Po&sie 2020/1 N° 171

Couverture de POESI_171

Article de revue

Conifère du Schwarzwald

Pages 81 à 84

D’origine italienne et espagnole, Yvan Borin est né à Vevey, en Suisse. Il enseigne à Genève. Il a publié dans les revues Écriture et Po&sie). Il est également l’auteur du Dôme de Sienne (Éditions l’Âge d’homme, 1992) et de L’Image comme entameL’Huis du sangAlta Silesia (Éd. Les ennemis de Paterne Berrichon, 2002).

1C’est l’hiver de Mayence. Une part des heures, Vialatte la consacre à la Revue rhénane (dont il est vite devenu le secrétaire de rédaction), une autre à ses premières chroniques que Paulhan recueille dans la sacristie de la NRF. Il lève parfois les yeux vers la rue et les scénettes de l’Avent qu’on y suppose. Il lui arrive aussi de regarder le ciel. Ce jour-là il est de feutre. Plus noir que les choses, précise-t-il trente ans après, car il ne veut rien omettre des proximités ni des écarts.

2De la fenêtre il voit un traîneau que lancent des enfants. La lumière est jaune et grise, selon qu’elle vient des maisons ou du dehors. Des silhouettes passent en bonnet de fourrure, régulièrement un tram tapissé du même feutre. Sur la table l’attend tel paragraphe qu’il reponctue et coupe, destiné en-deçà ou non du Rhin. Nouveau tram, autres silhouettes et leur chef outre la vitre ou la vitrine. Le ciel sans doute reste tissé d’une neige inverse.

3Voilà qu’un arbre de Noël se présente à sa porte. Il lui délivre ce colis de la taille d’une brique, pense-t-il, sans savoir à quel point c’en est une. Ni de quelle sorte d’édifice elle est un moellon. Ni même qu’elle sera suivie par d’autres à chaque retour d’hiver. Au facteur pittoresque pendent toutes sortes de pendeloques que Vialatte détaille. Des insignes et des porte-plumes garnissent l’homme. Il est hérissé de choses rouges et de choses dorées, de crayons gras, de crayons maigres, de crayons noirs et de crayons de couleurs. Il en sortait, paraît-il, de ses doigts, de ses poches et de ses oreilles. À l’attirail disparate s’ajoutent des aigles nationaux, des initiales, des buvards polychromes, des cartons et des grattoirs. Avec d’autres objets dont Vialatte ignore rétrospectivement s’ils avaient l’utilité des étrennes ou le folklore des ornements.

4Un conifère du Schwarzwald qu’on prendrait pour Bismarck qu’on prendrait pour un ogre. « Il avait l’air d’avoir fondé lui-même l’Empire allemand » : cette phrase, qui ne souhaite la voir surgir telle quelle, aussi inopinée que l’être mi-homme, mi-végétal sur le seuil ? Lui que les enfants craignent sans doute pour sa corpulence, la voix qui ne doit pas manquer d’en sortir, le rire forcément ogresque. Attirés tout autant par les animaux symboliques, les boutons qui miroitent et les cuivres. De leur côté les adultes le guettent lors de sa tournée pour des raisons plus pratiques. Mais la papeterie ambulante pique aussi leur curiosité. Ainsi que les paroles qu’on échange quotidiennement autour de sa quincaillerie, les récits hétéroclites qu’il colporte à chacun de ses passages.

5Cette brique, Max Brod a dû l’emballer lui-même, la ficeler avec soin avant qu’elle ne parte vers sa destination. Au point de devenir un bloc erratique, fiché sur d’autres routes. Pierre angulaire sur quoi Vialatte est un des premiers (francophones ou non) à achopper. Avant Paulhan et tous à leur suite, pour qui elle sera chaque fois celle du Château.

6(L’exemplaire de la bibliothèque municipale de Vevey - à l’époque où elle se trouvait dans les sous-sols du musée Jenisch - est resté longtemps chez un adolescent d’alors. Il a dû se résoudre à le restituer après plusieurs rappels. Avec le sentiment que la durée du prêt n’était pas échue, même prolongée au-delà du possible et en dépit des menaces. Pour la première fois, un volume de la Pléiade lui présentait ce papier biblique. Les livres qu’il lirait après celui-ci passeraient tous par son tranchant, comme mesurés à l’aune de Kafka.)

7Paulhan n’imaginait pas (écrit-il depuis la sacristie) que Vialatte puisse disposer de tant de tons, tant de registres. Lui aussi hérissé de crayons de toutes sortes, gras ou noirs selon la couleur, l’épaisseur ou la maigreur des choses. Trente ans après, il revient sur cette rencontre qui eut lieu au bord d’un grand fleuve. Là où Kafka vint lui parler depuis son tertre récent, puis le visita à chaque nouvelle neige. Le vent d’hiver aussi souffle où il veut. C’est de Prague alors qu’il va rallier la capitale de la Rhénanie-Palatinat, secouer Vialatte sur son tronc, emprunter sa voix une fois qu’il l’aura retrouvée.

8Cette fois ç’a été Le Château. Une autre fois Le Bruit et la fureur sera une borne aussi irréfutable. Mais je ne sais pas ce qui traverse Maurice-Edgar Coindreau à ce moment-là et l’ébranle forcément à la racine. J’ignore à quoi ressemble le ciel à Princeton et s’il le regarde. Je doute que des ombres chinoises passent dans sa rue, coiffées de fourrure. Des gamins, il doit y en avoir ainsi qu’un postier certainement moins pittoresque. Deux substantifs trancheront alors : détachés au commencement par Shakespeare, puis par Faulkner qui relaie Shakespeare trois siècles en aval.

9Vialatte déballe le paquet au cœur de la forêt noire, sous le ciel de feutre. En présence encore de l’empereur qui n’a pas rejoint au-dehors les silhouettes et les enfants, les trams et le traîneau. Les mots doivent manquer d’abord pour traduire ce qui lui arrive. Ne serait-ce que le titre aux consonnes resserrées sur le o solitaire. Das Schloss va passer dans toutes les langues, les chamboulera une à une, comme il a bouleversé la sienne. Das Schloss ne cessera d’émettre ce monosyllabe depuis l’allemand où il reste un mot étranger, intraduisible. Comme s’il allait arpenter à son tour l’idiome d’origine, y creuser une enclave, quelque chose comme un terrier ou une mine.

10Autre seuil : Es war spät abend als K. ankam. Tant de a soufflent vers Vialatte qu’il ne peut s’en remettre à quiconque. Il mesure d’emblée en lui un malaise, mais aussi un changement d’indice de la lumière. Il dit s’être frotté les yeux. Manière de nous y inviter aussi, la discerner dès qu’elle offre, ailleurs, cette sorte de réfraction.

11Après lui, nous ignorons tous où arrive on ne sait qui. Mais pas le moment de la journée, ni l’initiale unique du nom : formule liminaire où K. se présente quand il est tard et trop tard.

12Un tel récit ne s’ajoute pas aux récits : il s’en retranche plutôt. Dès lors que ce château-là apparaît, comment tous les autres n’en seraient-ils affectés ? À croire qu’ils en sont les copies anachroniques. Comme ses personnages à qui nous essayons, à tort, de ne pas ressembler. Pour nous soustraire à quelque chose qu’ils ont compris bien avant nous et fini par admettre. À chacun d’être assez démuni et ténu pour devenir, s’il le peut, une lettre solitaire.

13Je lis une histoire de neige, à Mayence, où un homme reçoit une histoire de neige. Dans une contrée sans toponymes, puisqu’elle les inclut tous. Au point que tout lecteur qui s’en approche ne sait plus comment aborder un territoire pareil. Il ignore quelles sont ces frontières, à quel moment il les a franchies, comment en sortir, si cela est encore possible.

14Vialatte écrit qu’il n’avait pas l’habitude des professions de Kafka. D’autant moins qu’il n’est pas sûr que l’arpenteur en soit un. Comme si tout le monde pouvait l’être, mais aussi bien personne. Un arpenteur, précise-t-il, qui se fait prendre pour un arpenteur. Ou un expert-géomètre qui n’expertise rien.

15Dans une lettre, Kafka se dit qu’Abraham lui-même ne parviendrait même plus à la situation d’un fripier. Malgré le sacrifice à accomplir, il n’arriverait pas à sortir de la maison, à cause du rangement à faire. Et si Sarah se met à rire, c’est parce qu’ils se tiennent tous les deux sur leur terrain à bâtir. Du coup Abraham se sent incapable de se rendre sur le mont Moriah. Il craint même de partir avec Isaac en tant qu’Abraham. Et, en chemin, de se transformer en don Quichotte.

16Depuis Kafka et ses professions radicales (le champion du jeûne, le nouvel avocat, le médecin de campagne, le maître d’école, le timonier, etc.), l’écrivain est-il celui qui se fait prendre pour un écrivain ? Peut-être qu’il en est un à cette condition, avec cette réserve ? Lui aussi encombré par tant de démarches administratives, ses recherches de logement, un travail précaire ou qui accable, des qualités qu’il perd en route, pour n’en avoir bientôt plus du tout

17Vialatte évoque un portrait de Franz Kafka. Brod l’a joint alors à son envoi : tout rongé par l’héliogravure, comme la photo d’identité du criminel dans un journal. Sauf les yeux où Vialatte voit des soleils noirs, quelque chose de dévorant dans le regard. Pour mesurer les changements d’indice ? Les ouvrir sans ciller ? Surtout s’ils se lèvent sur les terres du comte West-West. Quatrième dimension, steppe métaphysique dont Vialatte pressent qu’elle s’ouvre et se referme sur lui et sur nous.

18Est-ce le même instantané que Kafka envoie à Felice, dans une lettre écrite la nuit du 2 au 3 décembre 1912 ? Il précise qu’il ne lui est pas spécialement destiné. Surtout qu’il le trouve vraiment affreux, juste nécessaire, selon son ironie, pour justifier les pleins pouvoirs de contrôle au nom de la Compagnie. Son visage n’est pas de travers dans la réalité, ajoute-t-il. Il n’a ce regard visionnaire que sous une lampe au magnésium.

19Depuis un moment, écrit-il, il ne met plus de faux cols, même s’il a fait sensation avec son costume aux places élégantes des théâtres berlinois et aux tout premiers rangs des concerts. Il a passé bien des nuits à dormir ou à somnoler sur des banquettes de chemin de fer. Naturellement ce costume n’est plus aussi beau que sur la photo. Il vieillit avec lui. Quant à la cravate, c’est une merveille qu’il a rapportée d’un voyage à Paris. Elle aussi prend de l’âge. Par hasard il porte la même au moment où il écrit à Felice.

20Il souhaite surtout que sa destinataire ne soit pas épouvantée par ce portrait. Il regrette que la seule bonne photo récente soit encadrée avec d’autres photos de famille. Peut-être y joindra-t-il le rapport annuel de leur institut. Avec un article de lui sur les arbres des raboteuses, accompagné de reproductions. Ou un autre sur l’assurance des ateliers, les têtes de sécurité des fraiseuses.

21J’apprends dans la même lettre – grâce à un des crayons de Vialatte – que Kafka manque de sommeil et de promenades ces derniers temps. Il ne lit rien du tout. Mais il y a des moments où il ne se sent pas trop mal. Il joue avec la pensée des vacances de Noël, des grandes vacances et des années à venir. Lorsque la perspective menace de s’assombrir, il ferme les yeux.


Date de mise en ligne : 18/03/2020

https://doi.org/10.3917/poesi.171.0081

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