Notes
-
[1]
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987-1989 (4 vol.), t. I, p. 44 (= I, 44).
-
[2]
Cf. Serge Doubrovsky, La Place de la madeleine, Paris, Mercure de France, 1974, p. 120.
-
[3]
Cf. René Pache, « Proust : mise en scène d’un rituel pervers », Le Coq-Héron, no 152, 1998, p. 103-112.
-
[4]
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et Mélanges et suivi de Essais et Articles, Paris, Gallimard, 1971, p. 598-599.
-
[5]
Richard Wagner à Mathilde Wesendonck. Journal et lettres, 1853-1871, trad. autorisée de l’allemand par Georges Khnopff, préface par Henri de Lichtenberger, Berlin, A. Duncker, 1905. Cette édition fut reprise et complétée par Stanislas Mazur en 1986 (Paris, Parution).
-
[6]
Marc A. Weiner, « Zwieback and Madeleine : Creative Recall in Wagner and Proust », Modern Language Notes, no 95, 1980, p. 679-684.
-
[7]
III, 664.
-
[8]
III, 666.
-
[9]
Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 42.
-
[10]
Albert Gier, « Marcel Proust und Richard Wagner », in Marcel Proust und die Belle Epoque, Frankfurt am Main et Leipzig, Insel Verlag, 2002, p. 147.
-
[11]
III, 667.
-
[12]
Richard Wagner, Ma vie, Paris, Plon, s.d., t. III, p. 210-211.
1Accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, il rentre un jour d’hiver à la maison, quand sa mère lui propose de prendre une tasse de thé et lui offre en même temps un de ces gâteaux appelés petites madeleines. A l’instant même où la gorgée de thé mêlée des miettes du gâteau touche son palais, il est inondé par une puissante joie. Pour expliquer son état, il commence à sonder son intérieur. Il sent tressaillir à une grande profondeur quelque chose qui se déplace, qui voudrait s’élever et il entend la rumeur des distances traversées. Puis, tout à coup, le souvenir apparaît : c’est le dimanche matin à Combray, quand sa tante Léonie lui offrait un morceau de madeleine trempé dans son infusion de thé ou de tilleul ; et aussitôt il voit apparaître tout Combray avec ses maisons, ses habitants, ses environs – comme dans ce jeu japonais où de petits morceaux de papier trempés dans un bol de porcelaine rempli d’eau se déploient pour devenir des fleurs, des maisons ou des personnages.
2Ce n’est pas sans raisons que la madeleine de Proust est devenue un symbole littéraire, voire un objet d’idolâtrie. Certes, sa notoriété est due aussi au fait que même les lecteurs peu endurants viennent à bout des premières cinquante pages de la Recherche et se rappellent par conséquent non seulement les rêveries et souvenirs dans l’ouverture ou le drame du coucher, mais encore l’épisode de la madeleine placé à la fin du premier chapitre de « Combray ». En plus, chaque lecteur aura connu des impressions sensorielles déclenchant un souvenir, et nous aimons nous dire en lisant : Que c’est vrai ! Voilà la vie comme elle est ! Voilà ce que j’ai déjà senti moi-même ! Mais avant tout, l’épisode de la madeleine est un chef-d’œuvre d’écriture. Qu’elle est ingénieuse l’image finale des petits morceaux de papier se déployant dans l’eau ! Qu’elle est impressionnante la descente dans la profondeur de l’espace intérieur ! Qu’elle est bien mise en scène l’entrée des protagonistes, c’est-à-dire des petites madeleines :
Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques [1].
4Phrase extrêmement dense qui mène par une courbe à la fois syntaxique et thématique de Elle (le pronom renvoie à la mère) par Madeleines (le nom du gâteau est aussi celui de la sainte homonyme), moulés (où résonne moule dans toutes ses significations) et valve (où résonne vulve) à coquille de Saint-Jacques (qui figure par la forme les résonances précédentes). En rapport avec le drame du coucher où la mère passe finalement la nuit dans la chambre du garçon, la chaîne thématique Elle, Madeleines, moulés, valve, coquille parle un langage assez clair. Une chaîne analogue garantit la cohérence stylistique de la phrase. Tout y est déterminé, coloré par des consonnes sonores, douces, liquides : elle, dodus, appelés, semblent, moulés, valve… sonorité dont la couleur est tirée de Madeleines. Le mot madeleine est pour ainsi dire la palette du texte. Conscient de l’importance thématique et de la perfection stylistique de cette phrase, l’auteur l’a finalement signée – et avec elle son œuvre – par les initiales de son nom. Du point de vue typographique les majuscules de Petites Madeleines sont contestables ; comme signature de Marcel Proust elles sont correctes [2].
5Beaucoup plus tard, dans un épisode tout aussi important thématiquement et tout aussi parfait du point de vue de la composition, Proust a signé son œuvre par l’anagramme de son nom : après de longues hésitations, il a décidé que l’œuvre de Vinteuil jouée lors de la soirée Verdurin dans La Prisonnière ne sera ni un quatuor, ni un sextuor ou un morceau pour dix instruments – autant de variantes fournies par les brouillons, le manuscrit et la dactylographie –, mais un septuor [3].
6Il en va de même pour les Petites Madeleines où la signature est également le dernier acte d’un long et compliqué processus d’écriture. Celui-ci commence vers la fin 1908 quand Proust nourrit le projet d’un ouvrage sur Sainte-Beuve dont il aimerait réfuter la méthode critique. Proust défend la thèse que l’œuvre d’art n’est pas (comme le pensait Sainte-Beuve) fondée dans les accidents de la vie de tous les jours, mais dans la profondeur de l’être. Pour développer sa thèse, il esquisse une dissertation sur la préséance de l’instinct par rapport à l’intelligence, préséance qu’il illustre par quatre exemples de mémoire involontaire. Dans le premier, sa vieille cuisinière lui offre, un soir d’hiver, une tasse de thé et quelques tranches de pain grillé ; le goût du pain grillé trempé dans le thé lui rappelle la biscotte que son grand-père trempait dans son thé et lui restitue le souvenir du grand-père, de sa maison, des journées d’été qu’il y avait passées. Dans le deuxième exemple, des pavés inégaux lui rappellent le baptistère de Saint-Marc et toute l’atmosphère de Venise. Dans le troisième, le souvenir est déclenché par le bruit d’une cuiller, souvenir d’un voyage en train et d’arbres traversés par les rayons du soleil. Dans le quatrième exemple, le souvenir reste caché. Il est évident que Proust a repris cette esquisse appartenant au projet Sainte-Beuve dans le roman qui, au cours de l’année 1909, a pris naissance dans ce projet même : le dernier exemple réapparaît brièvement dans Sodome et Gomorrhe, le troisième et le deuxième se retrouvent – situés de nouveau à l’intérieur d’une série – au début de la matinée Guermantes dans Le Temps retrouvé, le premier figure dans Du côté de chez Swann. L’intégration de l’épisode de la biscotte dans le contexte du roman s’est faite en plusieurs phases : d’abord, la vieille cuisinière est remplacée par Françoise ; puis Françoise par la mère ; la maison du grand-père fait place à celle de tante Léonie à Combray et le pain grillé et la biscotte aux petites madeleines qui deviennent par une dernière correction dans le manuscrit au net des Petites Madeleines.
7Il est vrai qu’à l’intérieur d’A la recherche du temps perdu l’épisode de la madeleine ne perd pas son caractère d’exemple ; mais grâce à une « large ouverture de compas » l’argumentation ne se termine qu’au dernier volume. Dans son essai « A propos du “style” de Flaubert » de 1920 (d’où nous tirons aussi l’expression « large ouverture de compas »), Proust parle de « certaines personnes, même très lettrées » qui méconnaissent la composition du roman et ne le considèrent que comme « une sorte de recueil de souvenirs, s’enchaînant selon les lois fortuites de l’association des idées » :
Elles citèrent à l’appui de cette contre-vérité, des pages où quelques miettes de « madeleine », trempées dans une infusion, me rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit « je » et qui n’est pas toujours moi) tout un temps de ma vie, oubliée dans la première partie de l’ouvrage. Or, sans parler en ce moment de la valeur que je trouve à ces ressouvenirs inconscients sur lesquels j’assois, dans le dernier volume – non encore publié – de mon œuvre, toute ma théorie de l’art, et pour m’en tenir au point de vue de la composition, j’avais simplement pour passer d’un plan à un autre plan, usé non d’un fait, mais de ce que j’avais trouvé plus pur, plus précieux comme jointure, un phénomène de mémoire [4].
9Si le lecteur de Du côté de chez Swann a le droit d’ignorer l’importance de l’épisode de la madeleine pour la théorie de l’art, il devrait au moins se rendre compte que l’épisode a comme fonction d’effectuer le passage du premier au deuxième chapitre de « Combray ».
10On cite souvent la remarque sur le narrateur qui dit « je » et qui n’est pas toujours « moi » pour définir les rapports entre l’auteur et le narrateur d’A la recherche du temps perdu. Mais la manière dont Proust place la parenthèse et l’endroit précis où il la place font supposer qu’il y va de quelque chose de plus spécifique, à savoir le contenu autobiographique (ou non) de l’épisode de la madeleine. Pour vérifier cette supposition nous revenons à l’esquisse sur l’instinct et l’intelligence appartenant au projet Sainte-Beuve, pour la considérer cette fois-ci non pas comme point de départ, mais comme point d’arrivée.
11Au cours de l’année 1908 Proust a noté dans un carnet (le Carnet 1 ou de 1908) à côté d’esquisses, de plans, de scénarios ou d’inventaires quelques expériences mnémoniques qui réapparaissent comme exemples dans l’esquisse sur l’instinct : pavés inégaux, Venise, voyage en train, arbres traversés par les rayons du soleil… Pourtant, pas de trace, dans le Carnet de 1908, de l’exemple capital, celui auquel Proust accorde la première place soit dans l’esquisse soit dans le roman. Proust, dans l’épisode de la madeleine (ou de la biscotte), dirait-il « je » pour raconter l’expérience de quelqu’un « qui n’est pas moi » ?
12Quand Richard Wagner, logeant alors à l’hôtel Schweizerhof à Lucerne et travaillant au dernier acte de Tristan und Isolde, fut tombé dans une crise grave, Mathilde Wesendonck lui envoya de Zurich une boîte de biscottes (Zwieback). Wagner la remercia par une lettre, datée du 9 mai 1859, dont nous citons quelques extraits :
Enfant ! Enfant ! Les zwieback ont produit leur effet ; grâce à eux, j’ai franchi certaine mauvaise passe où je restais empêtré depuis huit jours. Hier j’essayais de travailler, et cette tentative eut un résultat pitoyable […]. Aujourd’hui, donc, je contemplais le ciel gris avec un parfait désespoir […]. N’ayant pu avancer dans mon travail musical depuis huit jours (notamment pour trouver la transition du vers ne pas mourir de désir au voyage en mer de Tristan blessé), je l’avais abandonné et commencé le développement du début, que je vous ai joué. Impossible de continuer même cela, à présent ; car il me semble que j’avais fait cela bien mieux autrefois et que je ne pouvais plus maintenant me le rappeler.
Quand les zwieback arrivèrent, je pus me rendre compte de ce qui m’avait manqué : ceux d’ici avaient un goût beaucoup trop amer. Impossible qu’il me donnassent l’inspiration ! Mais les bons vieux zwieback, trempés dans du lait, remirent tout dans la bonne voie. Et ainsi je laissai de côté le développement du début, et continuai la composition à l’endroit où il est question de la Guérisseuse lointaine. Maintenant je suis tout heureux : la transition est réussie au-delà de toute expression par l’union absolument splendide des deux thèmes. Dieu, ce que les bons zwieback peuvent produire ! Zwieback ! Zwieback ! Vous êtes le remède qu’il faut aux compositeurs en détresse – mais il faut tomber sur les bons ! [5]
14En 1980, dans une étude parue dans Modern Language Notes, Marc A. Weiner a cité cette lettre de Wagner en rapport avec la madeleine de Proust [6]. Pourtant, à ce que nous sachions, personne n’a saisi la suggestion. Nous aimerions réparer aujourd’hui ce tort de la critique proustienne. Ce que le critique américain présente modestement comme un simple parallèle thématique devient pour nous un véritable nœud intertextuel. Pour Marc A. Weiner, il n’est pas probable qu’il y eut « influence directe » de Wagner sur Proust en une « matière si triviale qu’est l’espèce de pâtisserie qui déclenche la mémoire », d’autant moins que « Proust proclame franchement ses sources ». Nous savons cependant qu’aussi souvent qu’il proclame ses « sources » Proust les cache soigneusement, et nous connaissons aussi la valeur qu’il attribue justement (contre Sainte-Beuve) aux matières triviales telles que les sensations appréhendées par l’instinct. Pour nous, il n’y a pas de doute : dans l’épisode de la biscotte ou de la madeleine, Proust récrit la lettre de Wagner à Mathilde Wesendonck du 9 mai 1859. Et ne peut-on pas considérer toute l’œuvre de Proust comme une récriture de l’œuvre de Wagner, et de Tristan und Isolde en particulier ? Ce n’est pas un hasard si les exemples mnémoniques, mis en série dans l’esquisse sur l’instinct et l’intelligence, se trouvent distribués dans la Recherche sur l’ensemble de l’œuvre de sorte qu’en les lisant le lecteur se souvient d’exemples analogues, lus il y a longtemps. Ce n’est pas un hasard non plus si Proust, dans la Prisonnière, lors des considérations sur l’œuvre de Wagner – qui sont bien sûr aussi des considérations sur son œuvre à lui – reprend exactement le passage qui avait désespéré Wagner, c’est-à-dire le début du troisième acte de Tristan und Isolde. Tandis que l’air de chalumeau rappelle à Tristan son enfance, au niveau de la composition, la gamme chromatique descendante rappelle à l’auditeur un motif du récit d’Isolde au premier acte.
15La correspondance entre Wagner et Mathilde fut publiée en 1904 à Berlin puis en traduction française, toujours à Berlin, en 1905. A l’occasion des représentations de Tristan et Isolde au Palais Garnier (à partir du 14 décembre 1904), il y eut cependant une prépublication partielle de ces lettres dans la Revue de Paris (1er et 15 novembre 1904), et la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1904 donna un compte rendu de cette prépublication par Edouard Schuré. Soit la prépublication dans la Revue de Paris soit le compte rendu dans la Revue des Deux Mondes sont explicitement nommés dans un article d’Henri Roujon paru dans le Figaro du 19 décembre 1904 et intitulé « Isolde et Tristan ». En tant que wagnérien et en tant que lecteur des revues et journaux en question, Proust a certainement pris connaissance des lettres de Wagner à Mathilde. Tout s’enchaîne, l’argumentation semble parfaite. Pourtant, il reste une petite tache : la prépublication dans la Revue de Paris s’arrête avec les lettres datant d’avril 1859. Il faut donc supposer que Proust ait lu la lettre du 9 mai en volume ou qu’il en ait eu connaissance par une autre voie. Quoi qu’il en soit, il a tenu à estomper toute trace visible que le miraculeux zwieback de Wagner aurait pu laisser dans ses écrits.
16Pourtant, il n’en va pas de même de l’heureux miracle effectué par le zwieback. Proust s’en est souvenu non seulement dans l’épisode de la madeleine, mais encore dans un épisode de la Prisonnière qui compte parmi les plus beaux et les plus chargés de signification du roman : en attendant le retour d’Albertine du Trocadéro, Marcel est en train de jouer au piano la sonate de Vinteuil. Tout à coup, frappé par une ressemblance, il ne peut s’empêcher « de murmurer : “Tristan !” avec le sourire qu’a l’ami d’une famille retrouvant quelque chose de l’aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l’a pas connu [7] ». A la suite il installe sur le pupitre par-dessus la Sonate la partition de Tristan – merveilleuse mise en abyme du principe de composition qui sous-tend A la recherche du temps perdu où Albertine se trouve superposée à Gilberte ou encore l’amour de Marcel pour Albertine à l’amour de Swann pour Odette, c’est-à-dire la Prisonnière à « Un amour de Swann ». Si Proust insiste dans les pages qui suivent sur le caractère incomplet des grandes œuvres du xixe siècle (La Comédie humaine, La Légende des siècles, La Bible de l’humanité ou la Tétralogie de Wagner), incomplètes parce que leur unité a été trouvée et imposée « rétroactivement », c’est aussi pour dire, implicitement, que dans la grande œuvre du xxe siècle qu’est A la recherche du temps perdu l’unité est une donnée première. En effet Proust n’a pas manqué une seule occasion pour dire que son roman a été conçu dès le début comme un grand ensemble. Quant à Wagner, Proust cite à côté de la Tétralogie un autre exemple : il imagine le musicien « tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé […] [8] ». Jean-Jacques Nattiez a rapproché ce passage d’un fragment du Contre Sainte-Beuve où Proust parle explicitement de l’Enchantement du Vendredi-Saint [9], mais Albert Gier [10] suggère que Proust pense ici, dans la Prisonnière, plutôt à l’air de chalumeau qui ouvre le troisième acte de Tristan et Yseult, air auquel il a déjà fait allusion précédemment et auquel il revient à la page suivante :
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air du pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification [11].
18Si l’analyse musicale du passage wagnérien est correcte voire congéniale, l’idée que Wagner aurait perdu puis retrouvé l’air de chalumeau n’est confirmée par aucun document. Au contraire, dans son autobiographie, Mein Leben, parue en 1911 et traduite la même année en français (Ma vie), Wagner rattache l’air du pâtre à un air de gondolier vénitien qui l’aurait accompagné pendant tout son travail de composition :
Pendant une nuit d’insomnie, étant allé sur mon balcon vers trois heures du matin, j’entendis pour la première fois le célèbre et ancien chant des gondoliers. […] Les sensations que j’éprouvai là furent caractéristiques et ne s’effacèrent point de tout mon séjour à Venise, elles sont demeurées en moi jusqu’à l’achèvement du deuxième acte de Tristan et peut-être m’ont-elles suggéré les sons plaintifs et traînants du chalumeau, au commencement du troisième acte [12].
20Il est évident que dans les pages sur Wagner de la Prisonnière Proust se souvient de plusieurs textes wagnériens qu’il superpose, prolonge et varie librement : la partition de Tristan qui fait l’objet de l’analyse musicale, l’autobiographie qui caractérise l’air du pâtre de manière si suggestive et enfin la lettre du 9 mai 1859 à Mathilde Wesendonck où Wagner exprime la joie d’avoir retrouvé le moyen d’établir la transition entre deux thèmes du troisième acte de Tristan à un endroit situé entre le début de l’acte (où résonne l’air de chalumeau) et l’approche de la nef (où il est repris). Si Proust a arrangé les choses en identifiant l’air de chalumeau avec ce que Wagner aurait perdu et retrouvé, c’est que cet air nostalgique se prête merveilleusement à illustrer un phénomène mnémonique. Enfin, en le confiant au cor anglais, Wagner suit les idées de Berlioz qui présente dans son Traité d’instrumentation (1839) le cor anglais comme étant, par excellence, l’instrument de la mémoire. A son tour Proust ne fut pas insensible à la leçon de Berlioz récitée par Wagner.
Notes
-
[1]
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987-1989 (4 vol.), t. I, p. 44 (= I, 44).
-
[2]
Cf. Serge Doubrovsky, La Place de la madeleine, Paris, Mercure de France, 1974, p. 120.
-
[3]
Cf. René Pache, « Proust : mise en scène d’un rituel pervers », Le Coq-Héron, no 152, 1998, p. 103-112.
-
[4]
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et Mélanges et suivi de Essais et Articles, Paris, Gallimard, 1971, p. 598-599.
-
[5]
Richard Wagner à Mathilde Wesendonck. Journal et lettres, 1853-1871, trad. autorisée de l’allemand par Georges Khnopff, préface par Henri de Lichtenberger, Berlin, A. Duncker, 1905. Cette édition fut reprise et complétée par Stanislas Mazur en 1986 (Paris, Parution).
-
[6]
Marc A. Weiner, « Zwieback and Madeleine : Creative Recall in Wagner and Proust », Modern Language Notes, no 95, 1980, p. 679-684.
-
[7]
III, 664.
-
[8]
III, 666.
-
[9]
Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 42.
-
[10]
Albert Gier, « Marcel Proust und Richard Wagner », in Marcel Proust und die Belle Epoque, Frankfurt am Main et Leipzig, Insel Verlag, 2002, p. 147.
-
[11]
III, 667.
-
[12]
Richard Wagner, Ma vie, Paris, Plon, s.d., t. III, p. 210-211.