Couverture de POESI_172

Article de revue

Lettre à Greta

Pages 271 à 274

Notes

  • [1]
    Greta Thunberg, La nostra casa è in fiamma, Mondadori, 2019. Sur la couverture, en caractères plus petits, apparaissent aussi les noms de votre père, de votre mère et de votre sœur ; dans la table des matières, le titre du livre original, Scènes de cœur, apparaît comme le titre de la principale section. Dans l’édition italienne, pour justifier de telles modifications, l’éditeur a placé avant le livre de Malena Ernman certains discours prononcés par Greta dans des occasions officielles. [En France, le livre est paru sous le titre Scènes de cœur et quatre auteurs sont présentés sur la couverture : Greta Thunberg, Svante Thunberg, Beata Ernman, Malena Ernman, Éditions Kero, 2019. NdT].
  • [2]
    Une de mes amies suédoises qui travaille à la télévision italienne m’a raconté qu’elle vous avait vue devant votre école avec votre pancarte. Elle s’est approchée de vous pour vous dire combien vous étiez suivie en Italie. Vous lui avez répondu d’un simple « regard féroce ».

1Voici un quart de siècle, depuis Scuola di nudo (publié en pleine ascension de Berlusconi pendant l’été 1994) que Siti est le pouls de l’Italie – il bat fort, vit mille vies, parle mille langues. Après onze romans qui ont jalonné cette modernité il s’est imposé comme un maître par son énergie lucide, sa puissance créative, son génie visionnaire. Ce fut d’abord la trilogie Scuola di nudo, Un dolore normale, Troppi paradisi (1994-2004), consacrée à un personnage de professeur universitaire homosexuel nommé Walter, passionné par les culturistes et la pornographie gay. Cette trilogie est considérée comme la principale œuvre d’autofiction en Italie, mais on ne saurait l’y réduire. Ce sont d’immenses romans d’anthropologie politique, de grands romans d’amour, des chefs d’œuvre d’intelligence littéraire, des grands moments de poésie aussi. Après quoi, Siti, mû par un mouvement de conquête et sans abandonner Walter s’est tourné plus ouvertement vers l’Italie (allant d’elle à lui selon un mouvement qui était le symétrique de celui qu’il avait adopté précédemment). Ce furent Troppi paradisi, 2006, Il contagio, ce chef-d’œuvre consacré à Rome et qui est comme une réponse aux Ragazzi di vita de Pasolini, Il canto del diavolo qui évoque le capitalisme avancé dans une fable située à Dubaï, Autopsia dell’ossessione, Resistere non serve a niente, Exit strategy, puis en 2017 un roman merveilleux et sombre consacré à un prêtre qui vit pleinement sa foi avant que ne revienne dans sa vie un jeune homme dont il avait été amoureux – Bruciare tutto, 2017. Ces romans ont été traduits en français par Martine Segonds-Bauer et la plupart sont publiés chez Verdier dans la collection Terra d’Altri. Un numéro de la revue Critique lui a été consacré : Walter Siti, l’Italie à rebrousse-poil, (no 867-868, août septembre 2019). En octobre 2018 Walter Siti a publié Bontà (Einaudi). En mars 2020 il a fait paraître son nouveau roman, La natura é innocente, due vite quasi vere (Rizzoli).

2Cette lettre à Greta a paru dans la revue L’età del ferro (Alfonso Berardinelli, Giorgio Manacorda, Walter Siti) en mars 2020. Nous remercions la rédaction de la revue de nous en avoir autorisé la traduction.

3

*

4Chère Greta,

5Je ne crois pas qu’il soit opportun de vous tutoyer, comme on le fait de manière condescendante avec les enfants, puisque vous venez de rentrer dans votre dix-huitième année. Ce que vous dites mérite d’être écouté et discuté avec le plus grand sérieux. Pour mieux vous connaître j’ai lu le livre que votre mère a écrit sur vous et votre famille. En Italie, il a été publié (au prix d’une opération éditoriale à la limite de la correction) comme un livre de Greta Thunberg [1]. De ce livre, j’ai retiré quelques données sur votre vie qui me semblent fondamentales.

6Votre mère, Elena Erdman, était (et est encore) une grande cantatrice suédoise très populaire ; une femme intelligente qui a connu, dans sa jeunesse, des difficultés relationnelles (troubles de l’attention et de l’alimentation), et qui a été « sauvée » par la musique. Elle vient d’une famille marquée par le rigorisme protestant : mère diaconesse, père fondateur de l’œcuménisme et de l’engagement humanitaire. Votre père, acteur, descend d’un prix Nobel (dont il porte le nom, Svante) qui, au début du xixe siècle, avait étudié, entre autres choses, l’impact de l’anhydride carbonique sur le climat. Une famille rien moins que légère, c’est clair : mais vous aussi, avec votre sœur cadette Beata, vous avez représenté un certain poids pour vos parents. Quand vous aviez quinze ans (et votre sœur treize), vous avez traversé une grave crise d’anorexie et de mutisme sélectif (vous ne parliez qu’à votre entourage le plus proche) ; vous avez été victime de harcèlement à l’école et donc vous ne vouliez plus y aller ; pour finir on a vous diagnostiqué une forme de la maladie d’Asperger à haut potentiel, un trouble qui se situe dans le spectre de l’autisme. Quand vous avez recommencé, après de grands efforts, à manger et à parler, ce fut le tour de Beata de refuser de se plier aux règles, de se mettre à courir et à sauter pendant les heures de cours, avec des accès de motilité qui furent classés (en Suède les médecins semblent désireux de classifier de manière précise toute sorte de comportement dysfonctionnel) comme AHDH (Attention Deficit Hyperactivity Disorder). Deux petites filles « étranges » qui obligeaient papa et maman à « passer des nuits entières aux urgences pédiatriques ».

7Dans cette lettre (fictive, au reste), je ne veux pas vous rappeler des faits que vous connaissez parfaitement pour diminuer le moins du monde le sérieux de ce que vous avez entrepris de défendre et de promouvoir. La vérité et l’importance d’une idée excèdent l’état de santé de la personne qui la soutient, comme le disait déjà un de nos poètes il y a deux siècles ; mais les circonstances (y compris les circonstances pathologiques) dans lesquelles est née une idée permettent d’en délimiter les contours et de comprendre ce que cette idée excède. J’ai l’impression (je vous prie de m’excuser) que votre passé et votre situation psychique vous empêchent de voir la profondeur et la force de l’inertie de celles et ceux qui vivent « en bonne santé » selon l’expression convenue. Vous vous étonnez à juste titre que, si l’espèce humaine est en danger, on puisse « parler d’autre chose » dans les médias et dans les écoles. Mais nous, les êtres humains apparemment dénués de symptômes, voyez-vous, nous sommes très entraînés à faire semblant de rien. Vous et votre mère, vous soutenez qu’il n’y a pas de « zones grises quand on parle de survie », c’est blanc ou noir. Ou bien le dépassement d’un certain taux d’anhydrite de carbone dans l’atmosphère conduira à la dévastation de la planète, ou bien cela n’arrivera pas. Si c’était le cas, comme vous et un très grand nombre de savants êtes portés à le croire, alors le genre humain devrait être en proie à la pire des paniques : aucune loi, dans aucun pays ne devrait être plus urgente que celle qui limite et réduit pour finir à zéro les émissions d’anhydride carbonique – et la loi draconienne et universelle, devrait être promulguée immédiatement : fin des vols aériens, véganisme obligatoire, interdiction du shopping somptuaire. Si les adultes n’adoptent pas ces mesures (c’est ce que vous soutenez, et vos parents semblent d’accord avec vous), alors il est faux de soutenir qu’ils sont prêts à tout pour leurs enfants, comme ils le soutiennent de manière toute rhétorique, puisque, pour la survie de leurs enfants, ils ne sont pas même disposés à renoncer à une petite part de leur mode de vie. « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une révolution, de la plus grande révolution de l’histoire de l’humanité, et elle doit commencer sur-le-champ. »

8Mais est-ce que vous vous rendez compte que vous êtes la seule, aujourd’hui, en Occident, à réclamer une révolution ? C’est bien ce que vous faites avec vos parents. Quant à eux, ils constatent que vous allez enfin mieux depuis que vous avez commencé vos grèves et vos voyages écologiques en tant qu’activiste. Vous n’avez pas grand-chose à faire de la notoriété [2], j’en suis convaincu, et face à l’échec de la révolution, vous seriez même disposée à mourir ; et c’est la raison pour laquelle je vous respecte et vous admire. Mais combien de personnes seraient-elles prêtes à vous suivre à votre avis ? Parmi tous ces jeunes qui, de par le monde, se réclament de votre nom, deux ou trois peut-être, les plus malades et les moins capables de jouir de l’existence. La vie offre des nuances de gris infinies qu’elle revêt avec malice des couleurs les plus chatoyantes, possibilités infinies d’auto-illusion du genre : les savants ne sont pas tous d’accord, l’anhydride carbonique est seulement un élément parmi d’autres au sein d’un ensemble bien plus complexe, la technologie trouvera les moyens de nettoyer ce que nous avons pollué, et de toutes façons, ce sera l’affaire des autres avant que ce ne soit la mienne, et puis je ne suis pas le seul coupable, et d’ailleurs comment résister à un beau plat de spaghetti à l’amatriciana ou à un coucher de soleil sur les Maldives ? On vous opposera toutes les choses agréables dont vous n’avez pas eu l’expérience (ah, l’amour !), comme si le fait de rappeler les plaisirs constituait un geste apotropaïque qui en repoussait l’extinction.

9Il n’y aura personne au pied de votre croix, la survie est un immeuble à plusieurs étages et l’espérance un puissant hallucinogène. Vous aurez beau crier « la fête est finie », beaucoup feront semblant de ne pas avoir entendu (les koalas et les kangourous carbonisés à la télévision ne suffisent pas) ; d’autres, mieux faits à la réalité virtuelle, répondront comme ils l’avaient fait naguère quand le sida semblait opposer un « the game is over » au sexe orgiastique et compulsif (même si ce dernier subsiste, fût-ce sous une forme lyophilisée et digitalisée) : ils se contenteront de voyages vécus on line, qui ne polluent pas. Et même les vieux désabusés dont je suis, qui cultivent le désespoir, élèveront une ultime ligne de défense : l’expression « sauver la planète » n’a aucun sens, parce que la planète se sauve parfaitement toute seule. Qu’est-ce que cela peut bien faire à la planète que la plus agressive de ses espèces animales s’éteigne par sa propre faute ? Une fois l’humanité disparue, la planète respirera mieux qu’auparavant. Et, portés par cette allègre eschatologie, ils se précipiteront sur un filet de bœuf de Kobe, tout droit venu du Japon par avion.

10La révolution que vous appelez de vos vœux, vous et vos parents, entraînerait la mort immédiate d’un grand nombre de secteurs de l’économie (compagnies aériennes, élevages de bétail, secteur de la mode, etc.) ; mais surtout, elle impliquerait une révision éthique radicale des concepts de plaisir et de profit économique. Il s’agirait de la première révolution de l’histoire qui ne trouverait pas son origine dans des conflits de classe, d’ethnie ou de religion ; l’ennemi ne serait pas le tyran autocrate, ou le porc capitaliste, et pas davantage le mécréant infidèle ; c’est tout simplement le premier venu qui demande seulement de pouvoir profiter de son petit bien-être : un week-end à Londres, un plat de carbonara, une boîte de cotons tiges, un pull Missoni. Et les dirigeants ne devraient pas être des hommes politiques, mais des savants. Cela pourrait marcher seulement à la condition que la communauté scientifique (devenue à l’improviste compacte et indépendante des pouvoirs institués) acquière une autorité comparable à celle de la religion. Si elle se fondait sur la peur, comme toutes les religions à leurs débuts. C’est à cette condition peut-être, que l’économie ferait machine arrière ; mais notez bien que c’est la science elle-même qui a permis, avec ses inventions, le système économique et financier actuel, et qu’ainsi à son tour, elle se nourrit de ce système. La grande ressource économique, qui est capable de rejeter dans l’ombre tout le reste, c’est l’ignorance. La technologie submerge le monde d’un manteau d’informations déformées et superflues tellement épais, que tout ce qui arrive de décisif pour notre survie peut sans mal être tranquillement jeté dans la confusion et dans l’oubli. Et l’inertie est pire encore que l’ignorance, parce qu’elle permet de se comporter, tout en sachant, comme si nous ne savions rien.

11Que peut-on donc vous souhaiter, très chère Greta ? De survivre à une révolution qui n’aura jamais lieu ; de rester le plus longtemps possible réfractaire à la « dolce vita » qui nous a séduits, nous, les vieux ; de rester étrange, mais rationnelle, sans jamais rien céder à ceux qui voudraient faire de vous une Jeanne d’Arc moderne. Et si jamais on vous proposait un poste important à Bruxelles ou à Strasbourg, répondez avec un de vos sourires qui font froid dans le dos ; restez à la hauteur des phrases poétiques qui vous appartiennent le plus dans tout ce livre qui est de la main de votre mère : « Les dinosaures avaient le syndrome d’Asperger et c’est pourquoi ils ont disparu. »

12Ne devenez le symbole de rien, exercez vos nerfs qui ne font pas de compromis – « how dare you ? ». S’il vous plaît, au moins, faites-nous éprouver la honte.

13

Walter Siti


Date de mise en ligne : 23/06/2020

https://doi.org/10.3917/poesi.172.0271

Notes

  • [1]
    Greta Thunberg, La nostra casa è in fiamma, Mondadori, 2019. Sur la couverture, en caractères plus petits, apparaissent aussi les noms de votre père, de votre mère et de votre sœur ; dans la table des matières, le titre du livre original, Scènes de cœur, apparaît comme le titre de la principale section. Dans l’édition italienne, pour justifier de telles modifications, l’éditeur a placé avant le livre de Malena Ernman certains discours prononcés par Greta dans des occasions officielles. [En France, le livre est paru sous le titre Scènes de cœur et quatre auteurs sont présentés sur la couverture : Greta Thunberg, Svante Thunberg, Beata Ernman, Malena Ernman, Éditions Kero, 2019. NdT].
  • [2]
    Une de mes amies suédoises qui travaille à la télévision italienne m’a raconté qu’elle vous avait vue devant votre école avec votre pancarte. Elle s’est approchée de vous pour vous dire combien vous étiez suivie en Italie. Vous lui avez répondu d’un simple « regard féroce ».

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