Couverture de POESI_175

Article de revue

Osteritas, ou le banc des méduses

Pages 15 à 21

Notes

  • [1]
    Les pages qui suivent proposent un commentaire more geometrico de L’ordre du mouvement et de L’alchimie de la lenteur. Les italiques renvoient à la lettre de ces notations qui se détachent comme des méduses tremblantes.
  • [2]
    E. Glissant, Une fixité qui ondoie, in Pierre Oster, Poétique et Poésie, Pau, PUP, 1994. Glissant savait-il que L. Spallanzani, comme Réaumur, Bonnet ou Buffon appelait les méduses des orties errantes ? Dans une très belle lettre de février 1789 à Charles Bonnet L. Spallanzani évoque les méduses du détroit de Messine : « L’attachement des ces orties sur le visage, et sur d’autres parties délicates de notre corps est très brûlant, et cause de petites inflammations. […] Vous voyez donc que les anciens n’avaient pas tort d’appeler orties ces animaux ». Dans sa réponse, Bonnet s’interroge sur l’étrange lumière qu’elles répandent et Giovene tente d’expliquer à Spallanzani leur principe phosphorique. Parmi les automéduses on distingue aujourd’hui les Hydroméduses des Acalèphes. En grec, acaphélè signifie ortie. Depuis les travaux de Linné, de Bosc et de Péron, on a recensé plus de quatre mille membres dans la famille des cnidaires. Cf. les travaux de J. Goy, Les méduses de François Péron et Charles Alexandre Lesueur, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 1995.
  • [3]
    Sur leur relation poétique, cf. D. Aranjo, P. Oster et Saint- John Perse, in Pierre Oster, Poétique et Poésie, Pau, PUP, 1994. Sur la cosmogonie de P. Oster, on reverra dans le même volume à la cinquième section consacrée à Cosmos et Poésie. Cf. surtout A. Marchetti, Analectique et harmonie pythagoricienne chez Pierre Oster.
  • [4]
    B. Engel-Roux a évoqué cette passion de la mobilité dans La mesure et le flux, lecture de Pierre Oster Soussouev, Mazamet, Babel éditeur, 1994, passim et surtout, pp. 17- 24 et 88- 89.
  • [5]
    Cf.aussi Solitude de la lumière, Gallimard, 1957.
  • [6]
    Le recueil Les Dieux (Paris, Gallimard, 1970) convoque aussi son peuple de nuages. On en donne quelques exemples. Cf. le Vingt et unième poème : « Je me penche et je cherche et j’exalte une source naïve / Naïvement soumise à des nuages nouveaux » p. 18. Cf. le Vingt-deuxième poème : « Lorsque je regarderai dans vos yeux, lorsque ma ferveur vagabonde / Choisira comme objet de louange un nuage admirable et lent » p. 35. Le Vingt-sixième poème fait allusion à l’affinité du nuage et de la méduse : « Un nuage isolé dessine sur la lune une île transparente » p. 68.
  • [7]
    Pour Nietzsche, la danse est ce qui, au-delà de la puissance des mouvements ou de la promptitude de leurs dessins extérieurs, avère la force de leur retenue. Certes on ne montrera la force de leur retenue que dans le mouvement lui-même, mais ce qui compte finalement est l’évidence gracieuse de cette retenue. À l’inverse de la vulgarité, la danse n’est nullement l’impulsion corporelle libérée et sauvage mais l’évidence corporelle de la désobéissance à une impulsion.
  • [8]
    Dans ses Papiers Collés, G. Perros évoque les flaques d’écriture de Joubert qui « s’évaporent sous un regard trop appuyé ».
  • [9]
    H. Maldiney a consacré à ce problème de profondes analyses dans L’Art et le pouvoir du fond, in Regard, Parole Espace, Lausanne, L’âge d’Homme, 1973, pp. 173-207. Voir aussi G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, chapitre 8, Peindre les forces, Paris, Éd. de la Différence, 1981.
  • [10]
    Le travail philosophique de C. Malabou permet de mesurer la fécondité du concept de plasticité ; cf. Plasticité, Leo Scheer, 2000.
  • [11]
    Cézanne disait à Gasquet : « Une logique aérienne, colorée, remplace brusquement la têtue géométrie. L’assise géologique, le travail préparatoire, le moment du dessin s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe ». Gasquet, Cézanne, Paris, 1921, p. 83.
  • [12]
    Les trachyméduses habitent normalement la haute mer. Elles migrent aussi bien horizontalement que verticalement. On ne les voit dans la zone côtière que pendant la saison froide, amenées du large par les courants.
  • [13]
    “Tout un parler profond m’envahira peu à peu”. Les Dieux, op. cit., p. 78.
  • [14]
    Je retrouve ici une intuition de Denis Roche qui écrivait dans un article précisément intitulé « Etre Oster » : « Oster Soussouev n’en finira jamais d’être oster ni d’écrire […]. Il avance, raide, et les yeux fixés devant sur l’horizon, toute la lumière en-dessus et autour, tout le noir d’en-bas montant de la terre et autour de lui. L’horizon toujours à la même distance. Et aussi raide que lui », Critique, juin-juillet 1979, 385-386, « 30 ans de poésie française : Des Singuliers au pluriel », p. 585.
    Je reprends ici, sans trop les modifier des pages anciennes publiées dans le beau volume Pierre Oster, justifier l’inconnu, NUNC, Ed. Courlevour, R. Gaillard (éd.), 2014. Ces pages avaient plu à « notre P.O ». Elles nécessiteraient toutes sortes de précisions et d’atténuations. Le style en est trop géométrique. Triste de ne pouvoir les soumettre au principal intéressé, j’y renonce.

1

« Point des femmes, mais des êtres d’une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre, follement irritables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives, toutes courues d’ondes rapides, franges et frondes qu’elles plissent, déplissent ; cependant qu’elles se retournent, se déforment, s’envolent, aussi fluides que le fluide massif qui les presse, les épouse, les soutient de toutes parts, leur fait place à la moindre inflexion, et les remplace dans leurs formes. Là, dans la plénitude incompressible de l’eau qui semble ne leur opposer aucune résistance, ces créatures disposent de l’idéal de la mobilité, y dépendent, y ramassent leurs rayonnantes symétries. Point de sol, point de solide, pour ces danseuses absolues ; point de planche, mais un milieu où l’on s’appuie par tous les points qui cèdent, vers où l’on veut. Point de solide, non plus, dans leur corps de cristal élastique, point d’os, point d’articulations, de liaisons invariables, de segments que l’on puisse compter… »
(P. Valéry, Degas, Danse, Dessin)

2

« J’aurais désiré que vous puissiez faire quelques expériences sur le phosphorisme des mollusques. Ces méduses luisent-elles quand elles ont été un jour ou deux dans l’obscurité ? Luisent-elles dans la mofete ? Luisent-elles dans le vide ? Luisent-elles dans toutes les saisons ? »
(L. Spallanzani à Olivi, Pavia, le 20 novembre 1794)

3

Un vers rapide – l’arme d’une mobilité irréversible, d’un va-et-vient entre un lyrisme générateur de compréhension, d’unité consciente et l’attitude encore inexplorée d’abandon aux architectures du tellurisme, aux flux terrestres,
(Pierre Oster, L’ordre du mouvement)

4

Quelques flocons d’écume… Une haie… Une ligne d’écueils…
(Pierre Oster, Les Dieux, Vingt-quatrième poème)

5

*

6L’aphorisme n’est pas une île, c’est une méduse [1]. On évite un faux problème : l’aphorisme est-il une île continentale ou une île océanique ? Les îles continentales sont des îles accidentelles, dérivées : elles sont séparées du continent, elles naissent d’une désarticulation, d’une érosion, d’une fracture et survivent à l’engloutissement de ce qui les retenait. Les Pensées de Pascal sont le modèle aphoristique de l’île continentale ; Simone Weil ou Cioran, leur version moderne. L’aphorisme continental, c’est ce qui reste d’une pensée plus grande quand le système a sombré sous la violence de la pensée. Les îles océaniques sont des îles originaires, essentielles : tantôt elles sont constituées de coraux et nous présentent un véritable organisme, tantôt elles surgissent d’éruptions sous-marines et apportent à l’air libre le mouvement des bas-fonds. Quelques-unes émergent lentement, quelques-unes aussi disparaissent et reviennent, on n’a pas le temps de les annexer. Merveilleux Chamfort, Chamfort corallien, Chamfort dans son jardin de coraux. La Rochefoucauld offre le modèle des îles océaniques éruptives : les bas-fonds de l’amour-propre transparaissent dans son eau claire. La Bruyère qui invente en 1694 le premier fragment de la littérature française illustre l’instabilité des îles océaniques.

7Il n’est pas sûr, pourtant, que l’aphorisme appartienne à l’histoire des formes et qu’il consiste à couper dans la matière pour isoler et inventer une forme et son enchaînement. On dira plutôt qu’il consiste à capter des forces. L’aphorisme n’est pas une île, c’est une méduse.

8Il n’est pas sûr non plus que la question de l’aphorisme dépende d’une d’une géographie ni même d’une tectonique. Le fragment, le fragment, oui, bien sûr, mais le fragment est une gêne poétique et théorique qui réduit le problème de l’aphorisme à la question quantitative de la pièce détachée.

9Pierre Oster refuse toute détermination quantitative de l’aphorisme. Ainsi, tandis que l’académie invente la séparation de la philosophie et de la poésie pour se donner le pauvre privilège de la réduire, le poète crée une nouvelle image de la pensée qui est aussi une nouvelle pratique d’écriture : le banc de méduses comme passage à l’intérieur de la pesanteur. Avant lui, la modernité poétique avait poursuivi les traditions de l’aphorisme : Paul Valéry avait inventé l’aphorisme corde raide et Rhumbs tandis qu’au même moment les surréalistes pratiquaient l’aphorisme coup de poing et, avec Ducasse, l’aphorisme boutade. Cette étrange fraternité en dit long sur l’aphorisme : il est court-circuit dans le courant du langage. Si l’aphorisme poétique se distingue c’est par ce potentiel énergétique. Reverdy, Char, Michaux : Reverdy ou l’aphorisme note délicate et gant de crin ; Char ou la parole en archipel et le crible de ses outils nuptiaux, Michaux, les tranches de savoir qui sont aussi des poteaux d’angle. Pierre Oster invente le banc de méduses. Nous inventons le modèle fluide. À quoi reconnaît-on un banc de méduses ?

10Si l’aphorisme défini comme fragment appartient à plusieurs histoires, les méduses n’appartiennent qu’à la mer, à ce paysage du tout qu’elles expriment et aux nageurs qu’elles effleurent dans ce feu des contacts que l’art féconde. Nouvelle Pénélope, le poète lutte contre une pensée de la déchirure et pratique le ravaudage selon une perspective unitive. Quel était le problème de la détermination quantitative de l’aphorisme ? C’est tout simplement qu’elle manquait l’essentiel car elle changeait la force pour la forme : une borne – horos- se dresse dans l’aphorisme – la détruire. Détruire les bornes de l’aphorisme, déchirer ses tissus trop serrés qui contraignent les chairs du fragment : il faut rendre l’aphorisme à sa rigueur mobile, à son mouvement sans fin. Dépasser l’aphorisme c’est le faire imploser ; c’est le tirer par le fond ou par le haut : en faire une membrane vibrante où s’affrontent les mouvements centrifuges et les mouvements centripètes. Pierre Oster évoque précisément un chiasme générateur.

11Risquons donc une première définition : l’aphorisme est la ligne de vibration du langage, sa ligne de flottaison, comme sa membrane légère (membrana signifiait aussi parchemin) son court-circuit le plus singulier. C’est une méduse.

12Ces danseuses frêles sont le point de coïncidence d’autant plus délicat qu’il est plus fugace de la surface et du fond, du large et du bord, du proche et du lointain, de la douceur de la gélatine et de l’irritation du dard, du noir absolu, abyssal et de la lumière des phosphores, de la grâce aussi et du dégoût – Glissant l’avait bien vu lorsqu’il évoquait l’écriture d’Oster. Il veut y voir que des orties échouées, soudain éblouies, lèvent[2]. Cette gerbe d’orties comme des soleils levants, c’est le banc de méduses – Oster évoque les fuyantes galaxies et s’en remet à l’enseignement numineux des météores. Qu’est-ce à dire ? La méduse est un point d’appui fugace et transitoire : elle s’appuie sur ce qui se dérobe – sommée de porter l’édifice.

13On interrogera la mécanique de ses poussées : que relient les lanières des méduses et leur communauté déliée ?

14Oster nous met en garde : l’écriture du banc de méduses appartient aux deux infinis : à l’infiniment petit comme à l’infiniment grand. L’infiniment petit, c’est la tête d’épingle ; l’infiniment grand, le grand large. La tête d’épingle, c’est le détail poignant, la microscopie et le punctum, la bribe et le débris, le grain de sable comme base de la vérité la plus intime. Ce détail absolu est un brin de paille. Il autorise le nouveau sorite du poète : la dévastation du poète par le grain de sable. À ce titre, Oster mécontente Leibniz.

15On peut préciser notre définition : qu’est-ce qu’une méduse ? C’est une tête d’épingle qui indique le nord comme l’aiguille de la boussole. Elle permet de tenir le cap dans la nuit du langage. Son œil est sans paupière. Pourtant les méduses ne se contentent pas d’indiquer la direction du mouvement, elles y participent. Le banc de méduses n’est pas un simple signal de l’onde : le courant le traverse. La méduse est une tête d’épingle mouvante et déliée, une décharge mobile suspendue sur l’abyme et qui se laisse porter par les forces invisibles. Oster ne se trompe pas quand il veut résumer dans son banc des méduses un De Anima. La méduse, c’est l’âme tournoyante dans la nuit océane du langage – méduse, petit d’œil d’azur.

16L’Alchimie de la lenteur donne sans doute la meilleure formule de la méduse dans le lexique des grands genres platoniciens : visage d’une multiplicité unie : unité et multiplicité où l’âme fait voile.

17L’écriture des méduses détermine : une logique, une poétique, une cosmogonie et une théologie. La logique de Pierre Oster est une logique de la sensation. Elle en appelle à une sensibilité générale qui commande de véritables exigences de pensée : l’empathie, l’effusion, l’intuition. Ici encore l’aphorisme méduse n’est pas l’émergence d’une pensée souterraine, d’une philosophie qui pourrait se dire autrement. L’intuition n’est pas une pose de l’esprit : elle est le corps même de la pensée. Nous sommes intuition. C’est pourquoi elle impose lenteur et transformation. Telle est la leçon des méduses : une alchimie de la lenteur est nécessaire pour comprendre l’ordre du mouvement. Il arrive que Pierre Oster distingue les modalités de cette logique de la sensation : la saisie sensorielle est d’abord réception du bel événement du sensible. Le règle du syntagme, c’est la perception. Cette réceptivité est l’étape fondamentale de l’empirisme poétique de Pierre Oster : un empirisme de l’instant. Mais l’alchimie de la lenteur consiste comme chez Condillac ou Locke à laisser la sensation se transformer : si une vigilante grandeur s’exprime dans les sens, il faut apprendre à transformer tes sensations, à les projeter dans la vérité du Corps infini. On peut alors comprendre que si le sensualisme de Pierre Oster est absolu , c’est au moins en deux sens. D’une part, la sensation elle-même est absolue : sa tête d’épingle est en même temps son côté le plus poignant. Mais d’autre part, la sensation est absolue parce que l’écriture la transforme absolument en la transformant vers l’absolu, dans l’absolu. Cette transformation lente est basée sur les vitesses les plus folles : usons d’une rapidité décisive, de la décisive alchimie de la lenteur. En elle, jouissance sensible et connaissance se confondent et se croisent.

18Que cette logique de la sensation correspondent à une cosmogonie c’est chose évidente. Pierre Oster chemine avec Saint John Perse sur les hauteurs du lyrisme cosmique [3]. Il s’essaie à un savoir de la terre. C’est ici que l’écriture du banc de méduses rejoint le large du paysage du Tout. Elle célèbre inlassablement les éléments : la terre, l’eau, la lumière, le ciel, notre charpente. Elle prend pour modèle la feuille, le vent, le nuage – têtes d’épingles organiques et figure de chaque élément en méduse. Pourtant chaque élément est une force, chaque élément est un mode de la force et impose à la membrane de l’écriture une inflexion nouvelle [4]. La lumière détériore et creuse[5] parce qu’elle est un flux. La terre aussi est un flux et le ciel lui-même qui s’élargit par nos veines. Or si la terre, la lumière et le ciel sont des flux, si le vent est un flux n’est-ce pas parce que la terre, la lumière, le ciel et le vent sont des visages de l’eau ? C’est l’eau qui domine parce qu’elle est l’élément porteur et l’élément comme force, le rapport entre profondeur et surface, le sang des échanges : tirons parti du mélange où nous baignons ; ayons l’âme bien ajointée à la terre bien humide et à la nuit des eaux dans les délices de leur cours. Ainsi le fleuve prendra forme dans le bief de l’art. Aussi l’idéal architectural du banc de méduses est-il le nuage. Nuages, grosses méduses dans le ciel [6].

19La théologie de cette logique de la sensation est une théologie de la lumière : c’est vers elle que les méduses remontent en frémissant. Si Oster la nomme explicitement théologie irénique de la présence, il ne cache pas que sa religion est bien étrange. C’est la religion du pèlerin. La cosmogonie est-elle fille de la théologie ou la théologie fille de la cosmogonie ? L’une et l’autre correspondent à une dévotion aux choses qui est à la fois, et comme chez Saint John Perse, adéquation de l’esprit au réel, pensée de l’exaltation, et élan de l’éloge – interjection. La modalité de son verbe est l’optatif qui pousse la méduse vers le haut et la porte sur le souffle absolu. On dirait qu’une pneumatologie ancienne relie la cosmogonie et la théologie de Pierre Oster.

20Il reste que c’est une poétique qui tient ensemble la logique de la sensation, la théologie et la cosmogonie. En effet, cette poétique exprime une esthétique unitive qui contracte le courant en un spasme de beauté : la méduse replie l’infini des profondeurs dans sa transparence même. Ainsi, le vers résume la composition entière du langage. La poétique des méduses est la transparence de la surface et du fond qui correspond au partage non formel de la prose et de la poésie, l’une à l’autre transparentes au goût du simple et de l’obvie, mais aussi au court-circuit des contraires dans la célébration du ténu. La grâce de la méduse semble être de contracter dans sa danse toute la pesanteur du langage et de la rendre au modèle fluide du poème. Après Mallarmé, Valéry faisait de la méduse le modèle même de la danseuse : le déroulement des modèles de phrase[7].

21Oster a livré la grande formule poétique de la méduse : Un vers rapide – l’arme d’une mobilité irréversible, d’un va- et- vient entre un lyrisme générateur de compréhension, d’unité consciente et l’attitude encore inexplorée d’abandon aux architectures du tellurisme, aux flux terrestres.

22Nous n’omettons pas que l’écriture des méduses comporte une éthique faite de pauvreté, elle aussi et de privilège. Oui, il y a une éthique de la méduse : privilégie le manque absolu qui te permet d’intérioriser, dans le dénuement, les forces dont tu es la résultante. Cette éthique consiste à travailler à ses flaques[8].

23Rappelons les règles de formation des méduses : la méduse exprime le rapport du large et du bord, elle résume la différence de la surface et du fond, c’est une danseuse, c’est une décharge électrique, c’est une ligne mouvante qui se résume en tête d’épingle. Ce moment d’abstraction vivante est sommé de porter l’édifice.

24De quel fond se détachent les méduses ? Pierre Oster offre une réponse précise et énigmatique quand il dit vouloir se rallier à cette façon d’unité tremblante qui dans le langage se détache. L’aphorisme se détache donc de la nuit du langage qui le délimite. Le problème est alors proche de celui des grands peintres : il s’agit de détacher une figure du fond [9]. Ce problème n’est pas formel. Il dépend des forces.

25Comment les méduses se détachent-elles du fond ? La théorie intensive de l’aphorisme enveloppe une théorie du rythme. La méduse n’est-elle pas le rythme même de la langue ? Ce rythme plonge dans le chaos, dans la nuit sans bord. On comprend mieux alors ce qui fait la singularité de son corps sans organes : c’est un corps intense, intensif. Il est parcouru par une onde qui trace dans le corps des niveaux, ou des seuils d’après les variations de son amplitude. Le mouvement des méduses c’est le rythme même de l’aphorisme : regardez- les danser : tantôt fixes et tantôt migrantes, suivant le passage de l’onde nerveuse, suivant les zones qu’elle investit ou dont elle retire. C’est parce qu’ils sont comme les lignes de force du langage, comme ses lignes à haute tension que les aphorismes sont des méduses : portés par le courant, ils le transmettent. Une forme plastique issue du fond et dont la clarté communique directement avec l’ombre, l’obscur et le fond, dans un rapport intérieur proprement lumineux, telle est la méduse [10]. Méduse, fragile modulation de la lumière dans la nuit des mots.

26Ce qui sépare et unit à la fois la forme et le fond, c’est le contour comme leur limite commune. Avec les méduses, le contour a cessé d’être géométrique pour devenir organique. C’est la conséquence du sensualisme d’Oster : le contour devient mobile, dansant, intensif : il résulte de l’ombre et de la lumière, des plages noires et de la surface blanche. Les méduses aiment les eaux-fortes. Elles surgissent du fond. M’emparer – c’est le fécond paradoxe d’une appropriation souterraine – d’une pesanteur ailée. Déjà je m’élève et je m’abaisse.

27N’est-ce pas cela aussi la beauté des méduses ? L’organisme, la ligne de flottaison et le rythme modulant des rayons et des ombres ? La méduse n’est pas une île : ce n’est plus l’essence qui apparaît, mais plutôt l’apparition qui fait essence et loi : les méduses se lèvent et montent dans la lumière. La forme n’est plus séparable d’une transformation, d’une transfiguration qui de l’obscur au clair, de l’ombre à la lumière, établit ce que Wölfflin appelait une sorte de liaison animée d’une vie propre. L’aphorisme insulaire obéit aux lois de l’organisation, la méduse aux lois de composition. Pierre Oster en énonce l’axiome : construire des ensembles où les unités qui se discernent puissent à leur propre diversité s’ordonner, que ces ensembles ensuite fassent composition. Mais qu’est-ce qu’une composition par différence avec une organisation ? Une composition, c’est l’organisation même en train de se désagréger : les méduses se contractent et se détendent en montant dans la lumière. Oster évoque ses forces de dissolution sublime[11]. La méduse est la ligne du rythme : plus qu’une ligne, la ligne de flottaison du fond lui-même, la désagrégation de la lumière en modulation. Avec l’aphorisme méduse, la forme n’est plus une essence, elle est devenue accident. La langue magnifiquement classique d’Oster ne doit pas nous masquer la modernité de ces transformations.

28Nous avons vu que les trois éléments fondamentaux de la poétique de Pierre Oster c’étaient la ligne de flottaison sur l’abyme du langage, la composition, la modulation ou le rythme. Certes, il s’agit bien de trois éléments distincts. Or tous les trois convergent vers le paysage du Tout, dans le paysage du Tout comme ensemble de forces, c’est-à-dire comme grand large. Il faut que l’existence des méduses soient vibratiles : de cette manière, chaque touche, chaque onde, chaque inflexion, chaque modulation de fréquence indique l’exercice immédiat d’une force. Et quand il faudra réfléchir sur le rapport des grands poèmes et des notes de Pierre Oster, on ne dira pas que les notes étaient des méduses qui s’étaient libérées du grand large, mais qu’elles étaient les méduses qui avaient libéré le grand large [12]. Le large fait gonfler les méduses, leur impose un spasme, les met en rapport avec des forces extérieures qui les traversent, soit avec la force éternelle d’un temps qui ne change pas (le temps cosmique), soit avec les forces variables d’un temps qui s’écoule : Nous avons partie liée avec des puissances qui nous défont.

29Savoir faire remonter les méduses sans les déchirer, les porter à la pleine lumière sans négliger les grands fonds du langage exige tout un art fait de patience, de délicatesse et de tact. Il nécessite aussi le sens des profondeurs [13]. Finalement, le banc de méduses, la tension de son courant est peut-être une manière de sauver la langue et ses contours contre toute poétique de la bavure. On nommera cette exigence osteritas[14].


Date de mise en ligne : 22/06/2021

https://doi.org/10.3917/poesi.175.0015

Notes

  • [1]
    Les pages qui suivent proposent un commentaire more geometrico de L’ordre du mouvement et de L’alchimie de la lenteur. Les italiques renvoient à la lettre de ces notations qui se détachent comme des méduses tremblantes.
  • [2]
    E. Glissant, Une fixité qui ondoie, in Pierre Oster, Poétique et Poésie, Pau, PUP, 1994. Glissant savait-il que L. Spallanzani, comme Réaumur, Bonnet ou Buffon appelait les méduses des orties errantes ? Dans une très belle lettre de février 1789 à Charles Bonnet L. Spallanzani évoque les méduses du détroit de Messine : « L’attachement des ces orties sur le visage, et sur d’autres parties délicates de notre corps est très brûlant, et cause de petites inflammations. […] Vous voyez donc que les anciens n’avaient pas tort d’appeler orties ces animaux ». Dans sa réponse, Bonnet s’interroge sur l’étrange lumière qu’elles répandent et Giovene tente d’expliquer à Spallanzani leur principe phosphorique. Parmi les automéduses on distingue aujourd’hui les Hydroméduses des Acalèphes. En grec, acaphélè signifie ortie. Depuis les travaux de Linné, de Bosc et de Péron, on a recensé plus de quatre mille membres dans la famille des cnidaires. Cf. les travaux de J. Goy, Les méduses de François Péron et Charles Alexandre Lesueur, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 1995.
  • [3]
    Sur leur relation poétique, cf. D. Aranjo, P. Oster et Saint- John Perse, in Pierre Oster, Poétique et Poésie, Pau, PUP, 1994. Sur la cosmogonie de P. Oster, on reverra dans le même volume à la cinquième section consacrée à Cosmos et Poésie. Cf. surtout A. Marchetti, Analectique et harmonie pythagoricienne chez Pierre Oster.
  • [4]
    B. Engel-Roux a évoqué cette passion de la mobilité dans La mesure et le flux, lecture de Pierre Oster Soussouev, Mazamet, Babel éditeur, 1994, passim et surtout, pp. 17- 24 et 88- 89.
  • [5]
    Cf.aussi Solitude de la lumière, Gallimard, 1957.
  • [6]
    Le recueil Les Dieux (Paris, Gallimard, 1970) convoque aussi son peuple de nuages. On en donne quelques exemples. Cf. le Vingt et unième poème : « Je me penche et je cherche et j’exalte une source naïve / Naïvement soumise à des nuages nouveaux » p. 18. Cf. le Vingt-deuxième poème : « Lorsque je regarderai dans vos yeux, lorsque ma ferveur vagabonde / Choisira comme objet de louange un nuage admirable et lent » p. 35. Le Vingt-sixième poème fait allusion à l’affinité du nuage et de la méduse : « Un nuage isolé dessine sur la lune une île transparente » p. 68.
  • [7]
    Pour Nietzsche, la danse est ce qui, au-delà de la puissance des mouvements ou de la promptitude de leurs dessins extérieurs, avère la force de leur retenue. Certes on ne montrera la force de leur retenue que dans le mouvement lui-même, mais ce qui compte finalement est l’évidence gracieuse de cette retenue. À l’inverse de la vulgarité, la danse n’est nullement l’impulsion corporelle libérée et sauvage mais l’évidence corporelle de la désobéissance à une impulsion.
  • [8]
    Dans ses Papiers Collés, G. Perros évoque les flaques d’écriture de Joubert qui « s’évaporent sous un regard trop appuyé ».
  • [9]
    H. Maldiney a consacré à ce problème de profondes analyses dans L’Art et le pouvoir du fond, in Regard, Parole Espace, Lausanne, L’âge d’Homme, 1973, pp. 173-207. Voir aussi G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, chapitre 8, Peindre les forces, Paris, Éd. de la Différence, 1981.
  • [10]
    Le travail philosophique de C. Malabou permet de mesurer la fécondité du concept de plasticité ; cf. Plasticité, Leo Scheer, 2000.
  • [11]
    Cézanne disait à Gasquet : « Une logique aérienne, colorée, remplace brusquement la têtue géométrie. L’assise géologique, le travail préparatoire, le moment du dessin s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe ». Gasquet, Cézanne, Paris, 1921, p. 83.
  • [12]
    Les trachyméduses habitent normalement la haute mer. Elles migrent aussi bien horizontalement que verticalement. On ne les voit dans la zone côtière que pendant la saison froide, amenées du large par les courants.
  • [13]
    “Tout un parler profond m’envahira peu à peu”. Les Dieux, op. cit., p. 78.
  • [14]
    Je retrouve ici une intuition de Denis Roche qui écrivait dans un article précisément intitulé « Etre Oster » : « Oster Soussouev n’en finira jamais d’être oster ni d’écrire […]. Il avance, raide, et les yeux fixés devant sur l’horizon, toute la lumière en-dessus et autour, tout le noir d’en-bas montant de la terre et autour de lui. L’horizon toujours à la même distance. Et aussi raide que lui », Critique, juin-juillet 1979, 385-386, « 30 ans de poésie française : Des Singuliers au pluriel », p. 585.
    Je reprends ici, sans trop les modifier des pages anciennes publiées dans le beau volume Pierre Oster, justifier l’inconnu, NUNC, Ed. Courlevour, R. Gaillard (éd.), 2014. Ces pages avaient plu à « notre P.O ». Elles nécessiteraient toutes sortes de précisions et d’atténuations. Le style en est trop géométrique. Triste de ne pouvoir les soumettre au principal intéressé, j’y renonce.

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