Couverture de POESI_172

Article de revue

Désir de nuages

(Les corps caverneux)

Pages 133 à 141

Notes

  • [1]
    En italiques, citation de Denis Roche, Éros énergumène, Paris, Seuil, 1968.
  • [2]
    Gavin Pretor-Pinney, Le guide du chasseur de nuages [The Cloudspotter’s Guide], Paris, Lattès, 2007, p. 77.
  • [3]
    Ibid., p. 232.
  • [4]
    Ibid., p. 232.

1Laure Gauthier vit et écrit à Paris. Elle écrit des textes poétiques, des récits et des essais. Elle vient de publier Je neige (entre les mots de villon) (LansKine, 2018) et kaspar de pierre (La lettre volée, 2017). Elle écrit en ce moment Les corps caverneux dans le cadre d’une résidence d’écrivain en Île-de-France.

2Les corps caverneux sont un récit poétique construit en huit séquences. Le titre dans la séquence fait certes allusion au désir sexuel dont la force insurrectionnelle se manifeste dans le livre notamment à la séquence « désir de nuages ». Néanmoins, les « corps caverneux » désignent ici, avant tout, les cavernes en nous par analogie avec les cavernes préhistoriques : les corps caverneux sont ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens. Dans chacune des séquences est évoquée une nouvelle attaque contre ces espaces intimes de respiration, en réaction à laquelle une musique émerge, une musique de nos cavernes, qui nous permet de nous cabrer et de rester vigilants. La séquence « désir de nuages » qui invente une musique de nuages donnera lieu fin 2022 à une installation électroacoustique, vocale et poétique en collaboration avec la compositrice Nuria Giménez-Comas.

3

*

4 me faufile dans la peine

5Ombre du souvenir

6sans que tu ne le n

7Trop lecteur de récits Trop

8centré sur les personnes Toi

9Je ne veux plus du monde

10qu’avec des visages Mon désir de nuages

11pour tenter de laisser s’engouffrer Le reste

12entre nous, le visage

13des choses et du vent

14Que la peau dépasse la peau

15se gonfle comme un drap qui sèche

16pour pouvoir toucher Ta peau

17Comme elle le mérite

18je te sens de dos, je sais ton désir,

19sûre de le trouver comme on trouve

20de la mousse

21sous la pierre

22en forêt,

23offerte

24

*

25nos bruits encore recouverts de musique,

26comme si tu voulais étouffer

27les sons du corps qui Montent,

28les Chairs qui commencent à vouloir Floquer le drap et les mains

29sèches qui crissent en touchant

30le verre de l’attente

31la musique comme recouvroir du son

32de nos corps

33alors passons à l’avoine

34

*

35Par la fenêtre à ciel ouvert

36les nuages après la rue, bosselés d’argent

37un décochement

38une tête qui se liquéfie et Ta voix, le Son

39du nuage, Alors je sais

40Le nuage est le plus beau leurre

41quand il nous regarde,

42cramponnés

43Le nuage est le plus beau leurre

44avec le désir

45qui nous regarde,

46cramponnés

47La grêle et le foie

48Le nuage promet un cieL

49Et les phrases boursoufflées de retenue, celles qui

50sourdent en silence dans l’O-

51reille, celles qu’on murmure

52trop tard après le corps, Parties ou Perdues cherchées

53sous l’aisselle O

54u le trou de ces mots qui manquent jamais cOmblé, ce trOu

55qui effrite la rencontre des cOrps

56Les recueillir les amplifier les déformer les litaniser[1]

57

*

58Une syntaxe bruissante (L IN DES YEUX), n’être que bouche (B UCHE),

59R CHE

60et quelques mots

61pour une fois

62à l’ordre des corps

63Où une seconde ou deux

64le désir habiterait

65le temps durablement

66mais construirait

67un lieu

68(précaire)

69puissant à venir

70/comme si la sueur qu’on y laisse demeurait,

71un filament à construire, une trace

72de son/

73composer l’architecture évanescente Entre soi et l’autre,

74l’antre-deux

75l’habiter

76oui, marcher dans un couloir sans images,

77que le son voile la vue

78libérer les yeux du festin gras De la bouffe des yeux

79burinés les yeux : libérer le foie

80qui a trop vu, de sa nausée vision,

81par un son du nuage

82qui dévoile une suite de lettres

83C’est de la musique,

84n’aie pas peur,

85la musique de ceux qui arpentent les couloirs

86et une phrase ou deux leur vient

87de travers

88

*

89pulsionsationvérisépul partout affolement des yeux pulspouls partout finalement pas que les animaux qui sentent l’espace au bout de la moustache, Ta main sait

90un mouvement renversé, la cuisse puls a tout compris

91de dos Tu sais

92le sourire à un demi mètre, Tu sens l’intérieurextérieur Tu

93pulvérises un instant l’écart un instant Tu

94tiens l’autre dans tes mainslèvres se

95fixe se fige après mais

96un instant la langue est

97tout ou presque et

98pourrait croit elle tout (TE) dire ou presque un instant le silence semblerait dire que

99c’est

100emmêlé

101Quand tu affleures, effleures, déflores, ça sent pas la fleur

102ça sent toi

103et alors, un instant, tu es à bonne distance

104du reste,

105des restes,

106tu vois sans peur les questions

107te regarder

108puis se poser

109à la terre, au nuage (l’instant bientôt passé), à l’animal, à ceux qui parlent

110Les questions respirent à vue d’œil

111dans l’air, à nu, UN INSTANT

112crois-tu que rien ne se fi

113ssureras

114rassure-moi (ne te dirai-je pas),

115sussures-tu

116

*

117le nuage du désir. Non le désir de nuages ; encore une de ces installations impossibles, se diront-ils quand ils liront la légende au mur ou la notice qu’on leur distribuera. Nous, on pensait juste la traverser cette installation pour voir des nuages, sans qu’on nous demande encore un truc interactif (se diront-ils), on n’en peut plus des trucs interactifs (se diront-ils encore à eux-mêmes et entre eux), et surtout pas de discours, nous on veut traverser le couloir et voir ce qu’il se passe, mais surtout pas plus, en plus après on rejoint des amis et on veut boire un verre

118Après avoir marché dans un couloir vide, vous tenterez de dire les mots du désir que vous n’avez jamais osé prononcer, que vous avez tus, cachés, murmurés, enterrés ou rêvés ; dites ces mots ou ces phrases à voix haute ou basse, en criant, chantant, murmurant, balbutiant les mots que vous auriez un jour adressés à une personne désirée de vous

119Dire dans le creux d’une pierre, Devant un mur de pierre, Au fond d’un couloir les

120Avoir le droit de toucher la surface,

121Et tenter de dire ce qu’on n’a pas dit, à la pierre, presque rien, c’est un peu

122phrases tombées du corps sur le tapis, amorties, ou sur le drap dans un silence indélébile, des mots anti-dots insuffleraient du désir à un amour mort comme on donnerait des vitamines à un cadavre bouche entr’ouverte et puis ces phrases trop crues qu’on pensait ne pas devoir dire, ou celles qu’on a trop usées à aimer les dire car cela actionnait les vannes du désir,

123Mais quelles sont les nôtres ?

124

*

125Un long couloir qui relie l’extérieur à l’intérieur Du désir

126du nuage

127Au son de son propre nuage (scandé)

128de mots de désir

129les mots de son désir

130Entaille sur le monde

131Reconnaissance vocale au timbre / au rythme / à la présence des syllabes / aux lignes rythmiques

132Que forme la voix qui dit, retient, cache, surjoue, essaie de direledésir

133Trouver son nuage, ressortir et être nu d’espoir, baigné de sons à voir toucher

134Une pièce à la lumière de son nuage de mots de

135Peur du désir Voix raide rêche puis silence glacé un stratus nebulosus opacus rien à en tirer

136Couche GRISE informe densifiant grise silence d’envie qui cache l’œil vif, voile sur la braise, brouillard de RAYONNEMENT ça s’entend tu sais

137

*

138Je te bouffe, te bouffe l’entraille, je gicle dans l’entaille cumulonimbus la voix vive les tensions cunilingus opacus entre fragilité force glaciale et soudain mot brûlant éclair dans la voix cumulonimbus qui est là dans toute la pièce, on n’y voit rien, à l’extérieur une poche de mots, le mot « entaille » qui nage, surnage, c’est là, gelé, comme un nuage blanc et paisible à l’extérieur, une poche qui n’a l’air de rien et

139Dedans les gros grêlons, je gicle sur tes seins je coule sur ton pieu (je ne veux pas dire lit) te balance les gros grêlons en dedans le cumulonimbus j’attrape tes cheveux ta tête aux particules de glace plus petites. « Les courants de convection ascendants repoussent les petites particules en hauteur, alors que les grêlons plus lourds tombent vers le sol [2]. » La voix développe une différence de potentiel, la tension habite l’espace, le haut et le bas, accords freez qui gèlent les mots après « entaille » et quand passe un autre, visiteur visiteuse, qui dit qu’ielle veut te défoncer pour te rejoindre, alors haut et bas se mélangent, sons de lave qui coulent de haut en bas, les blanches en série, gelées, la directionalité éclatée

140Tumulte désordonné à l’intérieur du nuage   (un nuage n’est paisible que du dehors)  de fines rigoles de sons, quelque consonnes qui tranchent l’espace « ff » « trrr » « clclclcle » tranchent l’espace le corps le désir tranché et pourtant les forces fragilités sans centre de gravité, tout dans la phrase, que restera-t-il une fois l’orage passé, la nuit le vide après l’humide il n’y aura plus rien, gros cumulonimbus mais si je gicle sur tes yeux si tu m’enduis de toi, je tiens tous mes doigts dans tout toi et là un éclair nuage-nuage, un éclair inter-nuage à la même hauteur, lumière et aussi le son, habiter le son du désir à l’intérieur du désir, habiter le désir sur sa peau, c’est le fond de l’être la peau

141Là, ce ne sont pas 6 amplis, c’est au moins 10 qu’il faut, si seulement on pouvait en installer 40, 40 ce n’est pas trop pour un cumulo, on projette alors les voix enregistrées, celles de tous les désirs cumulus Qui habitent, Qui lancent tout dans les doigts, la bouche liquide Qui ressortent ébouriffées de vie Qui ne savent plus rien après Ont perdu la vie en route Dans le nuage, perdu en route la panoplie de l’espoir, Ont cru percer le mystère du Ciel Comme on Crève un abCès et ressortent les mains vides, exsangues mais

142Qui ne dessineront plus jamais les nuages juste avec un cercle

143Les haut-parleurs qui envoient des informations contradictoires qui créent des explosions dépressions Les mêmes mots soundmorphing la même voix qui devient 40 voies dans tous les sens Les fils du sens De la voix Du désir cumulonimbus

144Voir le désir en l’entendant dans sa texture couleur

145Et je désire ta tête et tout ce qui sommeille dedans, là des sprites, explosion qui contamine, lumineuse là soudain juste une apparition tout ça pour rien Pour ça cette apparition Juste elle et on sort

146Lavés, épuisés,

147« Il y a une sacrée quantité de choses que nous ignorons encore sur les éclairs. »

148rien ne se passe hors du son hors du temps du son hors du temps du son du désir hors du son du nuage rien ne se passe

149RIEN NE SE PASSE HORS DU SON DU TEMPS

150

*

151Quand tu me parles, je désire ton être en son son, ton être samson, fragile dans ton corps solide, je désire juste ton être en son odeur en ses mouvements je désire juste les surfaces d’ondulation de ta voix je désire juste le mouvement de l’espace de tes poignets et la surface douce dont j’ignore le nom à l’articulation entre le poignet et la main, la surface la plus douce de la vie telle qu’elle s’offre à moi le Son de la Confiance à ce moment est le désir Tel que dans le son du silence Pas spectaculaire mon désir ne se monstre pas les Cirrocumulus peuvent se présenter sous la forme de grains blancs Produisent un son granuleux de voix Granulation de l’enveloppe sonore un peu Sombre quelques blanches dans l’espace Quelques cuivres Quelques vents et les Ondulations de tes pas entre deux pièces me disent presque tout de ta façon d’aller à la vie je désire Cirrocumulus Ondulatus de légères ondulations, nappe sonore tout en haut de la pièce ça environne doucement le visage l’œil l’oreille la peau du crâne le cuir chevelu pris dans une douce ondulation Douce Lumineuse Aérienne avec quelques parties ça tourne un peu le temps avance insensiblement je ne sais pas ce qui dans ma mer dans mes eaux vient de ta présence lavée de sons, de sons sombres qui surgissent sons métalliques électroacoustiques qui viennent traverser cisailler

152la vie n’est pas forcément ta tendresse la vie cisaillante traverse notre nuage qui n’est que nuage ne peut arrêter le son métallique mais on fait ouate autour ta nuque n’a pas forcément envie d’une caresse (auras-tu murmuré à la pierre) laisse nous onduler entre amour et désir dans le matin déclinant la fin de la vague est-elle encore eau ou déjà sable ? comme si la journée était un tout Si la couche élevée semble unie uniforme au regard Texture dense pourtant l’air y est instable des Courants de sons un peu plus bas dès la gorge, dès le sein, Tournoiement d’un désir qui ne sait pas trop le corps d’un désir amour le son de ton mouvement tel qu’en ta pensée et l’odeur de ta pensée qui sort de tes poignets et la paume de ta main en son odeur après ta caresse de moi telle qu’en mon corps « les vagues du ciel maquereau sont similaires à celles de la mer. Les vagues de l’océan se développent à la mesure du vent qui souffle à la surface de l’eau et réagissent aux moindres de ses perturbations en les amplifiant [3] ». Quand dans la rue tu désires mon sourire et m’embrasses sur les dents car je ris Je ne demande pas plus à la vie On part hanches à hanches ton esprit tel qu’en tes hanches je te souris dans le son de ton désir Tel qu’en ton être on tourne on marche au rythme de nous on ondule à la vie à notre vitesse,

153on a inventé de désiramour une vitesse dans la ville que personne ne sait seul nous avançons ainsi en douces ondulations et derrière le tympan j’entends du bruit quand toi tel qu’en tes baisers tel qu’en tes yeux me pense alors je marche au travers des questions par-delà les Zones de contacts entre une masse liquide et une masse d’air, l’Enveloppe sonore Scindée en deux Sons de torrents enregistrés pourrait faire penser à une montagne noire où un ciel qui gronde vient diviser mais pas totalement l’espace le liquide en bas le corps tel qu’en tes liquides Sons fluides des Vents viennent perturber l’ondulation la vague de toi dans le Son de la vie qui accueille moi dans le Son du jour pommelés bosselés l’un de l’autre appelle-t-on ça désir ? une enveloppe sonore comme à la surface de l’eau cisaillée de vent telle que dans la vie le cirrocumulus appelle-t-on ça un nuage ?

154« pourquoi les grandes surfaces d’ondulations de cirrocumulus signifient-elles qu’on doive s’attendre à une détérioration du temps [4] »

155« j’ai vu des cheveux tomber de biais sur ton épaule abandonnée », délicats firmaments de nuage cirrus cireux Voix sirupeuse tu reTiens, Détourne Délicat, pas de côté sur le Désir le cirrus dans sa danse délicate faussement statique, de grande beauté

156et si je tiens ta Faille dans trois de mes doigts, je Vois tes cils entrOuverts qui me disent où tu penses et je sais que tu coules par l’œil et la Vulve d’Or délicate glace éclatante habiter l’intérieur de ce désir de nuage composé de cristaux lumineux de glace

157là, en haut du corps Tout en haut de la pièce, là-haut les Yeux Délicats Désirants du son, notes Répétitives, légères variations minimalistes, une Suite Subtile qui arpente des notes cristallines et se voilent légèrement, Subrepticement qui se propagent Tes Yeux dedans dehors de ta peau te Regarde dedans dehors, toujours des sons Transparents la voix de ta Peau qui Regarde la voix Blanche à peine audible comme une apparition retravaillée, la voix à la limite entre son et silence, comme la toupie court dans un demi silence avant de tomber

158mais les cirrus sont des nuages de précipitations

159malgré les apparences

160alors le temps change la voix accélère soudain petit pas de mots, petits pas de côté

161ta nuque, je suis ton souffle, m’accroche autour du désir je fais chair avec toi tu sais

162le mouvement de la chute

163des cheveux

164du plaisir

165du souffle

166balayés par le mouvement de l’air

167une nappe de sons immobiles faux calme désirant

168silences longs rien ne bouge

169tu restes en moi et nous faisons silence ensemble

170je reste en toi je ne dis rien je fabrique avec toi du silence

171car tout coule et se dit dans les torrents ignorés

172on n’est pas trop de deux

173« ce sont à la fois les nuages les plus hauts et les plus rapides »

174

*

175l’air de rien, ça se déplace, l’être bouge, la chair qui s’ouvre l’hOrizon, ça Déplace le vent, il faut Observer ce qu’il se passe qui n’a l’air de rien nous Trace le chemin à même l’herbe

176un changement de temps au niveau du sol

177Sons de terre beaucoup d’accords longs aux pieds, ça Frissonne ça Tremble alors qu’en haut c’est lumineux Toutes les voyelles, des phrases extraites en nuage, tout bouge en haut en halo et juste le sol,

178le sol qui tremble de perturbations te fait dire que

179le temps ne sera pas toujours au beau FIXE quelques basses en perdition malgré la quiétude

180Accroche-toi avant de sortir Prends dans la bouche le Filament de glace pour sa beauté

181la glace ça fond Tu l’a toujours su

182mais là en habitant le cirrus

183un instant tu as cru que l’instant c’était du temps (ça rimait)

184toute la littérature du monde soudain arcboutée contre la nature

185soudain toutes les mains sur toutes les hanches

186et

187sortir fragiles et lumineux

188ça brille combien de temps un être ?


Date de mise en ligne : 23/06/2020.

https://doi.org/10.3917/poesi.172.0133

Notes

  • [1]
    En italiques, citation de Denis Roche, Éros énergumène, Paris, Seuil, 1968.
  • [2]
    Gavin Pretor-Pinney, Le guide du chasseur de nuages [The Cloudspotter’s Guide], Paris, Lattès, 2007, p. 77.
  • [3]
    Ibid., p. 232.
  • [4]
    Ibid., p. 232.
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