Notes
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[1]
Les pages qui suivent ont été écrites pour un colloque consacré à l’œuvre de Samuel Weber en juillet 2010 au Château de la Bretesche, à Missillac. Une traduction anglaise due à Antoine Traisnel a paru dans Points of Departure. Samuel Weber between Spectrality and Reading, textes réunis par Peter Fenves, Kevin McLaughlin et Marc Redfield, Northwestern University Press, 2016.
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[2]
Cf. « The Debt of Criticism : Notes on Stanley Fish’s Is There a Text in This Class ? » et « The Debts of Deconstruction and Other, Related Assumptions », dans Institution and Interpretation, Stanford University Press, 2001. Cf. aussi « Closing the Net : “Capitalism as Religion” (Benjamin) », dans Benjamin’s –abilities, Harvard University Press, 2008, p. 257 et sq. Mes propres dettes à l’égard de Samuel Weber sont lisibles ici ou là, notamment dans Tubes. La philosophie dans le juke-box (Minuit, 2008, p. 32), mais surtout, précisément sur la question même de la dette, dans « This Is It (The King of Pop) », Pop filosofia, textes réunis par Simone Regazzoni, il melangolo, 2010, p. 153 et sq.
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[3]
Cf. Simon Morgan Wortham, Samuel Weber : Acts of Reading, Ashgate, 2003.
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[4]
The Art of Reading, c’est en effet le titre du premier volet d’un essai d’abord paru en 2000, puis recueilli dans Theatricality as Medium, Fordham University Press, 2004, p. 229 sq. : « After the End : Adorno ». Weber commente la dernière des Trois études sur Hegel d’Adorno (traduction du Collège de philosophie, Payot, 2003, p. 89 sq.) : « Skoteinos ou Comment lire ». Adorno y affirme notamment que Hegel « demande objectivement, et non pas simplement pour familiariser le lecteur, une lecture multiple » (p. 91-92). Il importe de souligner aussi que l’expression reprise par Weber, the art of reading, « l’art de lire », apparaît en enchaînant immédiatement sur la politique : « … la Logique de Hegel n’est pas seulement sa métaphysique, elle est aussi sa politique. L’art de lire Hegel devrait être attentif au moment où interviennent le nouveau, le substantiel et distinguer le moment où continue à tourner une machinerie qui n’entend pas en être une et ne devrait pas continuer à tourner. Il faut à chaque instant prendre en considération deux maximes en apparence incompatibles : celle d’une immersion minutieuse et celle de la distance libre. » (p. 94)
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[5]
« Caught in the Act of Reading » (1986), repris dans Institution and Interpretation, Stanford University Press, 2001. Cf. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976), traduction française d’Evelyne Sznycer, Mardaga, 1985.
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[6]
« Reading and Writing chez Derrida » (1983), repris dans Institution and Interpretation, p. 93.
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[7]
Op. cit., p. 228 : … what allows the notion of textuality to be “generalized” in the way indicated by Derrida – and before him, by Benjamin…
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[8]
… the stamp of writing (ibid., p. 307).
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[9]
Ibid., notamment p. 207 et p. 308. Cette phrase de Benjamin (que lui-même emprunte à Hofmannsthal) figure et dans une esquisse pour Über den Begriff der Geschichte, et dans Über das mimetische Vermögen. Cf. Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes de “sur le concept d’histoire” », Écrits français, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 453 ; « Sur le pouvoir d’imitation », traduction française de Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, Œuvres, II, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 363.
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[10]
Rien à voir, évidemment, avec la notion d’archilecteur proposée jadis par Michael Riffaterre dans ses Essais de stylistique structurale (Flammarion, 1971) et définie comme « une somme de lectures » (p. 46). Si Michel Lisse parle bien, quant à lui, d’archilecture (cf. L’Expérience de la lecture, 2. Le glissement, Galilée, 2001, p. 15, 18 et 189), c’est toutefois dans un tout autre sens que celui qui m’intéresse ici. L’enjeu, pour Michel Lisse, semble être en effet de répéter, de vérifier ou de poursuivre, sur le « cas » de la lecture, la déconstruction du logocentrisme entreprise par Derrida : c’est-à-dire de « libérer la lecture de la coupe de l’écoute », de sa soumission à « ce qui s’entend » (p. 13), pour « ne plus réduire la lecture à une écoute ou à un regard » (p. 18, je souligne) mais la penser comme « un partage entre écoute et regard » (p. 15). Bref, la lecture « doit combiner l’écoute et le regard » (p. 189) dans ce que Michel Lisse appelle « l’orœil » (p. 18). C’est pourquoi l’archi-écriture et l’archilecture sont pensées chez lui dans un rapport de complémentarité et de continuité (« à l’archi-écriture correspond une archilecture », je souligne, p. 189), alors que c’est précisément leur tension, voire leur incompossibilité qu’il s’agit ici de faire surgir : là où – j’y viendrai – se loge l’impossibilité de la lecture comme sa possibilité la plus propre.
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[11]
André Monglond, Le Préromantisme français, I, Arthaud, 1930, p. XIII.
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[12]
« Reading and Writing chez Derrida », op. cit., p. 92-93.
-
[13]
Cf. « Reading : “To the Very End of the World” », dans Modern Language Notes, vol. 111 n° 5, décembre 1996, p. 827 : The reader, as inscribed in Tristram Shandy…
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[14]
Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs : cf. Peter Szendy « L’image du pouvoir et le pouvoir de la lecture (le Léviathan, en somme) », dans Geste, n° 4, novembre 2007. Samuel Weber a également consacré de remarquables pages au Léviathan : cf. « Toward a Politics of Singularity. Protection and Projection », dans Religion : Beyond a Concept, Hent de Vries (ed.), Fordham University Press, 2008, p. 626 sq.
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[15]
Martin Heidegger, « Was heisst lesen ? » (1954), dans Aus der Erfahrung des Denkens. 1910-1976, Klostermann, 1983, p. 111. Traduction française de Marc Froment-Meurice, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 37, printemps 1988, p. 193 (citée par Michel Lisse dans L’Expérience de la lecture, 1. La soumission, Galilée, 1998, p. 42). Heidegger poursuit : « La lecture à proprement parler est le rassemblement sur ce qui, à notre insu, a déjà réclamé notre être, que nous désirions répondre ou nous dérober à cette requête. Sans la lecture proprement dite, nous ne sommes même pas capables de voir ce qui nous regarde, ni de considérer ce qui apparaît et paraît. » (Das eigentliche Lesen ist die Sammlung auf das, was ohne unser Wissen einst schon unser Wesen in den Anspruch genommen hat, mögen wir dabei ihm entsprechen oder versagen. Ohne das eigentliche Lesen vermögen wir auch nicht das uns Anblickende zu sehen und das Erscheinende und Scheinende zu schauen.)
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[16]
Comme le fait Michel Lisse dans le sillage de Derrida, ibid., p. 49.
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[17]
Cf. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduction français de Sibylle Muller, Flammarion, coll. « Champs », 2000, p. 224.
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[18]
Ibid., p. 187 (traduction légèrement modifiée). Benjamin écrit : Jede Person, jedwedes Ding, jedes Verhältnis kann ein beliebiges anderes bedeuten. Diese Möglichkeit spricht der profanen Welt ein vernichtendes doch gerechtes Urteil : sie wird gekennzeichnet als eine Welt, in der es aufs Detail so streng nicht ankommt. Doch wird, und dem zumal, dem allegorische Schriftexegese gegenwärtig ist, ganz unverkennbar, das jene Requisiten des Bedeutens alle mit eben ihrem Weisen auf ein anderes eine Mächtigkeit gewinnen, die den profanen Dingen inkommensurabel sie erst erscheinen last und sie in eine höhere Ebene hebt, ja heiligen kann. Demnach wird die profane Welt in allegorischer Betrachtung sowohl im Rang erhoben wie entwertet.
-
[19]
Cf. « God and the Devil – in Detail », dans Benjamin’s -abilities, op. cit., p. 242 : Details […] are required by baroque allegory, but as Requisiten des Bedeutens, indispensable theatrical props of signification… What distinguishes Benjamin’s interpretation of the baroque detail is that its spatial dimension becomes distinctively theatrical…
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[20]
Cf. Sauf le nom, Galilée, 1993, p. 28-29.
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[21]
Ce qui ne revient donc nullement à présupposer un lecteur préexistant et constitué. Cf. Jacques Derrida et Derek Attridge, « Cette étrange institution qu’on appelle la littérature » (1989), dans Derrida d’ici, Derrida de là, textes réunis par Thomas Dutoit et Philippe Romanski, Galilée, 2009, p. 292 : « Par définition le lecteur n’existe pas. Pas avant l’œuvre et comme simple “récepteur”. Le rêve dont nous parlions concerne ce qui dans l’œuvre produit son lecteur, un lecteur qui n’existe pas encore, dont la compétence n’est pas identifiable, un lecteur qui serait “formé”, entraîné, instruit, construit, engendré même, disons inventé par l’œuvre. Inventé, c’est-à-dire à la fois trouvé par chance et produit par la recherche. L’œuvre devient alors une institution qui forme ses propres lecteurs, leur donne une compétence dont ils ne disposaient pas encore […]. Si on faisait confiance à la distinction courante de la compétence et de la performance, on dirait que la performance de l’œuvre produit ou institue, forme ou invente une nouvelle compétence du lecteur ou destinataire qui devient dès lors un contresignataire. Elle lui apprend, s’il le veut bien, à contresigner. Ce qui intéresse ici, c’est donc bien l’invention du destinataire capable de contresigner et de dire “oui” de façon engagée et lucide. Mais ce “oui” est aussi une performance inaugurale… » Ou encore (ibid., p. 270) : « Un lecteur n’est pas un consommateur, un spectateur, un visiteur, pas même un “récepteur”. »
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[22]
Cf. De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 227. Derrida, amorçant une « justification » de ce qu’il nomme ses « principes de lecture », parlant d’une « tâche de lecture », concède que le « moment du commentaire redoublant » doit avoir « sa place dans la lecture critique ». C’est-à-dire que celle-ci, alors même qu’elle est appelée à « produire » quelque chose, doit aussi reproduire le texte, faute de quoi « la production critique risquerait de se faire dans n’importe quel sens et s’autoriser à dire à peu près n’importe quoi ». Mais, ajoute alors Derrida, « mais cet indispensable garde-fou n’a jamais fait que protéger, il n’a jamais ouvert une lecture. »
« Glas propose aussi, à sa manière, un programme […] d’anticipations au sujet de ces “effets de lecture”, de sa réception ou non-réception… [Q]uel est le type d’effet (de lecture ou de non-lecture) absolument inanticipable, hors de vue, structurellement hors de vue […] depuis la logique […] des scènes où Glas prévoit, s’avance de part en part comme la prévision, l’organisme prévoyant de sa lecture et de sa non-lecture, […] où Glas se lit ou se surlit en lui-même et hors de lui-même ? »
1Parmi tant de choses que je dois à Samuel Weber (lui qui a si souvent interrogé le motif de la dette [2]), il y a notamment une question, que je voudrais en quelque sorte essayer de lui retourner. Une question qu’il ne formule pas explicitement lui-même comme je me risque imprudemment à le faire, mais que tout, dans ses écrits, me semble appeler. À savoir : venir après Derrida, n’est-ce pas aussi interroger autrement la lecture, lui donner une place, un rôle qui ne soit pas seulement dérivé de l’écriture ?
2Je ne suis certainement pas le premier à remarquer l’importance de la lecture, à la fois comme pratique et comme question, dans l’œuvre de Samuel Weber [3]. La lecture, c’est non seulement l’un de ses soucis majeurs mais aussi l’une de ses ressources les plus constantes et les plus singulières. Peu de penseurs ont su développer, comme lui, un véritable art de lire (the art of reading, c’est du reste un syntagme qu’il a tenu à contresigner en l’empruntant à Adorno [4]), tout en ne cessant d’interroger, de mettre en cause tous les arraisonnements théoriques qui tentent de saisir le lecteur dans son activité ou son acte.
3Caught in the Act of Reading : tel est le titre de l’essai que Samuel Weber a consacré à la théorie de la lecture de Wolfgang Iser [5]. Celui-ci s’y trouve pour ainsi dire saisi lui-même dans l’acte de lire qu’il tentait de saisir, il se trouve pris ou surpris en train de lire, laissant dès lors transparaître ses présupposés théoriques d’inspiration phénoménologique : d’une part, « malgré son usage du mot texte, Iser conçoit la lecture essentiellement comme un procès de visualisation (ou de construction d’image) » (p. 183) ; et d’autre part, il y va pour Iser du « pouvoir qu’a le texte de contrôler la réponse du lecteur » (p. 188). C’est-à-dire que le « point de vue mobile » de ce dernier ne doit pas s’égarer (go too far astray and get lost), il ne doit pas errer en dehors du cadre prévu par le texte. Pré-vu, oui, c’est-à-dire littéralement prévisualisé pour le lecteur, même si l’inatteignable vue d’ensemble, comme totalisation des perspectives, est sans cesse repoussée à l’horizon.
4C’est ainsi, par une visualisation sous contrôle, que le lecteur selon Iser fait revivre le texte, lui restituant une présence perdue [6] :
« … on pourrait en appeler à la lecture afin qu’elle fonctionne dialectiquement (reading could be called upon to function dialectically), en tant que négation d’une négation, en tant que re-présentation d’une représentation irrémédiablement extérieure (as the negation of a negation, the re-presentation of an irremediably extraneous representation) – bref, en tant qu’actualisation vivifiante d’une lettre morte (the vivifying actualization of a dead letter). Telle est, mutatis mutandis, la position actuellement adoptée par certains théoriciens et “phénoménologues” de la lecture, comme Wolfgang Iser. Mais c’est aussi une position magistralement analysée, dans les premiers textes de Derrida, comme une écriture qui refuse de se laisser nommer telle (but it is also a position masterfully analyzed, in the first publications of Derrida, as a writing that refuses to know its own name)… »
6Si, chez Derrida, la lecture n’est donc évidemment pas inscrite dans l’horizon idéal d’une visibilité réglant la multiplicité des points de vue, elle reste néanmoins, comme le suggère Samuel Weber, dépendante du paradigme textuel ou scriptural. Non pas au sens où la lecture serait, chez Derrida comme chez Iser, contrôlée en dernière instance par le texte – de fait, le texte au sens derridien, c’est sans doute l’impossibilité de tout contrôle face à une dissémination que rien, aucune instance ultime ne saurait arrêter ou saisir. Mais il reste que la lecture ne semble pas avoir, chez Derrida, de rôle autonome, qu’elle est soumise, sinon à un texte qu’elle répète, du moins à une textualité générale qui l’absorbe et l’inclut d’avance. La lecture ne serait ainsi, pour Derrida, qu’une forme scripturale parmi d’autres : elle se confondrait avec ou dans l’écriture comme archiécriture, en y perdant sa singularité.
7En effet, sur une certaine scène de la déconstruction, lire, ce n’est jamais qu’écrire ou réécrire. Ou plutôt et plus précisément, puisque la lecture est largement absorbée ou dissoute dans l’(archi-)écriture, elle s’y indistingue, elle s’y perd comme on se confond dans la foule :
« … “lecture et écriture”, quoiqu’inséparables et complémentaires, se voient assigner des places bien distinctes dans ce qu’on pourrait appeler le drame tragicomique de la déconstruction (“reading and writing”, although obviously inseparable and complementary, are assigned quite distinct places in what might be called the tragicomic drama of deconstruction)… “l’écriture” occupe une position éminente, elle joue le rôle principal, tandis que la “lecture”, quoique jamais absente, est plus difficile à situer (“writing” occupies a prominent position, plays the leading role, whereas “reading,” although never absent, is more difficult to situate). En anticipant, je suggérerai – en gardant pour un temps le code théâtral – que sa place est celle d’un “figurant”, […] d’un acteur qui n’a pas de répliques à dire et dont la fonction principale est habituellement de se perdre dans la foule (anticipating, I will suggest – retaining, for a while, the theatrical code – that its place is that of an “extra”, […] an actor who has no lines to speak and whose main function is usually to get lost in the crowd). ».
9On notera ici le lexique théâtral qui affecte celui de la lecture, qui en prépare et accompagne la scénographie : lorsqu’il est question de lire, chez Samuel Weber, le théâtre – nous y reviendrons – n’est jamais loin.
10Toujours est-il que la lecture, donc, n’aurait pas de place à elle, pas de « place propre » (proper place), elle n’aurait pas d’autonomie « dans la déconstruction de la métaphysique » (p. 93). C’est-à-dire qu’elle n’aurait pas de rôle propre dans la déconstruction du propre. Et voilà la difficulté, voilà ce qui, ainsi qu’il le suggère lui-même à demi-mot, semble condamner Samuel Weber à une certaine précipitation ou anticipation. Car lorsqu’il convoque la scène d’un théâtre, lorsqu’il y met en scène la lecture, il le fait, dit-il, « en anticipant », anticipating. Il se porte vers ce qui est en avant, plus loin, après : à savoir la question de la lecture, posée là-bas, devant nous, nous attendant. Et il le fait en risquant nécessairement d’aller trop vite – on verra pourquoi –, en s’exposant nécessairement à brûler les étapes, en s’élançant précipitamment vers ce code théâtral (theatrical code) qui, tout en étant donc encore en attente, doit néanmoins être gardé aussi, retenu pour un temps (retaining, for a while, the theatrical code). Bref, cette théâtralité, qui s’annonce comme la scène même de l’interrogation à venir sur ce que lire veut dire, c’est à la fois ce qui viendra après et ce qui était déjà là avant.
11*
12Avant-après Derrida, il y a Benjamin.
13C’est sans doute lui, parmi les figurants de la foule, qui s’avance, qui entre subrepticement en scène dans l’étrange mouvement d’une précipitation qui retient, d’une anticipation qui garde.
14Car, d’une part, Benjamin aura lui-même anticipé Derrida, il l’aura devancé, comme le suggère Samuel Weber dans Benjamin’s -abilities, en permettant d’avance « à la notion de textualité d’être généralisée [7] ». Et d’être généralisée précisément depuis la scène du théâtre – celle du Trauerspiel –, comme si le concept d’allégorie développé dans L’Origine du drame baroque allemand était une sorte d’archi-écriture avant la lettre : marquée du « sceau de l’écriture [8] », l’allégorie benjaminienne serait déjà, pour Samuel Weber, un architexte dont il s’agirait de retenir encore le code théâtral, en y revenant.
15Et c’est pourquoi, d’autre part, Benjamin est aussi cet après, cet à-venir qui s’annonce comme une scène de lecture ou de lisibilité plutôt que d’écriture. Après la scène de l’écriture, oui, plutôt qu’elle, c’est-à-dire aussi plus tôt, il y aurait une autre scène, qu’il s’agirait de jouer contre elle, tout contre. Une archiscène doublant ou redoublant l’autre, dans la relance et surenchère que promet cette phrase de Benjamin souvent citée par Samuel Weber : Was nie geschrieben wurde, lesen [9].
16« Lire ce qui n’a jamais été écrit » – comment l’entendre ? Lorsque cette phrase apparaît pour la première fois dans son bref essai Sur le pouvoir d’imitation, Benjamin enchaîne :
« Ce type de lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage les éléments intermédiaires d’une nouvelle façon de lire, rune et hiéroglyphes. »
18Une lecture, donc, qui viendrait avant telle ou telle forme historiquement attestée d’écriture (rune ou hiéroglyphe) ; voire, comme le suggère Samuel Weber, une lecture qui viendrait avant « toute écriture » (prior… to all writing, p. 308).
19Que serait donc cette archilecture [10], cette lecture absolument antéscripturale qui, dès lors, exigerait justement de trouver sa place, d’être située dans ou articulée avec les notions derridiennes d’archi-écriture et d’architexte ?
20*
21Reprenons.
22Ce que nous appellerons donc l’archilecture, c’est à l’évidence, pour Benjamin, une lecture prophétique (« dans les entrailles, dans les étoiles… »). Mais en quel sens ?
23Après son bref essai de 1933, Sur le pouvoir d’imitation (qui ne fut toutefois publié que de façon posthume en 1955), c’est dans les paralipomènes et variantes de Sur le concept d’histoire que Benjamin cite à nouveau la phrase que Hofmannsthal avait placée dans la bouche de la Mort à la fin de son drame lyrique de 1894, Der Tod und der Tod. Alors que le protagoniste, Claudio, vient de tomber mort à ses pieds, la Mort déclare, en s’éloignant lentement :
« Qu’ils sont merveilleux ces êtres / Qui interprètent l’ininterprétable, / Qui lisent ce qui n’a jamais été écrit… » (Wie wundervoll sind diese Wesen, / Die, was nicht deutbar, dennoch deuten, / Was nie geschrieben wurde, lesen…)
25La lecture semble donc être synonyme d’interprétation, lire (lesen) rime avec interpréter (deuten) dans ces vers de Hofmannsthal auxquels Benjamin fait allusion en ces termes :
« Si l’on veut considérer l’histoire comme un texte, alors vaut pour elle ce qu’un auteur récent dit des textes littéraires : le passé a laissé de lui-même des images comparables à celles que la lumière imprime sur une plaque photosensible. “Seul l’avenir possède des révélateurs assez actifs pour fouiller parfaitement de tels clichés. Mainte page de Marivaux ou de Rousseau enferme un sens mystérieux, que les premiers lecteurs ne pouvaient pleinement déchiffrer” (Monglond)… La méthode historique est une méthode philologique, dont le fondement est le livre de la vie. Chez Hofmannsthal on note : “Lire ce qui n’a jamais été écrit.” Le lecteur auquel il fait penser ici est le véritable historien. »
27Dans ce contexte, tout semble indiquer que le vers de Hofmannsthal, préparé comme il l’est par la citation d’un « auteur récent [11] », ne doit pas être pris à la lettre : « lire ce qui n’a jamais été écrit » veut dire ici lire ce qui n’a pas encore été déchiffré, lire ce qui reste à lire. Lire ce qui est écrit d’une écriture certes encore jamais décryptée, mais bel et bien inscrite.
28Si bien que, ici comme ailleurs, la lecture répondant à une telle écriture serait condamnée à n’être que la répétition (de la répétition) du texte, selon l’inexorable paradigme que Samuel Weber a pu formaliser ainsi [12] :
« La lecture pourrait être déterminée comme l’effort pour réduire la différence et la répétition au minimum, l’effort d’une représentation pour s’effacer elle-même devant ce qu’elle représente – dans ce cas, le texte –, mais sans empiéter sur ou usurper l’originalité de son modèle. Cette interprétation de la lecture, toutefois, n’ajouterait rien de nouveau au scénario général de la supplémentarité ou de la différance… [S]i l’écriture est présentée, au sein de la clôture de la métaphysique, comme la représentation d’une représentation, le signifiant d’un signifiant, la répétition d’une répétition, alors la lecture semble simplement répéter tout cela une fois de plus, en y ajoutant à peine un pli. » (Reading could thus be determined as the effort to reduce difference and repetition to a minimum, the effort of a representation to efface itself before that which it represents, in this case, the text, but without impinging upon or usurping the originality of its model. This interpretation of reading, however, would add nothing new to the general scenario of supplementarity or of différance… if writing is presented, within the closure of metaphysics, as the representation of a representation, as the signifier of a signifier, the repetition of a repetition, then reading appears only to reiterate all that once again, adding hardly a wrinkle.)
30C’est ce pli – ou cette ride (wrinkle veut dire les deux) – qui doit nous retenir.
31Que serait donc une lecture qui, sans être vouée à répéter le texte en le représentant, n’en deviendrait pas pour autant écriture à son tour, n’irait pas pour autant se dissoudre dans le paradigme général de l’architexte, dont elle serait dès lors, encore et encore, la répétition ?
32Une lecture qui ne répéterait en rien le texte, qui donc échapperait à toute soumission à l’instance textuelle, ne serait sans doute plus une lecture. Disons que ce serait une lecture impossible. Une lecture prophétique, certainement, puisque ce qu’elle tenterait de lire n’aurait pas encore eu lieu, n’aurait pas déjà été là dans le texte. Mais il faudrait entendre ce caractère prophétique non pas au sens où tel « auteur récent », cité par Benjamin, parle d’un avenir qui permettrait de fouiller le passé imprimé en le révélant ; mais plutôt en un sens qui ferait signe vers l’essai Sur le pouvoir d’imitation, vers cette lecture d’avant toute écriture, prior to all writing, que Benjamin tentait peut-être aussi d’indiquer. Une lecture qu’il faudrait alors pouvoir dire purement prophétique, entraînée par un pur mouvement d’anticipation qui n’annoncerait aucun contenu chiffré appelé à devenir décryptable un jour, rien qui soit déjà de quelque manière écrit et en attente d’être répété dans la lecture : juste une pure lecture à venir.
33Si lire ainsi, ce n’est donc certainement plus lire, toute lecture digne de ce nom, en revanche, s’invente à la mesure de cette impossible lecture pure. En s’y mesurant chaque fois singulièrement, telle qu’elle est malgré tout inscrite dans le texte.
34Car tel serait le paradoxe de la lecture, telle serait son aporie constitutive : elle rêve sa souveraine autonomie à l’égard du texte, sa liberté absolue qui ferait d’elle purement et proprement une lecture plutôt qu’une répétition ; mais elle la rêve – elle la cherche, elle la construit – dans le texte, où elle doit se cantonner sous peine de ne plus lire.
35D’où la question qui nous attend : comment une lecture pure, comment une pure prophétie ou annonce de lecture – n’annonçant et ne prophétisant rien, aucun contenu déchiffrable – pourrait-elle être inscrite dans un texte, alors même qu’une telle lecture – aporétique, impossible – se voudrait justement affranchie de toute répétition ou représentation qui la lierait au texte en l’y assujettissant ?
36*
37Qu’il y ait, comme l’écrit Samuel Weber, un lecteur « inscrit dans » le texte, voire plusieurs [13] ; qu’il y ait donc des lectures prescrites au sein du texte, c’est ce dont on fait l’expérience, de manière plus ou moins explicite, à chaque fois qu’on lit.
38Ouvrons, par exemple, un livre tant de fois lu et commenté : lisons – et ce n’est pas un exemple parmi d’autres, car il y va dans ce texte de la souveraineté même du lecteur [14] –, relisons le Léviathan de Hobbes. Prêtons-y l’oreille à l’inscription textuelle de deux régimes de lecture qui en apparence s’opposent : un régime ratiocinant ou logocentrique ; un régime prophétique.
39À la charnière entre le deuxième et le troisième volet du Léviathan, on tombe ainsi, au début du chapitre trente-deuxième (§ 1), sur l’un de ces mots ou syntagmes apparemment anodins qui pourtant plient le texte sur lui-même pour y inscrire un mouvement cumulatif ou capitalisant : « Jusqu’ici », écrit Hobbes, « j’ai dérivé les droits de la puissance souveraine, ainsi que le devoir des sujets, uniquement des principes de la nature » (I have derived the rights of sovereign power, and the duty of subjects, hitherto from the principles of nature only). Ce que, l’air de rien, ce hitherto prescrit, qu’on le veuille ou non, c’est une lecture qui thésaurise, qui additionne ce qu’elle lit au fur et à mesure qu’elle le lit. Une lecture qui lie en lisant, qui rassemble ce qu’elle lit en un discours (logos), selon cette propriété liante propre au lire que Heidegger célébrait dans un très bref texte intitulé Was heisst lesen ? :
« Qu’appelle-t-on lire ? Ce qui, dans la lecture, porte et guide, c’est le rassemblement. Sur quoi rassemble-t-il ? Sur ce qui est écrit, sur ce qui, dans l’écrit, est dit. [15] » (Was heisst lesen ? Das Tragende und Leitende im Lesen ist die Sammlung. Worauf sammelt sie ? Auf das Geschriebene, auf das in der Schrift Gesagte.)
41Une telle lecture, on peut la dire, on doit la dire logocentrique, bien sûr [16]. Mais il faut alors montrer aussi que le rassemblement concentré sur le dit de l’écrit est inscrit dans ou prescrit par le texte – par tout texte, sans doute –, en tant qu’il configure d’avance l’acte de sa lecture. Ici, dans le passage du Léviathan que nous avons à peine commencé à lire, l’opérateur de ce rassemblement, c’est ce hitherto qui, comme tous ses équivalents ailleurs (in sum et bien d’autres expressions du même genre), est un représentant du texte dans le texte : tenant lieu de ce qui précède, il est comme un délégué ou un député du texte qui s’envoie ainsi en avant de lui-même, afin de se construire par représentations cumulatives, par mandats.
42Or, après s’être ainsi, grâce à la récapitulation cumulative que permettent ses mandataires, replié sur lui-même, le texte hobbesien annonce, il anticipe sur ce dont il va s’agir ensuite : in that I am next to handle, « dans ce que je m’apprête à traiter », il sera question de la parole « prophétique » (prophetical). Il sera question de la prophétie et des prophètes, ils seront l’objet, le thème du texte, mais ce qu’ils viendront y inscrire en filigrane ou entre les lignes, ce sera un autre régime de lecture.
43Pourquoi ? Et qu’est-ce qu’un prophète pour Hobbes ?
44Lisons la triple définition du prophète que donne le chapitre trente-sixième du Léviathan, intitulé De la parole de Dieu et des prophètes (Of the Word of God, and of Prophets, § 7) :
« Le nom de Prophète signifie dans les Écritures tantôt porte-parole (c’est-à-dire celui qui parle pour Dieu à l’homme ou pour l’homme à Dieu), tantôt devin (celui qui prédit les choses à venir), tantôt celui qui parle de manière incohérente, comme les hommes qui sont dérangés. » (The name of PROPHET signifieth in Scripture sometimes prolocutor (that is, he that speaketh from God to man, or from man to God), and sometimes predictor (or a foreteller of things to come), and sometimes one that speaketh incoherently, as men that are distracted.)
46Selon le sens qu’on voudra donner au préfixe pro-, le prophète (de pro- et phêmi, « je dis ») sera celui qui parle à la place de ou celui qui énonce d’avance. Ou bien, donc, il prêtera sa voix pour proférer en lieu et place d’un autre, ou bien il dira par anticipation ce qui n’est pas encore. Ou encore, ajoute Hobbes comme s’il s’agissait d’une troisième possibilité détachée des deux autres, est prophète tout simplement quiconque est fou, c’est-à-dire, plus littéralement, « distrait » (distracted). Du premier au deuxième sens, la prophétie perd en valeur et en authenticité, la parole prophétique devient imposture, de plus en plus dépourvue de consistance ou de cohérence à mesure qu’elle se détache de son ancrage dans le verbe divin, dans le logos ; mais aussi à mesure qu’elle se généralise (§ 8, je souligne) :
« Si par prophétie on entend la prédiction, ou la prévision des futurs contingents, étaient alors prophètes non seulement ceux qui étaient les porte-parole de Dieu et prédisaient aux autres ces choses que Dieu leur avait prédites ; mais aussi tous ces imposteurs qui prétendent, avec l’aide d’esprits familiers ou par la divination superstitieuse d’événements passés, prédire à partir de causes fausses des événements semblables dans les temps à venir… » (When by prophecy is meant prediction, or foretelling of future contingents, not only they were prophets who were God’s spokesmen, and foretold those things to others which God had foretold to them, but also all those impostors that pretend, by the help familiar spirits or by superstitious divination of events past, from false causes to foretell the like events in time to come…)
48Non seulement les porte-parole mais aussi les devins en tout genre : il y a de plus en plus de prophètes, faisant feu de tout bois, utilisant tous les moyens du bord, rompant tout lien entre les causes – « fausses » – et les effets. Sans qu’on puisse en rendre raison, déliée de toute parole ayant autorité, la prophétie quitte alors son domaine légitime et légitimé, elle perd en quelque sorte sa tenue ou sa teneur pour devenir une simple manière de se rapporter au langage en général ; sans contenu, et pouvant dès lors accueillir tout événement à venir, la prophétie n’est plus rien d’autre que le pur principe de déliaison des mots :
« Et quant au discours incohérent, il était pris, parmi les Gentils, pour une sorte de prophétie, parce que les prophètes de leurs oracles, intoxiqués par un esprit ou une vapeur venue de la grotte de l’oracle Pythique à Delphes, étaient sur le moment réellement fous, et parlaient comme des fous ; de ces mots déliés on pouvait faire un sens qui s’ajuste à n’importe quel événement… » (And for incoherent speech, it was amongst the Gentiles taken for one sort of prophecy, because the prophets of their oracles, intoxicated with a spirit or vapor from the cave of the Pythian oracle at Delphi, were for the time really mad, and spake like madmen, of whose loose words a sense might be made to fit any event…)
50En se généralisant ainsi jusqu’à devenir une simple modalité du commerce avec les signes, la prophétie se met à parler, allégoriquement, du lecteur. Et, à relire ce passage, à repasser par les trois sens du mot prophète, on se dit que c’est notre propre lecture qui est en jeu : 1. le lecteur, en effet, prête sa voix et parle pour un autre, c’est-à-dire pour le texte dont il est le prolocutor (comme l’acteur serait le porte-parole du personnage) ; 2. mais ce faisant, il ne cesse d’anticiper, de se précipiter vers ce qu’il n’a pas encore pu lire, vers ce qui n’a pas encore été écrit ; 3. si bien qu’il est structurellement distrait, arraché au trait de la linéarité textuelle, pour se retrouver lui aussi face à des loose words, des mots détachés que rien, aucun logos ne rassemble dans une garantie absolue de sens.
51*
52Loose words, ce pourrait être un synonyme du « principe de morcellement », de la « dissociation de la vision allégorique » dont parle Benjamin lorsque, évoquant l’introduction de la majuscule dans l’orthographe allemande, il y voit l’un des facteurs de la ruine et de la fragmentation du langage en mots « isolés [17] ». C’est-à-dire déliés, détachés ou desserrés (loosened), ou encore détaillés.
53Cette logique détaillante de l’allégorie est prise, pour Benjamin, dans ce qu’il appelle des « antinomies » : d’une part, le détail n’est pas important, puisque « chaque personnage, chaque objet, chaque rapport peut en signifier n’importe quel autre » ; mais, d’autre part, le détail est infiniment important, il acquiert une « puissance » qui le rend « incommensurable » justement du fait de sa capacité de renvoi à autre chose, de par son statut d’« accessoire de la signification [18] ». C’est cette signifiance allégorique, entièrement constituée de rapports différentiels, qui annonce, qui anticipe sur ce que Derrida nommera l’architexte.
54Or, c’est de manière éminemment théâtrale que l’allégorie benjaminienne devance ou prophétise ainsi l’archi-écriture. Samuel Weber ne cesse de le souligner avec force : Benjamin précède Derrida depuis un certain theatrical code [19]. Mais pourquoi y insister, pourquoi marquer cette théâtralité ? Si, pour une pensée de l’architextualité, ce n’est sans doute qu’un détail, précisément, il convient néanmoins, dans la perspective qui nous occupe ici, de rappeler au moins cette remarque de Benjamin :
« Au fond, le Trauerspiel, né dans le domaine de l’allégorique, est de par sa forme un drame destiné à la lecture [je souligne]. Cette idée ne porte pas sur la valeur et la possibilité de sa représentation scénique. Mais c’est établir clairement que le spectateur privilégié de ces Trauerspiele s’y plongeait, remuant ses pensées, en cela au moins comparable à un lecteur ; que les situations ne variaient guère, mais alors en un éclair, comme l’aspect de la page imprimée quand on la tourne… »
56Depuis Benjamin, sur la scène d’un drame qui s’adresse à la lecture, qui se voue à elle, nous tentons de penser ce qui pourrait bien être aussi le deuil de la lecture, son Trauerspiel au sein de ce que Samuel Weber a pu appeler « le drame tragicomique de la déconstruction ».
57C’est ce Trauerspiel du lire que l’on peut entendre, je crois, de manière très distincte dans telle page de Sauf le nom, où Derrida lit – lit-il ? écrit-il ? – la conclusion (Beschluss) du Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius [20] :
« Ami en voilà assez. Si tu veux lire au-delà, / Va, et deviens toi-même l’écrit et toi-même l’essence. » (Freund es ist auch genug. Jm fall du mehr wilt lesen / So geh und werde selbst die Schrifft und selbst das Wesen.)
59Ayant cité ces deux vers conclusifs, Derrida enchaîne :
« À l’ami […] il est demandé, recommandé, enjoint, prescrit de se rendre, par la lecture, au-delà de la lecture : au-delà du moins de la lisibilité du lisible actuel, au-delà de la signature finale – et pour cela d’écrire. »
61Au-delà de la lecture, dans l’hyperbole de l’archilecture, lorsqu’on se transporte vers ce qui n’est pas encore lisible, vers l’illisible qui aimante et met en mouvement la lecture, il y aurait, dit en somme Derrida en contresignant le texte d’un autre, l’écriture.
62Et pourtant.
63Sans songer un instant à sortir de l’architexte – du reste, avec l’allégorie, nous y sommes déjà –, sans viser nul hors-texte, ce que nous interrogeons, en relisant Benjamin avec Samuel Weber, c’est l’inscription d’un au-delà de la lecture qui s’annoncerait comme archilecture. C’est-à-dire comme cette possibilité impossible : lire ce qui n’a jamais été écrit.
64Autrement dit : nous questionnons en direction d’une lecture qui, dans le texte, précéderait absolument le texte [21].
65Pourquoi ? En vue de quoi ?
66Parce que l’archilecture, en tant qu’elle se précipiterait en avant de toute écriture, prior to all writing, ce serait l’ouverture et le frayage, ce serait le cap ou la tête de lecture, la pointe où le lire s’emporte, s’emballe, s’élance en avant de lui-même, à la poursuite de soi. Où il tente de se saisir proprement, en se liant à soi dans la promesse ou prophétie de soi : en se lisant.
67Disons, risquons-nous donc à dire, en reprenant un mot de Derrida, que l’archilecture prophétique, c’est ce qui ouvre toute lecture [22]. Non pas sur un dehors – non pas, il faut le redire, sur un hors-texte qu’il n’y a pas –, mais, dans le texte qui ne cesse d’être lu, sur ce qui la porte en avant de lui comme en avant d’elle-même.
Notes
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[1]
Les pages qui suivent ont été écrites pour un colloque consacré à l’œuvre de Samuel Weber en juillet 2010 au Château de la Bretesche, à Missillac. Une traduction anglaise due à Antoine Traisnel a paru dans Points of Departure. Samuel Weber between Spectrality and Reading, textes réunis par Peter Fenves, Kevin McLaughlin et Marc Redfield, Northwestern University Press, 2016.
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[2]
Cf. « The Debt of Criticism : Notes on Stanley Fish’s Is There a Text in This Class ? » et « The Debts of Deconstruction and Other, Related Assumptions », dans Institution and Interpretation, Stanford University Press, 2001. Cf. aussi « Closing the Net : “Capitalism as Religion” (Benjamin) », dans Benjamin’s –abilities, Harvard University Press, 2008, p. 257 et sq. Mes propres dettes à l’égard de Samuel Weber sont lisibles ici ou là, notamment dans Tubes. La philosophie dans le juke-box (Minuit, 2008, p. 32), mais surtout, précisément sur la question même de la dette, dans « This Is It (The King of Pop) », Pop filosofia, textes réunis par Simone Regazzoni, il melangolo, 2010, p. 153 et sq.
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[3]
Cf. Simon Morgan Wortham, Samuel Weber : Acts of Reading, Ashgate, 2003.
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[4]
The Art of Reading, c’est en effet le titre du premier volet d’un essai d’abord paru en 2000, puis recueilli dans Theatricality as Medium, Fordham University Press, 2004, p. 229 sq. : « After the End : Adorno ». Weber commente la dernière des Trois études sur Hegel d’Adorno (traduction du Collège de philosophie, Payot, 2003, p. 89 sq.) : « Skoteinos ou Comment lire ». Adorno y affirme notamment que Hegel « demande objectivement, et non pas simplement pour familiariser le lecteur, une lecture multiple » (p. 91-92). Il importe de souligner aussi que l’expression reprise par Weber, the art of reading, « l’art de lire », apparaît en enchaînant immédiatement sur la politique : « … la Logique de Hegel n’est pas seulement sa métaphysique, elle est aussi sa politique. L’art de lire Hegel devrait être attentif au moment où interviennent le nouveau, le substantiel et distinguer le moment où continue à tourner une machinerie qui n’entend pas en être une et ne devrait pas continuer à tourner. Il faut à chaque instant prendre en considération deux maximes en apparence incompatibles : celle d’une immersion minutieuse et celle de la distance libre. » (p. 94)
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[5]
« Caught in the Act of Reading » (1986), repris dans Institution and Interpretation, Stanford University Press, 2001. Cf. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976), traduction française d’Evelyne Sznycer, Mardaga, 1985.
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[6]
« Reading and Writing chez Derrida » (1983), repris dans Institution and Interpretation, p. 93.
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[7]
Op. cit., p. 228 : … what allows the notion of textuality to be “generalized” in the way indicated by Derrida – and before him, by Benjamin…
-
[8]
… the stamp of writing (ibid., p. 307).
-
[9]
Ibid., notamment p. 207 et p. 308. Cette phrase de Benjamin (que lui-même emprunte à Hofmannsthal) figure et dans une esquisse pour Über den Begriff der Geschichte, et dans Über das mimetische Vermögen. Cf. Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes de “sur le concept d’histoire” », Écrits français, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 453 ; « Sur le pouvoir d’imitation », traduction française de Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, Œuvres, II, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 363.
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[10]
Rien à voir, évidemment, avec la notion d’archilecteur proposée jadis par Michael Riffaterre dans ses Essais de stylistique structurale (Flammarion, 1971) et définie comme « une somme de lectures » (p. 46). Si Michel Lisse parle bien, quant à lui, d’archilecture (cf. L’Expérience de la lecture, 2. Le glissement, Galilée, 2001, p. 15, 18 et 189), c’est toutefois dans un tout autre sens que celui qui m’intéresse ici. L’enjeu, pour Michel Lisse, semble être en effet de répéter, de vérifier ou de poursuivre, sur le « cas » de la lecture, la déconstruction du logocentrisme entreprise par Derrida : c’est-à-dire de « libérer la lecture de la coupe de l’écoute », de sa soumission à « ce qui s’entend » (p. 13), pour « ne plus réduire la lecture à une écoute ou à un regard » (p. 18, je souligne) mais la penser comme « un partage entre écoute et regard » (p. 15). Bref, la lecture « doit combiner l’écoute et le regard » (p. 189) dans ce que Michel Lisse appelle « l’orœil » (p. 18). C’est pourquoi l’archi-écriture et l’archilecture sont pensées chez lui dans un rapport de complémentarité et de continuité (« à l’archi-écriture correspond une archilecture », je souligne, p. 189), alors que c’est précisément leur tension, voire leur incompossibilité qu’il s’agit ici de faire surgir : là où – j’y viendrai – se loge l’impossibilité de la lecture comme sa possibilité la plus propre.
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[11]
André Monglond, Le Préromantisme français, I, Arthaud, 1930, p. XIII.
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[12]
« Reading and Writing chez Derrida », op. cit., p. 92-93.
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[13]
Cf. « Reading : “To the Very End of the World” », dans Modern Language Notes, vol. 111 n° 5, décembre 1996, p. 827 : The reader, as inscribed in Tristram Shandy…
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[14]
Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs : cf. Peter Szendy « L’image du pouvoir et le pouvoir de la lecture (le Léviathan, en somme) », dans Geste, n° 4, novembre 2007. Samuel Weber a également consacré de remarquables pages au Léviathan : cf. « Toward a Politics of Singularity. Protection and Projection », dans Religion : Beyond a Concept, Hent de Vries (ed.), Fordham University Press, 2008, p. 626 sq.
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[15]
Martin Heidegger, « Was heisst lesen ? » (1954), dans Aus der Erfahrung des Denkens. 1910-1976, Klostermann, 1983, p. 111. Traduction française de Marc Froment-Meurice, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 37, printemps 1988, p. 193 (citée par Michel Lisse dans L’Expérience de la lecture, 1. La soumission, Galilée, 1998, p. 42). Heidegger poursuit : « La lecture à proprement parler est le rassemblement sur ce qui, à notre insu, a déjà réclamé notre être, que nous désirions répondre ou nous dérober à cette requête. Sans la lecture proprement dite, nous ne sommes même pas capables de voir ce qui nous regarde, ni de considérer ce qui apparaît et paraît. » (Das eigentliche Lesen ist die Sammlung auf das, was ohne unser Wissen einst schon unser Wesen in den Anspruch genommen hat, mögen wir dabei ihm entsprechen oder versagen. Ohne das eigentliche Lesen vermögen wir auch nicht das uns Anblickende zu sehen und das Erscheinende und Scheinende zu schauen.)
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[16]
Comme le fait Michel Lisse dans le sillage de Derrida, ibid., p. 49.
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[17]
Cf. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduction français de Sibylle Muller, Flammarion, coll. « Champs », 2000, p. 224.
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[18]
Ibid., p. 187 (traduction légèrement modifiée). Benjamin écrit : Jede Person, jedwedes Ding, jedes Verhältnis kann ein beliebiges anderes bedeuten. Diese Möglichkeit spricht der profanen Welt ein vernichtendes doch gerechtes Urteil : sie wird gekennzeichnet als eine Welt, in der es aufs Detail so streng nicht ankommt. Doch wird, und dem zumal, dem allegorische Schriftexegese gegenwärtig ist, ganz unverkennbar, das jene Requisiten des Bedeutens alle mit eben ihrem Weisen auf ein anderes eine Mächtigkeit gewinnen, die den profanen Dingen inkommensurabel sie erst erscheinen last und sie in eine höhere Ebene hebt, ja heiligen kann. Demnach wird die profane Welt in allegorischer Betrachtung sowohl im Rang erhoben wie entwertet.
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[19]
Cf. « God and the Devil – in Detail », dans Benjamin’s -abilities, op. cit., p. 242 : Details […] are required by baroque allegory, but as Requisiten des Bedeutens, indispensable theatrical props of signification… What distinguishes Benjamin’s interpretation of the baroque detail is that its spatial dimension becomes distinctively theatrical…
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[20]
Cf. Sauf le nom, Galilée, 1993, p. 28-29.
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[21]
Ce qui ne revient donc nullement à présupposer un lecteur préexistant et constitué. Cf. Jacques Derrida et Derek Attridge, « Cette étrange institution qu’on appelle la littérature » (1989), dans Derrida d’ici, Derrida de là, textes réunis par Thomas Dutoit et Philippe Romanski, Galilée, 2009, p. 292 : « Par définition le lecteur n’existe pas. Pas avant l’œuvre et comme simple “récepteur”. Le rêve dont nous parlions concerne ce qui dans l’œuvre produit son lecteur, un lecteur qui n’existe pas encore, dont la compétence n’est pas identifiable, un lecteur qui serait “formé”, entraîné, instruit, construit, engendré même, disons inventé par l’œuvre. Inventé, c’est-à-dire à la fois trouvé par chance et produit par la recherche. L’œuvre devient alors une institution qui forme ses propres lecteurs, leur donne une compétence dont ils ne disposaient pas encore […]. Si on faisait confiance à la distinction courante de la compétence et de la performance, on dirait que la performance de l’œuvre produit ou institue, forme ou invente une nouvelle compétence du lecteur ou destinataire qui devient dès lors un contresignataire. Elle lui apprend, s’il le veut bien, à contresigner. Ce qui intéresse ici, c’est donc bien l’invention du destinataire capable de contresigner et de dire “oui” de façon engagée et lucide. Mais ce “oui” est aussi une performance inaugurale… » Ou encore (ibid., p. 270) : « Un lecteur n’est pas un consommateur, un spectateur, un visiteur, pas même un “récepteur”. »
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[22]
Cf. De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 227. Derrida, amorçant une « justification » de ce qu’il nomme ses « principes de lecture », parlant d’une « tâche de lecture », concède que le « moment du commentaire redoublant » doit avoir « sa place dans la lecture critique ». C’est-à-dire que celle-ci, alors même qu’elle est appelée à « produire » quelque chose, doit aussi reproduire le texte, faute de quoi « la production critique risquerait de se faire dans n’importe quel sens et s’autoriser à dire à peu près n’importe quoi ». Mais, ajoute alors Derrida, « mais cet indispensable garde-fou n’a jamais fait que protéger, il n’a jamais ouvert une lecture. »