text Theory (Understanding Literary Response) », Discourse Processes, n° 17, Ablex Publishing Corporation, 1994, p. 337-352.
  • [12]
    Viktor Chklovski, « L’art comme procédé », in Théorie de la littérature (textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov), Paris, éd. du Seuil, « Points », 2001, p. 75-97 (1965 : première traduction française de textes originaux en russe écrits entre 1915 et 1930).
  • [13]
    Ibid., p. 82.
  • [14]
    Ibid., p. 89.
  • [15]
    Nathalie Blanc, Arielle Syssau et Denis Brouillet (sous la dir. de), Emotion et cognition (Quand l’émotion parle à la cognition), Paris, In Press, « Concept-Psy », 2006.
  • [16]
    Umberto Eco, Lector in Fabula, Paris, Grasset et Fasquelle, tr. fr. 1985 (1re éd. ital.1979).
  • [17]
    David S. Miall, Cognitive Poetics : from Interpreting to Experiencing what is Literary, voir http://www.ualberta.ca/~dmiall/reading/Miall_Anglistentag_2007.htm
  • [18]
    Suzanne Keen, Empathy and the Novel, Oxford, Oxford University Press, 2007, 242 pages.
  • [19]
    « Ainsi, même si une menace pèse sur un personnage connoté négativement – ce qui tendrait à neutraliser partiellement sympathie et identification –, ce suspense “primaire” serait malgré tout préservé » : Raphaël Baroni, La Tension narrative (suspense, curiosité et surprise), Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 2007, p. 272.
  • [20]
    H. P. Lovecraft, « La Maison maudite », in La peur qui rôde, Paris, Folio, 2005, p. 76 (traduit de l’américain par Yves Rivière, première traduction en français 1961) (trad. de The Shunned House in The Dreams in the Witch House [Londres, Penguin Books, 2005], p. 104) : « Je ne fus guère surpris lorsque j’aperçus, ou crus apercevoir, parmi les dépôts blanchâtres, l’esquisse assez nette d’une forme humaine recroquevillée en chien de fusil. Je m’en doutais depuis longtemps. La fermeté du dessin cependant était étonnante et, en observant de plus près, je crus voir la fine exhalaison jaunâtre qui m’avait tant étonné par un après-midi pluvieux, bien des années auparavant.
  • [21]
    Elle s’élevait au-dessus de la tache anthropomorphique du terreau, près de la cheminée. C’était une vapeur subtile, maladive, quasi lumineuse qui, suspendue dans l’air humide, semblait se diluer en une forme vague et repoussante et, devenue nuageuse, montait dans la grande cheminée noire, pour ne laisser dans son sillage qu’une puanteur horrible. […] je regardai la forme s’évanouir et tandis que je l’observais, je m’aperçus qu’elle me regardait à son tour d’un air vorace, avec des yeux plus imaginables que visibles. Lorsque je rapportai ce phénomène à mon oncle, il fut fortement troublé et, au bout d’une heure d’intense réflexion, il prit une décision irrévocable. »
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