Couverture de POESI_172

Article de revue

L’abondant répertoire de la vie

Pages 69 à 73

1Jibanananda Das (1899-1954) est l’un des poètes de langue bengalie les plus célèbres de son époque. Il a publié ses premiers poèmes dans les années 20 et son œuvre, parue dans de nombreuses revues et magazines, a fait l’objet de sept recueils publiés de son vivant, notamment : Jharâpâlak (Une plume envolée, 1927) ; Dhusarpandulipi (Le manuscrit obscur, 1936) ; Banalata Sen (1942) ; Mahâprithibi (Le monde vaste, 1944), Sâttitârartimir (L’obscurité des sept étoiles, 1948).Après sa disparition accidentelle, on a découvert près de quatre cents poèmes, des nouvelles, des romans et des essais critiques, qui ont été publiés de façon posthume.

2Au Bengale et au Bangladesh, son image reste celle d’un écrivain qui a su se libérer de l’influence romantique de Rabindranath Tagore (1861-1941), resté jusqu’alors une figure indépassable de la création littéraire. Jibanananda Das a su imposer une forme de modernisme. Contemporain du poète KaziNazrul Islam (1899-1976), il a, comme lui, dénoncé les aberrations communautaristes lors des émeutes de 1926 et appelé dans ses poèmes à une harmonie intercommunautaire. De fait, Das a obtenu les faveurs des cercles littéraires du Bangladesh, terre « indigne » née de la Partition de 1947. Ses origines familiales l’enracinent dans le tissu rural du Bengale oriental (contrairement à Tagore dont la vie et l’œuvre restent étroitement liés à Calcutta, la capitale). Il est issu d’une famille modeste, appartenant à la moyenne bourgeoisie provinciale. Das a vécu de longues années dans les bidonvilles de la région de Barisal, actuellement située au Bangladesh et il a travaillé comme simple enseignant de français.

3Alors que la poésie de Tagore est intimement associée à l’idée de renaissance au Bengale, l’œuvre de Das thématise l’amenuisement et la fin d’une époque. S’il résiste à tout engagement révolutionnaire, il se réfère souvent à l’antiquité indienne et égyptienne, symboles de civilisations perdues. De son œuvre, profondément ancrée dans la culture bengalie, se dégage, non sans un certain hermétisme, une profonde mélancolie et un univers en demi-teinte où la subtilité des sentiments et des expériences constamment vacille.

4La modernité de sa poétique tient à un usage déroutant de la versification, à des changements de registres, à des alliances de mots inattendues, à un lexique riche en images charnelles et en métaphores innovantes. Les premiers critiques ont résisté à ce qu’ils interprétaient comme un excès de subjectivisme et de nihilisme, voire comme une forme d’iconoclasme littéraire. Mais Das a fini par s’imposer comme un poète majeur du xxe siècle.

5

Orange
Lorsque je quitterai ce corps,
Pourrai-je revenir au monde ?
Si seulement je pouvais revenir
Un soir d’hiver
En empruntant la chair compatissante d’une orange fraîche
Au chevet d’un ami mourant.

6

Si j’étais
Si j’étais un canard sauvage
Et toi mon compagnon,
Au bord du fleuve Jalasiri,
Auprès d’une rivière,
Parmi les minces roseaux
Dans un nid à l’écart,
Alors cette nuit de printemps,
En regardant la lune se lever derrière les pins,
Nous laisserions derrière nous les odeurs de la plaine marécageuse,
Et nos corps flotteraient sur la moisson argentée du ciel –
Mes plumes couvrant ton aile, ton sang irriguant la mienne,
Dans un azur aux étoiles innombrables comme les fleurs dorées d’un champ de riz soufflé.
Et la lune de printemps
Comme un œuf d’or
Dans le vert nid laineux d’une forêt de Sirish.
Puis peut-être le bruit d’une balle de fusil,
Notre vol zigzague,
Une poussée de piston dans nos ailes,
Le chant du vent du nord dans nos voix !
Peut-être à nouveau le son d’une balle :
Notre calme,
Notre paix.
Il n’y aurait pas la mort lente de cette vie, morceau par morceau, ces jours-là
Ni la noirceur, ni les petits échecs de la vie, ces jours-là.
Si j’étais un canard sauvage,
Et toi mon compagnon,
Sur une rive lointaine de la rivière Jalasiri,
Auprès d’une rizière.

7

Nuit venteuse
Hier soir il faisait grand vent, par une nuit aux innombrables étoiles.
Toute la nuit un grand vent joua dans ma moustiquaire.
Son filet se gonflait comme le ventre d’une mer en mousson
S’arrachant du lit par moments.
Elle essayait de s’envoler jusqu’aux étoiles.
Parfois il me semblait – peut-être dans un demi-sommeil – qu’il n’y avait plus du tout de moustiquaire au-dessus de ma tête,
Elle prenait son essor comme un héron blanc sur une mer de vent bleu, contournant la hanche de l’étoile Swati.
Ce fut une si merveilleuse nuit.
Toutes les étoiles mortes d’éveillèrent la nuit dernière – il ne restait plus le moindre espace libre dans le ciel.
Je vis dans les étoiles les visages gris des morts chéris du monde entier.
Dans la nuit ténébreuse, à la cime des arbres d’Aswattha, ces astres brillaient comme les yeux humides de faucons amoureux.
L’immense ciel brillait dans le clair de lune comme une écharpe Cheetah sur les épaules de la reine de Babylone.
Hier ce fut une nuit si étonnante.
Ces astres morts depuis des milliers d’années, dans le sein du ciel,
Eux aussi ont apporté avec eux par la fenêtre d’innombrables ciels morts.
Ces étonnantes femmes que j’ai vu mourir en Assyrie, Egypte et Vidisha,
Hier, me paraissaient se tenir en cohorte, la javeline à la main, dans les brumes lointaines et le brouillard à l’horizon,
Pour fouler aux pieds la mort ?
Pour proclamer la victoire finale de la vie ?
Pour éveiller la stupeur maussade et effrayante de l’amour ?
J’étais submergé, accablé
Comme déchiré par la tyrannie bleue de la nuit passée,
Sur les ailes infatigables d’un ciel en expansion infinie,
La terre, pareille à un insecte, fut balayée la nuit passée.
Du sein du ciel venaient de hauts vents
Soupirant par ma fenêtre.
Comme autant de zèbres sur une terre verdoyante tressaillant au rugissement du lion,
Mon cœur s’emplit du parfum d’un vaste veldt herbu,
Du parfum d’un soleil embrasant l’horizon de son flot,
D’une irruption d’obscurité laineuse, sans repos et vibrante.
Comme les grondements d’une tigresse qui surgit,
Avec l’indomptable empoisonnement bleu de la vie !
Mon cœur s’arracha à la terre et s’échappa,
Il s’envola comme un ballon ivre dans un océan de vent bleu
Vers la mâture d’une constellation lointaine, dispersant les étoiles de ses battements d’aile comme un vautour pernicieux.

8

Un jour, il y a huit ans
   On dit
Qu’ils l’ont emmené à la morgue.
Hier soir par une nuit de printemps,
Alors que la lune s’était couchée, à cinq jours d’être pleine,
Il a senti le besoin de mourir.
Une femme était allongée à ses côtés – ainsi qu’un enfant.
Il y avait eu de l’amour, de l’espérance, au clair de lune.
Alors quel spectre a-t-il vu ? Qu’est-ce qui a troublé son sommeil ?
Ou peut-être est-ce qu’il n’avait pas dormi depuis des jours. A présent couché à la morgue, il dort.
Peut-être avait-il souhaité ce sommeil.
Comme un rat malade de la peste, une écume de sang au museau,
Le cou fléchi au fond d’un trou crasseux, maintenant il dort.
Il ne se réveillera jamais plus.
« Jamais plus tu ne te réveilleras,
Jamais plus tu ne connaîtras
La cruelle douleur, implacable et sans répit,
De se réveiller. »
Comme si un moment de silence tendait son cou de chameau
A travers sa fenêtre
Puis lui disait ces mots
Alors que la lune avait sombré dans une étrange obscurité.
Mais la chouette reste éveillée
Et la grenouille décatie, pourrissante, quémande encore un peu de temps
Dans l’attente de tendres sentiments – que laisse présager une aube nouvelle.
Alors je pressens autour de moi l’hostilité impitoyable
De ma moustiquaire, invisible dans la nuit foisonnante.
Le moustique reste éveillé dans son monastère assombri, amoureux du flux de la vie.
Des mouches se posent sur le sang et l’ordure, puis reprennent leur vol vers la lumière du soleil.
Un ciel intime, dirait-on – une pénétrante force vitale
Régissent leurs cœurs.
Les constants soubresauts de la sauterelle, prisonnière de l’étreinte d’un enfant malicieux,
Luttent contre la mort.
Pourtant dans cette obscurité qui suit immédiatement un coucher de lune, toi, une corde roulée dans la main,
Tu es allé seul jusqu’à l’arbre aswattha,
Sachant que jamais la vie de la sauterelle, ni celle d’un oiseau doyel ne peuvent
Croiser
Celle d’un homme.
La branche d’aswattha n’a-t-elle pas protesté ?
Un cordial essaim de lucioles ne t’est-il pas apparu, se mêlant à de frais bouquets de fleurs dorées?
Et la chouette aveugle et raide n’est-elle pas venue te dire :
« La vieille dame lune a coulé dans les flots, n’est-ce pas ? Merveilleux ! A présent attrapons une ou deux souris ! »
La chouette n’a-t-elle pas ululé cette rauque nouvelle ?
Ce goût de vie – cette odeur de grain mûr par une après-midi d’automne,
Tu ne les supportais pas.
À la morgue, ton cœur est-il à son aise,
À la morgue, dans cette suffocante immobilité,
Comme un rat aplati aux lèvres souillées de sang ?
Ecoute
Cependant l’histoire de ce mort. Ce n’est pas
L’amour d’une femme qui lui manquait
Et ses attentes conjugales n’ont pas été déçues.
Du barattage du temps est sortie une épouse
Et du miel, le miel de l’esprit
Lui a-t-elle fait savoir.
Jamais dans cette vie il n’a frissonné
De la froide souffrance d’une faim dévorante.
Et donc, dans cette morgue,
Il gît à plat sur une table.
Je sais, cependant, je sais
Que le cœur d’une femme -l’amour – un enfant – un foyer – ce n’est pas tout
Ni la richesse, ni le renom, ni les agréments de la vie,
Il y a aussi un dangereux prodige
Qui barbote dans notre sang.
Il nous épuise,
Épuise, épuise.
Cet épuisement n’existe pas à la morgue.
Et ainsi dans cette morgue,
Il gît à plat sur une table.
Mais chaque nuit, je regarde, et je vois, oui,
Une chouette aveugle et raide venir s’asseoir sur la branche d’aswattha,
Cligner des yeux et dire : « La vieille dame lune a coulé dans les flots, n’est-ce pas ? Merveilleux ! Maintenant attrapons une ou deux souris ! »
Ô pénétrante grand-mère, aujourd’hui est-il encore si merveilleux ?
Moi aussi, je vieillirai comme toi – et je jetterai la vieille dame lune dans le tourbillon des flots,
Et alors nous épuiserons ensemble l’abondant répertoire de la vie.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions