Poétique 2003/2 n° 134

Couverture de POETI_134

Article de revue

La contrefiction dans Jacques le Fataliste

Pages 223 à 237

Notes

  • [1]
    Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Ed. du Seuil, 1988, p. 81.
  • [2]
    En référence au mode contrefactuel, celui des possibles que le réel a annihilés, rendant compte de certains comportements de la langue dans son usage du subjonctif, voir Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983.
  • [3]
    Toutes nos citations proviennent de Jacques le Fataliste préfacé par Paul Vernière, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1970. Les numéros de page seront donnés au fil du texte.
  • [4]
    Laurent Versini, « Introduction » à Jacques le Fataliste, in Œuvres II, Contes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 705.
  • [5]
    Simone Lecointre et Jean Le Galliot, « Introduction » à l’édition critique de Jacques le Fataliste et son Maître, Paris, Champion, 1976, p. CLXIII.
  • [6]
    Laurent Versini, loc. cit.
  • [7]
    Idée nuancée par Paul Vernière dans sa « Préface » à son édition, op. cit.
  • [8]
    Claude Bremond, « La logique des possibles narratifs », in Communications 8, 1966, repris dans L’Analyse structurale du récit, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Essais », 1981, p. 66.
  • [9]
    Jean-Michel Adam, Le Texte narratif, Paris, Nathan, coll. « Université », 1994, p. 44.
  • [10]
    Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative, Paris, José Corti, 1981.
  • [11]
    Op. cit., p. 62.
  • [12]
    La contrefiction est très exactement à la prétérition ce que l’ellipse est au résumé : ajout/suppression d’éléments extérieurs par rapport au développement/résumé d’éléments partiellement connus du lecteur.
  • [13]
    Gérard Genette, Nouveaux Discours du récit, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 10. Voir Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Essais », 1972, 1993, p. 710 : « histoire (les événements dénotés) ».
  • [14]
    Béatrice Didier, Commentaires sur Jacques le Fataliste, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1998, p. 43.
  • [15]
    Jaap Lintvelt, op. cit., p. 66.
  • [16]
    Nicole Le Querler, Typologie des modalités, Caen, Université de Caen, 1996, p. 54.
  • [17]
    Le lecteur reconnaissant un topic dans une « fabula préfabriquée », voir Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 102 sq.
  • [18]
    Jean-Michel Adam, op. cit.
  • [19]
    Du reste, lorsque le lecteur narrataire interpelle le narrateur, il esquisse un portrait rappelant ironiquement, mais clairement, Diderot : « homme de sens, qui a des mœurs, qui se pique de philosophie » (p. 248).
  • [20]
    Définition de Fontanier (Les Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 128).
  • [21]
    Frank Wagner, « Glissements et déphasages », Poétique, n° 130, avril 2002, p. 235.
  • [22]
    Id., p. 239.
  • [23]
    Yvon Belaval, « Préface » à son édition de Jacques le Fataliste, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 19.
  • [24]
    Pierre Campion, La Littérature à la recherche de la vérité, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique », 1996, p. 33. La contrefiction se comprend comme garde-fou salutaire pour le « conatus de la narration » introduit ici en référence à Spinoza.
  • [25]
    Béatrice Didier, op. cit.
  • [26]
    Simone Lecointre et Jean Le Galliot y voient une transposition de l’article « Autorité politique » et s’en expliquent, op. cit., p. 393.
  • [27]
    Christian Vandendorpe, « Allégorie et interprétation », Poétique, n° 117, mars 1999, p. 75.
  • [28]
    Le Santon, voulant frapper un fils qu’il croit pouvoir avoir à l’issue d’un calcul imaginaire, est puni par la chute d’huile sur sa barbe et ses cheveux du Pantchatantra ou les Cinq Livres indien, connu par La Fontaine dans la version traduite sous le nom de Livre des lumières.

1La question des rapports entre le monde réel et les univers fictionnels, qui travaille si fortement la théorie de la fiction, trouve dans certains cas un écho dans le cadre même de la fiction romanesque, et l’on parlera par exemple de monde possible non comme système interprétatif extérieur mais mode interne de conduite du récit. En effet le récit, en tant qu’il raconte une histoire, définit un univers diégétique qui est un réel-dans-le-roman [1] (quel que soit le statut de celui-ci, réaliste ou non) par rapport auquel des événements non avérés, avortés, sont parfois évoqués. La contrefiction[2] consistera alors, en s’éloignant un instant du fil de l’histoire, à parler de ce qui n’a pourtant pas eu lieu : à ouvrir ainsi dans le récit une branche narrative qui n’accède pas au statut de fait avéré.

2Dès lors ce qu’il faut appeler « narration non contrefictionnelle », celle qui a pour fonction la représentation des faits de l’histoire racontée, et quoique représentée par l’écrasante majorité des textes, n’assume plus l’ensemble des possibilités de l’acte de narrer : je peux dire ce qui est (récit neutre), ne pas dire ce qui est (ellipse), dire ce qui n’est pas (contrefiction) – ne pas dire ce qui n’est pas semblant un présupposé évident. Ce mode de narration est donc éminemment paradoxal. Pourquoi, en effet, dire ce qui n’a pas eu lieu, plutôt que raconter l’histoire attendue ?

3Nous n’aborderons ici que le type que l’on peut qualifier de contrefiction potentielle et narratoriale, dans Jacques le Fataliste[3]. Cette ultime œuvre de Diderot n’a été appréciée, on le sait, que par une lecture posthume très tardive, qui y reconnaît « l’expérimentation de toutes sortes de procédés [4] ». La traque de l’ironie, de la parodie, de la démystification littéraire [5], d’une dislocation de l’univers romanesque [6] dans cet « anti-roman [7] » ne rend cependant pas compte de la richesse remarquable de ses occurrences contrefictionnelles. Plus ou moins identifiées (le plus nettement peut-être par Béatrice Didier), elles donnent lieu à plusieurs interprétations, nous y reviendrons, mais jamais à une analyse globale de ses manifestations textuelles. Or, en ce domaine, Diderot innove particulièrement, et la richesse contrefictionnelle qu’il maintient continûment tout au long de l’ouvrage est exceptionnelle – il n’est qu’à comparer sur ce point avec le modèle assumé de Tristram Shandy qui n’en fait aucun emploi.

4Notre objectif sera à la fois de caractériser la contrefiction, telle que Diderot l’utilise massivement, et d’observer aussi ce qu’elle permet de comprendre de son fonctionnement textuel au sein de l’œuvre.

Premières caractéristiques de la contrefiction à travers Jacques le Fataliste

5Examinons ce premier exemple (p. 36) :

Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance derrière eux du bruit et des cris ; ils retournèrent la tête, et virent une troupe d’hommes armés de gaules et de fourches qui s’avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allez croire que c’étaient les gens de l’auberge, leurs valets et les brigands dont nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait enfoncé leur porte faute de clefs, et que ces brigands s’étaient imaginé que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut, et il disait entre ses dents : « Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter ! Maudite soit la prudence ! etc. etc. » Vous allez croire que cette petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu’il y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés ; et il ne tiendrait qu’à moi que tout cela n’arrivât ; mais adieu la vérité de l’histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux voyageurs n’étaient point suivis : j’ignore ce qui se passa dans l’auberge après leur départ.
On notera, tout d’abord, que ce type d’occurrence constitue une séquence autonome. Isolée parfois par un blanc typographique, elle se démarque majoritairement du récit en cours qui l’encadre par la présence marquée de la forme (fictive) de l’interlocution, entre le narrateur et son lecteur narrataire explicite (le « je » et le « vous »).

Une contrefiction potentielle

6Par rapport à la définition plus générale de la contrefiction, on remarque qu’ici la branche narrative évoquée est une possibilité. Cette forme potentielle agit en deux temps : d’abord par l’émission d’une hypothèse (et si cette troupe était formée des brigands de l’auberge que Jacques avait brillamment tenus en respect, les suivant pour se venger ?) suivie du déni de réalité (« nos deux voyageurs n’étaient point suivis »).

7Claude Bremond a construit un modèle systématique, depuis son article sur « la logique des possibles narratifs [8] », qui repose sur cette dynamique ternaire de l’ouverture de la possibilité d’un processus, suivie d’une réalisation de la virtualité et d’une clôture sur le résultat atteint. Mais que faire alors de la contrefiction qui dirige la séquence sur une voie de garage, et conduit bien à « une absence d’actualisation » de la virtualité mais par sortie de l’histoire, et non pas seulement par « inertie, empêchement d’agir » ? Jean-Michel Adam répond, en recourant justement à notre épisode de « la bande armée ». La séquence trompe le lecteur en se conformant à une « causalité psychologique » [9] permise par la cohésion de l’ensemble, et s’achève sur une inattendue « absence de processus » malgré toutes les apparences.

8Ajoutons, concernant la dimension hypothétique, que la contrefiction peut se reformuler en termes de contrefactuels sur le modèle :

9Si A, alors B avec A faux.

10Ici, l’inférence se développe de l’hypothèse si « la troupe est celle des gens de l’auberge » alors « ils réclament vengeance, et il y aura attaque violente » : mais, en réalité, la prémisse est fausse car « la troupe n’est pas celle des gens de l’auberge ».

11Le même dispositif se répète un peu plus loin dans le récit (p. 76), lorsqu’un char funèbre semblant convoyer le capitaine de Jacques décédé revient vers les deux compagnons, accompagné d’un étrange cortège, et menace de mort le pauvre valet. Cette fois ce n’est plus le lecteur qui va être leurré par des possibles qu’il croit vrais, mais un personnage qui livre ses interprétations des faits selon des hypothèses invérifiables en l’état.

12

Le Maître – Tu verras que ce sont des contrebandiers qui auront rempli cette bière de marchandises prohibées, et qu’ils auront été vendus à la Ferme par les coquins mêmes de qui ils les avaient achetées.
Jacques – Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine ?
Le Maître – Ou c’est un enlèvement. On aura caché dans ce cercueil, que saiton, une femme, une fille, une religieuse ; ce n’est pas le linceul qui fait le mort.
Jacques – Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine ?
Le Maître – Ce sera tout ce qu’il te plaira ; mais achève-moi l’histoire de ton capitaine.

13Ces deux hypothèses formulées par le maître restent valides, dans l’attente d’un démenti à venir nécessairement pour au moins l’une des deux. On devrait qualifier de contrefiction ouverte cette forme qui laisse plusieurs hypothèses courir, avant d’en distinguer une seule comme fait avéré, rendant contrefictionnelles les autres. On se souvient que vers la fin du texte vont s’accumuler ces incertitudes liées à l’apparition de « l’éditeur », et des conjectures à propos des lacunes et variantes de manuscrits. Nous nous concentrerons dans la suite sur les formes fermées, complètes, qui font donc succéder à une formulation d’hypothèses un déni de réalité. Elles sont les plus intéressantes par la motivation qu’elles font apparaître.

Contrefiction et métatextualité : la fonction modalisante et le rapport à l’histoire

14La contrefiction, par le déraillement de l’histoire qu’elle propose au lecteur, implique une dimension métatextuelle certaine : à la manière d’un miroir renvoyant à un ailleurs non avéré, elle offre l’occasion d’une réflexion sur le texte qui se constitue. La justification d’un refus d’incorporer à l’histoire narrée tel ou tel élément, lorsqu’elle est fournie, possède alors une évidente portée critique : c’est le cas dans le texte ici des références à « Molière, Regnard, Richardson, Sedaine » et plus généralement aux règles à suivre pour l’écrivain qui veut plaire, ce dont il sera question plus loin.

15Il importe alors de déterminer exactement ce que met en jeu cette valeur métatextuelle. Pour cela nous allons nous aider des fonctions que Jaap Lintvelt a précautionneusement distinguées dans son Essai de typologie narrative[10], ce qui nous permettra d’y voir un peu plus clair à propos du souverain méta-, souvent rétif à la prise en main, et dont le mouvement de retour sur soi, pour évident qu’il est, brouille souvent les nuances. Nous allons montrer qu’un passage apparemment très proche de notre premier exemple ressortit à cette fonction métanarrative beaucoup plus lâche, alors que celui de la bande armée est contrefictionnel parce qu’il met en jeu la fonction modalisante.

16On se souvient que la fonction métanarrative naît de la mise en rapport du narrateur avec le récit, produisant ainsi un « discours par lequel le narrateur se prononce dans le récit sur le récit [11] ». L’inclination au commentaire métanarratif se manifeste vigoureusement dans Jacques le Fataliste, sans conteste. Par exemple lorsque Jacques raconte, dans un de ses nombreux récits métadiégétiques, la petite réunion grotesque des trois chirurgiens qui boivent sur le compte du malheureux blessé, sans se soucier de faire montre de la moindre compétence, à la façon des médecins de Molière, cité peu après (p. 39) :

17

Quel parti un autre n’aurait-il pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures merveilleuses, de l’impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l’hôte, des propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de leurs différents avis, l’un prétendant que Jacques était mort si l’on ne se hâtait de lui couper la jambe, l’autre qu’il fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l’avait suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et lui faisant ses derniers adieux, comme on vit un de nos généraux entre Dufouart et Louis. Le troisième chirurgien aurait gobe-mouché jusqu’à ce que la querelle se fût élevée entre eux, et que des invectives on en fût venu aux gestes.

18Ce passage est assez similaire à ceux relevant de la contrefiction, tout en s’en écartant fondamentalement. Le narrateur évoque ici des développements qu’il aurait pu entreprendre, afin de dresser un tableau plus pittoresque d’une scène qui, elle, appartient cependant bien à l’histoire racontée. Nous sommes donc ici face à un véritable commentaire métanarratif : comment et jusqu’où mener une description. C’est d’ailleurs, en fait, pratiquement une prétérition puisque le développement évoqué se retrouve par là même partiellement réalisé…

19La démarche contrefictionnelle est différente [12], car elle ne met pas en jeu le narrateur et le récit, mais le narrateur et l’histoire, ce qui l’inscrit clairement dans la fonction modalisante. Par l’histoire on entendra, selon un accord semble-t-il général, « les événements, réels ou fictifs, racontés [13] », quelque chose comme le plus petit signifié commun à toutes les versions possibles fondées sur ce même contenu. Dès lors dans l’épisode de « la bande armée » précédemment cité, ce qui est évoqué n’est plus un prolongement possible d’une scène de l’histoire comme pour la scène des trois médecins, mais bien un possible narratif hétérogène à la vraie histoire racontée : une sorte de para-histoire fantôme qui ne relève pas du strict récit entrepris. Béatrice Didier [14] l’a bien résumé : « à côté de l’histoire “vraie” que nous lisons se dessine donc une autre histoire, celle qu’aurait pu écrire un faiseur de roman. »

20Nos occurrences relèvent donc précisément de la fonction modalisante, quand, à propos de l’histoire racontée, le narrateur exprime « son degré de certitude à l’égard de ce qu’il raconte [15] ». Ici, le narrateur clôt la séquence contrefictionnelle par un aveu d’ignorance (modalité épistémique) et la forme potentielle qui est développée l’inscrit dans une modalité aléthique ou ontique [16] (nécessaire, possible, impossible, contingent).

L’intensité contrefictionnelle

21La richesse du corpus contrefictionnel de Jacques le Fataliste apparaît sur ce premier exemple de « la bande armée », et elle s’appuie sur des critères de développement et d’intensité. Le volume selon lequel se déploie l’hypothèse repose sur pas moins de cinq subordonnées introduites par « vous allez croire que », avec un effet de réaction interprétative paradoxal qui y décèle intuitivement, en filigrane, le caractère non avéré devant cet excès d’insistance.

22L’intensité contrefictionnelle est liée à la vraisemblabilité de la structure du scénario avancé : des indices semblent avoir été livrés volontairement (le détail des clefs de la chambre emportées par Jacques et les craintes du maître depuis la nuit agitée précédente) et le lecteur en déduit la pertinence d’une piste si cohérente, selon une maxime de non-gratuité des informations délivrées par le narrateur. De plus, il y est encouragé par le cadre incitatif [17] d’« un événement identifiable, en vertu du code narratif selon lequel des gens armés ne peuvent qu’agresser ceux qu’ils semblent poursuivre, conformément au stéréotype de la route, du chemin comme lieu des rencontres et des événements narratifs [18] ».

23Notons encore que les moyens utilisés par Diderot dans la présentation de l’hypothèse sont poussés au maximum, jusqu’à outrepasser même formellement ses limites par l’usage très étonnant d’un futur quasi catégorique (« cette petite armée tombera […] il y aura une action sanglante »). Dernière touche à ce tableau hyperréaliste d’une hypothèse : le point de vue du personnage vient corroborer l’interprétation du lecteur, en apportant sa caution ultime par l’entremise d’un discours direct erroné, empreint de regrets dramatiques (« Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter! »).

Ce que montre la contrefiction dans Jacques le Fataliste

24Maintenant que nous avons déterminé quelques caractéristiques de la contrefiction potentielle telle qu’elle se manifeste ici, il est tentant de s’en saisir comme d’un outil exploratoire. C’est alors toute la question de la « vérité » avancée par le narrateur qui apparaît éclairée d’un jour différent.

Contrefiction et métalepse : le narrateur, l’auteur et la « désinvolture »

25La fonction modalisante met en jeu le narrateur et l’histoire, avons-nous dit, certes, mais dans l’usage contrefictionnel la voix du narrateur s’infléchit nettement vers celle d’un auteur inscrit [19] dans le texte. Cette hypothèse simple que nous allons défendre permet d’examiner la proximité de la contrefiction avec la métalepse d’auteur, ce qui nous orientera a contrario des analyses courantes en ce qui concerne la « désinvolture » du narrateur.

26On trouve dans Jacques le Fataliste de nombreuses métalepses narratives, découlant, d’une part, de confusions des niveaux narratifs (par exemple à propos des temporalités rendues solidaires de la narration et de l’histoire pour le sommeil du narrateur durant celui des personnages, « si j’allais aussi mettre ma tête sur un oreiller, en attendant le réveil de Jacques et de son maître ») et, d’autre part, du tour de la métalepse d’auteur « par lequel un poète, un écrivain, est représenté ou se représente comme produisant lui-même ce qu’il ne fait, au fond, que raconter ou décrire [20] ». Au point que Gérard Genette, introduisant la notion, tout comme Frank Wagner dans un récent article [21] s’y reportent pour pouvoir poser leur démonstration. L’exemple que ce dernier en donne [22] conjugue ces deux formes de métalepse, d’auteur (« qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu? d’embarquer Jacques pour les îles? d’y conduire son maître ») et liée aux niveaux narratifs (« ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai »). Leur différence est justement analysée selon une opposition entre une tendance à « lier le texte » de la seconde fragilisée par l’effet contraire de la première, qui porte à « ouvrir [le texte] à la prolifération des possibles narratifs non retenus mais parodiquement énumérés ». Cet hiatus est fondamental puisqu’il sépare effectivement la dynamique contrefictionnelle du pur jeu métaleptique.

27Où est donc cette transgression que doit signer une métalepse d’auteur ? Si le poète Delille (c’est l’exemple de Fontanier) confond bien l’action de narrer et l’action narrée lorsqu’il annonce fièrement faire « jaillir l’onde » d’un rocher, rien de tel n’apparaît dans les affirmations contrefictionnelles du narrateur du récit de Diderot pour peu qu’on accepte d’y voir émerger une figure d’auteur impliqué.

28A partir du moment où le narrateur revendique la totalité d’un pouvoir exclusif à inventer l’histoire (« je fais l’histoire », p. 265), il est plus naturel d’y voir poindre une voix d’auteur impliqué, marqué d’un effet de transgression dont l’article que nous venons de citer montre bien le caractère historiquement relatif. Ce pouvoir d’invention est alors effectivement souligné complaisamment : « il ne tiendrait qu’à moi de donner un coup de fouet aux chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d’assembler, à la porte du gîte prochain, Jacques, son maître, les gardes des Fermes […], d’interrompre l’histoire du capitaine de Jacques » (p. 84). Il s’accompagne naturellement d’un pouvoir d’action sur les personnages : « si j’agace Jacques ou son maître, voilà la querelle engagée » (p. 272).

29L’auteur (ré ?)introduit, on le voit, il n’y a plus figure. La contrefiction ne nécessite nullement le recours à une métalepse d’auteur ; et le point capital qui en résulte, c’est qu’elle invalide toutes les analyses d’une désinvolture dans la conduite du récit. Les apparentes improvisations, qu’elles soient vraies ou non, du type de « je vous dirai qu’ils s’acheminèrent vers… oui; pourquoi pas?…vers un château immense » (p. 45), se comprennent comme la suite d’une invention de l’auteur, pas plus décousue ou sans plan concerté [23] que tout le reste. Idem pour les « oublis », celui de l’habitude de Jacques de porter une gourde ou « si je ne vous ai pas dit plus tôt que Jacques et son maître avaient passé par Conches, c’est que cela ne m’est pas revenu plus tôt » (p. 51). La vérité doit s’entendre, ainsi que le déclare le narrateur, comme « la vérité de l’histoire », au sens technique du terme. Comme le résume Pierre Campion dans son étude sur Jacques le Fataliste : « on ne raconte pas un événement parce qu’il est vrai, il est vrai parce qu’on le raconte [24]. » C’est parce qu’au narrateur s’adjoint parfois la voix de l’auteur, inventeur de l’histoire et dépositaire du vrai, que la contrefiction peut refuser la validation des hypothèses envisagées.

Deux tendances organisatrices

30Devant le foisonnement des occurrences contrefictionnelles du texte, que l’on tente ici d’envisager dans leur totalité, il apparaît à la fois intrigant et possible de pouvoir en donner une description ordonnée. Par définition toutes les séquences contrefictionnelles font suivre l’expression d’hypothèse(s) d’un déni de réalité, toujours motivé dans une situation d’interlocution fictive entre narrateur-auteur et narrataire explicite. Nous essaierons de montrer que les occurrences se distribuent en deux types de motivations liés à l’instance responsable qui peut être, précisément, soit le lecteur, soit le narrateur-auteur.

31Comparons l’épisode de la troupe armée à :

32

Lecteur, qui m’empêcherait de jeter ici le cocher, les chevaux, la voiture, les maîtres et les valets dans une fondrière ? Si la fondrière vous fait peur, qui m’empêcherait de les amener sains et saufs dans la ville où j’accrocherais leur voiture à une autre, dans laquelle je renfermerais d’autres jeunes gens ivres ? Il y aurait des mots offensants de dits, une querelle, des épées tirées, une bagarre dans toutes les règles. Qui m’empêcherait, si vous n’aimez pas les bagarres, de substituer à ces jeunes gens Mlle Agathe, avec une de ses tantes ? Mais il n’y eut rien de tout cela.
(p. 281)

33Dans celui-ci les embranchements narratifs sont nombreux : chute dans la fondrière / altercation avec les gens ivres / rencontre avec Mlle Agathe. D’où vient cette multiplication de dérivations possibles? A première vue elles sont l’illustration éclatante de la toute-puissance tyrannique du narrateur-auteur, multipliant les formules du type « qui m’empêcherait » ou « il ne tiendrait qu’à moi » puisqu’il est « maître de (…) donner » telle ou telle couleur à une conversation (p. 59). En tant que concepteur de l’histoire, tout lui est en effet possible, et il le clame haut et fort.

34Nous qualifierons ainsi ce premier type le type-auteur, à quoi ressortiraient par exemple les épisodes, dès le début du texte, du récit des amours de Jacques qui pourrait être reporté (p. 27), de la femme du chirurgien en croupe, juste après (p. 28), des péripéties liées au carrosse drapé (p. 84), d’une possible querelle entre Jacques et son maître (p. 271).

35A cela s’oppose en tout point un épisode tel que celui de la troupe armée que nous avons cité en commençant. L’hypothèse, unique, se subdivisait alors en plusieurs interprétations parce que la motivation hypothétique prenait racine au sein de la réception, dans la capacité du lecteur-narrataire à se méprendre sur la direction de l’histoire. Le narrateur était alors au contraire tout à fait effacé, amusé de constater cette mise en branle interprétative incontrôlée et erronée (les déjà remarqués « vous allez croire »). L’erreur était pourtant appuyée sur une connaissance des textes littéraires, soumis qu’ils sont à des maximes endogènes, de convention textuelle (ne pas placer d’indices inutiles), et exogènes (stéréotypiques, qui identifient le scénario conventionnel « l’attaque par les brigands »).

36Opposé au premier, nous parlerons de type-lecteur, exemplifié par l’épisode de la conversation entre le chirurgien, l’hôte et l’hôtesse (p. 59), du cheval qui revient (p. 61), des fourches garnies (p. 65).

37Pour être complet, il reste à signaler un épisode relevant plutôt d’un mélange des deux types, c’est le croisement des pistes narratives lié à l’apparition éventuelle du capitaine (p. 265) : il commence par une double possibilité qui semble librement inspirée au narrateur-auteur (« je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin […] »), mais enchaîne ensuite avec une discussion visant à éduquer le lecteur (« vous le croyez…? ») quant à son interprétation.

38Tantôt c’est de la capacité interprétative du lecteur qu’émane l’hypothèse, tantôt du pouvoir d’invention de l’auteur. L’important sera de comprendre pourquoi, à travers le processus de contrefiction, ces deux voies sont présentées comme condamnées à l’échec.

Les raisons déniantes dans le couple narrateur/lecteur

39Pourquoi le lecteur était-il à chaque fois dans l’erreur interprétative dans le typelecteur ? Tout Jacques le Fataliste est jalonné de situations au cours desquelles de tels mécanismes trompeurs sont mis au jour. Dans l’épisode de l’apparition possible du capitaine, puis de l’abbé Hudson, le lecteur fictif objecte (p. 265) :

40

« Mais l’abbé Hudson est mort? – Vous le croyez? Avez-vous assisté à ses obsèques ? – Non. – Vous ne l’avez point vu mettre en terre ? – Non. »

41Diderot bouscule les certitudes du lecteur, pris en défaut dans l’élaboration d’un sens à partir des informations du texte. Celui-ci a fait l’erreur d’oublier que derrière le silence et l’absence d’informations (rien sur le personnage, libérant toutes les hypothèses, dont celle débouchant sur la mort physique après avoir été narrative) peut se cacher une ellipse (le personnage, hors scène, vit toujours sa vie). On remarque à nouveau la symétrie du fonctionnement de la contrefiction et de l’ellipse dans ce goût manifesté pour le hors-champ narratif.

42De telles manipulations se trouvent aussi dans les récits entre les personnages, par un orateur-narrateur rusé et dont on nous exhibe la rouerie. Le maître, pour distraire son valet de tristes pensées envers son capitaine supposé mort (p. 72), et surtout Jacques, trompant son maître avec le lazzi des courroies des étriers, et ajoutant (p. 310) :

43

N’est-il pas évidemment démontré que nous agissons la plupart du temps sans vouloir ? Là, mettez la main sur la conscience : de tout ce que vous avez dit ou fait depuis une demi-heure, en avez-vous rien voulu ? N’avez-vous pas été ma marionnette, et n’auriez-vous pas continué d’être mon polichinelle pendant un mois, si je me l’étais proposé ?

44« Le fil d’archal » destiné à « démener » à la fantaisie du narrateur le pauvre narrataire, lecteur ou auditeur, le manipule comme une marionnette qui s’engouffre dans les pièges d’une surinterprétation.

45Qu’en est-il du type-auteur, lorsque la motivation de l’hypothèse provenait du pouvoir quasiment illimité du narrateur-auteur ? Après toutes les déclarations tonitruantes, un élément survient immanquablement pour raboter considérablement l’épaisseur des possibles : il s’agit du goût du lecteur. Sous un aspect positif, en arguant de son « plaisir » (p. 29), de son « gré » (p. 31) ; ou bien négatif, il pourrait avoir « peur », ne pas aimer les bagarres, subir une attente trop longue (p. 27), en concevoir de l’impatience (p. 84), de la crainte (p. 271) ou même encore du désespoir (p. 28).

46Il faut donc prendre en compte les désirs du lecteur, de ce lecteur dont le texte a corrigé les défauts par la contrefiction. Le « vrai de l’histoire », à entendre comme celle que l’auteur a choisie en toute liberté, ne suffit plus dans sa cohérence narrative interne : il faut plaire au lecteur, la sanction étant, sinon, le trait de plume sur l’épisode envisagé, qui reste ainsi contrefictionnel – ou plus exactement à la fois rayé et présent malgré tout à la lecture. Le « plaisant », le « piquant » étant déficient, la sanction du lecteur peut être définitive (p. 59) :

47

La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ? Rien. – D’accord. – S’il faut être vrai, c’est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine ; la vérité a ses côtés piquants, qu’on saisit quand on a du génie ; mais quand on en manque ? – Quand on en manque, il ne faut pas écrire.

48La conclusion du lecteur est cinglante : en parfaite symétrie avec la supériorité du narrateur-auteur, qui voyait précédemment s’enliser l’interprétation du lecteur.

49La contrefiction, parce qu’elle s’achève sur un refus d’actualisation, permet à Diderot de tracer une limite entre lui et les « faiseurs de roman », s’arrêtant sur le seuil de ces tentations auxquelles il refuse de succomber : « il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait d’employer. » Le type-auteur n’est donc pas tant le manifeste d’un anti-roman (« le conte » est d’ailleurs aussi maltraité, p. 27) que la limite que Diderot établit pour se démarquer d’une littérature blâmée.

50La conclusion est donc que les deux instances mises en scène dans le dialogue fictif sont tributaires l’une de l’autre, leur pouvoir respectif (interpréter, inventer) ainsi solidairement limité. Le lecteur élabore des hypothèses interprétatives qui sont fragilisées par une confiance trop naïve dans la parole du narrateur ; celui-ci se risque à la condamnation brutale du lecteur si, oubliant la réception, il se laisse aller à l’ivresse de son pouvoir d’auteur.

51On peut résumer ces tendances dans un tableau :

tableau im1
Type-lecteur Type-auteur Formule type « Vous allez croire » « Qui m’empêcherait » Instance source de l’hypothèse Le lecteur Le narrateur-auteur Motivation de l’hypothèse Soignée (vraisemblance) Gratuite (pouvoir illimité) Précision réaliste de l’hypothèse Détaillée Superficielle Pouvoir du narrateur Effacé Souligné Raison déniante L’interprétation du lecteur pèche par trop de confiance paresseuse dans les informations données Le pouvoir du narrateur-auteur est limité par la nécessité de plaire au lecteur ; refus de devenir un « faiseur de romans »

52Nous nous écartons, du coup, de l’analyse de Béatrice Didier qui interprète comme suit les occurrences contrefictionnelles (« le possible et le vrai [25] »). Pour elle, d’une part, « la créativité du lecteur est ainsi sollicitée. Pourquoi, en effet, indiquer ces pistes, sinon pour que le lecteur, lui, puisse inventer ce roman ? » Il nous est plutôt apparu que la contrefiction condamnait les tendances du lecteur à une interprétation trop impulsive. D’autre part, ajoute-t-elle, « en affirmant son choix entre les possibles narratifs comme étant le seul qui corresponde à la “vérité”, le narrateur se met en position de supériorité ». Là encore, nous parvenons à la conclusion inverse, puisque cette supériorité est contestée par la contrefiction, qui montre qu’elle est factice et purement virtuelle, lorsqu’elle fait fi de la réception.

L’allégorie du « château occupé » reniée par la contrefiction

53Un épisode contrefictionnel (p. 45) se singularise par son ampleur, mais surtout par la position très inconfortable du narrateur-auteur qui s’y aventure tout en reculant étrangement :

54

Si vous insistez, je vous dirai qu’ils s’acheminèrent vers… oui; pourquoi pas?… vers un château immense, au frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous sortirez. »

55Rappelons que pour nous il n’y a pas ici de désinvolture ni d’ironie mettant en cause le pacte romanesque : le narrateur assume un pouvoir d’auteur qui fixe ainsi le vrai de son histoire, pas plus fantaisiste ou improvisée que toute histoire. En revanche ce qu’il montre par son « pourquoi pas », c’est qu’il va se livrer à un choix critiquable. En quoi donc ? Ce château n’est pas érigé sur les mêmes terres esthétiques que le reste de l’œuvre, avec son inscription paradoxale et mystérieuse qui implique un décodage du lecteur d’une idée allégorique, sous la plaque des mots. Qui sont les « audacieux » qui veulent faire leurs ses pièces communes, ou les « coglions à leurs gages » [26] ? Christian Vandendorpe a montré dans son article « Allégorie et interprétation [27] » que la figure de l’allégorie a commencé, dès le début du xviiie siècle, à se détacher du goût de l’époque, et combien le discrédit qui l’a frappée s’accroît en passant par les romantiques, jusqu’à, par exemple, la sévère critique de Borges. Ce recours à une poétique datée et artificielle provoque d’ailleurs une autocritique étonnante (p. 46) :

56

Vous allez dire que je m’amuse, et que, ne sachant plus que faire de mes voyageurs, je me jette dans l’allégorie, la ressource ordinaire des esprits stériles. Je vous sacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j’en pouvais tirer […]

57Avec un retour encore plus net sur cette invention à la fin de l’épisode :

58

Jacques ne se fit pas prier; aussitôt il tourne bride, et regagne au petit pas, car il n’était jamais pressé… – Le château immense ? – Non, non. Entre les différents gîtes possibles ou non possibles, dont je vous ai fait l’énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.

59Cette fois, le narrateur-auteur n’a pas tranché dans les possibles, et selon son principe tourné vers la réception, il laisse le lecteur décider au mieux, renonçant ainsi in fine à cette allégorie qu’il a cependant maintenue partiellement. La plus flamboyante succession hypothétique de l’ouvrage (de type-lecteur) a été délivrée : les sept (!) propositions sont plutôt vraisemblables, motivées et marquées au coin d’un savoureux soin des détails réalistes (p. 47) :

60

Soit qu’ils aient atteint une grande ville et qu’ils aient couché chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l’amour de Dieu ; qu’ils aient été accueillis dans la maison d’un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu ; qu’ils soient sortis le matin d’une grande auberge, où on leur fit payer très chèrement un mauvais souper servi dans des plats d’argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés ; qu’ils aient reçu l’hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets ; ou qu’ils se soient enivrés d’excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins ; car quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n’était pas de cet avis : il n’y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut.

61La fantastique prolixité du monde balaie donc l’allégorie partiellement esquissée, puis biffée selon un repentir d’artiste par la démarche contrefictionnelle.

Le mode d’emploi explicite de la contrefiction

62Nous avons été amené à nous intéresser aux discours tenus par les personnages entre eux ; il ne faudrait pas négliger le fait que Diderot y diffuse parfois des échos contrefictionnels qui laissent percevoir une sorte de mode d’emploi de la notion, en acte. Si le plus souvent ce sont par des interruptions fictives du lecteur-narrataire qu’il dévoile comment s’élabore du sens textuel, l’interaction interne au récit qui met aux prises Jacques et son maître offre parfois de façon plus naturelle l’occasion de montrer comment l’auditeur réagit à l’aide d’interprétations hypothétiques aux informations données par l’orateur. C’est que, selon la belle formule de Béatrice Didier, « la parole conserve la volubilité des possibles ».

63Une leçon, de type-lecteur, est par exemple celle qui raille le maître victime d’une peur irraisonnée, après que son valet eut tenu en respect les « coupe-jarrets » de l’auberge. La sagesse de Jacques est alors de s’en tenir au réel des faits avérés, démontrant le caractère contrefictionnel des projections angoissées (p. 32 et 33) :

64

– S’ils avaient refusé de se coucher ?
– Cela était impossible.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils ne l’ont pas fait.
– S’ils se relevaient ?
– Tant pis ou tant mieux.
– Si… Si… si… et…
– Si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l’heure vous avez cru que je courais un grand danger et rien n’était plus faux ; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien peutêtre n’est encore plus faux.

65La contrefiction donne ainsi le terme d’une suite de possibles dont le prolongement incontrôlé deviendrait délirant, selon un principe de réalité élémentaire et raisonnable.

66Cette explicitation du fonctionnement de la contrefiction à l’intérieur du récit présente un cas intertextuel intrigant. Lors de son récit autodiégétique du séjour chez le chirurgien, Jacques raconte qu’un jour, alors qu’il ne sait comment régler sa dette exorbitante envers ses hôtes, il va se promener dans le village voisin et y entend une femme qui pousse de grands cris, à terre, près des « débris d’une grande cruche » (p. 103) :

67

« Ma bonne, qu’est-ce qui vous est arrivé ? – Ce qui m’est arrivé ! est-ce que vous ne le voyez pas ? On m’avait envoyé acheter une cruche d’huile : j’ai fait un faux pas, je suis tombée, ma cruche s’est cassée, et voilà l’huile dont elle était pleine… »

68L’insertion intertextuelle de la Perrette de La Fontaine est d’autant plus pertinente que son « vous ne le voyez pas ? » semble souligner l’évidence d’une reconnaissance. Or, depuis la source orientale [28] cet apologue met en scène une personne victime d’un calcul qui, quoique non dénué de raison ni de vraisemblance, procède exactement d’une erreur contrefictionnelle : la projection dans le futur suivant une pente possible favorable (« La chose allait à bien par son soin diligent »), oubliant le réel, sur le sol duquel la cruche vient se briser cruellement. Les débris en question sont ainsi une métaphore du déni de réalité contrefictionnel, ce que résume le fameux vers :

69Le lait tombe ; adieu, veau, vache, cochon, couvée

70Jacques se laisse attendrir et lui offre les deux écus que liait sa bourse. Etait-ce une belle chose comme le pense le maître ? Jacques y voit après coup une sottise, à quoi son auditeur répond :

71

Tu pourrais bien avoir raison, et mon éloge être aussi déplacé que ta commisération […]. J’en vois les suites : tu vas être exposé à l’inhumanité de ton chirurgien et de sa femme : ils te chasseront de chez eux ; mais quand tu devrais mourir à leur porte sur un fumier, sur ce fumier tu serais satisfait de toi.

72Cette suite pressentie, typique d’une réception des informations reçues et tournée vers le futur, est évidemment démentie par le récit de Jacques. On constate donc que Diderot étend à ses personnages la portée de ses leçons contrefictionnelles.

73Le parallèle entre les couples narrateur/lecteur et orateur/auditeur avait été posé parce que la contrefiction pointe les défauts d’interprétation du lecteur comme de l’auditeur. Mais il implique aussi un rapprochement entre les faits de l’histoire et les faits de la vie, auxquels les personnages sont (fictivement bien sûr) confrontés. Les hypothèses sont alors sagement refusées au nom du principe de réalité, entendu comme mise en conformité de la représentation du monde avec ses manifestations. Le rapprochement entre le texte et la vie suggère de plus l’image du destin, de « la chose qui était écrite en haut »: ce qu’avance Jacques, lors de l’allégorie du château, pour refuser tout un pan hypothétique et valider la contrefiction. La découverte des faits avérés, « c’est comme un grand rouleau qu’on déploie petit à petit » (p. 31), qui exile les possibles hors du monde. Diderot instaure donc avec la contrefiction un mode de narration qui agit dans le discours narratorial mais aussi au sein du récit, et la question du fatalisme, sur lequel on peine à déterminer une doctrine assurée (et ce n’est probablement pas le propos du texte), résulte en profondeur de ce rapprochement. L’attachement narratif, toujours singulier, à ce qui n’a pas eu lieu doit ainsi toujours être étudié en soi, ce que la notion de contrefiction se propose de prendre en compte.


Date de mise en ligne : 01/01/2012

https://doi.org/10.3917/poeti.134.0223

Notes

  • [1]
    Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Ed. du Seuil, 1988, p. 81.
  • [2]
    En référence au mode contrefactuel, celui des possibles que le réel a annihilés, rendant compte de certains comportements de la langue dans son usage du subjonctif, voir Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983.
  • [3]
    Toutes nos citations proviennent de Jacques le Fataliste préfacé par Paul Vernière, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1970. Les numéros de page seront donnés au fil du texte.
  • [4]
    Laurent Versini, « Introduction » à Jacques le Fataliste, in Œuvres II, Contes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 705.
  • [5]
    Simone Lecointre et Jean Le Galliot, « Introduction » à l’édition critique de Jacques le Fataliste et son Maître, Paris, Champion, 1976, p. CLXIII.
  • [6]
    Laurent Versini, loc. cit.
  • [7]
    Idée nuancée par Paul Vernière dans sa « Préface » à son édition, op. cit.
  • [8]
    Claude Bremond, « La logique des possibles narratifs », in Communications 8, 1966, repris dans L’Analyse structurale du récit, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Essais », 1981, p. 66.
  • [9]
    Jean-Michel Adam, Le Texte narratif, Paris, Nathan, coll. « Université », 1994, p. 44.
  • [10]
    Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative, Paris, José Corti, 1981.
  • [11]
    Op. cit., p. 62.
  • [12]
    La contrefiction est très exactement à la prétérition ce que l’ellipse est au résumé : ajout/suppression d’éléments extérieurs par rapport au développement/résumé d’éléments partiellement connus du lecteur.
  • [13]
    Gérard Genette, Nouveaux Discours du récit, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 10. Voir Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Essais », 1972, 1993, p. 710 : « histoire (les événements dénotés) ».
  • [14]
    Béatrice Didier, Commentaires sur Jacques le Fataliste, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1998, p. 43.
  • [15]
    Jaap Lintvelt, op. cit., p. 66.
  • [16]
    Nicole Le Querler, Typologie des modalités, Caen, Université de Caen, 1996, p. 54.
  • [17]
    Le lecteur reconnaissant un topic dans une « fabula préfabriquée », voir Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 102 sq.
  • [18]
    Jean-Michel Adam, op. cit.
  • [19]
    Du reste, lorsque le lecteur narrataire interpelle le narrateur, il esquisse un portrait rappelant ironiquement, mais clairement, Diderot : « homme de sens, qui a des mœurs, qui se pique de philosophie » (p. 248).
  • [20]
    Définition de Fontanier (Les Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 128).
  • [21]
    Frank Wagner, « Glissements et déphasages », Poétique, n° 130, avril 2002, p. 235.
  • [22]
    Id., p. 239.
  • [23]
    Yvon Belaval, « Préface » à son édition de Jacques le Fataliste, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 19.
  • [24]
    Pierre Campion, La Littérature à la recherche de la vérité, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique », 1996, p. 33. La contrefiction se comprend comme garde-fou salutaire pour le « conatus de la narration » introduit ici en référence à Spinoza.
  • [25]
    Béatrice Didier, op. cit.
  • [26]
    Simone Lecointre et Jean Le Galliot y voient une transposition de l’article « Autorité politique » et s’en expliquent, op. cit., p. 393.
  • [27]
    Christian Vandendorpe, « Allégorie et interprétation », Poétique, n° 117, mars 1999, p. 75.
  • [28]
    Le Santon, voulant frapper un fils qu’il croit pouvoir avoir à l’issue d’un calcul imaginaire, est puni par la chute d’huile sur sa barbe et ses cheveux du Pantchatantra ou les Cinq Livres indien, connu par La Fontaine dans la version traduite sous le nom de Livre des lumières.

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