Couverture de POESI_153

Article de revue

Poèmes

Pages 229 à 237

Notes

  • [1]
    Note : les titres des poèmes commencent parfois par une minuscule, parfois par une majuscule, conformément à la typographie de l’original afrikaans. Les titres en afrikaans sont indiqués entre parenthèses.
  • [2]
    Chanteur de gospel sud-africain

1Nathan Trantraal, né au Cap (Afrique du Sud) en 1983, est poète, illustrateur et (avec son frère André) scénariste de bd et auteur de romans graphiques. Publié aux éditions Tafelberg, il collabore notamment au quotidien de langue anglaise Cape Argus et à l’hebdomadaire afrikaans Rapport. Il vit au Cap avec sa femme, Ronelda Kamfer, également poète, et leur petite fille Seymour.

2Le prix de poésie Ingrid-Jonker a été attribué à Nathan Trantraal en novembre 2015.

3Nathan Trantraal écrit dans une variété d’afrikaans (le Kaaps) spécifique aux « métis » (Kleurlinge en afrikaans, Coloureds en anglais) des classes populaires du Cap. Cette langue, qu’il revendique comme une langue à part entière, distincte de l’afrikaans « standard » dont la norme a été fixée par les Afrikaners blancs, diffère de ce dernier par sa prononciation, sa syntaxe, son vocabulaire (termes spécifiques et emprunts à l’anglais) et son orthographe.

4Les poèmes qu’on va lire sont extraits du premier recueil de Nathan Trantraal, Chokers en Survivors (Vache enragée), paru chez Kwela Boeke, au Cap, en 2013. Le titre afrikaans fait référence aux sandwiches (chokers) de beurre de cacahuète et de confiture distribués par le gouvernement sud-africain dans certaines écoles des quartiers pauvres. Ces poèmes, d’un abord qui peut paraître abrupt à la première lecture, reflètent la vie des enfants des banlieues pauvres, héritage de la politique d’apartheid en vertu de laquelle les Sud-Africains étaient contraints d’habiter des quartiers séparés, conformément à la classification raciale – « Noirs », « Blancs », « Métis » et « Indiens » – imposée par le gouvernement de l’époque. Alcoolisme, inceste, violence, pédophilie, familles brisées, mais aussi hommage à la mère, rencontres amoureuses et relation privilégiée du poète avec son frère André sont quelques-uns des thèmes abordés [1].

5Pierre-Marie Finkelstein.

6

Mercredi 16 février 1988
(Woensdag, 16 Februarie 1988)
Je suis encore petit.
Je suis tout seul dans la cour
chez mes grands-parents et je suis triste
car je sais qu’aujourd’hui est un jour ennuyeux, un jour sans importance.
Je sais que le jour n’a rien fait
qui vaille la peine qu’on s’en souvienne.
Je suis triste car je sais qu’il y a déjà eu des milliers de jours
comme celui-là, que j’ai déjà oubliés.
On fait le bilan de sa vie et des temps forts,
on se dit : c’est ça la vie.
Mais la vie c’est pas ça.
Les temps forts c’est pas la vie.
C’est juste la bande-annonce.
La vie c’est tous ces jours où il s’est rien passé.
J’me dirige vers le linge qui sèche sur la corde,
j’approche ma main d’une serviette humide
et j’me dis qu’ce jour-là je l’oublierai jamais.

7

Maya et M. Bite
(Maya en Mr Piel)
Maya était mariée et mère de trois enfants,
Faheem, Sieda et Riefka.
L’un après l’autre elle les a tous
assommés à coups d’bite
jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Maya obligeait Boy, son mari, à dormir dans l’arbre
pendant qu’elle chevauchait M. Bite dans la maison.
Il s’appelait Clyde
mais tout le monde l’appelait M. Bite
parce que sa bite ouvrait et fermait toutes sortes de portes
Sa bite a fermé la porte au nez du mari de Maya.
Sa bite la nuit ouvrait la porte de la chambre de Sieda.
Sa bite a refermé les grilles de la prison
sur Faheem qu’avait osé lui balancer une brique.
Sa bite a ouvert le cœur de Maya et l’a refermé
et selon qu’on était bien vu ou non de M. Bite
on était bien vu ou non de Maya.
T’avais beau être un ami, un parent ou même son enfant,
M. Bite a ouvert à Maya tout un monde
dans lequel plus rien n’existait qu’eux deux.
Esprit
(Esprit)
Très tôt Riefka a su
que le plus court chemin vers le cœur d’un homme
passe par son entre-cuisses.
Elle se camait à treize ans
faisait la pute à quinze.
Riefka était une jolie fille.
Tout le monde était dingue de ses yeux
qui étaient parfois bleus
parfois verts.
Les gens racontent encore les trucs
qu’elle faisait dans les toilettes des garçons
et beaucoup d’filles pleines d’avenir
la prenaient comme modèle.
Ses cousines et ses cousins qui allaient à l’école avec elle
disaient « cette pétasse »
en parlant d’elle.
Riefka savait plus trop où elle en était avec ses cousines, ses cousins
et sa famille en général.
Elle savait pas bien qui était son père.
Son père, tout le monde savait qui c’était, sauf elle.
Sa mère l’avait quitté juste après sa naissance
et lui avait dit que son père c’était M. Bite.
Riefka s’en souvient pas
elle était encore bébé
Mais un jour
sa mère s’est disputée avec son père
elle était tellement en colère
qu’elle a jeté le mari avec le bébé.
Plus tard son père a complètement pété les plombs
il est dev’nu rasta. Complètement à la masse.
Mais c’était pas si grave
car sa mère s’est toujours occupée d’eux.
Ça, Riefka peut pas s’en souv’nir
elle était encore toute petite.
Mais un Noël, elle d’vait avoir quatre ans,
son frère et sa sœur en avaient douze et dix,
leur mère leur a offert un cadeau :
pour Faheem et Sieda
une caisse de bière et une bouteille de whiskey irlandais,
et pour Riefka, comme elle était bébé,
une bouteille de liqueur Esprit de June.
Quand les enfants ont eu fini de tout écluser
Riefka s’est mise à nager sur le sable dans la cour
et tous les adultes la r’gardaient en rigolant
elle était si mignonne quand elle était bourrée.

8

j’imprime mon nom dans la cendre
(ek druk my naam innie as)
Chaque année à Noël mon père nous fout la trouille.
Son anniversaire tombe la veille de Noël
et si on lui offre un cadeau qui lui plaît pas
il se comporte comme un gosse qui balance tous ses jouets par-dessus son berceau,
sauf que là le berceau c’est la maison
et les jouets c’est ma mère, mes frères, mes sœurs et moi.
Noël c’est toujours un grand exode,
on sait jamais où on va atterrir.
Une fois les fêtes passées
quand ma mère pense qu’on peut rentrer sans danger,
on sait déjà à quoi la maison va r’ssembler.
Dès qu’on ouvre la porte y a du vomi partout,
le salon ressemble à un tableau surréaliste.
On arrive à la cuisine – une assiette pleine de viande, de salade de pommes de terre
et de bière,
des restes de barbecue un peu partout,
l’évier est plein de fourmis,
des bouteilles de vin vides traînent un peu partout dans la maison.
Je monte l’escalier, sur mon pieu une godasse inconnue
pleine de pisse.
La maison pue l’alcool et la merde.
J’voudrais bien qu’elle soit propre
mais j’ai pas envie d’nettoyer.
J’redescends et je sors par la porte de derrière.
Mon père a disparu.
Il reviendra sans doute le lendemain de Noël
pour nous foutre une raclée.
Pendant qu’on attendait en se rongeant les ongles,
mon père et ses potes faisaient un barbecue faisaient la fête.
Je voudrais qu’il crève.
Je m’approche du barbecue.
Je pose mes mains sur les charbons éteints.
J’imprime mon nom dans la cendre.

9

Échec et mort (coffret DVD)
(Hard to Kill trilogy (DVD Boxset))
Lieutenant Kevin O’Malley : C’était un dur à cuire, personne ne pouvait l’arrêter.
Capitaine Dan Hulland : – Oui, ben … ce soir ils ont réussi.
Steve McKay, scénariste du film Échec et mort (Hard to kill)
Le jour où Dolfie est mort
c’est son cousin Omar qu’a annoncé la nouvelle.
Il a dit exactement ceci :
« Je ne sais pas si vous allez trouver
que c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle,
mais Dolfie est mort. »
Dolfie était réserviste dans la police,
un flic à temps partiel qui ne touchait même pas de salaire.
Pourtant il prenait ces conneries très au sérieux
il se croyait dans un film d’action des années quatre-vingt.
Dolfie s’attaquait tout seul à des bandes entières
sans le moindre soutien, parfois même sans arme.
Du moins c’est ce qu’il disait.
Pour moi Dolfie
c’était surtout le mec qui roulait toujours à toute berzingue
et dévalait notre rue dans sa p’tite bagnole bleue juste pour le plaisir.
J’ai toujours été convaincu qu’un jour
il renverserait un gosse.
Dolfie vivait dans une fiction hollywoodienne
dont il était tout à la fois l’acteur, le metteur en scène et le cadreur.
Faut dire aussi
qu’à l’époque on pouvait encore faire des conneries
à Westridge
les gens qu’habitaient là c’étaient rien qu’des dégonflés.
Mais pourquoi aller faire des conneries à Tafelsig ?
Ils s’en foutent pas mal à Tafelsig.
D’après ce que j’ai compris, Dolfie avait fini son service.
Son pote et lui étaient allés acheter des bières
dans une cour d’immeuble à Tafelsig.
Pendant qu’son copain ach’tait les bières
Dolfie a repéré quelque chose de suspect :
des jeunes au coin de la rue.
Dolfie Superflic s’est avancé vers eux
et leur a demandé : « Alors connards, qu’est-ce que vous branlez ?
Qu’est-ce que vous cachez, hein ? »
Les pauv’ gosses ont dû avoir tellement peur
qu’ils ont tous sorti leur flingue
et se sont mis à défourailler sur Dolfie.
II
Jenny, qui tient le magasin du coin, nous a répété
les yeux mouillés de larmes et le sourire aux lèvres
les dernières paroles de Dolfie :
« Eh, toi, Jenny, file-moi un putain d’paquet d’Rothmans
et grouille-toi. »
Elle dit qu’elle n’oubliera jamais
la façon qu’il a eue d’jeter l’argent sur le comptoir.
Dolfie va beaucoup lui manquer.
En l’honneur de Dolfie tout le quartier a fait une collecte
pour organiser une journée à sa mémoire –
tout le quartier,
sauf nous et les voisins d’en face.
On s’est mis à la f’nêtre et on a rigolé.
Ils ont baptisé le jardin public « Parc Dolfie »
et embauché des grapheurs pour faire une fresque murale –
Dolfie avec une sirène.
À la réouverture du parc
sa sœur a fait un discours.
C’était tout simple :
« Dolfie n’est pas mort, Dolfie est vivant.
C’est nous qui sommes morts. »
III
Ça a fait la une des journaux :
« Superflic Abattu Dans L’Exercice De Ses Fonctions ».
Un an plus tard on a vu arriver un bus plein d’étudiants.
C’était la première fois que je voyais autant
de Blancs dans le ghetto en même temps.
Mais ils étaient sûrement pas v’nus
pour nous r’garder dans l’blanc des yeux
parce qu’ils n’ont r’gardé ni à droite ni à gauche,
ils se sont tout de suite dirigés vers la fresque
leur prof leur a parlé pendant une heure environ
puis ils sont remontés dans leur bus,
on les a jamais r’vus.
Quelques années plus tard à la fac de Stellenbosch
j’ai suivi un cours d’histoire de l’art.
C’est là que j’ai compris c’que
tous ces visages pâles étaient v’nus faire ce jour-là
on nous a fait parler de cette fresque peinte
en l’honneur de Dolfie-Super-Flic.
C’est à c’moment-là qu’j’ai compris
que j’terminerais pas mes études.
Les Blancs étaient raide dingues de Dolfie
j’aurais voulu leur dire
que Dolfie n’était pas un
héros, que c’était un raté.
Finalement j’me suis dit laisse tomber
d’toute façon personne en a rien à foutre.

10

histoires pour la nuit
(stories virrie nag)
Toute les nuits mon frère et moi
on écrit on dessine on invente des histoires.
On faisait déjà ça
quand on était petits.
Pourtant une chose est sûre c’est qu’on n’est plus petits depuis longtemps –
moi j’ai seize ans et lui presque vingt.
Tout le monde veut savoir quand est-ce qu’on va aller bosser
bien que j’aille encore à l’école.
Pourtant moi j’ai l’impression qu’on travaille
même si on n’en a pas l’air.
Même si on a faim, on travaille
Même si on n’a rien à bouffer, on travaille.
J’arrive à faire six tasses de thé
avec un seul sachet.
En général on planque
un ou deux sachets pour la nuit,
quand y en a. Et quand on en a le courage
on vole deux morceaux de poulet
dans le paquet
que ma mère a acheté à crédit,
et qui doit faire la semaine.
Parfois faut être plus créatif
que ça, improviser.
Un jour j’me suis imaginé
qu’on pouvait faire des gâteaux avec de la semoule
André lui s’est imaginé
qu’on pouvait escalader la clôture des voisins
leur voler leurs bouteilles vides
et s’acheter des frites avec l’argent d’la consigne.
Un jour qu’on n’y tenait plus
on a mangé une soupe d’orge
qu’était au frigo d’puis une semaine déjà,
et dont personne ne voulait
parce que c’était le copain dégueulasse de ma mère
qui l’avait préparée.
En fait la soupe était tellement bonne
que je me suis arrêté de manger
j’ai regardé mon frère et je m’suis dit
qu’un beau jour
faudra bien qu’un d’nous deux meure.

11

c’est toujours l’hiver à l’église
(is altyd winte innie kêk)
Je m’ dis parfois qu’si j’me suis converti
c’est juste parce que ma mère n’avait pas les moyens de m’acheter un Levi’s.
C’est sûrement une bonne excuse pour s’habiller
comme un homme de cinquante ans
les jours où on n’est pas obligé d’ venir à l’école en uniforme
parce qu’une fois qu’on est converti
on n’a pas le droit d’ parler comme tout le monde
on n’a pas le droit d’ s’habiller comme tout le monde –
on est dans l’monde mais on n’est pas du monde.
C’est marqué dans la Bible.
Je r’garde les aut’mecs
et j’me dis qu’ce s’rait mieux d’être habillé comme eux :
la ch’mise rouge à carreaux l’futal en coton vert
très peu pour moi.
M’trémousser dans une grande Peugeot rose
avec dix autres frères de la paroisse
très peu pour moi.
Écouter du Tommy Saaiden [2]
très peu pour moi.
J’écoute du rock en douce
même si j’pense que c’est d’ la musique satanique
et j’ai envie de toutes les jolies filles qui passent,
surtout celles en p’tite robe d’été
car c’est toujours l’hiver à l’église :
On est assis du lundi au dimanche
on célèbre les funérailles de Jésus sur la croix,
les mecs en costard-cravate
et en sueur,
les meufs couvertes de la tête aux pieds.


Date de mise en ligne : 01/10/2016.

https://doi.org/10.3917/poesi.153.0229

Notes

  • [1]
    Note : les titres des poèmes commencent parfois par une minuscule, parfois par une majuscule, conformément à la typographie de l’original afrikaans. Les titres en afrikaans sont indiqués entre parenthèses.
  • [2]
    Chanteur de gospel sud-africain
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