Couverture de POESI_177

Article de revue

Ce qu’est The Sky over Kibera

Pages 331 à 338

Notes

  • [1]
    « La non-école du Teatro delle Albe est l’invention d’une méthode et non d’un format ; elle dépend à chaque fois des sujets et des contextes. Elle est menée par des “guides » bien préparés qui ne sont pas là pour proposer des savoirs codifiés et des compétences professionnelles mais travaillent à la construction d’un espace de liberté où faire une expérience collective à partir de relations vives, directes, qui n’obéissent à aucune hiérarchie rigide, ne se soumettent à aucun préjugé et ne sont pas destinées à être évaluées : ne participent que des volontaires disposés à s’engager dans l’aventure ». Laura Mariani, Il teatro nel cinema, op. cit., p. 99.
  • [2]
    Kibera est un des plus grands bidonvilles d’Afrique. Situé au cœur de Nairobi, il était peuplé, en 2009 d’au moins un million d’habitants. Void George M. Kiyu, Politics and slum upgrading in Kenya : a case study on the influence of politics on slum upgrading in Kibera, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2014 ; voir aussi Kennedy Magio Obombo, Slum tourism in Kibera, Nairobi, Kenya : philanthropic travel or organised exploitation of poverty ?, LAP LAMBERT Academic Publishing, Saarbrücken, 2012
  • [3]
    Emanuele Banterle (1956-2011) : homme de théâtre et dramaturge italien, co-fondateur avec Giovanni Testori, de la compagnie théâtrale de Gli incamminati.

1L’aventure au Kenya a commencé au moins mars 2017 dans un café de Milan où j’ai rencontré Ricardo Bonacina, directeur de la revue Vita et Alessandro Cappello qui travaille dans une ONG nommée Avsi [cette ONG italienne est installée en Côte d’Ivoire depuis 2008]. Bonacina et Capello avaient lu Aristofane a Scampia et ils avaient vu Eresia della felicità au Castello Sforzesco. Ils m’ont alors demandé de tenter l’expérience de la « non-école » à Kibera, [1] un bidonville en plein cœur de Nairobi. [2] J’ai d’abord pensé à mon calendrier de travail : j’étais en train d’achever le montage du film Vita agli arresti di Aung San Suu Kyi, la mise en scène de l’Inferno à Ravenne devait commencer d’ici peu et plusieurs de spectacles étaient déjà programmés. J’ai alors essayé d’expliquer à mes interlocuteurs avec le plus de délicatesse dont j’étais capable que je ne pouvais pas m’engager tout de suite pour un projet qui se déroulait de l’autre côté du monde.

2Ils m’ont demandé d’avoir la patience de les écouter : leur récit ne s’est pas limité alors à décrire les conditions du slum de Nairobi, semblable à tous ces bidonvilles délabrés qu’on trouve désormais épars sur la surface de la planète avec les caractéristiques que l’on connaît, de l’absence d’égouts au chômage généralisé, de la misère à la malédiction du SIDA, etc. Ce qui m’a le plus frappé dans ce récit c’est la description des violences des écoles publiques au Kenya où les enfants sont frappés de manière systématique, une condition qui peut nous rappeler des images du xixe siècle et les romans de Dickens. Alors que dans les écoles de l’Avsi les enfants sont heureux. Ces écoles leur permettent de sortir, fût-ce quelques heures par jour, de l’enfer des bidonvilles, d’avoir au moins un repas assuré, et surtout de jouir d’un lieu où tout est fait pour sauvegarder la dignité des enfants et où chaque visage est le visage d’une personne précieuse et unique, qui se trouve là pour apprendre et pour voir reconnus les droits qu’elle n’a pas à l’extérieur. La vie et la mort se croisent là d’une manière qu’on ne saurait comparer à la condition que nous connaissons aujourd’hui alors que le virus nous suspend entre la vie et la mort. A Kibera ce combat quotidien est des plus tragiques.

3Ce récit m’avait persuadé, j’ai déchiré le calendrier dans ma tête et je suis parti dès que possible. Une des raisons de l’invitation de l’Avsi était aussi que dans la Little Prince School de Kibera, un petit théâtre avait été construit et qu’on lui avait donné le nom d’Emanuele Banterle [3], une figure cruciale du théâtre italien, disparu en 2011, metteur en scène et organisateur de festival. On me demandait de prendre idéalement le relais en raison des sentiments d’amitié qui m’avaient lié à Emanuele et à tout son équipe, et en particulier à Luca Doninelli. Mais moi je ne savais absolument rien de Kiberia : qu’est-ce que j’étais supposé y faire ? Autour de quel texte devais-je travailler ? Le premier voyage que j’ai fait a donc consisté à explorer le terrain, à faire la connaissance des élèves des écoles Avsi, et à m’immerger autant que possible dans la réalité des bidonvilles. Bonacina et Capello m’accompagnaient. Ils s’étaient donné les noms de « Le chat et le renard » et moi j’étais le Pinocchio qu’ils avaient réussi à « piéger ». C’étaient les jours des grandes pluies et il fallait faire attention aux énormes flaques d’eau, aux ordures partout, à la boue dans ces petites ruelles étroites où les enfants jouent au milieu des déchets. Le titre du spectacle est né pendant ce premier voyage : alors que nous avions marché toute la journée dans la « forêt » des bidonvilles, nous avons fini par nous demander s’il y avait le ciel à Kibera parce que toute la journée notre regard était resté constamment collé à terre. Et c’est alors que je me suis souvenu du film de Wenders et que je me suis dit que oui, il y avait le ciel au-dessus de Kibera et avant même de penser à Dante et à la Divine Comédie, nous avions déjà le titre : The Sky over Kibera.

4Au Kenya il n’y a pas vraiment de tradition théâtrale, le théâtre National de Nairobi offre une programmation entièrement consacrée au divertissement : ni les élèves ni leurs professeurs n’ont une véritable connaissance de ce qu’est le théâtre, alors même qu’ils disposent d’un très riche patrimoine de danses et de chants traditionnels. Je leur ai raconté brièvement ce que voulait dire le mot « théâtre » pour moi et dans la vie, et surtout j’ai commencé à jouer avec eux. Nous nous sommes mis en cercle et nous nous sommes mis à chanter une octave de l’Orlando innamorato de Matteo Mario Boiardo en recourant à l’italien et à l’anglais, et en leur demandant d’improviser en swahili. Les gamines et les gamins ont tout de suite réagi à la grande surprise des enseignants qui les voyaient très attentifs, prêts à répéter, à danser, à sauter.

5Lors de ce premier voyage, j’ai compris que je ne devais pas parler de « non-école », comme je le fais en Italie et en Europe. Pour ces enfants et pour ces adolescents, l’école est une oasis de liberté. Il était absurde de commencer quelque chose avec eux qui conduisît, fût-ce par un nom, à nier ce qui les libérait. Je n’ai donc jamais recouru à ce terme qui se révèle si efficace chez nous quand il s’agit de donner envie aux enfants de participer à nos entreprises.

6Une fois rentré à Ravenne, et en repensant à l’enfer que j’avais traversé pendant ces journées, j’ai décidé que je pouvais proposer à l’Avsi de travailler sur la Divine Comédie. À Kibera j’avais vu l’enfer et le paradis ensemble : ces enfants m’avaient accueilli comme des anges du ciel. Comme tous les enfants du monde ? Oui, comme tous les enfants du monde, mais avec cette chaleur particulière qui existe en Afrique, et surtout dans les villages, dans les zones plus pauvres. On se retrouve inondé d’affects, de sourires. L’accueil qu’on nous a fait à Ushirika, une école d’un extrême pauvreté, un enclos de planches et de fil de fer barbelé qui faisait penser à un poulailler, avec des centaines d’enfants entassés là, qui m’encerclaient de toutes parts en chantant et en dansant m’avait étourdi à cause de son ineffable beauté. Le paradis au cœur de l’enfer.

7Quand l’Avsi m’a demandé combien d’enfants pouvaient participer au projet, j’ai répondu avec une phrase de mon père, Vincenzo : « on ne va pas mettre de limites à la providence ». Pas de limite au nombre de participants donc, la seule condition que j’imposais était que les enfants devaient venir parce qu’ils en avaient le désir, et non pour faire plaisir au proviseur ou aux professeurs. A la première rencontre ils étaient 150.

8J’ai demandé à Laura Redealli, actrice de la compagnie delle Albe et guide de la non-école, d’être mon assistante pour le projet tout entier. Et quand nous sommes rentrés à Kibera, nous avons proposé aux adolescents et aux enseignants de travailler sur la Divine Comédie. Il se trouve que le proviseur d’une des quatre écoles avait passé des vacances à Ravenne avec sa femme, qu’il avait visité la tombe de Dante, et qu’il s’était procuré une version en anglais du poème. Il a donc réagi avec enthousiasme à notre proposition et a expliqué à ses collègues ce dont il s’agissait. L’écueil le plus grand était les enfants et les adolescents eux-mêmes parce qu’il était décisif que l’histoire pût éveiller un écho en eux. Si tel n’avait pas été le cas, j’aurais tout de suite changé de direction en choisissant un autre point de départ. J’ai commencé par raconter le début du poème : c’est l’histoire d’un homme qui s’est perdu dans une « dark forest », la nuit dans un bois, mais il ne s’agit pas simplement d’un bois la nuit, c’est le bois qui contient toutes ses peurs, toutes ses angoisses, et la sensation désespérante d’avoir tout raté dans sa vie. C’est incroyable le nombre de nuances que cette « selva oscura » peut avoir dans les replis de notre âme. Et quand cet homme arrive à l’orée de la forêt et qu’un rayon de soleil semble lui redonner courage, il se retrouve face à trois bêtes sauvages ; un lynx, un lion et une louve. J’ai demandé : et qu’est-ce qui se passe alors ? Et tous en chœur : les bêtes le mangent. Mais non, s’ils le mangeaient l’histoire serait tout de suite finie… quelqu’un d’autre a une autre idée ? Alors le petit John, l’enfant qui nous guidera par la forêt dans The Sky over Kibera a levé la main : « sa maman arrive et elle le sauve ! » Comme si John avait lu la Divine Comédie dans une autre vie, ou qu’il avait eu un aïeul dans la Florence du xive siècle ! Mais oui tu as raison, petit John, c’est exactement ce qui se passe, cet homme voit une ombre s’approcher et il appelle à l’aide, « Miserere di me », un vers magnifique qui met ensemble le latin et le vulgaire – quelque chose à la Gadda qui mettait ensemble l’italien le plus élevé et le dialecte. « Miserere di me », que tu sois une ombre ou un homme, peu importe, je tends la main et j’appelle à l’aide, je suis un être humain et de moi jaillit cette requête ; et cette ombre, c’est Virgile, un de ses amis, poète comme lui, qui lui explique que pour arriver à la Lumière, il leur faudra traverser les ténèbres ensemble. C’est la condition nécessaire : la lumière du paradis ne se trouve pas en vente au supermarché, il faut la conquérir, elle est le fruit d’un voyage entrepris sur ses deux jambes, avec son propre corps, en traversant l’Enfer et en défiant la fatigue et les peurs. Et il faut le faire ensemble : on ne se sauve jamais tout seuls.

9Les enfants ont réagi avec enthousiasme, et c’est ce jour-là que j’ai appris que Kibera signifie en swahili « selva/ forêt » : nouvelle bénédiction. C’est alors leur ai-je dit qu’il va falloir nous entraider : moi je vous raconterai l’enfer décrit par le poète, et vous vous devrez me montrer ce qu’est l’enfer du quotidien à Kibera.

10Il y avait quatre écoles impliquées dans le projet : l’équivalent d’un lycée, l’école « Cardinal Ounga », avec des jeunes de 14 à 18 ans et trois écoles primaires : la Little Prince, la Urafiki Carovana et la Ushirika School, avec des enfants de 6 à 13 ans. Entretemps, Laura et moi avions pu repérer deux « guides » par école, capables de nous prêter assistance pendant le travail et qui étaient heureux de participer à cette aventure. Pour eux qui étaient habitués à travailler sur des cours bien structurés, c’était une surprise de découvrir qu’au théâtre les rythmes ne sont pas décidés a priori mais par le travail lui-même et de constater que d’un moment à l’autre tout peut se trouver chamboulé, que l’idée de départ peut être changée de fond en comble et que l’on doit se laisser surprendre par ce qui arrive. Ce qu’il peut y avoir d’inattendu dans le théâtre les a d’abord pris de court, parce qu’ils devaient affronter une modalité de relation avec leurs élèves qui n’avait aucun rapport avec les modalités habituelles, mais après ils se sont de mieux en mieux faits à leur nouvelle expérience.

11Si on met à part le premier voyage d’exploration, nous sommes allés à Kibera quatre fois en un an et demi : les trois premiers séjours ont duré une semaine, alors que le dernier lors duquel nous avons débuté avec le spectacle et pendant lequel j’ai tourné le film a duré quinze jours. Nous avons commencé au printemps 2017 et nous avons mis en scène le spectacle au mois d’octobre 2018.

12Nairobi est une immense métropole : les distances sont énormes tout comme est énorme le trafic, un enfer dans l’enfer. Une métropole où la pollution empêche de respirer. Moi et Laura nous dormions dans un petit hôtel géré par les Sœurs franciscaines. Voici comment se déroulait notre journée type : nous partions le matin à 9.00, accompagnés tous les jours par Antonino Masuri, un missionnaire laïc qui travaillait dans les écoles d’Asvi et qui a été pour nous un précieux guide dans le labyrinthe de Kibera. Nous arrivions à l’école Little Prince à onze heures, après deux heures passées dans une ville congestionnée par les embouteillages. Nous étions rejoints à la Little Prince par les enfants de la Ushikira School et avec eux nous passions les deux premières heures de laboratoire, puis on mangeait à la cantine avec les enfants et leurs enseignants : la cantine de la Little Prince est peut-être le restaurant le plus beau qu’il m’ait été donné de voir, manger avec les enfants le riz et l’ugali, la polenta de maïs qui constitue un des éléments de base de leur cuisine, valait tous les 5 étoiles de la planète. Après le repas on repartait, et de nouveau il fallait affronter au moins deux heures d’embouteillage, et nous arrivions aux deux autres écoles qui se partagent les mêmes édifices : l’école Cardinal Otounga et la Urafiki Carovana. Là nous proposions deux autres heures de laboratoire. Il va de soi que tandis que nous étions au travail dans ces deux contextes, le matin à la Little Prince et l’après-midi à l’Otunga, nous ne perdions pas de vue les fils dramaturgiques qui devraient ensuite nous permettre de les tisser ensemble dans les derniers jours de travail, une fois que nous aurions bien travaillé avec les cent cinquante participants.

13Le travail sur l’Inferno a épousé une allure naturelle : je veux dire par là qu’au fil d’improvisations, les jeunes gens ont mis en scène très naturellement les voleurs, les assassins, les faux amants, les violents, les vendeurs de drogue, les street-children. C’est-à-dire leur Kibera. Nous, nous contentions de suggérer, en créant des dynamiques entre les individus et le chœur, en isolant un Dante, un Virgile et une Beatrice qui pussent avoir un rôle de coryphée ; nous travaillions au montage ; nous excluions certaines situations, parce qu’elles étaient moins efficaces que d’autres, nous mettions l’accent scénique sur d’autres qui méritaient en revanche d’être amplifiées. Et quand la semaine de travail finissait nous laissions aux guides-enseignants la mission de continuer le travail sans nous, avec les oreilles et le cœur ouverts à l’inattendu.

14Alors que le travail avec les petits avançait vite, et que les portraits des trois bêtes fauves de l’Enfer regorgeaient d’énergie et de divertissement, nous avons connu des difficultés avec les adolescents de l’Otunga. En notre absence, un de leurs enseignants croyant bien faire les avait menés sur une fausse piste en écrivant pour eux une dramaturgie de sa création, la scène des politiques et les gamins avaient du mal à la réciter : ils étaient très embarrassés, l’ensemble sonnait faux. Mais ils le faisaient parce qu’il fallait le faire, parce qu’il fallait obéir à l’enseignant. Les faux pas sont très importants parce qu’ils permettent de comprendre plus clairement la direction à suivre. Nous avons alors expliqué à l’enseignant que dans notre méthode les adolescents ne se réduisent pas à être les mégaphones d’une partition déjà écrite, qu’elle soit de Shakespeare ou d’un guide qui s’improvise un instant dramaturge ; les mots doivent naître de leur propre expérience : certes le guide a un rôle dramaturgique, mais il se limite à mettre en une forme scénique une matière que les adolescents offrent dans leurs improvisations. Ce n’est pas rien ! La qualité du guide est de savoir sélectionner au sein du volcan qui éructe, de cette lave incandescente que les jeunes gens laissent échapper quelles sont les pépites les plus précieuses, les meilleures répliques, les amorces qui peuvent fonctionner et celles qui sont destinées à faire long feu, celles aussi qui peuvent fonctionner si on parvient à les renverser, à modifier leur signification, à les transformer. Nous avons ainsi retravaillé sur la scène des politiques ; nous avons suggéré aux gamins d’abandonner le script et de se déchaîner en pensant aux politiciens qui tous les cinq ans, juste pendant la période des élections, viennent à Kibera pour promettre des miracles en échange de voix. Le résultat était hilarant, digne de Karl Valentin.

15Mais comment choisir les figures-clefs de Dante, de Virgile et de Béatrice au sein du chœur immense où tous occuperont le devant de la scène ? Et les figures des politiciens ? Tout naît de la capacité d’observation du guide. C’est pourquoi il ne faut pas être pressé d’assigner ces rôles tout à la fois délicats et importants ; la plupart du temps il faut plusieurs rencontres pendant lesquelles on fait attention aux visages et aux comportements, aux gestes et aux voix. Or à Kibera nous y sommes arrivés presque tout de suite : la grâce d’Abigael Beatrice, la présence charismatique et persuasive de Brian-Dante, le visage asymétrique et la voix étrange de Hilary Virgilio se sont imposés naturellement. Il en fut de même pour les diables ou les hommes politiques : il s’est agi, comme toujours avec la non-école, d’affiner le regard et de voler aux enfants leurs bêtises, leurs blagues, ces manières d’être qu’ils portent avec eux à chaque rencontre, avant même que la véritable rencontre ait lieu et dont ils ne sont évidemment pas conscients : ils deviennent conscients au moment où ils s’aperçoivent que la blague qu’ils ont racontée à un ami avant la répétition a été reprise par le guide et insérée dans le travail. Ils le deviennent au moment où, en raison de leur invention, ils se voient assigner une figure qui émerge du chœur.

16Et c’est ainsi que nous sommes arrivés à la dernière étape quand nous avons mis ensemble le travail des quatre écoles. Avant le départ, Sandro Cappello m’a demandé si quelques jours avant le début du spectacle une troupe de cinéma pouvait se joindre à nous – une équipe de professionnels appelés à titre gratuit pour documenter l’expérience. Il y avait un an déjà que j’avais terminé de tourner Vita agli arresti di Aung San Suu Kyi et j’étais possédé par l’envie de recommencer à tourner : la proposition m’a enthousiasmé, et j’ai senti qu’avec de tels moyens, et en dépit du peu de temps que nous avions à notre disposition, il devenait possible de transformer un film qui se serait contenté de documenter le spectacle en un film d’art susceptible de faire se rencontrer l’aspect documentaire et les visions dantesques. J’ai alors demandé si Avsi pouvait payer le travail nécessaire en salle de montage ; c’était la seule dépense que je trouvais légitime, puisque jusqu’à ce moment, Laura et moi, grâce à l’aide du Théâtre de Ravenna, nous avions toujours travaillé gratuitement. Cappello me répondit que oui et qu’Avsi tenait beaucoup à ce que quelque chose de cette expérience pût rester. Je commençais alors à me faire une idée du film. J’ai jeté quelques idées sur le papier : non pas un scénario bien sûr – nous n’avions pas le temps – mais une séquence de possibilités qui pourraient m’aider à m’orienter dans le chaos qui m’attendait.

17Nous avions été obligés de penser à deux commencements, parce que les écoles qui participaient au spectacle étaient trop éloignées les unes des autres et que nous voulions donner la possibilité à tous les parents, à tous les amis, à tous les enseignants d’assister au spectacle, ce qui aurait été impossible s’il avait eu lieu dans une des deux écoles seulement. Les endroits où nous avons mis en scène le spectacle étaient très différents : il y avait un terrain de basket en ciment à la Little Prince, une esplanade recouverte de sable à la Otunga. Pour le film, j’ai choisi d’utiliser seulement les scènes filmées à l’Otunga, parce que le sable et le grand arbre ainsi que la baraque au centre de l’esplanade me semblaient plus adaptés pour signifier la « selva » où tout commence.

18Pendant ces jours-ci le rôle de Laura a été encore plus décisif encore : sa présence en tant qu’assistante à la mise en scène me permettait de lui confier le soin des derniers perfectionnements du spectacle alors que je me concentrais sur le tournage. On se partageait le travail : Laura s’occupait de la mise scène d’un épisode, et moi pendant ce temps-là j’en filmais une autre ; je demandais à la troupe de jouer en fonction de la caméra car je pensais la scène du point de vue du spectateur de théâtre, mais du point de vue du spectateur de cinéma. Il s’agit de langages semblables et pourtant différents : d’un côté l’air des corps et l’espace qui nous entoure entièrement, de l’autre le monde vu à travers l’écran-fenêtre.

19Nous n’avions pas de plan de travail comme c’est normalement le cas au cinéma : nous avions un très petit nombre d’heures à notre disposition, et qui plus est nous nous trouvions immergés dans le tourbillon des débuts chaotiques qui appartiennent à la démarche de notre « non-école » : on attend un enfant qui vous dit à la dernière minute qu’il ne peut pas venir et il faut donc envoyer quelqu’un le chercher ; un autre pleure dans son coin parce qu’il a peur d’entrer en scène ; un autre encore arrive sans son déguisement, et ainsi de suite. Par chance le directeur de la photographie était parfait humainement artistiquement et il en allait de même de toute son équipe : tout le monde était bien conscient qu’il était déjà miraculeux dans ce chaos de parvenir à donner forme à une image.

20L’avancée à travers l’Enfer, sous la conduite du petit John, le diablotin qui mène le spectateur à l’intérieur du bidonville pour l’y perdre n’était certes pas une scène prévue dans le spectacle : c’est la première idée que j’avais eue quand j’avais pensé au film. Je voulais trouve le moyen de recréer la première émotion qui m’avait saisi quand j’ai traversé Kibera.

21Il faut réserver un sort au Purgatoire. Cette espèce de cortège-procession de t-shirts jaunes qui déambulent dans Kibera avait été conçu comme un événement en soi : il ne devait pas faire partie du spectacle. J’avais demandé à AVSI d’imaginer une sortie de l’espace théâtral, comme on l’avait fait plusieurs années auparavant dans les Eresie della felicità à Santarcangelo et à Milan, avec l’idée de faire entendre dans Kibera la voix de ses enfants, de faire résonner dans ces rues leurs cris mêlés à la poésie de Dante, de Maïakovski, d’Emily Dickinson, des poètes kenyans. L’idée de ce cortège était donc antérieure, mais elle s’est révélée bien adaptée à un moyen-métrage.

22J’ai demandé aux équipes de tournage de rester parmi nous avec le plus de naturel possible, au beau milieu des voitures et des bruits assourdissants, sans craindre d’apparaître ou de faire apercevoir les moyens techniques du tournage, l’ingénieur du son et les opérateurs participaient à la procession comme nous tous, bardés de leurs instruments, comme les vers du poète étaient nos propres instruments. Tout cela bien visible.

23Une fois rentré à Ravenne, j’ai passé six mois en salle de montage, avec Francisco Tedde, pour faire fructifier le plus possible le tout petit temps qu’avait duré le tournage. Francesco, responsable avec son frère Alessandro du studio Antropotopia m’a permis de travailler sans avoir l’angoisse du compteur qui marque inexorablement chaque heure passée dans la salle de montage. Il a été mon complice dans chacune des phases de la production. Toutes les étapes du travail cinématographique sont émouvantes : rêver au film dans sa tête, écrire le scénario, guider le tumulte collectif des reprises en sachant laisser une place à l’imprévu, jouir du temps de solitude et de recueillement dans la salle de montage, semblable à la solitude du romancier devant la page écrite. C’est alors qu’on peut passer des heures et des heures devant une scène pour la réduire à une seconde, pour corriger une couleur, pour couper là où c’est nécessaire. Dans cette dernière phase l’apport de Daniele Roccato, magnifique contrebassiste a été déterminant. C’est lui qui m’a permis d’utiliser Sleeping Beauty qui semble avoir été écrit exprès pour le Purgatoire des rues de Kibera, tant le contraste entre les images et la somptuosité sentimentale et baroque de ce morceau de musique est tout aussi précis que touchant.

24Quelques jours à peine pour y penser, une poignée d’heures pour le tourner, et pour finir, un temps démesuré et beaucoup de confort pour l’écrire définitivement au montage : voilà ce qu’est The Sky over Kibera.

Figure 1
© Marco Martinelli/ Luca Sossella éd.

Date de mise en ligne : 22/02/2022

https://doi.org/10.3917/poesi.177.0331

Notes

  • [1]
    « La non-école du Teatro delle Albe est l’invention d’une méthode et non d’un format ; elle dépend à chaque fois des sujets et des contextes. Elle est menée par des “guides » bien préparés qui ne sont pas là pour proposer des savoirs codifiés et des compétences professionnelles mais travaillent à la construction d’un espace de liberté où faire une expérience collective à partir de relations vives, directes, qui n’obéissent à aucune hiérarchie rigide, ne se soumettent à aucun préjugé et ne sont pas destinées à être évaluées : ne participent que des volontaires disposés à s’engager dans l’aventure ». Laura Mariani, Il teatro nel cinema, op. cit., p. 99.
  • [2]
    Kibera est un des plus grands bidonvilles d’Afrique. Situé au cœur de Nairobi, il était peuplé, en 2009 d’au moins un million d’habitants. Void George M. Kiyu, Politics and slum upgrading in Kenya : a case study on the influence of politics on slum upgrading in Kibera, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2014 ; voir aussi Kennedy Magio Obombo, Slum tourism in Kibera, Nairobi, Kenya : philanthropic travel or organised exploitation of poverty ?, LAP LAMBERT Academic Publishing, Saarbrücken, 2012
  • [3]
    Emanuele Banterle (1956-2011) : homme de théâtre et dramaturge italien, co-fondateur avec Giovanni Testori, de la compagnie théâtrale de Gli incamminati.

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