11. Au cours des dernières années on a critiqué à l’envi l’excès d’universalisme du siècle des Lumières. Mais il n’est pas impossible que nous ayons versé dans l’excès inverse, et que nous ayons trop insisté sur le « local », sur la « différence », sur le relativisme défendu à tout prix. Nous commençons maintenant à nous apercevoir que nous aurons longtemps besoin de ceux qui auront fait de ce siècle lointain le siècle des Lumières. Le terme « Lumières » avait alors pour vocation d’indiquer la capacité intellectuelle, naturelle ou acquise, et la tâche que se fixaient les « philosophes » était double : débusquer l’erreur et l’éliminer, découvrir la vérité et l’adopter. L’instrument humain de la critique comme celui de l’invention était la raison, qui était sommée d’investir tous les champs de l’activité humaine, qu’ils fussent littéraires, scientifiques, sociaux, juridiques : « A quoi nous servent nos Lumières si nous conservons toujours nos abus ? » demande Voltaire dans son Dictionnaire Philosophique. De nombreuses définitions des Lumières ont été proposées et élaborées, mais la meilleure reste sans doute celle de Kant qui la formule comme un impératif : « Sapere aude ! Ose te servir de ton entendement ! » où savoir est ce verbe latin qui signifie « avoir le goût de », d’où « avoir de l’intelligence et le sens de la justice ». Il me semble aujourd’hui que cet impératif devrait redevenir notre bannière. Abandonnons les paroles d’ordre, osons utiliser les ressources de notre entendement.
2Il n’est que trop clair que pour mener à bien la difficile tentative qui consiste aujourd’hui à refonder l’Europe, un peu de la détermination et de la confiance des philosophes du xviiie siècle seraient précieuses. Eux aussi voulaient l’Europe, plus que nous, qui manquons de cette mémoire du « désir d’Europe », qui remonte au xiiie et au xve siècle (ces siècles que Bronislaw Geremek appelle des « rêves d’Europe » comme une utopie de paix). Le mouvement des Lumières n’auraient jamais pu exister sans une dimension internationale et européenne. La liberté civile, la pensée de Locke, de Newton, l’amitié d’un lord Bolimbroke, intermédiaire précieux, firent de l’Angleterre une initiatrice indispensable. Les œuvres des penseurs italiens circulaient alors dans toute l’Europe : celles de Verri et de Beccaria, dont le chef d’œuvre, Dei delitti e delle pene fut traduit immédiatement en français et dans les autres langues européennes, commenté par Diderot, admiré par ses amis et par ses collaborateurs de l’Encyclopédie qui correspondaient avec l’abbé Galiani et avec un grand nombre de théoriciens et d’hommes de science italiens. La Prusse, avec l’étrange « despotisme éclairé » d’un Frédéric II servait de caisse de résonnance aux nouvelles idées. Et le château de Ferney, situé à la frontière française avec la Suisse, à quelques kilomètres de Genève, était appelé « l’auberge de l’Europe » parce que Voltaire, son propriétaire, avait voulu en faire un lieu d’asile pour les intellectuels persécutés. Depuis Ferney Voltaire pouvait ainsi écrire : « Je vois avec plaisir qu’il se forme dans l’Europe une république immense d’esprits cultivés ». On voudrait pouvoir prononcer ces mots aujourd’hui. Quant à ceux de Condorcet, ils définissent un horizon inatteignable : « Il arrivera donc ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ce moment où les hommes ne reconnaîtront d’autre maître que leur raison, où les tyrans, les esclaves, les prêtres, et leurs stupides et hypocrites instruments, n’existeront plus que dans l’histoire et sur le théâtre » (Esquisse des progrès de l’esprit humain). Les tyrans, les esclaves et les prêtres sont encore là, et pas seulement dans les livres d’histoire ou sur les tréteaux des théâtres.
3Nous ne pouvons plus croire aujourd’hui à des prévisions empreintes d’un tel optimisme.
42. Mais l’héritage des Lumières nous intéresse encore, et plus que jamais peut-être. Jean Starobinski qui a su décrire presque tous les aspects de ce siècle fascinant revendique un geste qui permettrait de reprendre cet héritage à nos frais : « Rendons à ce siècle sa complexité », écrit-il dans L’Invention de la liberté, « à sa gravité, son goût des grands principes et de la table rase ; derrière toutes nos entreprises actuelles, derrière tous nos problèmes, nous retrouvons sa présence ».
5La grande nouveauté cependant est que les femmes ont aujourd’hui un rôle qui était impensable au siècle des Lumières. Dans L’Invention de la liberté, Starobinski ne se contente pas d’affirmer l’actualité de ce siècle. Il veut aussi en signaler les limites. Il examine en particulier le statut ambigu de la femme : « Autour d’elle flotte la promesse du bonheur » et on sait combien le bonheur était alors une « idée neuve en Europe ». Mais « pour quelques femmes qui sont maîtresses d’elles-mêmes et imposent le respect par leur esprit et par leur science, combien d’autres furent traitées comme des objets : enfermées dans des couvents, mariées contre leur volonté, conquises par la force ».
6Parmi ces femmes « maîtresses d’elles-mêmes et qui imposent le respect par leur esprit et par leur science », il faut compter Madame du Châtelet, l’amie de Voltaire, femme de science remarquable et traductrice de Newton qui écrivit (sans penser à le publier) un Discours sur le bonheur qui reste un des plus remarquables du siècle des Lumières. Il s’ouvre par la liste des qualités nécessaires pour être heureux : « Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion, et malheureux est celui qui la perd ». Le texte se poursuit par un éloge de l’illusion qui pourrait annoncer Leopardi et par une classification des passions. Il se conclut ainsi : « Moins notre bonheur dépend des autres, et plus il nous est aisé d’être heureux […] Par cette raison d’indépendance, l’amour de l’étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur ». Il est surprenant à ce propos de découvrir la proximité entre la pensée de la femme de science du xviiie siècle et les formules d’Hannah Arendt sur « le bonheur de penser et de juger », et sur la « pensée en mouvement, enracinée dans l’imaginaire sensible ». Cette proximité est aussi fondée sur l’identité de l’ennemi à abattre, celui que Voltaire appelait « l’infâme », c’est-à-dire le fanatisme. Dans l’étude qu’elle consacre à Hannah Arendt, Julia Kristeva définit aujourd’hui l’ennemi par l’ensemble des « forces de la mort (fanatisme religieux et automatisation de l’espèce) ».
7Une autre femme des Lumières est Olympe de Gouges, qui écrivit en 1791, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, inspirée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avec l’intention de la faire adopter à l’Assemblée Nationale (elle ne le fut jamais). Elle établissait l’égalité des droits civils et politiques des deux sexes. Il s’agissait pour elle de « rendre à la femme ses droits naturels, que seule la force du préjugé lui a ôtés ». On y trouve la phrase devenue fameuse : « la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit également avoir celui de monter à la tribune » (article X). Elle écrivit aussi des œuvres théâtrales, parmi lesquelles, l’Esclavage des Noirs, en 1792. Elle fit partie de la Société des Amis des Noirs, et l’abbé Grégoire la cite dans la liste qu’il propose des hommes de courage qui défendu la cause des noirs.
8En 1793 elle prévient Robespierre en prononçant la formule fameuse selon laquelle : « Le sang, disent les féroces agitateurs, fait les révolutions. Le sang même des coupables, versé avec profusion et cruauté, souille éternellement ces révolutions, bouleverse tout à coup les cœurs, les esprits, les opinions, et d’un système de gouvernement on passe rapidement dans un autre. L’histoire de l’Univers en offre plusieurs exemples. (…) Hélas quand l’Assemblée constituante engagea tous les gens de lettres à faire des recherches sur le code pénal afin d’abroger la peine de mort, même sur les criminels, s’attendaient-ils que, dans une Révolution opérée par les lumières de la philosophie, au bout de quatre ans, les Français donneraient la mort sans relâche, pendant trois jours et trois nuits à leurs concitoyens ? »
9Elle meurt guillotinée le 3 novembre 1793.
103. La seconde moitié du xxe siècle aura vu revenir de ce fanatisme religieux dont Voltaire écrivait dans son Dictionnaire philosophique : « Il n’y a d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal, car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l’air soit purifié ». Il poursuivait : « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? »
11Le retour des fanatismes à notre époque est un phénomène qui devrait susciter un cri du cœur : « Rallumez les Lumières ! » Mais ce n’est pas ce à quoi nous assistons. Au contraire, nous voyons qu’un sens de culpabilité masochiste fait naître des attendrissements paradoxaux, des attractions confuses vers les phénomènes religieux, et qu’il se traduit souvent en indulgence envers l’obscurantisme croissant. Mais la nouveauté, c’est précisément qu’aujourd’hui ce sont les femmes qui luttent avec une conviction et une opiniâtreté inouïes pour la victoire des Lumières et pour qu’on ne perçoive plus la bataille qui se joue désormais comme un conflit entre Orient et Occident, mais comme la lutte de la laïcité contre le fanatisme. Elles le font dans des termes qui se révèlent proches de ceux qu’employait Voltaire.
12Au cours des dernières années les femmes ont gagné (de manière individuelle et non pas collective et souvent sans l’appui des mouvements comme celui des féministes des années 70) une position qui n’est plus celle de la victime. Elles sont encore des victimes du fanatisme, d’un fanatisme totalitaire pour commencer, et du pouvoir des hommes ensuite. Mais elles résistent et c’est au nom de la raison et de la conscience. Récemment l’ambassadeur de France Gilles Martinet tenait à rappeler qu’en France « sans la puissante tradition des Lumières et de la pensée rationaliste, le compromis raisonnable et pacifiste qu’on appelle laïcité n’existerait pas ». Les femmes qui connaissaient depuis leur enfance un esclavage infligé au nom d’une idée déformée de la religion et se sont libérées, l’ont fait avec courage intellectuel et souvent avec héroïsme. Le relativisme qui est une conquête précieuse de la civilisation, doit se heurter à une limite infranchissable. Cette limite, est le « droit égal pour les hommes et pour les femmes, la liberté personnelle ».
13C’est ce qu’on attend des lois de la nouvelle Europe.