Poétique 2009/2 n° 158

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Article de revue

Les yeux du théâtre

Pour une théorie de la lecture du texte dramatique

Pages 131 à 147

Notes

  • [1]
    Roland Barthes, « Sur la lecture » [1975], dans Le Bruissement de la langue (Essais critiques IV), Paris, éditions du Seuil, 1984, « Points », p. 37.
  • [2]
    Anne Ubersfeld, Lire le théâtre [1977], Paris, Belin, 1996.
  • [3]
    Louis Althusser, Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1975.
  • [4]
    Molière, « Au lecteur », L’Amour Médecin, Paris, 1665.
  • [5]
    Cette accusation de mauvaise lecture n’est d’ailleurs peut-être pas aussi radicale qu’on le croit généralement, compte tenu du contexte du propos : « Ce n’est ici qu’un simple crayon, un petit impromptu dont le roi a voulu se faire un divertissement. Il est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m’ait commandés. » S’il faut lire avec les yeux du théâtre, c’est peut-être avant tout pour compenser la pauvreté du texte de la pièce, dont le mérite, précise Molière un peu plus loin, réside surtout dans les « ornements » que sont « les airs et les symphonies de l’incomparable M. Lully, mêlés à la beauté des voix et à l’adresse des danseurs » : il s’agit d’une comédie-ballet. Autrement dit, si la pièce n’était pas une commande aussi pressée, si elle n’obéissait pas à de telles contraintes génériques, on peut imaginer que la lecture avec les yeux du théâtre serait moins indispensable.
  • [6]
    Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 7.
  • [7]
    Cité par Robert Horville dans « Théâtre à lire et théâtre à voir », dans Josef Heistein (dir.), Le Texte dramatique, la lecture et la scène, Romanica Wratislaviensia XXVI, Wroclav, 1986, p. 12.
  • [8]
    Louis Becq de Fouquières, L’Art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtrale [1884], Marseille, éd. Entre / Vues, 1998, p. 23.
  • [9]
    Charles Lamb, « On the tragedies of Shakespeare, considered with reference to their fitness for stage-representation », dans Selected Essays. Letters. Poems, Londres & Glasgow, 1953 (première publication dans The Essays of Lelia, 1823), p. 373. Notre traduction du texte original suivant : « I remember the last time I saw Macbeth played, the discrepancy I felt at the changes of garment which he varied […] like a Romish priest at mass. […] But in reading what robe are we conscious of ? Some dim images of royalty – a crown and sceptre may float before our eyes, but who shall describe the fashion of it ? […] This is the inevitable consequence of imitating everything, to make all things natural. Whereas the reading of a tragedy is a fine abstraction. It presents to the fancy just so much of external appearances as to make us feel that we are among flesh and blood, while by far the greater and better part of our imagination is employed upon the thoughts and internal machinery of the character. But in acting, scenery, dress, the most contemptible things, call upon us to judge of their naturalness. »
  • [10]
    Mathilde Pomès, « Paul Valéry et le Théâtre », dans Le Magasin du spectacle, n° 6, 1946 p. 96-101.
  • [11]
    Ibid., p. 98.
  • [12]
    Ibid., p. 99.
  • [13]
    Charles Lamb, « On the tragedies of Shakespeare, considered with reference to their fitness for stage-representation », art. cité., p. 366-367. Notre traduction du texte original suivant : « [in reading Richard of Shakespeare], do we feel anything like disgust, as we do at the butcher-like representation that passes for him on the stage ? A horror at his crimes blends with the effect which we feel, but how is it qualified, how is it carried off, by the rich intellect which he displays, his resources, his wit, his buoyant spirits, his vast knowledge and insight into characters, the poetry of his part – not an atom of all which is made perceivable in Mr C.’s way of acting it. Nothing but his crimes, his actions, is visible ; they are prominent and staring ; the murderer stands out, but where is the lofty genius, the man of vast capacity, – the profound, the witty, accomplished Richard ? »
  • [14]
    « The perfect triumph of virtue over accidents, of the imagination over the senses » (ibid., p. 369).
  • [15]
    « Upon the stage, when the imagination is no longer the ruling faculty » (ibid.).
  • [16]
    D’Aubignac, François Hedelin, La Pratique du théâtre (Paris, 1657), Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2001 (éd. H. Baby).
  • [17]
    A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 16.
  • [18]
    On ne s’attardera pas ici sur leurs différences structurelles : le texte romanesque recourt évidemment à des procédés interdits au théâtre, comme le mode sommaire et la focalisation interne.
  • [19]
    « Le texte d’une pièce, toutefois, est un composé de partition et de scripts. Le dialogue est dans un système quasi notationnel, ayant des énonciations comme concordants. Cette partie du texte est une partition, et les exécutions qui concordent avec elle constituent l’œuvre. Les indications scéniques, les descriptions de décors, etc., sont des scripts dans un langage qui n’obéit à aucun des réquisits sémantiques pour la notationalité, et une exécution ne détermine pas de manière unique un tel script ou une classe de scripts coextensifs » (Nelson Goodman, Langages de l’art [1968], trad. fr. de J. Morizot, éd. J. Chambon, 1990, p. 249, cité par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1999, p. 275).
  • [20]
    Rares sont dans le roman les partitions ; les dialogues romanesques, qui en relèvent s’ils sont au discours direct, sont rarement purs ; ils sont fréquemment « transformés » en discours indirect ou indirect libre et ils quittent alors la catégorie de la partition pour entrer dans celle du « script ».
  • [21]
    « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues » (Germinal, chap. i).
  • [22]
    Cette hypothèse s’inspire des théories de la lecture réelle (qui portent en général sur le texte romanesque), définie comme une oscillation entre deux modes de lecture : une lecture participative et une lecture distanciée.
  • [23]
    C’est ce que montre Véronique Lochert dans L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen des xvie et xviie siècles, Genève, Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2009.
  • [24]
    Molière, « Avertissement » des Fâcheux, 1662.
  • [25]
    « In order to reduce the distance between the stage and the page the printed editions of plays could use different devices. First of all the engravings which formed the frontispice played a double role. By showing actual or plausible scenery and costumes they recalled the performances or helped the reader to imagine elements of action. » Roger Chartier, « The Stage and the Page », dans Publishing Drama in Early Modern Europe (Panizzi Lectures 1998), The British Library, 1999, p. 37. Ce genre de démarche, comme le montre Roger Chartier, est à comprendre dans son lien avec le topos de « l’impression inférieure à la représentation », et vise à combler l’écart entre les deux, en fournissant au lecteur le plus d’informations possible sur la représentation effective.
  • [26]
    Eugène Ionesco, « A propos de Rhinocéros aux Etats-Unis », dans Notes et contre-notes [1966], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1991, p. 285.
  • [27]
    Rhinocéros [1961], éd. O. Rocheteau, Gallimard, « Folioplus classiques », 2006, acte premier, p. 16.
  • [28]
    Ibid., p. 44.
  • [29]
    Ibid., acte II, Premier tableau, p. 61.
  • [30]
    « Prologue », Les Marrons du feu (Un spectacle dans un fauteuil, dans Contes d’Espagne et d’Italie, 1830).
  • [31]
    Véronique Lochert, op. cit., p. 340.
  • [32]
    Le fait que Rhinocéros soit l’adaptation d’une nouvelle écrite par Ionesco deux ans avant (La Photo du colonel [1962], Gallimard, « L’imaginaire », 2003) ne suffit pas à expliquer l’allure narrative de ces didascalies qui font évidemment pencher vers une lecture fictionnelle. En effet, vu le nombre d’indications extrêmement précises que donne Ionesco, il est pour le moins troublant qu’il ne donne aucun conseil de mise en scène concernant l’événement principal – et irreprésentable – de la pièce : à quoi doit ressembler le rhinocéros ? à un homme au masque de rhinocéros ? à un rhinocéros « réel » ? Autant de questions auxquelles il se garde bien de répondre, privilégiant l’effet de suspense narratif que crée à la lecture la succession de ces didascalies.
  • [33]
    Louis Becq de Fouquières, L’Art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtrale, op. cit., p. 23.
« Je suis, à l’égard de la lecture, dans un grand désarroi doctrinal. »
Roland Barthes [1]

1Ces dernières décennies, la constitution progressive des études théâtrales comme champ disciplinaire structuré a fait une victime collatérale : la lecture du théâtre. Dans le même temps, les théories de la lecture, réelle ou programmée par le texte, fleurissaient dans le champ des études littéraires. Si les études théâtrales ont négligé la question, c’est parce qu’elles se définissent par un objet d’étude spécifique – le phénomène théâtral dans sa totalité – et par un ensemble de méthodes qui lui sont propres – scénographie, anthropologie du spectacle, etc. C’est ainsi que le texte fondateur d’Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, publié en 1977 [2], n’est en rien une théorie de la lecture. Dans ce titre fameux, lire a à peu près le même sens que dans le titre d’Althusser, Lire Le Capital[3] : il signifie analyser, comprendre. Et dans son livre, Anne Ubersfeld lit précisément le théâtre comme un genre ne devant pas être lu : la lecture du théâtre est pensée comme un succédané, une pratique de substitution par rapport au spectacle réel. Ainsi, l’infériorité de la lecture par rapport au spectacle est souvent posée en termes ontologiques : le texte de théâtre est un objet incomplet, tandis que le spectacle, lui, est complet ; c’est donc par essence que la lecture du théâtre serait moins légitime que la représentation. On peut même soupçonner une sorte d’autocensure critique : parler de la lecture du théâtre, c’est avoir l’air de penser que la lecture est le « bon » mode de consommation du théâtre – ce qui fait aussitôt surgir le spectre de la vieille littérature dramatique.

2La guerre d’indépendance étant finie depuis longtemps et plus personne ne contestant les nouvelles frontières des disciplines, il faut se ressaisir de l’objet. Bien qu’elle soit restée curieusement discrète sur ce sujet, la théorie de la lecture a sans doute quelque chose à apporter à la compréhension de ce phénomène que, de leur côté, les études théâtrales gagneraient à ne plus ignorer. En effet, en dépit de toutes les réticences théoriques, la lecture du théâtre est une pratique, et cette pratique est aussi ancienne, aussi pérenne, aussi constante que le théâtre.

3Un véritable pont aux ânes fait office de théorie de la lecture du théâtre. Il s’agit de la fameuse phrase de Molière dans l’adresse « au lecteur » de L’Amour Médecin :

4

On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre [4].

5Molière pose ainsi pour plusieurs siècles un principe fondamental : la bonne lecture du théâtre est celle qui se fait « avec les yeux du théâtre », celle qui parvient à visualiser la représentation, et donc à reconstituer mentalement l’ensemble du « jeu » et des « ornements » du théâtre – ce qu’on appellera plus tard une mise en scène. Il faut remarquer que, si selon Molière il y a de « bons » lecteurs – ceux qui ont les yeux du théâtre –, c’est qu’il y en a aussi de mauvais – ceux qui ne les ont pas. S’il envisage une bonne et une mauvaise lecture, c’est que les deux sont possibles et pratiquées – sans quoi il ne prendrait pas la peine, au seuil du texte, de décourager les mauvais lecteurs. Autrement dit, Molière ne dit pas ici ce qu’est la lecture du théâtre, aux dépens de ce qu’elle n’est pas ; il définit deux types existants de lecture du théâtre : l’un apparemment bon, l’autre apparemment mauvais [5].

6Notre point de départ sera ce constat fondamental, dont la critique n’a pas tiré, à notre avis, toutes les conséquences : il existe, dans la pratique, deux lectures du théâtre, et non une seule. Or, il se trouve que ces deux lectures sont régulièrement assimilées par la tradition critique à d’autres lectures, et cette habitude fausse la compréhension du phénomène. La lecture sans les yeux du théâtre, que nous appellerons lecture fictionnelle, est comprise comme une « lecture comme un roman », tandis que la lecture avec les yeux du théâtre, que nous appellerons lecture scénique, est comprise comme une mise en scène mentale. Notre premier objet sera donc de cerner la singularité de la lecture du théâtre en montrant que ces deux assimilations intuitives sont en réalité simplificatrices et que les deux types de lecture du théâtre sont des pratiques singulières, inassimilables aux modèles en question. Le second objet de ce travail sera d’articuler ces deux types : sont-ce des types de lectures, des types de lecteurs, ou des régimes possibles d’une même lecture ?

Lecture scénique et mise en scène mentale

7Anne Ubersfeld évoque en ouverture de son livre fondateur « l’imagination particulière nécessaire pour inventer une représentation fictive [6] ». Elle indique ainsi ce qu’est pour elle la nature de la lecture du théâtre : c’est (ou ce doit être) une sorte de mise en scène mentale, virtuelle, par laquelle un lecteur-metteur en scène, doté des « yeux du théâtre » chers à Molière, se figure acteurs, scène, décor et jeu. Le problème théorique posé par cette conception est que la mise en scène mentale est en réalité un processus spécifique, qui n’a que peu à voir avec une représentation réelle, et qu’il est donc difficile de penser la première par la métaphore de la seconde.

8De la représentation réelle à la mise en scène mentale, c’est tout le rapport à l’œuvre qui est modifié, car la mise en scène mentale efface la distinction entre l’observateur et ce qu’il observe. Dans la lecture scénique, contrairement à ce qui se passe à la représentation, personne n’observe : parce qu’il n’y a plus que du langage, le lecteur n’a affaire qu’à son propre esprit en train d’actualiser un ensemble de signes de langage. La distinction pertinente pour penser la singularité de la lecture scénique par rapport à la représentation n’est donc pas tant perception vs non-perception que présence d’altérité vs absence d’altérité. Dans la lecture, une seule instance est en jeu. Cette différence essentielle entraîne un ensemble de différences de fonctionnement, qui constituent la spécificité de la lecture scénique comme modalité de lecture à part entière, et qu’il faut ici mettre au jour.

9Une des caractéristiques de la lecture scénique, qui découle de cette absence d’altérité dans le processus de lecture, est le type d’interprétation demandé au lecteur. Si lecteur et spectateur interprètent tous deux le texte, une représentation réelle réclame un investissement herméneutique supplémentaire de la part du spectateur : la mise en scène est par essence encodante, comme l’a montré Anne Ubersfeld ; elle est une machine à créer une couche de signes matériels sur les signes immatériels du texte – ces signes étant principalement métonymiques et métaphoriques (rouge = royauté, etc.). Or, on ne peut pas supposer qu’un lecteur, même professionnel du théâtre, crée des signes de mise en scène destinés à être interprétés par lui-même. C’est une différence essentielle entre la mise en scène réelle et la lecture scénique : comme cette dernière ne crée pas de signes à interpréter, elle est impossible à identifier à une mise en scène mentale.

10Ainsi, la lecture scénique n’ajoute pas de signifiant. Mais sans doute faut-il aller plus loin : elle ne complète même pas tout, c’est-à-dire qu’elle ne crée pas tous les référents des signifiants déjà présents dans le texte. Autrement dit, il semble que le spectacle mental se caractérise par un degré de détermination relativement faible. Une représentation réelle (théâtrale ou cinématographique) a ceci de particulier qu’elle est pleinement déterminée, par force, comme le dit joliment Fellini :

11

Au cours d’une interview, dans un roman, on peut parler, sans le caractériser, d’un fauteuil, alors que dans un film, on sera bien obligé de prévoir un fauteuil d’une certaine couleur, d’une certaine forme, d’une certaine dimension [7].

12De ce point de vue, la mentalisation de la représentation dans la lecture scénique change tout. Alors que le spectacle réel ne peut que tout déterminer, à cause de son caractère réel (ne pas placer le fauteuil étant une détermination comme une autre, qui n’évite pas le problème), la lecture peut, sans problème particulier, rester indéterminée, ou modérément déterminée, dans ses représentations mentales. L’un des théoriciens du théâtre de la fin du xixe siècle, Louis Becq de Fouquières, décrit ainsi le processus de la « mise en scène » mentale :

13

Dans cette mise en scène idéale, tout se réduit souvent à des signes purement idéographiques ; c’est un fond toujours un peu effacé, semé d’images confuses, qui s’évanouissent dès qu’on veut les considérer avec fixité, mais sur lequel l’œuvre poétique s’enlève en pleine lumière […]. Ce fond s’harmonise merveilleusement avec le texte poétique. Des images, diffuses ou instables, semblent venir du lointain le plus reculé et forment cette mise en scène idéale que nous projetons objectivement sur l’espace incertain.

14

La lecture suffit au plaisir de l’esprit de l’homme cultivé capable par l’imagination de créer une mise en scène discrète uniquement destinée à mettre l’œuvre poétique en valeur [8].

15Un peu plus tôt dans le siècle, Charles Lamb défend la thèse selon laquelle il vaut mieux ne pas représenter les tragédies de Shakespeare, et souligne en ces termes les qualités esthétiques propres à la mise en scène mentale :

16

Je me souviens, la dernière fois que j’ai vu Macbeth, du décalage que j’ai ressenti lors de tous ses changements de costume, dignes d’un prêtre romain célébrant la messe. […] Mais à la lecture, de quel costume sommes-nous conscients ? Une vague image de la royauté – une couronne et un sceptre – peut flotter devant nos yeux, mais qui pourrait en décrire l’apparence ? […] Voici la conséquence inévitable du fait de tout imiter : rendre toute chose réaliste. Alors que la lecture d’une tragédie est une belle abstraction. Elle présente à l’imagination juste assez d’apparences pour nous faire sentir que nous sommes de chair et de sang, tandis que la plus grande et la meilleure partie de notre imagination est consacrée aux pensées et aux mécanismes intérieurs du personnage. Inversement, à la représentation, le décor, les costumes, toutes les choses les plus méprisables, en appellent à nous pour juger de leur réalisme [9].

17C’est là le grand avantage de la lecture scénique sur la représentation réelle, qui fonde, pour certains critiques du xixe siècle, sa supériorité essentielle (au moment même où la mise en scène commence à jouer un rôle envahissant) : la mise en scène peut y être, pour reprendre un terme récurrent sous leur plume, discrète.

18Dans un étrange entretien avec une journaliste [10], Paul Valéry confie sa conception fantasmatique du théâtre. Il rêve, dit-il, de « diviser » l’art du théâtre dans « tous les composants de la scène » (c’est-à-dire tous les éléments qui participent au spectacle visuel : décors, mouvements, tonalités de diction, etc.), « de façon à obtenir une sorte de partition avec autant de portées qu’il y aurait de composants, à chacun desquels il faudrait assigner sa fonction propre et irremplaçable, sans empiètement possible sur les autres [11] ». On obtiendrait ainsi :

19

un théâtre essentiellement poétique et, grâce à la division des fonctions, entièrement maniable par la pensée de l’auteur, lequel […] poss[éderait ainsi] l’ensemble de ses moyens, comme le compositeur et le chef d’orchestre possèdent les leurs [12].

20Le but avoué de cette nouvelle technique de notation est bien sûr de donner au dramaturge la maîtrise absolue de l’œuvre, et de la retirer au metteur en scène (la fonction est née peu de temps auparavant), ainsi réduit au rôle d’exécutant. Mais une telle technique aurait aussi pour conséquence de combler une des différences de nature qui existent entre la lecture du texte de théâtre et la perception de la représentation. En effet, ce texte fantasmatique divisé en « portées » ouvrirait la possibilité d’une lecture « simultanée » du texte, alors que la simultanéité est d’ordinaire le privilège exclusif de la représentation. Parce que le sens de la vue peut appréhender plusieurs objets à la fois, et parce que l’ouïe et la vue ont la capacité de travailler au même moment, la perception du spectacle est essentiellement simultanée. L’activité de l’esprit, au contraire, est séquentielle, linéaire, et ne peut créer de la simultanéité que par un acte d’imagination qui se représente a posteriori comme simultané des choses qu’il a dans un premier temps imaginées séquentiellement (un mouvement et une parole par exemple). En réalité, cette différence de nature ne pourrait être comblée qu’au prix d’une double réforme : réforme de la notation, qu’imagine Valéry, mais surtout réforme du fonctionnement de la lecture. Pour qu’une telle notation fonctionne, il faudrait en effet que le lecteur de théâtre développe exactement les mêmes aptitudes que celles de l’instrumentiste, c’est-à-dire la capacité à lire plusieurs portées d’un même regard en séparant son esprit en plusieurs instances fonctionnant simultanément. Chose possible en théorie et impossible en pratique : la partition théâtrale idéale devrait accorder une portée à chaque type d’élément sensible (décor, mouvement, costume, musique, tonalités, texte, etc.), et les portées seraient donc beaucoup trop nombreuses. Ainsi, la seconde différence fondamentale entre la représentation et la lecture scénique est que la première est essentiellement simultanée et la seconde essentiellement séquentielle : l’esprit ne peut pas en arriver à une véritable simulation de représentation.

21L’incapacité de la lecture à créer de la simultanéité fait que le relief de la lecture scénique est très différent de celui de la mise en scène : la hiérarchisation des éléments qui composent la pièce n’est pas la même pour le lecteur et le spectateur. Les éléments matériels sont représentés sur scène en même temps que les paroles des personnages, c’est-à-dire qu’ils persistent, contrairement à leur notation didascalique. Une didascalie décrivant un élément de décor fixe, si longue soit-elle, ne se maintiendra jamais aussi longtemps que la présence du décor lui-même, puisqu’il faudra bien passer à la retranscription du dialogue. Une fois la didascalie lue, le décor passe immédiatement à l’arrière-plan mental, la lecture établissant ses propres hiérarchies : pour le lecteur, le décor censé entourer la pièce est toujours une mémoire de décor. En revanche, à la représentation, le décor persiste bel et bien, et exerce une pression continue sur la perception et l’interprétation de la scène par le spectateur : il fait contexte. L’arrière-plan mental est un vrai arrière-plan, qui se laisse oublier, tandis que l’arrière-plan physique est rémanent. Il en va ainsi de la scène 5 de l’acte III de Dom Juan, qui se déroule devant le tombeau du Commandeur :

22

Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée, et la statue du Commandeur.
sganarelle. Ah, que cela est beau ! les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah, que cela est beau, qu’en dites-vous, Monsieur ?
dom juan. Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort, et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé durant sa vie d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

23L’énorme décor mobile de cette pièce à machines qu’est Dom Juan doit à la représentation créer chez le spectateur un vif sentiment du sacré, et contextualiser les répliques de Dom Juan afin qu’elles soient perçues comme un horrible sacrilège. Les didascalies internes et externes ont beau faire, il est impossible pour le texte de recréer ce contexte. Il ne peut y parvenir, non seulement parce que la didascalie n’est pas le décor et ne produit pas la même impression, mais aussi parce que la didascalie ne fait effet que sur la mémoire du spectateur au moment où il lit la réplique.

24Ainsi, la représentation change les reliefs d’un texte par rapport à sa lecture, ce que dénoncent souvent les partisans de cette dernière. Par exemple, pour Charles Lamb, la représentation des crimes sur scène accapare l’attention du spectateur et fausse du même coup la compréhension du personnage de théâtre, dont la vérité réside dans ses motivations (« impulse ») et non dans les actions que l’on voit :

25

A la lecture du Richard de Shakespeare, ressentons-nous quelque chose qui ressemble au dégoût, comme devant le boucher qui se fait passer pour lui sur scène ? L’horreur ressentie devant ses crimes se mêle à l’effet que nous ressentons, mais la façon dont elle est qualifiée, dont elle est véhiculée, par le riche intellect dont il fait preuve, ses ressources, son esprit, son humeur enjouée, ses connaissances étendues et sa connaissance des êtres, la poésie de son rôle : pas un atome de tout cela n’est perceptible dans la manière de jouer de Mr C. Seuls sont visibles ses crimes, ses actions ; ils sont saillants et inévitables ; le meurtrier attire l’attention, mais où se trouve le génie imposant, l’homme aux capacités infinies – Richard, profond, spirituel, accompli [13] ?

26Sans même aller jusqu’à la représentation des crimes, la simple apparence physique du personnage, dès qu’elle est notable, accapare l’attention et exerce une pression contextuelle considérable, qui oriente brutalement l’interprétation. Ainsi, selon Charles Lamb, la morale d’Othello, à la lecture, est « le triomphe parfait de la vertu sur les accidents, de l’imagination sur les sens [14] ». En revanche, sur scène, où « l’imagination n’est plus la faculté dominante [15] », les caresses échangées par Desdémone et le noir Othello (« coal-black Moor ») sont « extrêmement révoltantes » (« extremely revolting »). Si « scénique » que soit la lecture, le lecteur oublie des éléments, même capitaux, comme la couleur noire d’Othello. Donnée une fois pour toutes en didascalie comme une prédication du personnage, elle devient ensuite, pour ainsi dire, un souvenir de prédication, chose assez évanescente pour être par moments oubliée – phénomène impossible pour le spectateur qui l’a sous les yeux en permanence.

27Une première conclusion s’impose : le concept même de mise en scène mentale est extrêmement problématique. La lecture du théâtre, même avec tous les yeux du théâtre que l’on voudra, est bel et bien un processus de lecture, qui partage très peu de caractéristiques avec la représentation. Elle a un certain nombre de spécificités qui en font une pratique tout à fait singulière, et par rapport à la perception réelle du spectacle, et par rapport aux autres pratiques de lecture : elle est non encodante, semi-déterminée, essentiellement séquentielle, et elle établit des reliefs qui lui sont propres.

Lecture fictionnelle du théâtre et lecture de roman

28Comme le sous-entendait Molière, il existe une autre lecture du théâtre. Elle consiste à lire sans les yeux du théâtre, c’est-à-dire à se représenter directement la fiction, et non le spectacle scénique : on voit mentalement Alceste lui-même, et non le personnage joué par un acteur sur une scène de théâtre. Il semble bien que ce soit ce type de lecture que les théoriciens classiques aient cherché à conceptualiser et à promouvoir, en particulier d’Aubignac, dans La Pratique du théâtre[16]. Le grand effacement des didascalies qu’il impose au théâtre régulier a en effet deux enjeux. D’une part, comme on le dit souvent, en effaçant les didascalies, il s’agit de supprimer toute marque auctoriale, toute trace de la main de l’auteur qui puisse rappeler au lecteur qu’il a affaire à un artefact et donc l’empêcher de s’immerger totalement dans la fiction. D’autre part, il s’agit d’effacer toute marque actoriale, toute trace du fait que le texte est appelé à être joué par des acteurs, sur une scène. Ainsi, effacer les didascalies, c’est non seulement supprimer l’ombre de l’auteur, mais aussi toute trace du processus physique de représentation – ces deux effacements convergeant vers un même but : éliminer tout ce qui entrave l’accès direct du lecteur à l’univers fictionnel.

29Cette lecture désincarnée est récusée par toute la tradition critique moderne, qui suit systématiquement Molière et non d’Aubignac, et souhaite promouvoir une lecture proprement scénique. La lecture fictionnelle du théâtre est intuitivement assimilée à la lecture des fictions narratives (pour simplifier : à la lecture du roman), et ainsi privée de spécificité. Pour Anne Ubersfeld par exemple, lire le théâtre sans les yeux du théâtre revient nécessairement à « le lire comme un roman » – pratique profondément illégitime selon elle :

30

Il est vrai qu’on peut toujours lire un texte de théâtre comme non-théâtre, qu’il n’y a rien dans un texte de théâtre qui interdise de le lire comme un roman, de voir dans les dialogues des dialogues de roman, dans les didascalies des descriptions ; on peut toujours « romaniser » une pièce comme on peut inversement théâtraliser un roman. […] [On peut] construire la fable de la pièce comme une sorte de récit romanesque, faisant abstraction de sa théâtralité [17].

31Il peut paraître naturel de prendre pour modèle théorique d’une lecture du théâtre qui néglige la scène celle de la fiction non dramatique – et donc celle du roman. Mais l’intuition est trompeuse : ces deux lectures ne sont nullement assimilables, car les textes de roman et de théâtre ne suscitent pas le même type de représentations mentales, même lorsque le lecteur exclut la scène de son imaginaire. Ils sollicitent en effet l’imagination du lecteur selon des modalités essentiellement différentes [18]. Les concepts forgés par Nelson Goodman dans Langages de l’art permettent de formuler cette différence de fonctionnement. Réfléchissant au rapport entre le texte et sa représentation scénique, Goodman pose une distinction opératoire pour penser le rapport entre le texte et sa réalisation dans l’esprit du lecteur – sa représentation mentale. Les dialogues, dit-il, relèvent de la « partition », c’est-àdire qu’ils doivent être strictement exécutés lors d’une représentation – sans quoi il ne s’agit plus de la même œuvre. Les didascalies, à l’inverse, relèvent du « script », et elles peuvent connaître des réalisations scéniques extrêmement variées [19]. Cette opposition partition / script permet de mieux cerner la lecture du texte de théâtre : le lecteur ne peut se représenter les dialogues que tels qu’ils sont dans le texte, tandis qu’il jouit de beaucoup plus de liberté pour se représenter les autres éléments du texte (décor, costumes, etc.). La lecture du texte de théâtre obéit donc à une véritable alternance, dialogues (partition) et didascalies (scripts) n’étant pas appelés à être réalisés par l’esprit selon les mêmes modalités.

32L’activité mentale du lecteur de roman est bien différente. En effet, les « partitions », appelées à être strictement exécutées par le lecteur, sont beaucoup plus rares dans un roman que dans un texte théâtral. L’essentiel du texte romanesque, dans la terminologie de N. Goodman, correspond à un « script » que le lecteur peut se représenter mentalement de différentes manières [20].

33La construction du personnage dans l’esprit du lecteur en est une bonne illustration. Dans un incipit romanesque traditionnel, le texte introduisant le protagoniste est un script que le lecteur peut réaliser (provisoirement) de mille manières dans son esprit. C’est l’exemple canonique d’Etienne Lantier dans Germinal[21], autour duquel le narrateur épaissit à loisir l’obscurité – à tous les sens du terme. Inversement, au début d’un texte de théâtre, la construction du personnage dépend d’abord de partitions appelées à être strictement exécutées par le lecteur : les rubriques (la mention de son nom avant chacune de ses répliques) et la dramatis personae, qui donne souvent l’état civil des personnages, leurs relations (amant de, père de, etc.), ou leur raison sociale (serviteur, confidente…). Un certain nombre de caractéristiques objectives du personnage de théâtre sont ainsi offertes au lecteur, ce qui restreint considérablement le nombre de représentations possibles. C’est ainsi que la dramatis personae des Fourberies de Scapin révèle au lecteur un état civil qui restera inconnu au spectateur jusqu’à la reconnaissance finale : « zerbinette, crue égyptienne, et reconnue fille d’Argante, et amante de Léandre. »

Régimes de lecture

34Nous avons essayé de montrer qu’il existe deux « lectures » possibles pour le texte de théâtre, et que ces lectures sont des processus spécifiques, inassimilables à une mise en scène mentale ou à une lecture romanesque simplifiée. Reste à savoir s’il s’agit de types de lecture (un même lecteur n’en pratiquerait qu’une seule sur un même texte, comme le présupposait Molière dans L’Amour médecin), ou de régimes de lecture appelés à être pratiqués alternativement par un même lecteur au sein d’un même texte.

35La lecture scénique et la lecture fictionnelle constituent deux actes mentaux de nature essentiellement différente. Bien que ce soient deux processus de représentation mentale, c’est-à-dire de création d’images mentales, cette représentation mentale n’est pas de même nature ou, plus précisément, pas de même degré. La lecture scénique est une représentation mentale d’une représentation physique d’une fiction : elle est donc un processus de représentation au second degré. En revanche, la lecture fictionnelle est directement une représentation mentale d’une fiction : elle est donc un processus de représentation au premier degré. Autrement dit : se représenter l’acteur jouant Alceste est bien différent de se représenter Alceste. Le problème est que la lecture scénique, si on la comprend comme un processus de représentation au second degré, est sans doute un pur fantasme des théoriciens du théâtre. Si en lisant Le Misanthrope, on se figure l’acteur qui joue Alceste (sa diction, sa gestuelle, etc.), peut-on réellement se représenter – au même moment, car tout est là – les événements de l’univers fictionnel ? Ce qui est en cause dans cette affaire, c’est la capacité de l’esprit humain à se représenter une représentation tout en gardant un accès simultané à l’objet représenté (la fiction). Cette capacité semble douteuse, et il est plus raisonnable de proposer l’hypothèse suivante : le processus de représentation au second degré (la lecture scénique) est en fait une alternance entre deux processus de représentation au premier degré : la représentation mentale d’une représentation physique (je me représente mentalement l’acteur) et la représentation mentale d’une fiction (je me représente mentalement Alceste). Sans doute est-ce la manière la plus logique de comprendre l’articulation des deux lectures du théâtre : la lecture scénique implique la lecture fictionnelle comme l’une de ses composantes.

36On peut ainsi penser la lecture du théâtre comme un tantôt-tantôt aux proportions variables, une alternance entre deux régimes [22], réglée par les sollicitations du texte et par l’expérience de spectateur du lecteur. Tantôt je me représente Alceste, tantôt je me représente l’acteur sur scène (jouant Alceste). Cela n’exclut évidemment pas de penser deux types « purs » : l’un qui ne fonctionnerait que sur le premier régime, l’autre sur le second, chacun par mépris ou ignorance de l’autre. Il n’est pas difficile d’incarner ces deux cas limites. C’est, d’une part, la lecture du metteur en scène, qui consiste à pré-voir l’aspect de la scène, c’est-à-dire à se représenter le maximum d’éléments scéniques (même si, comme nous l’avons vu, il n’en embrassera jamais la totalité) ; d’autre part, la lecture du profane absolu, qui n’est jamais allé au théâtre et ne peut lire le texte que directement comme une fiction. Entre ces deux types purs se dessine un continuum sur lequel se situe toute lecture individuelle, alternance aux proportions variables entre lecture fictionnelle et lecture scénique.

37Comme dans toute lecture de fiction, le régime de lecture adopté par le lecteur de théâtre est réglé à la fois par la façon dont le texte oriente sa propre lecture et par les compétences du lecteur. La stratégie la plus évidente du texte de théâtre pour orienter la lecture est son usage des didascalies [23]. On le sait, ces dernières peuvent être de deux natures très différentes. Leur référent peut être soit l’univers fictionnel (« Il la tue » : indication purement narrative puisque l’acteur ne tue pas l’actrice), soit l’univers de la représentation elle-même (« Rideau » : indication purement scénique puisqu’il n’y a pas de rideau dans la fiction). Mécaniquement, l’usage du premier type de didascalie oriente vers une lecture fictionnelle, le second vers une lecture scénique. Mais les didascalies ne font en fait qu’incarner ponctuellement un phénomène beaucoup plus large, qui touche au statut même du texte de théâtre. En effet, le texte oriente sa propre lecture en se dotant, par sa mise en livre, d’un statut relativement précis. Les illustrations, didascalies, paratextes, etc., présentent un texte qui peut être débrayé de la représentation ou lié à celle-ci. Dans ce dernier cas, la mise en livre peut présenter le texte soit comme la trace d’une représentation passée, soit comme la partition d’une représentation à venir – et dans ces deux cas il appelle une lecture scénique –, soit encore comme n’ayant aucun lien avec la représentation – et dans ce dernier cas seulement il appelle une lecture fictionnelle.

38Le texte se présente comme la trace d’une représentation première, par exemple lorsque la dramatis personae associe à chaque personnage l’acteur qui l’a incarné, ou quand l’avant-propos évoque l’événement théâtral que fut la première représentation, comme l’édition des Fâcheux de 1662, explicitement corrélée à la fête de Vaux-le-Vicomte de 1661 :

39

Il n’y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée, et cette fête a fait un tel éclat qu’il n’est pas nécessaire d’en parler [24].

40De même, les illustrations, lorsqu’elles représentent visiblement le décor d’un théâtre particulier (comme dans l’édition de 1682 du théâtre de Molière), donnent au texte le statut de trace et appellent une lecture scénique. Roger Chartier le souligne ainsi :

41

Pour réduire la distance entre la scène et le livre, les éditions imprimées des pièces pouvaient utiliser différents moyens. En tout premier lieu les gravures qui constituaient le frontispice jouaient un double rôle. En montrant des décors et des costumes réels ou plausibles, elles rappelaient les représentations ou aidaient le lecteur à imaginer des éléments de l’action [25].

42Le texte théâtral fonctionne dans ce cas comme un souvenir de la représentation, qui pousse le lecteur à la reconstitution de cet événement (qu’il y ait assisté ou qu’il doive faire appel à son imagination), et donc vers une lecture scénique. Mais sans doute la critique n’a-t-elle pas assez insisté sur l’originalité, dans le champ littéraire, de ce type de lecture scénique, qui par bien des aspects s’apparente à la lecture pratiquée par l’historien : le texte de théâtre fonctionne ici exactement comme un document.

43La mise en livre peut présenter le texte à l’inverse comme un point de départ pour la représentation, lui donner le statut de partition. C’est notamment le cas dès que les indications scéniques adoptent une forme prescriptive. Pour canaliser la créativité des metteurs en scène, perçus comme des concurrents par les auteurs, s’est développée une tradition de la didascalie prescriptive, commentée par l’irascible Ionesco dans cette attaque de la mise en scène américaine de Rhinocéros :

44

Je ne fais pas de littérature. Je fais une chose tout à fait différente ; je fais du théâtre. Je veux dire que mon texte n’est pas seulement un dialogue mais il est aussi « indications scéniques ». Ces indications scéniques sont à respecter aussi bien que le texte, elles sont nécessaires, elles sont aussi suffisantes. Si je n’ai pas indiqué que Bérenger et Jean doivent se battre sur le plateau et se tordre le nez l’un à l’autre c’est que je ne voulais pas que cela se fît [26].

45Ionesco donne en effet de très nombreuses consignes sur le rythme du jeu : « toute cette scène doit être jouée très vite [27] » ; « Evidemment, toutes ces répliques doivent être dites très rapidement, presque simultanément [28] ». Il va jusqu’à prendre en considération les différents types de salle possibles :

46

Dans le cas où le théâtre aurait une fosse d’orchestre, il serait préférable de ne mettre que le simple encadrement d’une fenêtre, au tout premier plan, face au public [29].

47Si ces didascalies ont un effet à peu près nul (et souvent inverse) sur les mises en scène réelles qu’elles prétendent contrôler, elles influencent considérablement la lecture. En effet, tout en cherchant à programmer la mise en scène, elles rappellent sans cesse au lecteur que le texte qu’il a entre les mains est le support, le point de départ d’une représentation théâtrale effective, ce qui l’entraîne logiquement vers une lecture scénique.

48Il est important de souligner que le statut dont se dote le texte, qui oriente le régime de lecture, est une construction textuelle rhétorique largement indépendante de la réalité, c’est-à-dire du fait que le texte ait effectivement été joué, ou même qu’il soit appelé à l’être. Ainsi, les textes qui relèvent du « genre » du « Spectacle dans un fauteuil » chez Musset, tout en étant largement injouables, réclament une lecture scénique, comme le montre le prologue des Marrons dans le feu :

49

Mesdames et messieurs, c’est une comédie,
Laquelle, en vérité, ne dure pas longtemps ;
Seulement que nul bruit, nulle dame étourdie
Ne fasse aux beaux endroits tourner les assistants. […]
Le sujet vous plaira, seigneurs, si Dieu nous aide.
Deux beaux fils sont rivaux d’amour. La signora
Doit être jeune et belle, et si l’actrice est laide,
Veuillez bien l’excuser. – Or, il arrivera
Que les deux grands cavaliers, grands teneurs de rancune,
Vont ferrailler d’abord. – N’en ayez peur aucune ;
Nous savons nous tuer, personne n’en mourra [30].

50La dimension proprement scénique du texte introduit est omniprésente dans ces quelques vers, qui évoquent le risque du bruit dans le public, celui de la laideur de l’actrice, et pour finir la dimension artificielle du théâtre. Ce qui pourrait servir d’excusatio per infirmitatem dans une représentation théâtrale effective a ici pour principale fonction de déclencher très massivement une lecture scénique. D’une manière générale, les pièces « dans un fauteuil » de Musset ne cherchent absolument pas à tirer le lecteur vers une lecture fictionnelle. Tant dans leurs thèmes que dans leurs situations (quiproquos, masques, etc.), elles ne cessent de faire signe vers le genre théâtral : elles se présentent comme un théâtre paroxystique (et impossible à représenter ailleurs que dans l’imagination du lecteur), et non comme un théâtre narrativisé.

51Le dernier statut que la mise en livre peut donner au texte est celui de pure fiction, sans lien avec la représentation. En particulier, certaines illustrations qui représentent des moments de la fiction, certaines didascalies narratives ou commentatives, certaines listes de personnages qui vont bien au-delà de l’état civil des personnages font pencher le lecteur vers une lecture en fiction. Véronique Lochert décrit ainsi le fonctionnement de ce type de didascalie :

52

Par rapport à l’épopée qui raconte sans contrainte des événements passés et lointains, le théâtre est caractérisé par une réduction du champ du représentable. Jouissant de la même liberté que le récit, les didascalies permettent de dépasser par moments les limites imposées au mode dramatique pour suggérer au lecteur le passé, l’ailleurs ou l’invisible [31].

53Outre les analepses, qui font quitter au lecteur la stricte proximité avec les personnages, Véronique Lochert montre que les didascalies mettent parfois au jour les motivations secrètes des personnages, comme dans la fameuse scène de Rodogune où sont dévoilées les intentions de Cléopâtre : « Cléopâtre, cependant qu’ils prennent leurs places, parle à l’oreille de Laonice, qui s’en va quérir une coupe pleine de vin empoisonnée » (V, 3). Obéissant à un fonctionnement narratif, puisqu’elle dévoile le projet de Cléopâtre, ce type de didascalie entraîne vers une lecture fictionnelle.

54Même si rien ne l’interdit en théorie, aucun texte théâtral ne programme la lecture dans une seule direction – c’est peut-être impossible en pratique. Le cas de Rhinocéros est exemplaire à cet égard. Alors même que la pièce fourmille comme nous l’avons vu d’indications scéniques millimétrées, sur le décor, le ton de voix des personnages, etc., d’autres didascalies sont véritablement narratives. Ainsi, juste avant l’irruption du premier rhinocéros sur scène :

55

A ce moment, on entend le bruit très éloigné, mais se rapprochant très vite, d’un souffle de fauve et de sa course précipitée, ainsi qu’un long barrissement.
Les bruits de galop d’un animal puissant et lourd sont tout proches, très accélérés ; on entend son halètement [32].

56Les didascalies, au lieu de donner des indications sur la façon dont cet événement inédit sur une scène de théâtre doit être joué, s’emploient à créer le suspens et l’inquiétude en adoptant le point de vue des personnages qui ne savent pas encore de quoi il s’agit : elles encouragent ponctuellement une lecture fictionnelle.

57La programmation de la lecture par le texte – notamment par le statut dont il se dote – n’est cependant pas le seul facteur qui règle la lecture du texte théâtral ; les compétences du lecteur contribuent également à déterminer le régime singulier d’une lecture donnée. Même si le texte de théâtre arbore tous les signaux réclamant une lecture scénique, celle-ci n’aura pas lieu si le lecteur ne sait pas la mener. La question de la compétence lectoriale, essentielle pour toute lecture, se pose de façon particulièrement aiguë et persistante pour le texte théâtral. La répartition semble a priori claire : la lecture fictionnelle ne demande que des compétences de déchiffrage très générales, la lecture scénique, au contraire, des compétences techniques spécifiques, différentes de celles qu’exigent habituellement les autres lectures de fiction. Elles sont de deux natures : d’une part la maîtrise des conventions de notation (« Rideau » = le rideau tombe et voile la scène), d’autre part l’expérience du théâtre réel (telle est l’apparence d’un rideau de théâtre). On ne saurait mieux le dire que Louis Becq de Fouquières :

58

Que se passe-t-il donc en nous quand nous lisons une œuvre dramatique ? Il est clair qu’elle ne pénètre pas dans un esprit vierge de toute impression similaire. Nous avons tous vu des théâtres de formes les plus diverses, les uns ouverts, les autres fermés, […] nous avons assisté à de nombreuses représentations dramatiques ; nous possédons dans notre imagination une ample collection, un peu confuse, mais très riche, de costumes de tous les âges ; nous connaissons plus ou moins les mœurs des nations anciennes et modernes ayant joué un rôle important dans l’histoire ; enfin, nous sommes familiers avec les légendes héroïques, les mythologies, souvent même avec les langues des pays étrangers. Une foule innombrable d’objets se sont présentés à notre esprit et se trouvent enregistrés dans notre mémoire où ils restent d’ordinaire à l’état latent. Mais aussitôt qu’une lecture en ravive le souvenir, il se fait dans notre esprit une représentation subjective de tous les objets dont nous avons conservé les images [33].

59Si la maîtrise des conventions de notation est un savoir proprement textuel, qui peut s’acquérir par la pratique de la lecture elle-même, l’autre moitié de la compétence n’est pas livresque : elle ne peut venir que d’une expérience réelle. Notre magasin à accessoires mental et notre outillage scénographique mental (les types de scène dont nous disposons) sont purement d’expérience. Ainsi, en matière de lecture du théâtre, ce n’est pas en forgeant qu’on devient forgeron : une pratique constante de la lecture ne suffit pas à fournir les compétences requises pour mener une lecture scénique. Ce caractère nécessairement réel des expériences qui fondent la compétence du lecteur donne à la lecture du théâtre une dimension sociologique. En simplifiant à l’extrême, la lecture fictionnelle serait la lecture du pauvre, ou de l’ignorant, la lecture scénique celle du riche, ou du savant.

60Mais deux nuances s’imposent. La première est que, comme nous l’avons vu, la lecture scénique est un régime de lecture et non un type de lecture. Dans toute lecture, si scénique et savante soit-elle, le lecteur appréhende par moments la fiction de manière directe, sans passer par une représentation mentale de représentation physique – dont nous avons vu qu’elle interdit sans doute momentanément l’accès à la fiction. Le lecteur supposé compétent pratique toujours bel et bien les deux régimes de lecture, en alternance. Il serait donc absurde de prétendre que la lecture de théâtre doit être absolument scénique et que c’est la seule lecture légitime.

61La seconde nuance concerne les textes de théâtre qui sont éloignés du lecteur (historiquement ou géographiquement) : les compétences qui permettent dans ce cas une lecture scénique ne rendent pas celle-ci plus « vraie » ni même plus « pertinente » que la lecture fictionnelle. Notre magasin à accessoires mental n’est pas infini, loin s’en faut, nos décorateurs virtuels sont toujours les mêmes et manquent d’imagination, et nous faisons, comme les metteurs en scène réels, avec les moyens du bord et nos finances mentales. Dans bien des cas, la « compétence » théâtrale mise en œuvre dans la lecture n’a que très peu de relations avec les conditions effectives de leurs représentations : combien de nos lectures de Shakespeare sont mentalement mises en scène sur des scènes à l’italienne, combien de Calderón sur des plazas de toros madrilènes de pacotille, et combien de pièces françaises du xviie siècle dans des Comédies françaises recueillies, sans rapport aucun avec le brouhaha pour lequel sont pensées les pièces classiques ? Les circonstances matérielles des représentations passées, qui informent profondément les structures des textes de théâtre anciens, échappent très largement à la plupart des lecteurs, si bien que toute lecture scénique est, elle aussi, en un sens, de l’ordre de la fiction. La lecture scénique se veut plus adaptée à la nature de son objet que la lecture fictionnelle ; pourtant, en adaptant à un texte des compétences qui lui sont étrangères, elle crée bien souvent à son tour une scène fictionnelle.

62L’histoire de la théorie moderne de la lecture du théâtre est au fond celle d’une longue dénégation. La théorie a consisté surtout à lui nier toute autonomie – elle ne serait pensable que dans son rapport avec une représentation réelle –, toute légitimité – elle serait essentiellement moins légitime que la représentation –, et toute identité – elle serait rabattable sur d’autres pratiques de lecture. La présente étude cherchait à montrer que la lecture du théâtre est bel et bien une pratique à part entière, une pratique absolument singulière. Sa spécificité est de se mouvoir dans un étrange entre-deux, entre deux degrés de représentation mentale : représentation au premier degré (d’une fiction), représentation au second degré (d’une représentation physique d’une fiction). Il serait regrettable de continuer à faire comme si cette pratique n’existait pas – ou ne devait pas exister –, alors qu’elle possède une singularité remarquable, qui n’ôte rien, tout au contraire, à la spécificité du théâtre comme genre.

63Université de Haute-Alsace New York University en France


Date de mise en ligne : 01/02/2012.

https://doi.org/10.3917/poeti.158.0131

Notes

  • [1]
    Roland Barthes, « Sur la lecture » [1975], dans Le Bruissement de la langue (Essais critiques IV), Paris, éditions du Seuil, 1984, « Points », p. 37.
  • [2]
    Anne Ubersfeld, Lire le théâtre [1977], Paris, Belin, 1996.
  • [3]
    Louis Althusser, Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1975.
  • [4]
    Molière, « Au lecteur », L’Amour Médecin, Paris, 1665.
  • [5]
    Cette accusation de mauvaise lecture n’est d’ailleurs peut-être pas aussi radicale qu’on le croit généralement, compte tenu du contexte du propos : « Ce n’est ici qu’un simple crayon, un petit impromptu dont le roi a voulu se faire un divertissement. Il est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m’ait commandés. » S’il faut lire avec les yeux du théâtre, c’est peut-être avant tout pour compenser la pauvreté du texte de la pièce, dont le mérite, précise Molière un peu plus loin, réside surtout dans les « ornements » que sont « les airs et les symphonies de l’incomparable M. Lully, mêlés à la beauté des voix et à l’adresse des danseurs » : il s’agit d’une comédie-ballet. Autrement dit, si la pièce n’était pas une commande aussi pressée, si elle n’obéissait pas à de telles contraintes génériques, on peut imaginer que la lecture avec les yeux du théâtre serait moins indispensable.
  • [6]
    Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 7.
  • [7]
    Cité par Robert Horville dans « Théâtre à lire et théâtre à voir », dans Josef Heistein (dir.), Le Texte dramatique, la lecture et la scène, Romanica Wratislaviensia XXVI, Wroclav, 1986, p. 12.
  • [8]
    Louis Becq de Fouquières, L’Art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtrale [1884], Marseille, éd. Entre / Vues, 1998, p. 23.
  • [9]
    Charles Lamb, « On the tragedies of Shakespeare, considered with reference to their fitness for stage-representation », dans Selected Essays. Letters. Poems, Londres & Glasgow, 1953 (première publication dans The Essays of Lelia, 1823), p. 373. Notre traduction du texte original suivant : « I remember the last time I saw Macbeth played, the discrepancy I felt at the changes of garment which he varied […] like a Romish priest at mass. […] But in reading what robe are we conscious of ? Some dim images of royalty – a crown and sceptre may float before our eyes, but who shall describe the fashion of it ? […] This is the inevitable consequence of imitating everything, to make all things natural. Whereas the reading of a tragedy is a fine abstraction. It presents to the fancy just so much of external appearances as to make us feel that we are among flesh and blood, while by far the greater and better part of our imagination is employed upon the thoughts and internal machinery of the character. But in acting, scenery, dress, the most contemptible things, call upon us to judge of their naturalness. »
  • [10]
    Mathilde Pomès, « Paul Valéry et le Théâtre », dans Le Magasin du spectacle, n° 6, 1946 p. 96-101.
  • [11]
    Ibid., p. 98.
  • [12]
    Ibid., p. 99.
  • [13]
    Charles Lamb, « On the tragedies of Shakespeare, considered with reference to their fitness for stage-representation », art. cité., p. 366-367. Notre traduction du texte original suivant : « [in reading Richard of Shakespeare], do we feel anything like disgust, as we do at the butcher-like representation that passes for him on the stage ? A horror at his crimes blends with the effect which we feel, but how is it qualified, how is it carried off, by the rich intellect which he displays, his resources, his wit, his buoyant spirits, his vast knowledge and insight into characters, the poetry of his part – not an atom of all which is made perceivable in Mr C.’s way of acting it. Nothing but his crimes, his actions, is visible ; they are prominent and staring ; the murderer stands out, but where is the lofty genius, the man of vast capacity, – the profound, the witty, accomplished Richard ? »
  • [14]
    « The perfect triumph of virtue over accidents, of the imagination over the senses » (ibid., p. 369).
  • [15]
    « Upon the stage, when the imagination is no longer the ruling faculty » (ibid.).
  • [16]
    D’Aubignac, François Hedelin, La Pratique du théâtre (Paris, 1657), Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2001 (éd. H. Baby).
  • [17]
    A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 16.
  • [18]
    On ne s’attardera pas ici sur leurs différences structurelles : le texte romanesque recourt évidemment à des procédés interdits au théâtre, comme le mode sommaire et la focalisation interne.
  • [19]
    « Le texte d’une pièce, toutefois, est un composé de partition et de scripts. Le dialogue est dans un système quasi notationnel, ayant des énonciations comme concordants. Cette partie du texte est une partition, et les exécutions qui concordent avec elle constituent l’œuvre. Les indications scéniques, les descriptions de décors, etc., sont des scripts dans un langage qui n’obéit à aucun des réquisits sémantiques pour la notationalité, et une exécution ne détermine pas de manière unique un tel script ou une classe de scripts coextensifs » (Nelson Goodman, Langages de l’art [1968], trad. fr. de J. Morizot, éd. J. Chambon, 1990, p. 249, cité par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1999, p. 275).
  • [20]
    Rares sont dans le roman les partitions ; les dialogues romanesques, qui en relèvent s’ils sont au discours direct, sont rarement purs ; ils sont fréquemment « transformés » en discours indirect ou indirect libre et ils quittent alors la catégorie de la partition pour entrer dans celle du « script ».
  • [21]
    « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues » (Germinal, chap. i).
  • [22]
    Cette hypothèse s’inspire des théories de la lecture réelle (qui portent en général sur le texte romanesque), définie comme une oscillation entre deux modes de lecture : une lecture participative et une lecture distanciée.
  • [23]
    C’est ce que montre Véronique Lochert dans L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen des xvie et xviie siècles, Genève, Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2009.
  • [24]
    Molière, « Avertissement » des Fâcheux, 1662.
  • [25]
    « In order to reduce the distance between the stage and the page the printed editions of plays could use different devices. First of all the engravings which formed the frontispice played a double role. By showing actual or plausible scenery and costumes they recalled the performances or helped the reader to imagine elements of action. » Roger Chartier, « The Stage and the Page », dans Publishing Drama in Early Modern Europe (Panizzi Lectures 1998), The British Library, 1999, p. 37. Ce genre de démarche, comme le montre Roger Chartier, est à comprendre dans son lien avec le topos de « l’impression inférieure à la représentation », et vise à combler l’écart entre les deux, en fournissant au lecteur le plus d’informations possible sur la représentation effective.
  • [26]
    Eugène Ionesco, « A propos de Rhinocéros aux Etats-Unis », dans Notes et contre-notes [1966], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1991, p. 285.
  • [27]
    Rhinocéros [1961], éd. O. Rocheteau, Gallimard, « Folioplus classiques », 2006, acte premier, p. 16.
  • [28]
    Ibid., p. 44.
  • [29]
    Ibid., acte II, Premier tableau, p. 61.
  • [30]
    « Prologue », Les Marrons du feu (Un spectacle dans un fauteuil, dans Contes d’Espagne et d’Italie, 1830).
  • [31]
    Véronique Lochert, op. cit., p. 340.
  • [32]
    Le fait que Rhinocéros soit l’adaptation d’une nouvelle écrite par Ionesco deux ans avant (La Photo du colonel [1962], Gallimard, « L’imaginaire », 2003) ne suffit pas à expliquer l’allure narrative de ces didascalies qui font évidemment pencher vers une lecture fictionnelle. En effet, vu le nombre d’indications extrêmement précises que donne Ionesco, il est pour le moins troublant qu’il ne donne aucun conseil de mise en scène concernant l’événement principal – et irreprésentable – de la pièce : à quoi doit ressembler le rhinocéros ? à un homme au masque de rhinocéros ? à un rhinocéros « réel » ? Autant de questions auxquelles il se garde bien de répondre, privilégiant l’effet de suspense narratif que crée à la lecture la succession de ces didascalies.
  • [33]
    Louis Becq de Fouquières, L’Art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtrale, op. cit., p. 23.
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