Po&sie 2020/1 N° 171

Couverture de POESI_171

Article de revue

Poèmes

Pages 55 à 66

Michael Hammerschmid est né à Salzbourg en 1972. Il a étudié la germanistique et la théorie du théâtre à Vienne. Il a été chargé d’enseignement à l’Institut de germanistique de Vienne et à l’université Paris IV-Sorbonne (2009-2011). Depuis 2014 il enseigne à l’« Institut für Sprachkunst » (écriture, poétologie et esthétique) de l’université des Arts appliqués à Vienne. Il est le curateur et modérateur de deux festivals internationaux de poésie : Poliversale et Dichterloh, à l’Alte Schmiede de Vienne. En 2013, il a publié le recueil de poésies, die drachen die lachen (« rigolants cerfs-volants »), éditions Krill, en 2014 le recueil Nester (« Nids »), Éditions Klever. Il a reçu le prix Reinhard-Priessnitz en 2009 et en 2015, le prix d’encouragement Heimrad-Bäcker. En 2018, il a publié un recueil illustré par Rotraut Susanne Berner : Schlaraffenbauch (« Ventre de cocagne »), éditions Büchergilde. Pour ce recueil il a obtenu le prix Josef Guggenmos, attribué tous les deux ans à un auteur de poésie pour enfants. Michael Hammerschmid vit avec sa famille à Vienne.
Ce mois-ci, paraît aux éditions Pont9 un choix bilingue de poèmes traduits par Chantal Herbert.
Michael Hammerschmid n’est pas tant l’auteur de poésies pour enfants que le poète de l’enfance, et par là même, il s’adresse à tous. Ses poèmes racontent l’instant présent, saisi sur le vif, au parc, dans la rue, dans le métro, au bord de la mer. Point besoin de choses extraordinaires pour inspirer ce poète. Non, il suffit d’un cerf-volant dans le ciel, d’une odeur de sablés dans la cuisine, d’un marron qu’on ramasse en automne. Les sujets les plus graves sont présents eux aussi : la perte de ceux qu’on a aimés, les enfants qui meurent sous d’autres latitudes, les migrants qui font naufrage, autant de questions posées, qui demeurent sans réponse, et suscitent d’autres questions. Tout cela avec une simplicité de ton qui, excluant toute mièvrerie, se conjugue avec une grande profondeur. Chaque poème offre différents niveaux de lecture. L’adulte redevient, comme l’enfant, un être de sensations, il retrouve une disponibilité totale au moment, une faculté d’étonnement et d’émerveillement. L’enfant comme l’adulte sait bien que les « prairies » ne sont pas « bleues » pas plus que « la vache » n’est « vert-orangé », mais pourquoi pas après tout, « les couleurs », comme le dit le poète, « on les a dans les yeux ». Une œuvre, qui sans aucun doute s’adresse aux enfants, mais qui rend à tous les yeux de l’enfance : les libraires doivent être bien embarrassés, qui doivent décider s’il faut classer les recueils d’Hammerschmid dans la littérature pour enfants ou dans la littérature pour adultes.

1

bonne journée !
bonne journée !
il salue bien gentiment
il est debout dehors
presque toujours dans
son blouson qui lui tient lieu
de maison (pas fameux, comme maison)
tout est mouillé.
Les doigts et le nez sont gelés, la
peau se détache presque, la peau
où tombent les petites
pièces,
au creux de la main rêche,
mais pas si rêche que ça
en fait aussi douce que la tienne
et que la mienne aussi, et il
n’a pas le temps de dire
grand-chose
il est debout toute la journée
devant cette maison – ce magasin
opulent
où il y a tout ce qu’on
veut acheter –
il salue bien gentiment

2

comment expliquer
comment
expliquer
il y a des bateaux
dans lesquels il y a
des gens
aujourd’hui
ils doivent
tout
abandonner sauf
leur peau et
leurs cinq sens la
tête et le regard
tournés vers l’avenir
et vers le passé et
ils veulent ayant traversé
des déserts des frontières
et la mer
venir jusqu’ici chez toi
chez moi chez nous
ici et ils coulent
se noient et meurent
comment
expliquer
il y a des bateaux
qui n’arrivent pas
jusqu’à nous et ils font
des trous dans
la mer et dans
le bleu
et derrière tout ça il y a
des hommes
que ça fait rire.

3

dans le métro
on est assis
dans le métro
l’un est ici
et l’autre là
on regarde
par la fenêtre
l’une par ici
l’autre par là
et puis je viens m’asseoir
à côté de toi
on va peut-être voir
une bête ?
peut-être

4

dormir debout
il est bien trop tôt
et puis il pleut
et il fait froid
je dors encore
tout en marchant
mais mes yeux
ne marchent pas
pourquoi tant de hâte
je suis loin d’être
où je suis supposé
être
ce seraient mes vêtements ?
et mes pas
ça ma main
et ça la tienne ?

5

il n’y a pas rien
la mort n’est pas
rouge.
certains la disent
noire,
je ne sais pas
sa couleur,
tu sais.
en réalité je n’en sais
rien.
et si les gens
existent quelque part,
après, mon enfant
je ne le sais pas
non plus,
j’en ai
parfois
un pincement au cœur.
où sont les autres,
ce que devient une vie,
quand elle est finie :
je vois maintenant
toute sortes de couleurs,
alors que,
tu le sais bien,
je ne les distingue pas vraiment,
très cher enfant.
et j’aime aussi
les questions,
qui me disent quelque chose
peut-être est-on
vraiment, comme tu dis, dans
les airs quand on est plus là
peut-être est-on
comme le vent,
clair ou sombre,
qui parfois
va si vite ?
ou bien on est
rien, c’est possible ?
y a-t-il rien ?
tant qu’on vit
il n’y a pas rien
il me semble,
mais
à chaque phrase
je marque contre mon camp
alors je préfère
me taire et te
montrer le ciel où sont
quelques cerfs-volants.
vont-ils rester là-haut,
et jusqu’à quand ?

6

il pleut maintenant
il pleut maintenant
les arbres
pleuvent et
les autos pleuvent
les lumières
pleuvent et
le noir
pleut
l’eau
le café
les regards
et les gouttes
rebondissent
et l’air
et les pen-
sées et le
soir et la
patience
pleut
impatiente
tendue
nerveuse,
comme hors d’elle
et le vent
se courbe
et souffle
et les rues
soufflent et se courbent
et pourtant tout est
calme
alors que
tout gronde et
se déchaîne,
tout se tait
et le ciel
et l’air
et le sol
et les maisons
et les arbres
et les gens

7

ils veulent que je parle
ils veulent que je parle
mais les mots eux
ne veulent pas
je dois m’exprimer
mais les pensées
dorment profondément
et ça personne ne le comprend
alors ils me regardent
avec leur dis quelque chose
qui m’indispose
je ne demande rien
et celui à qui
ça ne plaît pas il est nul
tandis que le temps
me traîne par la peau du cou
devant eux
ça suffit !
si seulement quelqu’un voulait
comprendre ?!

8

juste encore
juste encore
ceci
juste encore
cela
une fois s’il te plaît
encore une fois
c’est drôle
juste encore
deux fois
juste encore
une fois
et encore
une fois
juste encore
une fois
après ça
deux fois
et puis
juste encore
ceci et
cela

9

la ronde des bulles de savon
souffler les bulles de savon 
tourner les bulles de savon
attraper les bulles de savon
admirer les bulles de savon
les bulles de savon brillent
les bulles de savon filent
les bulles de savon collent
les bulles de savon planent
les bulles de savon éclatent
l’eau savonneuse, ça fait des taches
l’eau savonneuse je la renverse
l’eau savonneuse : terminé
l’eau savonneuse, quelle saleté
je peux encore ?
faire des bulles de savon, c’est ça ?
non, juste renverser
oh non !!!!

10

le baiser
les garçons sont bêtes
les garçons m’embêtent
les garçons sont bébés
les garçons c’est compliqué
c’est godiche les garçons
complètement puérils, voilà ce qu’ils sont
les garçons c’est ping
les garçons m’ennuient
un garçon c’est une journée
personne peut les supporter
mais ce baiser,
une pure félicité.

11

le blues de la traqueuse
les nerfs
en pelote
je claque des doigts
c’est plus fort que moi
ma voix
voudrait crier
mes jambes gigotent
je n’y peux rien
je dois reprendre
mon souffle, énormément
impossible
de trouver
le sommeil
ce que je voudrais,
c’est
m’envoler
comment ça s’appelle déjà ?
le trac ?
moi, là-bas en pleine
lumière ?
et pas droit à l’erreur
c’est ça ?
je ferais peut-être mieux
de me sauver
je ne peux pas aligner
deux idées
bientôt ça va
commencer
alors je suis
contente
et terrifiée
et toute
excitée
toute
énervée
et j’ai la
boule au ventre
c’est à moi
maintenant
elle entre en scène et danse
le lait a une peau
le jambon une couenne
le pain une croûte
la pomme des pépins
mais moi j’adore ça
boire et manger tout ça !

12

le voleur
ah si seulement on pouvait le voir
il est sûrement assis dans le placard
et va bondir d’un instant à l’autre
il veut de l’argent
mais le placard est vide
ça ne peut quand même pas être
nulle part
ça ne peut quand même pas être
partout
un voleur
il doit bien avoir un visage
il doit bien être assis ou bien debout
ou encore couché quelque part
on dirait qu’il a disparu
qu’il n’est pas là du tout
comme s’il n’existait
pas.

13

les sablés sont jaunes
les sablés sont jaunes
à la maison, tout est jaune
les mains sont toutes chaudes
comme le visage
la cuisine s’émiette
et le nez chante
les gens sont
des abeilles
et quand vient le soir, le jour
raconte des histoires de sablés
et le four fera bien attention
à eux et demain
il y en aura d’autres
on les mettra de côté
et ils sentent très très bon,
plus que tout chez nous
ils se répandent
dans toute la maison
et quand ils filent par la moindre fente
tout l’air a un goût de sablé
alors ils donnent
aux passants
on peut en être certain
de jaunes et suaves envies de sablés
les sablés sont jaunes
à la maison, tout est jaune
mon nez est fait de beurre
comme celui de ma mère
à la bonne heure !

14

loin dans les entrailles des nuages
là-bas une lumière qui vacille
dans le ciel
et ici, ton lit
là-bas les nuages
sont tout éclairés
et ici, c’est ton lit qui est tout éclairé
là-bas, c’est l’orage
et ici, règne encore un calme
qui est pourtant troublé,
tout comme toi,
car un éclair,
ce n’est pas rien
c’est une lumière
aveuglante en plein visage
ça fend les arbres
et les rêves
ça fend sauvagement
l’air
ça cherche où mettre le feu que ça déclenche
c’est un monstre !
mais pour l’heure il est loin
dans les entrailles des nuages
et l’air est frais
et le sommeil proche
ce rien de frayeur
qui à l’instant encore était là
se dissipe déjà lui aussi
voilà même que tu dors
auréolée de tes cheveux de lumière.

15

mauvaises pensées
c’est quoi
des mauvaises pensées ?
pourquoi viennent-elles
que font elles ?
combien de temps restent-elles
dans la tête
et dérangent
comme si elles voulaient
entendre
ce que tu penses
ces riens en quelque sorte
chimériques
qui se dissipent ensuite
comme si nul ne les avait jamais vus
peut-être sont-elles auprès
des fées,
où elles s’entendent et
dansent à leur aise
ces drôles de punaises ?
qu’en penses-tu ?
en sont-elles capables ?
et parfois ces mauvaises pensées
ne savent-elles pas elles aussi s’amuser ?

16

monter descendre
je descends les escaliers
roulants
toi tu les montes
tu es avec d’autres
moi je suis avec moi
cet après-midi
le soir
je vais te chercher
je monte les marches
et ensemble nous redescendons
les marches
nous rentrons
on est revenu
une journée.

17

partout des doudous
des doudous
il y en a partout
faits avec un brin d’herbe
ou un foulard
il y en a dans un rêve
en écume de nuage
il y en a dans le bain
et plein dans les
tiroirs et encore dans la tête
il en faut
pour jouer et pour
dormir peu importe si
on l’a fabriqué
ou imaginé
ou si on l’a acheté
ou s’il se retrouve à la maison
parce qu’on
l’a trouvé.

18

s’il te plaît t’en va pas
s’il te plaît t’en va pas
c’est où là-bas
reste là
avec moi
je grimpe
sur toi et on va
jouer à un jeu
on s’amuse bien
non, tu t’en vas pas
parce qu’ici c’est tout de même
bien mieux que là-bas

19

le pont de la paix
il peut se trouver
partout il n’est jamais
achevé on
l’a bien
loupé
celui-là et d’autres ce
dont on a besoin fais-le
petite chose
ou grande, qu’importe
tout compte les paroles les actes
les pensées les regards
et aussi, tout autant
ce qu’on s’abstient de faire bâtis-
le gris jaune
ou bleu mais
bâtis-le il manque
bâtis-le !

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