Notes
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[1]
La formule de Granel se trouve dans ses Écrits logiques et philosophiques, Paris, Galilée, 1990, p. 167. Elle est commentée par Deguy dans « Pour Gérard Granel », Le grand cahier Michel Deguy, Bordeaux, Le Bleu du ciel, 2007, p. 91.
-
[2]
Ibidem, p. 93.
-
[3]
Cf. Michel Deguy, « Vers une rhétorique généralisée », Critique, octobre 1969, p. 841-861. La querelle qui opposa Deguy à Gérard Genette quant à l’extension de la rhétorique a fait l’objet d’une étude précise de Sylvie Patron : « Une économie scandaleuse : Michel Deguy, Gérard Genette et la question de l’“être” », dans Littérature et philosophie, Anne Tomiche et Philippe Zard (éd.), Arras, Artois Presses Université, coll. « Manières de critiquer », 2002, p. 313-324.
-
[4]
Bernard Lamy, La rhétorique ou l’art de parler, B. Timmermans (éd.), Paris, PUF, 1998, p. 200.
-
[5]
Pour la littérature française, cf. Yves Bozec, « L’hypotypose : un essai de définition formelle », L’information grammaticale, no 92, 2002, et idem, « Les frontières de l’hypotypose. Le songe d’Athalie et la prophétie de Joad », L’information grammaticale no 100, 2004 ; pour la littérature latine, F. Delarue, « Suétone et l’hypotypose », Lalies, Paris, 1980, et A. Esteves, « Euidentia rhétorique et horreur infernale : le portrait de Tisiphone chez Stace », in B.A.G.B., Lettres d’humanités, 60, 4, 2001, p. 390-409.
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[6]
Nous pensons notamment aux travaux de Bernard Vouilloux : L’Interstice figural. Discours, histoire, peinture, Sainte-Foy (Québec)-Grenoble, Le Griffon d’argile-Presses Universitaires de Grenoble, 1994 ; La Peinture dans le texte. xviiie-xxe siècles, Paris, CNRS, 1995, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, Éd. de l’Éclat, coll. « Tiré à part », 1997.
-
[7]
En langue française, cf. Michèle Cohen-Halimi, « La Rhetorik et son double », in Entendre raison, essai sur la philosophie pratique de Kant, Paris, Vrin, 2004, p. 109-121, et Alexandra Makowiak, Kant l’imagination et la question de l’homme, Grenoble, J. Millon, 2009, passim (mais notamment, « Imagination, figures de style », p. 129-133).
-
[8]
Critique de la faculté de juger, § 53, « Comparaison de la valeur esthétique respective des beaux-arts », traduction française Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 315.
-
[9]
Robert J. Drostal, « Kant and Rhetoric », Philosophy and Rhetoric, 13, n° 4, 1965, p. 57-59.
-
[10]
Ce fragment de Caton l’Ancien est connu par tradition indirecte grâce à Sénèque et à Quintilien, cf. Institutio oratoria, XII, 1, 1 : « Sit ergo nobis orator, quem constituimus, is, qui a M. Catone finitur, vir bonus dicendi peritus ». De l’Institution oratoire. Tome 7, Livre XII, éd. et tr. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1980. (N.d.T.)
-
[11]
La Métaphysique d’Aristote – Le Fondamental et l’Essential (Das Grunlegende und das Wesentliche), Martinus Nijoff, 1965, p. 57-59 ; traduction française revue et préfacée par l’auteur, Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1976, p. 167-169.
-
[12]
De Oratore, III, 53 ; traduction française H. Bornecque et E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, tome III, 1982, p. 202 sq.
-
[13]
Quintilien, De l’Institution oratoire, IX, 2, 240, in tome 5, Livres VIII–IX, éd. et tr. Jean Cousin, Paris, les Belles Lettres, 1978, p. 85.
-
[14]
VIII, 3, 61, ibidem.
-
[15]
Du Marsais, Des tropes, ou des différents sens, Paris, Flammarion, édition Françoise Douay-Soublin, 1988, p. 133.
-
[16]
Fontanier, Les figures du discours, édition de Gérard Genette, Paris, Champs Flammarion, 1977, p. 390 et 431.
-
[17]
Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 3e édition, Paris, P.U.F., 1981, p. 521-524.
-
[18]
Donald W. Crawford, Kant’s Aesthetic Theory, Madison, U.W.P., 1974, p. 149.
-
[19]
Cf Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung » in Dialogue avec Heidegger, II, Philosophie moderne, Paris, Minuit, 1973, p. 77-109, ici p. 79-81.
-
[20]
Ibidem, p. 92-95.
-
[21]
C’est pourquoi la nature des intuitions qui se trouvent au fondement de l’hypotypose symbolique n’importe pas. Dans ce cas, comme Kant le fait remarquer, chacun peut se prévaloir d’intuitions empiriques.
-
[22]
Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », III, « Analogies de l’expérience », AK III, 160-161 ; traduction française, J. Barni revue par A.J.L. Delamarre et F. Marty, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, volume I, p. 917.
-
[23]
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, § 58 et note, Ak. IV, 357 ; traduction française J. Rivelaygue, ibidem, volume II, p. 142-143.
-
[24]
Anthropologie du point de vue pragmatique, première partie, § 38, Ak VII, pp. 191-192, traduction française in Œuvres III, p. 1008-1009.
-
[25]
Ibidem, p. 1009.
-
[26]
C’est pourquoi je ne saurais souscrire à la tentative d’Eliane Escoubas quand elle essaie de comprendre la présentation à partir de l’hypotypose symbolique dans son étude (par ailleurs excellente) Imago Mundi : Topologie de l’art, Paris, Galilée, 1986, p.346-356. L’hypotypose schématique et l’hypotypose symbolique sont complémentaires. La présentation doit être comprise à partir de ce que Kant essaie de penser quand il a recours au terme grec qui désigne la figure en question.
-
[27]
Platon, Gorgias, traduction et présentation Monique Canto Sperber, Paris, GF-Flammarion, rééd. 2007.
-
[28]
Sur le sujet des pathè, cf. aussi Ernesto Grassi, Rhetoric as Philosophy, The Humanist Tradition, University Park, P.S.U.P., 1980, p. 28-32.
-
[29]
Anthropologie d’un point de vue pragmatique, première partie, § 28, op.cit., p. 985-987.
-
[30]
Cf. J. Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung », art. cité, p. 102.
-
[31]
Rudolf Makkreel, « Imagination and Temporality in Kant’s Theory of the Sublime », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 42, n° 3, 1984, pp. 303-315.
-
[32]
Anthropologie d’un point de vue pragmatique, première partie, § 28, op.cit.
-
[33]
Alfred Baeumler, Das Irrationalitätproblem in der Aesthetik und Logik des 18. Jahrhunderts bis zur Kritik der Urteilskraft, Darmstadt, Wissenschaft Buchgesellschaft, 1981, p. 168.
11. Dans le numéro 145 de la revue nous faisions précéder notre traduction du texte que Robert Pippin consacre au schématisme kantien par les mots suivants :
Si une « critique de la raison poétique » est possible, elle ne peut se construire sans prendre au sérieux l’exigence kantienne à laquelle elle emprunte sa formulation. Il ne s’agit en aucun cas de soutenir que la poétique sera kantienne ou ne sera pas. La poétique sera.
En revanche, la poétique à venir a fort à gagner à reprendre à son compte les leçons kantiennes sur la « présentation », sur le rapport du sujet de l’expérience à l’expérience et sur les facultés. Il n’est pas mauvais qu’elle interroge le poème et sa lecture en termes de production de représentations.
3Forts de cette conviction, nous poursuivons ici notre effort en revenant à l’hypotypose puisque Kant nomme « hypotypose » un certain type de présentation au § 59 de la Critique de la faculté de juger. Cette invitation nous est offerte par Rodolphe Gasché.
4Commençons par planter le décor.
52. On se souvient comment, à l’hypothèse de Gérard Granel sur le schématisme selon laquelle « les figures de l’imagination sont des tours de langage », Michel Deguy répond précisément par une figure particulière : « ce tour, je l’appellerais volontiers hypallage, mode constitutif de la possibilité de parler des choses en les faisant parler, i.e. de faire sans cesse des hypallages. » [1]
6Il est remarquable que Deguy torde délibérément l’interprétation traditionnelle de l’hypallage pour en faire la figure même d’une interprétation rhétorique du schématisme. L’hypallage est moins ici la figure qui consiste à opposer la syntaxe et la sémantique en attribuant à certains mots d’une phrase ce qui convient plutôt à d’autres mots que celle qui permet de relayer l’hypotypose par la prosopopée en donnant la parole aux choses mêmes. Si l’hypallage est la figuration du schématisme, c’est parce que la présentation de la chose est toujours déjà anticipée par son énonciation : « “l’hypallage” en tant qu’échange “toujours déjà” scellé, chiasme a priori, espèce de métamorphose ab ante. L’hypallage est comme une transaction réversible. » [2]
73. Or dans le cadre de l’interrogation poétique et philosophique sur les figures au sein d’une « rhétorique généralisée » [3], l’hypotypose doit occuper elle aussi une place de choix.
8Elle est la figure qui fait voir, qui met sous les yeux, qui anime. Comme l’écrit Lamy, « l’hypotypose forme une image qui tient lieu des choses mêmes » [4].
9L’hypotypose ou la chose même, et par elle c’est le langage qui devient le spectacle vivant.
10Que l’hypotypose soit affaire de vie et de mort, l’emploi de la figure le dit bien. Il n’est que de rappeler le récit de Théramène :
J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux filsTraîné par les chevaux que sa main a nourris.
12On ne s’étonnera pas si la bibliographie critique sur l’hypotypose se développe ni si ces développements viennent de la rhétorique [5], comme de réflexions sémiotiques sur l’ekphrasis [6].
134. Comment cette figure en vient-elle à jouer un rôle décisif dans la Critique de la faculté de juger [7] ? Quels sont les enjeux de cette reprise ? C’est à cette question que Rodolphe Gasché répond ici.
14Rodolphe Gasché est professeur de littérature comparée à l’université de Buffalo dans l’état de New York. Spécialiste de la pensée allemande et française, il a consacré des livres importants à Jacques Derrida.
15Le public français connaît son ouvrage Le Tain du miroir, Derrida et la philosophie de la réflexion, Paris, Galilée, 1995 (traduction de The Tain of the Mirror : Derrida and the Philosophy of Reflection, Cambridge, Massachusetts, & London, Harvard University Press, 1986).
16Mais il faut distinguer au cœur d’une œuvre nourrie et puissante :
- un pan consacré à la compréhension critique de la déconstruction : Inventions of Difference : On Jacques Derrida, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1994 ; The Wild Card of Reading : On Paul de Man, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1998 ; Views and Interviews : On “Deconstruction” in America, Aurora, Colorado, The Davies Group Publishers, 2007 ;
- des ouvrages consacrés à Georges Bataille : System und Metaphorik in der Philosophie von Georges Bataille, Bern, Lang, 1978 ; Georges Bataille : Phenomenology and Phantasmatology, Stanford, Stanford University Press, 2012 ;
- des ouvrages plus directement spéculatifs : Of Minimal Things : Studies on the Notion of Relation, Stanford, Stanford University Press, 1999 ; The Idea of Form : Rethinking Kant’s Aesthetics, Stanford, Stanford University Press, 2003 ;
- des ouvrages de synthèse enfin : The Honor of Thinking : Critique, Theory, Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2006 ; Europe, Or The Infinite Task, Stanford, Stanford University Press, 2008 ; The Stelliferous Fold : Toward a Virtual Law of Literature’s Self-Formation, Bronx, NY, Fordham University Press, 2011.
175. Le texte que nous traduisons « Hypotypose » fut une première fois publié sous le titre « Some Reflections of the Notion of Hypotyposis in Kant » dans la revue Argumentation, numéro consacré à « Rhetoric in the History of Philosophy », 4, n° 1, 1990, p. 85-100. Il constitue désormais le huitième et dernier chapitre de The Idea of Form (op. cit., p. 202-218).
Hypotypose
18Les invectives de Kant contre la rhétorique dans la Critique de la faculté de juger ne se limitent pas à prolonger les condamnations traditionnelles formulées par la philosophie contre cet art : elles semblent épouser l’hostilité que les Lumières affichaient à son encontre, et tout particulièrement lorsque Kant finit par souligner que l’art de l’orateur n’est « digne d’aucun respect ». Et de fait, cet « art trompeur » du discours, comme le fait remarquer Kant, tente de « mobiliser les hommes comme s’ils étaient des machines dans des affaires importantes en vue de leur inspirer un jugement qui, dans le calme de la réflexion, ne peut en eux que perdre tout son poids ». Pire encore : la rhétorique « aussi bien à Athènes et à Rome ne s’est élevée à ses sommets qu’à un moment où l’État courait à sa perte et où une vraie mentalité patriotique s’est éteinte » [8].
19Et pourtant, à bien l’examiner, le traitement réservé par Kant à la rhétorique pourrait bien se révéler plus complexe qu’il n’y paraît. On a pu soutenir que la position de Kant sur la question est différente de l’évaluation traditionnelle de l’art de la parole sur des points essentiels, et surtout qu’il tenterait « d’accorder à la rhétorique la fonction dévolue traditionnellement à l’histoire » [9]. Ce que je voudrais suggérer ici, c’est que si Kant, dans la Critique de la faculté de juger, condamne avec la dernière énergie l’art de l’orateur, ce n’est pas pour le remplacer par une autre notion contre laquelle les mêmes objections philosophiques pourraient être formulées, mais, au contraire, pour entreprendre une appropriation philosophique de la rhétorique qui finirait par la transformer dans son essence. C’est pourquoi il ne s’agit pas de montrer que Kant, comme tous les philosophes, aurait lui aussi recours à des inférences figurales en guise d’argumentation philosophique. Ce que j’entends soutenir plutôt, c’est que le but véritable et l’enjeu de la Critique de la faculté de juger dépend de la reprise fondamentale et constructive de la rhétorique au sens propre (et non pas de ce que Kant méprise sous le nom d’ars oratoria), rhétorique qu’il conçoit comme une part intégrante des beaux-arts.
20Il est important de souligner que la discussion menée par Kant au sujet de l’art oratoire et de la rhétorique au sens propre, c’est-à-dire de la préparation et de la précision dans la parole (Beredsamkeit), prend place au chapitre 51 de la Critique de la faculté de juger, c’est-à-dire au moment même où il procède à ce qu’il nomme lui-même une tentative de division des arts fondée sur leur capacité respective à exprimer des idées esthétiques. Si cet art est conçu par analogie avec « le mode d’expression dont se servent les êtres humains quand ils parlent, afin de communiquer entre eux aussi parfaitement que possible, non seulement selon leurs concepts, mais aussi à travers ce qu’ils éprouvent » (C.F.J., § 51, p. 307), alors les arts de ce type qui mènent à bien une telle communication à travers les mots, ou à travers leur articulation (plutôt qu’à travers la gesticulation linguistique et la modulation), sont nécessairement les arts supérieurs. Kant distingue deux arts de la parole : la rhétorique et la poésie, mais c’est cette dernière qu’il place en premier – « de tous les beaux-arts, c’est la poésie qui mérite le premier rang » (C.F.J., § 53, p. 314). La raison de l’excellence de la poésie tient à ce qu’elle est plus libre que la rhétorique et, par conséquent, mieux placée pour atteindre l’essence des beaux-arts. La poésie, soutient Kant, « est redevable presque entièrement, quant à son origine, au génie », et c’est elle qui accepte le moins d’être guidée « par des préceptes ou des exemples ». La poésie est ainsi autonome, jusqu’à un certain point au moins. Mais si elle est libre, c’est aussi qu’elle n’est soumise à aucun objectif matériel ou spirituel, théorique ou moral. La poésie, en effet, ne cherche pas de paiement quel qu’il soit (C.F.J., § 51, p. 308). En outre, la poésie promet peu et, par conséquent, elle ne déçoit pas. Selon les mots mêmes de Kant, « en poésie tout se passe avec loyauté et sincérité » (C.F.J., § 53, p. 315). Mais cette liberté de tout propos, c’est-à-dire ce « libre jeu des idées » ou « ce libre jeu de l’imagination », n’en est pas moins « utilisée par l’entendement et pour sa propre entreprise conformément à une fin » (314). Kant peut ainsi écrire : « le poète promet peu et annonce un simple jeu avec des Idées, mais il… procure à l’entendement de quoi s’alimenter et donner vie à ses concepts par l’imagination ». Et de fait, comme la poésie promet peu, elle accomplit « quelque chose qui est digne d’une tâche » (« was eines Geschäftes würdig ist »). Dans son jeu avec l’illusion et sa prétention à être un peu plus qu’un simple jeu, on peut se demander ce que la poésie propose précisément à l’entendement.
21Ce que fait la poésie, c’est donc de « donner à l’entendement de quoi s’alimenter et donner vie à ses concepts par l’intermédiaire de l’imagination ». La poésie articule harmonieusement les facultés cognitives (la sensibilité et l’entendement) et garantit, comme Kant le démontre clairement à propos du beau, les conditions minimales de toute connaissance théorique en général, aussi bien que celles du plaisir qui s’y associe. Et pourtant, plutôt que de broder sur ces conditions de la connaissance en général, Kant préfère à ce point de son développement souligner la manière dont le jeu de la poésie revigore l’esprit. Elle y parvient, non pas parce qu’elle pirate l’entendement ou qu’elle le prend au piège à l’aide de la présentation sensible, mais parce qu’elle étend (erweitern) l’esprit en permettant à l’imagination d’harmoniser la forme et les lois de l’entendement. Au lieu de mener à une présentation intuitive d’un concept déterminé, le libre jeu de l’imagination produit seulement une présentation comme telle, c’est-à-dire, non pas un remplissage intuitif des concepts mais un emplissage vif et vivant en général. Cette plénitude indéterminée et intuitive des concepts qui se produit dans le jeu de l’imagination avec la poésie vivifie l’esprit. Ce jeu apporte de la vie à l’entendement, une vie indéterminée, certes, mais suffisante à garantir l’arrangement minimal des facultés nécessaires à la cognition en général.
22Mais loin de mobiliser le seul entendement, la poésie implique aussi la raison dans son pur jeu avec l’illusion. Kant écrit que la poésie
élargit l’esprit en rendant l’imagination libre et en fournissant, à l’intérieur des limites d’un concept donné et parmi la diversité infinie des formes susceptibles de s’accorder avec lui, celle qui combine la présentation de ce concept avec une plénitude de pensées à laquelle nulle expression, dans le langage, n’est entièrement adéquate et qui s’élève ainsi, esthétiquement, jusqu’à des Idées. Elle fortifie l’esprit en lui faisant éprouver son libre pouvoir, autonome et indépendant de la détermination naturelle, de contempler et de juger la nature en tant que phénomène selon des points de vue qu’elle ne présente pas d’elle-même dans l’expérience, ni pour les sens, ni pour l’entendement, et ainsi de s’en servir en vue du suprasensible et pour ainsi dire comme schème de celui-ci.
24En rendant l’imagination libre de concevoir la nature comme un schème pour le suprasensible en général, la poésie nourrit aussi la raison et donne vie aux Idées. Bien que les Idées de la raison ne puissent pas, évidemment, être représentées de manière déterminée, le simple fait que la nature puisse nous être montrée de manière intelligible laisse entendre qu’elle a été dessinée pour nos facultés contemplatives et qu’elle s’y conforme. On peut alors dire que le suprasensible est exprimé par la nature non pas de manière déterminée, mais d’une manière purement schématique, ou plutôt, puisqu’il ne saurait y avoir de présentation directe de la raison, de manière purement symbolique. Ce que la poésie accomplit de cette manière est la production indirecte du suprasensible, une intuition sans laquelle le suprasensible n’aurait en général aucune réalité. Une telle intuition, soutient Kant, renforce l’esprit, et lui permet de sentir sa spontanéité et son autonomie, en vivifiant l’esprit par un arrangement de ses facultés dans un jeu dont on peut soutenir qu’il met en acte les conditions minimales de la moralité en général.
25Tandis que la poésie est « l’art de mener à bien un libre jeu de l’imagination comme s’il s’agissait simplement d’une opération de l’entendement » et de la raison, la rhétorique, entendue comme élégance du discours – qualité de l’élocution et style –, est définie comme « l’art de mener à bien une opération de l’entendement comme s’il s’agissait d’un libre jeu de l’imagination » (C.F.J., § 51, p. 308). La rhétorique, qui appartient aux beaux-arts comme la poésie, n’est pas aussi libre qu’elle. La rhétorique elle-même se laisse guider par les préceptes et les exemples, dont on peut supposer qu’elle les tire de la poésie. Comme l’éloquence et le style, la rhétorique a en son pouvoir « une richesse de pur discours ». Elle procède en « évitant de heurter les règles qui assurent l’harmonie du langage et celles qui garantissent la convenance de l’expression » (C.F.J., § 53, p. 315). Quand de telles compétences se combinent avec une vraie pénétration des affaires humaines chez quelqu’un qui fait du « vrai bien le parti vivant de son cœur », la rhétorique met de manière fructueuse l’imagination au service d’une « présentation vivante » des « Idées de la raison (ensemble de règles dont la réunion définit la bonne élocution » comme Kant l’écrit (ibidem). Sans artifice (sans art trompeur), la rhétorique, loin d’opérer un réveil fondamental (Erweckung) de l’esprit – sa prédisposition énergique pour la connaissance et la moralité en général, une prédisposition qui se trouve aussi dans la beauté de la poésie –, crée une impression vivante sur l’esprit à travers des exemples vivaces d’actions subjectivement authentiques accomplies par amour de ce qui est juste. Une telle vivification des idées spécifiques de la raison est le plus haut achèvement de l’orateur sans artifice, ou, avec les mots de Cicéron, du vir bonus dicendi peritus [10].
26Mais Cicéron, fait remarquer Kant, n’est pas « resté lui-même toujours fidèle à cet idéal ». En fait, même si on se contente de la concevoir comme une simple élégance de discours, la rhétorique a toujours quelque chose de malhonnête. Elle fait comme si elle se mêlait de choses sérieuses, mais en réalité, elle donne quelque chose qu’elle ne promet pas, à savoir « un jeu divertissant de l’imagination » (C.F.J., § 51, p. 308). Il y a toujours un peu de tromperie dans la rhétorique. Si l’orateur qui se promet une tâche sérieuse l’entreprend comme s’il s’agissait d’un simple jeu avec les Idées, c’est parce qu’il n’a pas les coudées franches. Il doit divertir son public. C’est pourquoi la rhétorique, entendue comme élégance du discours, comme présentation vivante à travers des exemples d’idées concrètes de la raison, peut facilement tourner à l’art oratoire (ars oratoria). Un tel art consiste à persuader. Kant le caractérise comme une dialectique, c’est-à-dire, dans le sillon de la définition aristotélicienne de la dialectique, comme un raisonnement probable, comme une « logique de l’illusion ». Cet art, qui trompe par la beauté de l’apparence, et non pas simplement pour l’art de bien parler, est une dialectique n’empruntant à la poésie que ce qui est nécessaire pour gagner les esprits, avant qu’il y ait exercice de jugement, en faveur de l’orateur pour s’emparer de la liberté (C.F.J., § 53, p. 315). Kant n’a pas un mot en faveur de cet art. Ce qui correspond dans la poésie à une élévation de l’élévation de l’esprit, qui s’arrache de la nature à travers une présentation du suprasensible et revient dans la rhétorique à une exemplification vivace des idées de la raison, consiste ici en une pure illusion au service de l’orateur qui veut priver les gens de leur autonomie. Plutôt que d’élever la vie de l’esprit en augmentant sa capacité de jugement, les « machines de la persuasion » sapent de manière déloyale la vie spirituelle du public en circonvenant l’entendement par « une présentation sensible » (C.F.J., § 53, p. 315).
27La division de la poésie et de la rhétorique, tout comme la charge de Kant contre l’art oratoire, présupposent que les beaux-arts soient l’expression des idées esthétiques. Par idée esthétique, Kant entend, rappelons-le, « une représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate » (C.F.J., § 49, p. 300). Comme de telles idées « tendent vers quelque chose qui est au-delà des limites de l’expérience » et comme « nul concept ne peut leur être, dans la mesure où elles correspondent à des intuitions, complètement adéquat », elles « cherchent ainsi à s’approcher d’une présentation des concepts de la raison (des Idées intellectuelles) ». La présentation des concepts de la raison à travers les Idées esthétiques « est ce qui met en mouvement d’une manière finale les facultés de l’esprit, c’est-à-dire les dispose à un jeu qui se conserve de lui-même et même augmente les forces qui interviennent ». La présentation sensible du suprasensible à travers les idées esthétiques anime l’esprit par une combinaison résolue de ses pouvoirs, une combinaison, qui, selon les termes de Kant, s’entretient et garantit par là même son autonomie et sa liberté. Or, c’est « à vrai dire dans la poésie que le pouvoir des Idées esthétiques peut se manifester dans toute son ampleur » (p. 301). La poésie est l’art qui produit la présentation animée à travers laquelle les facultés de l’esprit sont mises en mouvement de manière finale. Plus que tous les autres, la poésie est l’art qui garantit la vie de l’esprit en général. Il semble dériver de ce que nous avons montré jusqu’ici que la rhétorique dérive de la poésie et qu’elle se trouve donc en seconde position. Il ne s’agit pas ici de remettre cette hiérarchie en question. Il ne fait en effet aucun doute que ce que Kant présente comme « la schématisation à travers la présentation esthétique du suprasensible » est pour lui plus fondamental, dans la mesure même où elle est plus vivifiante, que l’exemplification de ce qui est juste et bon dans la rhétorique, pour ne rien dire des présentations sensibles fallacieuses de l’art oratoire.
28Et pourtant n’y a-t-il pas quelque chose de frappant à voir Kant essayer de thématiser la notion même de présentation, c’est-à-dire rien de moins que le principe de la vie de l’esprit, à travers une notion dont l’origine relève sans la moindre hésitation de la tradition rhétorique ? Au chapitre 59, intitulé « Du Beau comme symbole de la moralité », Kant évoque la Darstellung (présentation) comme une illustration sensible, en renvoyant au concept grec d’hypotyposis. Ce terme, formé du préfixe hypo – sous, en dessous, plus bas que – et du mot typosis – une figure obtenue en moulant, en modelant la matière –, signifiait à l’origine « esquisse, aperçu ». C’est bien en ce sens que Sextus Empiricus utilise ce terme dans l’œuvre qu’il a consacrée à la philosophie pyrrhonienne (Hypotyposes ou Esquisses Pyrrhoniennes). On trouve un emploi philosophique de la forme verbale hypotypein dans la Métaphysique d’Aristote et dans son Éthique à Nicomaque. Bien que le verbe ait été traditionnellement compris comme « présenter de manière provisoire dans un aperçu grossier, schématique », Rudolf Boehm a su montrer que l’usage qu’Aristote fait du verbe hypotypein correspond à une tentative philosophique très précise. Loin de signifier une esquisse peu claire et indéterminée, un schème grossier (qui s’opposerait à un concept bien défini), hypotypein renvoie – et c’est d’autant plus vrai dans la discussion de l’essence de Métaphysique 1028 b, 31-32), à ce qui forme, configure ou modèle l’essence elle-même. La « marque essentielle de l’essence elle-même » (das Wesensgespräche des Wesens selbst) diffère en droit de ce que l’essence signifie dans tel ou tel cas [11]. Néanmoins, l’usage que Kant fait de l’hypotyposis semble n’avoir pas grand-chose à voir avec le sens technique et philosophique qu’on peut trouver chez Aristote. Comme l’indique l’explication du terme qu’il donne entre parenthèses, il se réfère au sens proprement rhétorique du terme. Kant choisit en effet de définir l’hypotypose comme subjectio sub aspectum, c’est-à-dire, présentation visuelle ou, plus précisément, « mise sous les yeux », ou « montrer une chose sous son aspect, sous son apparence ». C’est précisément la définition du terme donnée par Cicéron dans son De Oratore quand il explique « qu’insister sur le même point et fournir une explication claire en offrant une représentation vive des événements comme s’ils se passaient sous les yeux des auditeurs (sub aspectum paene subiectio) sont des procédés qui produisent une grande impression » [12]. L’analyse de la figure proposée par Quintilien dans son Institution Oratoire souligne davantage encore la spécificité de l’illustration vivante propre à l’hypotypose quand il indique que la figure « s’adresse davantage à l’œil qu’à l’oreille » [13]. L’hypotypose ne se contente donc pas d’expliquer ou d’éclaircir. Tandis, écrit Quintilien, que « la dernière (la clarté du récit), se laisse à peine voir… la première (la présentation vivante) se jette face à nous (se quodam modo ostendit) » [14]. En bref, l’hypotypose entendue comme figure de rhétorique, indique une illustration dans laquelle la chose qui se trouve représentée avec vivacité est si bien détaillée qu’elle semble être présente, et se présenter elle-même en personne, tout entière d’elle-même. Certaines figures synonymes comme enargeia, evidentia, illustratio, demostratio, permettent de souligner la capacité de l’hypotypose à présenter une matière comme si elle était effectivement présente sous nos yeux.
29Et comme les descriptions ne cessent d’insister sur le fait que la figure permet une présentation vivante et visuelle, l’hypotypose hérite de toutes les qualifications de la présentation picturale. Du Marsais traduit « hypotypose » par « image, tableau » [15] et Fontanier évoque l’hypotypose comme une manière de peindre si vivante et si pleine d’énergie qu’elle mettrait les choses sous les yeux. Il conclut que l’hypotypose transforme un récit ou une description en image, en tableau, ou même en scène vivante [16]. Ce qui permet de faire apparaître une autre structure importante de la notion rhétorique d’hypotypose, car qu’est-ce qu’un tableau sinon le rassemblement et la réunion d’une multiplicité en un ensemble unique ? De fait, l’hypotypose est traditionnellement reliée à des sujets qui présentent tous la caractéristique de former un tout. Selon Henri Morier, l’hypotypose dépeint avec vivacité, comme dans un tableau, des activités civiles collectives, des événements militaires, des catastrophes naturelles comme des tempêtes, des naufrages, des tremblements de terre, des cérémonies publiques et des festivités, des épidémies de peste, etc. Pour Morier, la description hypotypotique de ces sujets sert à souligner l’exemplarité, la grandeur morale, des tableaux en question – l’activité humaine et la solidarité au travail, la cruauté fatale des forces naturelles, la tragédie du destin, le courage et le sacrifice – aussi bien que le pur plaisir des yeux [17]. Telles sont les structures fondamentales qui caractérisent l’hypotypose comme une figure rhétorique, et c’est à elles que Kant fait allusion quand il introduit la question de la présentation ou exhibition. Et par conséquent, bien que Kant ait relégué la rhétorique à un rang secondaire dans sa division des beaux-arts, la rhétorique, ou du moins une de ses figures, fait l’objet d’une revalorisation au moment même où Kant pose le problème de la présentation en général. Pour évaluer le geste de Kant, nous devons, fût-ce brièvement, rappeler à quel moment de la Critique de la faculté de juger Kant fait recours à la notion rhétorique d’hypotypose.
30Si la déduction des jugements esthétiques purs doit prouver la légitimité de leur prétention à la nécessité, il ne suffit pas de chercher la confirmation de leur nécessité dans les pressions sociales qui nous poussent à avoir du goût et à communiquer nos sentiments. Une justification empirique de ce genre ne peut pas constituer un fondement pour la revendication à la validité universelle des jugements de goût et de là, de notre prétention à ce que notre jugement soit partagé par autrui. Seul un principe a priori peut garantir une validité universelle aux jugements esthétiques. C’est pourquoi le jugement esthétique a besoin d’être fondé sur un concept qui, comme Kant le montre dans la « Dialectique du jugement esthétique », doit être, en dernière instance, un concept de la raison, c’est-à-dire, le concept d’un substrat suprasensible. Mais, la chose est bien connue, le suprasensible ne peut être contemplé que dans la sphère de la moralité. Et ainsi, pour compléter la déduction du jugement esthétique, Kant doit démontrer qu’il existe une articulation entre la jouissance purement esthétique des représentations sensibles des objets d’une part et le sentiment moral d’autre part. Selon Donald W. Crawford, si le beau, dans la nature et dans l’art, est « susceptible d’être perçu par tout être moral comme un tel symbole (de la moralité), alors il y a bien une base qui fait que les autres devraient être d’accord avec nos jugements de goût, parce qu’ils devraient être moralement sensibles » [18]. Kant offre une preuve de l’articulation du beau et du moral au chapitre 59, « Du beau comme symbole de la moralité ». Mais est-ce que « l’Analytique du Beau » dans son ensemble n’avait pas, maintes et maintes fois, souligné la séparation entre le beau et le moral ? Il ne s’agit certes pas de rejeter cette distinction. Kant se trouve donc obligé de montrer au chapitre 59 qu’en dépit de cette distinction, ou en raison même de cette distinction, il existe une sorte de relation entre le beau et le bon. Pour déterminer cette relation, Kant aborde le problème de la présentation ou de l’hypotypose. Mais qu’est-ce que la présentation (Darstellung) ?
31À la différence de la Vorstellung, ou représentation, terme que Kant utilise très largement pour indiquer la manière dont une chose se trouve donnée à un sujet, la Darstellung, ou présentation, a une signification techniquement concise et bien délimitée, en dépit de la tendance de Kant à faire un usage très lâche de la terminologie. La présentation est intuitive, production sensible des purs concepts. Sans une telle « réalité de nos concepts », à travers les intuitions, c’est-à-dire, pour finir, à travers les pures intuitions de l’espace et du temps, il n’y aurait aucune connaissance quelle qu’elle soit. C’est cette fonction de production de réalité que Kant aborde dans sa discussion de la présentation en général. Si l’on peut bien être tenté de conclure que Kant choisit, à ce moment de son argumentation, de parler d’hypotypose plutôt que de « présentation » en raison du tour de force auquel l’oblige le contexte – la démonstration d’une certaine relation entre deux sphères hétérogènes, le beau et le moral – le choix du terme « hypotypose » se trouve bien plutôt dicté par la nécessité de comprendre la manière dont la présentation est productrice de réalité.
32L’hypotypose, cette figure caractérisée par la force de ses illustrations, ses qualités synoptiques, ses connotations sublimes, offre précisément les ressources requises pour thématiser la fonction en question. En effet, l’hypotypose est un mode de présentation qui dépeint les choses de manière si vivante qu’elles semblent se présenter d’elles-mêmes. L’hypotypose est aussi une présentation complète, et la grandeur morale ou le plaisir esthétique qu’elle procure sont constitutifs d’une relation subjective. Ainsi ce qui est présenté dans l’hypotypose est doté de réalité, vivant, et conscient de soi. Mais est-ce que ce recours à une figure de rhétorique pour conceptualiser la relation élémentaire entre intuition et concept (et partant, la réalité, la vie et l’auto-affection de l’esprit) laisse cette figure inchangée ou est-ce que la figure ne se trouve pas modifiée par ce processus ? En d’autres termes, est-ce que ce que Kant nomme ici « hypotypose » est bien la figure rhétorique qui a été transmise par la tradition ? Pour répondre à cette question, nous devons déterminer les modalités exactes par lesquelles Kant s’approprie cette figure.
33Jean Beaufret a soutenu que la note en bas de page accrochée à la démonstration du chapitre 59 permet de distinguer quatre modalités de présentation : l’exemple, le symbole, la construction et le schème. Mais le début du chapitre semble se contenter de distinguer clairement les intuitions qui correspondent aux concepts purs de l’entendement et les concepts rationnels de la présentation intuitive des concepts empiriques à travers des exemples [19]. Kant écrit ainsi :
Toute hypotypose (présentation, subiecto sub aspectum), comme opération consistant à rendre sensible quelque chose, se dédouble : ou bien elle est schématique, là où, à un concept qui saisit l’entendement, est donnée a priori l’intuition qui lui correspond ; ou bien elle est symbolique, là où, à un concept que seule la raison peut penser et auquel nulle intuition sensible ne peut être adéquate, se trouve soumise une intuition telle que la manière dont procède avec elle la faculté de juger est simplement analogue au procédé qu’elle observe dans la schématisation, c’est-à-dire qu’elle s’accorde avec lui uniquement selon la règle de ce procédé, et non pas selon l’intuition elle-même, par conséquent simplement selon la forme de la réflexion, et non pas selon le contenu.
35Il est donc clair que l’exemplification n’est pas une modalité de la présentation suffisamment digne pour mériter l’appellation d’hypotypose. Les exemples sont de simples intuitions empiriques pour les concepts, et non des a priori ou des intuitions pures comme le sont les présentations schématiques et, me permettrai-je d’ajouter, symboliques. La présentation par construction est plus liée, puisqu’elle représente une addition a priori d’une intuition à un concept ou forme du jugement. Elle ne serait donc pas complètement exclue de l’hypotypose, mais elle ne constituerait qu’une partie de l’hypotypose schématique. Il est entendu que Kant limite l’emploi du terme « construction » au seul concept de grandeur, en bref, aux seuls concepts mathématiques, pour lesquels la construction offre une figure dans l’espace. Par conséquent, la schématisation diffère bien de la construction dans la mesure où la schématisation s’applique à tous les concepts purs (y compris celui de grandeur), en leur offrant des figures dans le temps [20]. Et pourtant, comme Kant qualifie la présentation schématique de démonstrative, et que la démonstration implique la construction, on peut présumer que, dans la Critique de la faculté de juger, la construction n’est qu’une des modalités du schématisme. Ainsi, l’hypotypose ne s’applique qu’à la présentation des concepts purs de l’entendement et de la raison à travers des intuitions a priori. C’est donc ce type de présentation tout à la fois très limité et absolument essentiel, sans lequel nos concepts purs resteraient sans vie, que Kant nomme hypotypose entendue comme présentation sensible ou illustration vivante. À la différence de l’usage rhétorique du terme « hypotypose », dont l’application restreinte à la peinture vivante d’une variété de scènes d’intérêt esthétique ou moral reste tout de même assez large, l’usage très neuf et original que Kant fait du terme restreint l’hypotypose à la production de la réalité de nos concepts et avec elle à la vie de l’esprit et de ses facultés. On ferait aussi bien d’appeler l’hypotypose une présentation transcendantale. Sa fonction doit donc être reliée aux pouvoirs de l’esprit parce qu’elle les met en mouvement et les rend capables de connaissance et de praxis morale. Si Kant appelle hypotypose cette manière de relier sensibilité, entendement et raison, c’est parce que cette présentation est celle d’un tableau, d’une scène d’ensemble, de la vie de l’esprit. La figure rhétorique se voit ainsi « essentialisée » pour indiquer la relation minimale des facultés, leur orchestration minimale au sein d’un tout, sans lesquelles elles resteraient inanimées. Mais ce tableau général de l’esprit, ce tableau fondé sur l’harmonie ou le conflit des facultés, ne se contente pas d’animer l’esprit : il affecte aussi l’esprit qu’il a animé. L’esprit, animé par une présentation qui saisit toutes les facultés à la fois, s’affecte de son propre spectacle. Il fait l’expérience et se sent lui-même comme une unité, et par conséquent soit comme beau et capable de connaissance, soit comme sublime et capable d’une action morale. Il était impossible de trouver un meilleur mot que le terme rhétorique d’hypotypose, avec ses connotations de vivacité, de tableau, et de grandeur morale pour désigner cette articulation élémentaire de concepts et d’intuitions qui rend compte aussi bien de la vie de l’esprit que de son auto-affection. Mais la nature essentielle de cette figure empruntée à la tradition rhétorique se trouve affectée, et non seulement par un tel usage, qui restreint la fonction de la figure à la présentation élémentaire que l’on vient d’indiquer, mais aussi par la manière même dont la figure produit cette présentation.
36Comme nous avons pu le voir, Kant distingue au § 59 deux types d’hypotyposes : en premier lieu, celles qui sont produites à travers le schématisme, à savoir, dans les termes de Kant, des présentations directes ou démonstratives de concepts compris par l’entendement au moyen d’intuitions a priori correspondantes – les schèmes – et en second lieu, les hypotyposes produites par les présentations indirectes des concepts de la raison (dont la réalité objective ne peut être démontrée). Le second type d’hypotyposes ne procède pas au moyen d’intuitions correspondantes a priori, mais au moyen de symboles dans lesquels l’intuition elle-même n’entre pas en ligne de compte, mais qui, néanmoins, ont été produites selon les règles observées dans le schématisme. C’est seulement parce que ce n’est pas le contenu de l’intuition produite, mais la procédure observée dans le schématisme qui correspond a priori aux concepts de la raison en question, que la présentation symbolique est indirecte ou analogique [21]. Ainsi, la différence entre les deux types de présentation est celle qui oppose d’un côté les « schèmes » ou « images pures », comme Kant le dit dans la Critique de la raison pure et dans lesquels les concepts de l’entendement sont présentés à travers les intuitions pures de l’espace et surtout du temps, et, d’autre part, les symboles dans lesquels les concepts de la raison sont présentés, non pas par le contenu correspondant à une intuition, mais seulement par la forme de la réflexion qui s’y applique. Pour mieux comprendre ce second type de présentation que Kant appelle indirect ou analogique, un bref détour par la compréhension kantienne de l’analogie est nécessaire.
37Une définition complète de l’analogie apparaît dans « l’Analytique des principes » de la première Critique. Kant écrit :
En philosophie, les analogies signifient quelque chose de très différent de ce qu’elles représentent en mathématiques. Dans celles-ci, ce sont des formules qui expriment l’égalité de deux rapports de grandeur, et elles sont toujours constitutives, de sorte que, quand trois membres de la proportion sont donnés, le quatrième aussi est donné par-là, c’est-à-dire peut être construit. Dans la philosophie, au contraire, l’analogie est l’égalité de deux rapports, non quantitatifs, mais qualitatifs : trois membres étant donnés, je ne puis connaître et déterminer a priori que le rapport à un quatrième, mais non ce quatrième membre lui-même ; j’ai bien cependant une règle pour le chercher dans l’expérience et un signe pour l’y découvrir. Une analogie de l’expérience ne sera donc qu’une règle suivant laquelle l’unité de l’expérience (non comme perception même, à titre d’intuition empirique en général) doit résulter de perceptions, et elle vaudra comme principe des objets (des phénomènes), non comme principe constitutif, mais simplement comme principe régulateur. [22]
39La connaissance par analogie, poursuit Kant dans les Prolégomènes, signifie, « non pas comme on l’entend communément, une ressemblance imparfaite entre deux choses, mais une ressemblance parfaite de deux rapports entre des choses tout à fait dissemblables » [23]. Cette définition, appuyée par les exemples d’analogie donnés par Kant dans la Critique de la faculté de juger, définition qui n’abolit pas l’hétérogénéité des choses à rapprocher mais n’affirme pas davantage leur séparation complète, montre que ces choses dissemblables ne sont semblables que dans la manière dont elles se rapportent elles-mêmes à certaines autres choses ou dont elles dépendent d’elles. Pour prendre l’exemple de Kant lui-même, un moulin à bras peut être évoqué comme représentation d’un État despotique sans qu’il y ait la moindre ressemblance entre ces deux « choses », parce que tous les deux fonctionnent uniquement s’ils sont manipulés par la volonté absolue d’un individu. Ainsi, la présentation analogique accomplit deux opérations comme le souligne Kant. Elle commence par appliquer le concept (ici l’État despotique) à l’objet d’une intuition sensible (le moulin à bras) et ensuite, « deuxièmement, elle applique la simple règle de la réflexion sur cette intuition à un tout autre objet dont le premier est seulement le symbole » (C.F.J., § 59, p. 341). La présentation analogique d’un concept n’en offre pas un schème à proprement parler. Cependant, la présentation analogique observe la règle de cette procédure en appliquant une intuition sensible à un concept, qui, plutôt que d’être une intuition pour le concept, produit un « symbole pour la réflexion » qui permet à la réflexion de percevoir une ressemblance entre l’intuition et le concept : à savoir la ressemblance exacte des relations que l’un et l’autre entretiennent avec ce qui dépend d’eux ou qu’ils rendent possible. En bref, dans cette sorte de présentation, où l’intuition ne correspond pas directement au concept, la connaissance a lieu malgré tout dans la mesure où le concept et l’intuition deviennent comparables par réflexion. En transposant la règle de la réflexion de l’intuition au concept, le concept gagne en plénitude et acquiert une figuralité spécifique. Dans l’analogie, les concepts peuvent être présentés par des choses qui diffèrent d’eux en nature, si on peut montrer que ce ne sont pas des pures formes de l’intuition qui s’appliquent à eux formellement, mais bien des pures formes du jugement. En effet, la présentation analogique n’est pas seulement semblable formellement à la présentation schématique parce qu’elle attache une intuition à un concept, mais elle diffère aussi formellement d’elle dans la mesure où l’application « de la simple règle de la réflexion sur cette intuition à un tout autre objet » (p. 341) mobilise les fonctions du jugement (la relation et ses différentes modalités) et non pas la forme du sens interne.
40La présentation indirecte ou analogique procède donc au moyen de symboles. Comme Kant l’explique au chapitre 59, un symbole n’est pas un signe (arbitraire), c’est-à-dire un « simple caractère », qui pourrait, en l’absence d’un lien intrinsèque à un concept, lui servir d’expression (p. 340). Conformément à la tradition, chez Kant le concept de symbole implique qu’il y ait un fond commun entre un symbole et ce qu’il symbolise. Si Kant, dans la Critique de la faculté de juger comme dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, soutient que la présentation symbolique relève bien (avec le schématisme) de la présentation intuitive, et qu’elle s’oppose par là même à la connaissance intellectuelle ou discursive, c’est parce qu’il partage la conviction que le symbole et ce qu’il présente ont quelque chose en commun. Dans l’Anthropologie, les symboles sont définis comme des « figures des choses (les intuitions) pour autant qu’elles ne servent que de moyens de représentation par concepts (Gestalten der Dinge – Anschauungen –, so fern sie nur zu Mittel der Vorstellung durch Begriffe dienen) ». « Les symboles, poursuit Kant, ne sont que de simples moyens de l’entendement, mais de nature indirecte, par le jeu d’une analogie avec certaines intuitions (Anschauungen) auxquelles peut s’appliquer son concept (Begriff), pour conférer à celui-là, par la présentation d’un objet, une signification » [24]. Ce qui est décisif dans cette définition, c’est que le symbole qui sert à offrir la signification (et rien d’autre que la signification) aux concepts est défini comme la forme d’un objet résultant de l’application des concepts de l’entendement sans pour autant produire de connaissance intellectuelle (à travers des concepts). La connaissance à travers les symboles, écrit Kant dans l’Anthropologie, est « figürlich », figurative (speciosa) [25]. En conséquence, les symboles doivent aussi être compris comme des figures de concepts, mais qui, à la différence de la figuration spatiale et temporelle des purs concepts de l’entendement dans le schématisme, résultent d’une transposition purement formelle des formes du jugement aux concepts de la raison sans produire de connaissance définie. Kant soutient dans la Critique de la faculté de juger que cette « opération a jusqu’à maintenant été encore peu analysée, bien qu’elle mérite une profonde recherche » (§ 59, p. 341), mais il décide de ne pas s’y attarder davantage. En indiquant que le langage, et en particulier le langage philosophique allemand, est rempli de présentations indirectes de ce genre, Kant se contente de donner la preuve empirique de l’étendue de l’hypotypose symbolique et de ce processus énigmatique par lequel on assure la signification des concepts. Ainsi, pour conclure, le symbole est une figure qui présente de iure des concepts non intuitionnables en demandant à l’entendement d’appliquer sa réflexion sur un objet donné à ce concept, c’est-à-dire en rendant ce concept significatif sans le rendre intelligible. L’hypotypose symbolique présente, indirectement, non pas en soumettant un concept pur à l’entendement à travers les formes pures de l’espace et du temps, mais en transposant les formes de la réflexion déterminée, c’est-à-dire les formes du jugement, à un concept rationnel pur, en le dotant d’un air de connaissance qui le rend significatif sans être pour autant discursif.
41Nous pouvons désormais résumer ce qui se passe avec les hypotyposes schématiques et symboliques. Les schèmes sont des présentations directes, selon les formes pures de l’espace et du temps, des catégories de l’entendement, des images pures, en effet, qui rendent possible la médiation entre les perceptions sensibles (images) et les concepts. Les symboles sont des présentations indirectes – indirectes parce que leur contenu n’importe pas – des concepts de la raison, des figures ou des formes (Gestalten) qui résultent de la transposition de la forme de la réflexion de l’intuition au concept qui, par là, acquiert un contenu, et devient significatif. « Schème », qui signifie aussi, « forme », « contour », « figure » ne se trouve pas seulement dans les écrits rhétoriques de Cicéron et de Quintilien, mais aussi sous la plume d’auteurs plus tardifs comme Du Marsais. Les schèmes transcendantaux de Kant comme intuition dans (l’espace et) le temps des catégories, c’est-à-dire, des règles selon lesquelles les objets en général peuvent être déterminés, ne sont pas des schèmes concrets particuliers. Bien qu’en principe, nous devrions avoir à faire à un déploiement de douze schèmes identifiables, correspondant aux douze fonctions du jugement, ces pures images transcendantales sont seulement les articulations intuitives, c’est-à-dire temporelles, des règles concernant la détermination des objets en général. Lorsque Kant, dans la Critique de la raison pure, écrit que les schèmes sont ce qui rend les images possibles, il devient clair que, quand bien même on pourrait les dénombrer et les identifier, il ne s’agit pas de figures empiriques, mais des modifications de la possibilité transcendantale des figures. La même chose doit se vérifier à propos des symboles. Bien que leur contenu puisse être empirique, c’est la règle de la réflexion transposée au concept qui leur permet de présenter le concept. Cependant c’est surtout la règle de la réflexion, dans la mesure où c’est sa seule forme qui permet la présentation du concept, qui montre dans quelle mesure le symbole est à proprement parler une figure transcendantale. Il s’agit d’une opération transcendantale par la manière dont les concepts de la raison, qu’on ne saurait ni intuitionner ni connaître, deviennent néanmoins significatifs. Il y a sans doute plusieurs types de symboles, qu’on peut distinguer selon les formes variées des règles qui se trouvent transposées aux concepts, mais une nouvelle fois, comme pour les schèmes, les symboles sont seulement des figures ou des formes (Gestalten) avant toute concrétisation.
42Nous pouvons peut-être maintenant revenir à la question de l’hypotypose. L’hypotypose fait venir à l’apparence – elle met sous les yeux, en d’autres termes –, pour l’essentiel, de deux manières différentes, dont chacune renvoie aux deux règnes de l’entendement et de la raison. Dans la présentation schématique, l’hypotypose accomplit une synthèse transcendantale des formes pures de l’intuition et des concepts purs de l’entendement. Dans la présentation symbolique, l’hypotypose sert à rendre les concepts significatifs en projetant la forme pure des règles de la réflexion qui s’appliquent à des intuitions empiriques spécifiques sur ces concepts [26]. Les deux types de présentation donnent lieu à des synthèses figurales, formelles, qui sont « précognitives » dans leur usage théorique comme pratique, et elles mettent en jeu une opération de la faculté de juger sans laquelle aucune connaissance théorique ou pratique ne serait possible. L’hypotypose est donc un mode de présentation qui est transcendantal et qui procède en créant les figures, les schèmes et les formes élémentaires et transcendantaux requis pour des applications particulières, c’est-à-dire pour produire des figures déterminées d’une part, et des exemples concrets de la règle de la raison d’autre part. Nous pourrions à partir de là avancer une autre raison qui pourrait expliquer le choix fait par Kant du terme « hypotypose ». En effet, le terme hypo-typosis décrit parfaitement la présentation de ces figures pré-cognitives comme des « types » (typoi), c’est-à-dire comme des impressions (dans un sceau), des moules, des gravures qui fournissent les contours généraux, la forme prescrite, la présentabilité des présentations. Ainsi, s’il est vrai que Kant a commencé par choisir la notion d’hypotypose en raison de ses connotations de présentation vivante, de largeur synoptique, et aussi pour ses qualités de grandeur morale, il devient désormais évident que le motif qui a dominé dans le choix de ce terme n’est pas tant rhétorique que proprement philosophique. Puisque l’élan tout entier qui commande l’élaboration des modes de présentation concerne les schèmes transcendantaux et les symboles qui fournissent les moules figuraux de tout ce qui pourrait apparaître de manière déterminée, l’hypotypose permet de conceptualiser la distinction philosophique fondamentale de la délimitabilité des délimitations, de la formabilité des formes et ainsi de suite, d’une manière semblable à ce qu’Aristote entendait avec la forme verbale hypotypein. Mais le passage à travers le registre rhétorique de l’hypotypose n’a rien d’accidentel, dans la mesure où les attributs de vivacité, vue d’ensemble et grandeur qui ne se trouvent pas associés à l’usage philosophique de l’hypotypose, servent à transformer fondamentalement la notion de la « marque essentielle de l’essence » (Boehm) de ce qui se présente soi-même ou qui se trouve présenté. Ce que Kant est capable de démontrer, en ayant recours aux caractéristiques proprement rhétoriques de l’hypotypose, c’est que les figures transcendantales des schèmes et des symboles sont les figures qui permettent de doter l’esprit de vitalité, de garantir son entièreté, et de lui procurer les moyens par lesquels il se sent lui-même et s’auto-affecte. C’est à travers les schèmes et les symboles que les facultés de l’esprit sont mises en mouvement, des facultés sans lesquelles l’esprit resterait sans vie. Il apparaît donc clairement que Kant transforme radicalement la notion philosophique d’hypotypose en lui attribuant des qualités qui prennent leur origine au sein de l’usage rhétorique de la notion. Mais il est vrai aussi que ces attributs – vivacité, synopsis, grandeur morale – se trouvent à leur tour fondamentalement transformés dans la mesure où, comme ils ne concernent que les figures médiatrices des facultés, ils se rapportent seulement à la vie de l’esprit, à sa totalité et à son auto-affection à travers la grandeur morale du spectacle qu’il se donne à lui-même.
43Le recours que fait Kant au concept rhétorique d’hypotypose pour conceptualiser et élaborer la présentation en général, la présentation d’un point de vue transcendantal, trouve ses racines, comme nous avons pu le voir, dans la vivacité, la vigueur et la force associées traditionnellement à cette notion, c’est-à-dire, à la rhétorique elle-même en premier lieu. L’art de la persuasion définie dans le Gorgias par exemple, comme « le simulacre d’une partie de la politique » (463 d) est une routine – et donc, pour Socrate, elle n’est pas un art, et encore moins un art estimable – dont la fin est d’utiliser la puissance des mots pour assurer la survie de l’individu dans une cité non philosophique. La rhétorique comme « art » de la persuasion est une pratique entièrement profane et non philosophique développée en vue d’aider les gens à vivre « le plus longtemps possible » (511 b-c) et pour améliorer la vie naturelle à travers la flatterie, la persuasion et tout particulièrement, la force du discours. Socrate la distingue de l’art du dialogue ou dialectique (448 d-e, 471 d-e) comme d’une bonne rhétorique dont l’objectif est de poursuivre la rectitude et la vérité fût-ce aux dépens de sa propre vie. Néanmoins on n’oubliera pas qu’en dépit de sa position radicalement négative par rapport à l’art de la persuasion, dans le Gorgias, Socrate n’exclut pas entièrement la persuasion agressive de la bonne rhétorique si son objectif est d’améliorer les hommes (517 b-c) [27]. Cependant, à travers cette discussion, les qualités naturelles, mondaines de la vivacité et de la force du discours, entendues aussi comme éléments émotifs, sont présentées comme ayant une influence, fût-elle limitée, sur le discours rationnel [28]. Or Kant accorde un privilège accru à ces qualités profanes quand il essaie de thématiser la présentation des concepts purs de l’entendement et de la raison. Ce simple mot d’hypotypose, et avec lui, la rhétorique entendue comme excellence du style (à la différence donc de l’art oratoire), porte à lui seul la montée en puissance des attributs de la vie et de la vie elle-même dans la tentative philosophique qui vise à comprendre le travail harmonieux des facultés de l’esprit.
44Comme on le sait, la présentation vivante, qui, au niveau transcendantal des schèmes et des symboles unit les facultés en un tout harmonieux, est l’accomplissement de l’imagination (Einbildungskraft). L’imagination productive, ou comme le dit aussi Kant dans l’Anthropologie, l’imagination poétique, est une « faculté de la représentation originale » précédant toute expérience (exhibitio originaria) [29]. Loin d’être réduite à une dimension reproductive ou mimétique comme ce fut le cas dans l’histoire de la philosophie des Grecs à Descartes, l’imagination se voit assigner un rôle essentiel dans la synthèse des royaumes mentaux disparates de la sensibilité, de l’entendement et de la raison. Il est important de rappeler ici, comme Beaufret l’a souligné, que la signification de l’imagination chez Kant ne dérive pas de la sémantique du mot latin imago, qui selon saint Thomas remonterait au verbe imitari, mais qu’elle est construite sur la signification du mot allemand Bild dans le terme Einbildungskraft. C’est en ce sens que l’imagination chez Kant synthétise la pluralité de l’intuition dans l’unité d’un tableau [30]. Mais en produisant les schèmes temporels au moyen desquels les concepts deviennent figurativement intuitionnables, l’activité synthétisante de l’imagination va bien au-delà de ces synthèses empiriques de l’appréhension. Et pourtant, quand on l’analyse au niveau de la présentation en général, l’activité proprement transcendantale de l’imagination révèle elle aussi, dans ce que Rudolf Makkreel a pu appeler une « régression de l’imagination », « certaines conditions transcendantales de l’imagination » [31]. L’imagination entraîne les facultés à se rassembler, à former un tout, un tout formel, la figure d’un tout, qui représente les conditions minimales de la vie de l’esprit. Elle façonne, elle moule, elle forme les pouvoirs disparates de l’esprit dans la figure vivante de son unité dont le spectacle (sublime) offre à l’esprit la mise en mouvement qui va lui permettre d’attester sa propre vie en ce qu’elle est distincte de la nature. Si l’on suit la terminologie de Kant dans l’Anthropologie, nous apprenons que ce façonnage du pouvoir formateur (Bildung) de l’Einbildungskraft des facultés mentales est la Dichtung, c’est-à-dire la poésie ou la fiction, entendues non pas au sens de tromperie, mais bien plutôt au sens de formation, façonnement, modelage, conformément à l’étymologie de fingere. Une telle Dichtung de l’imagination est composition ou découverte (Erfindung) [32].
45Pour finir je voudrais formuler une question. Si l’on considère l’utilisation philosophiquement novatrice que Kant fait de l’imagination, on est en droit de se demander si le développement de cette notion trouve son origine non pas dans une tradition explicitement philosophique, mais dans une autre histoire, à savoir la tradition rhétorique. La théorie esthétique développée par Alexander Gottlieb Baumgarten au xviiie siècle a été rattachée à un retour de la rhétorique. Comme Alfred Baeumler l’a souligné, le siècle du goût était très amoureux de Cicéron et de Quintilien [33]. En effet, la théorie esthétique – et c’est encore vrai pour Kant –, est d’abord une poétique, à savoir, dans une large mesure une rhétorique. L’imagination est aussi un concept familier dans la tradition rhétorique. La découverte ou l’inventio, la recherche des moyens adéquats de la persuasion, l’esprit inventif, la facilité de faire des rapprochements entre des choses séparément et apparemment sans aucun rapport entre elles, l’ingéniosité, et tant d’autres choses encore, sont enracinés dans la faculté vivace de l’imagination. C’est l’imagination encore qui assure la vivacité du style, et qui trouve ces rapprochements surprenants et revigorants qui rendent les arguments persuasifs. Il semblerait alors que la conception kantienne de l’imagination, en particulier dans la Critique de la faculté de juger, qui en fait cette faculté de synthèse, susceptible, à un niveau transcendantal, d’en inventer tout en façonnant la forme animée de l’esprit, pourrait bien s’inspirer des ressources de la rhétorique. Les attributs mondains de la vie, de la force et de la vigueur associés à la conception de l’imagination comme cette faculté poétique qui façonne les facultés de l’esprit en une unité vivante, placent ce concept central de la doctrine kantienne dans une aura rhétorique. Mais, comme c’est aussi le cas pour la notion rhétorique d’hypotypose que Kant se réapproprie dans le cadre de sa pensée philosophique, on peut aussi soutenir que toute sa théorie de l’imagination résulte d’un essai visant à mettre le concept rhétorique d’imagination au service d’une compréhension proprement philosophique de la vie de l’esprit.
46© Stanford University
Notes
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[1]
La formule de Granel se trouve dans ses Écrits logiques et philosophiques, Paris, Galilée, 1990, p. 167. Elle est commentée par Deguy dans « Pour Gérard Granel », Le grand cahier Michel Deguy, Bordeaux, Le Bleu du ciel, 2007, p. 91.
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[2]
Ibidem, p. 93.
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[3]
Cf. Michel Deguy, « Vers une rhétorique généralisée », Critique, octobre 1969, p. 841-861. La querelle qui opposa Deguy à Gérard Genette quant à l’extension de la rhétorique a fait l’objet d’une étude précise de Sylvie Patron : « Une économie scandaleuse : Michel Deguy, Gérard Genette et la question de l’“être” », dans Littérature et philosophie, Anne Tomiche et Philippe Zard (éd.), Arras, Artois Presses Université, coll. « Manières de critiquer », 2002, p. 313-324.
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[4]
Bernard Lamy, La rhétorique ou l’art de parler, B. Timmermans (éd.), Paris, PUF, 1998, p. 200.
-
[5]
Pour la littérature française, cf. Yves Bozec, « L’hypotypose : un essai de définition formelle », L’information grammaticale, no 92, 2002, et idem, « Les frontières de l’hypotypose. Le songe d’Athalie et la prophétie de Joad », L’information grammaticale no 100, 2004 ; pour la littérature latine, F. Delarue, « Suétone et l’hypotypose », Lalies, Paris, 1980, et A. Esteves, « Euidentia rhétorique et horreur infernale : le portrait de Tisiphone chez Stace », in B.A.G.B., Lettres d’humanités, 60, 4, 2001, p. 390-409.
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[6]
Nous pensons notamment aux travaux de Bernard Vouilloux : L’Interstice figural. Discours, histoire, peinture, Sainte-Foy (Québec)-Grenoble, Le Griffon d’argile-Presses Universitaires de Grenoble, 1994 ; La Peinture dans le texte. xviiie-xxe siècles, Paris, CNRS, 1995, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, Éd. de l’Éclat, coll. « Tiré à part », 1997.
-
[7]
En langue française, cf. Michèle Cohen-Halimi, « La Rhetorik et son double », in Entendre raison, essai sur la philosophie pratique de Kant, Paris, Vrin, 2004, p. 109-121, et Alexandra Makowiak, Kant l’imagination et la question de l’homme, Grenoble, J. Millon, 2009, passim (mais notamment, « Imagination, figures de style », p. 129-133).
-
[8]
Critique de la faculté de juger, § 53, « Comparaison de la valeur esthétique respective des beaux-arts », traduction française Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 315.
-
[9]
Robert J. Drostal, « Kant and Rhetoric », Philosophy and Rhetoric, 13, n° 4, 1965, p. 57-59.
-
[10]
Ce fragment de Caton l’Ancien est connu par tradition indirecte grâce à Sénèque et à Quintilien, cf. Institutio oratoria, XII, 1, 1 : « Sit ergo nobis orator, quem constituimus, is, qui a M. Catone finitur, vir bonus dicendi peritus ». De l’Institution oratoire. Tome 7, Livre XII, éd. et tr. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1980. (N.d.T.)
-
[11]
La Métaphysique d’Aristote – Le Fondamental et l’Essential (Das Grunlegende und das Wesentliche), Martinus Nijoff, 1965, p. 57-59 ; traduction française revue et préfacée par l’auteur, Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1976, p. 167-169.
-
[12]
De Oratore, III, 53 ; traduction française H. Bornecque et E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, tome III, 1982, p. 202 sq.
-
[13]
Quintilien, De l’Institution oratoire, IX, 2, 240, in tome 5, Livres VIII–IX, éd. et tr. Jean Cousin, Paris, les Belles Lettres, 1978, p. 85.
-
[14]
VIII, 3, 61, ibidem.
-
[15]
Du Marsais, Des tropes, ou des différents sens, Paris, Flammarion, édition Françoise Douay-Soublin, 1988, p. 133.
-
[16]
Fontanier, Les figures du discours, édition de Gérard Genette, Paris, Champs Flammarion, 1977, p. 390 et 431.
-
[17]
Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 3e édition, Paris, P.U.F., 1981, p. 521-524.
-
[18]
Donald W. Crawford, Kant’s Aesthetic Theory, Madison, U.W.P., 1974, p. 149.
-
[19]
Cf Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung » in Dialogue avec Heidegger, II, Philosophie moderne, Paris, Minuit, 1973, p. 77-109, ici p. 79-81.
-
[20]
Ibidem, p. 92-95.
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[21]
C’est pourquoi la nature des intuitions qui se trouvent au fondement de l’hypotypose symbolique n’importe pas. Dans ce cas, comme Kant le fait remarquer, chacun peut se prévaloir d’intuitions empiriques.
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[22]
Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », III, « Analogies de l’expérience », AK III, 160-161 ; traduction française, J. Barni revue par A.J.L. Delamarre et F. Marty, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, volume I, p. 917.
-
[23]
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, § 58 et note, Ak. IV, 357 ; traduction française J. Rivelaygue, ibidem, volume II, p. 142-143.
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[24]
Anthropologie du point de vue pragmatique, première partie, § 38, Ak VII, pp. 191-192, traduction française in Œuvres III, p. 1008-1009.
-
[25]
Ibidem, p. 1009.
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[26]
C’est pourquoi je ne saurais souscrire à la tentative d’Eliane Escoubas quand elle essaie de comprendre la présentation à partir de l’hypotypose symbolique dans son étude (par ailleurs excellente) Imago Mundi : Topologie de l’art, Paris, Galilée, 1986, p.346-356. L’hypotypose schématique et l’hypotypose symbolique sont complémentaires. La présentation doit être comprise à partir de ce que Kant essaie de penser quand il a recours au terme grec qui désigne la figure en question.
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[27]
Platon, Gorgias, traduction et présentation Monique Canto Sperber, Paris, GF-Flammarion, rééd. 2007.
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[28]
Sur le sujet des pathè, cf. aussi Ernesto Grassi, Rhetoric as Philosophy, The Humanist Tradition, University Park, P.S.U.P., 1980, p. 28-32.
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[29]
Anthropologie d’un point de vue pragmatique, première partie, § 28, op.cit., p. 985-987.
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[30]
Cf. J. Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung », art. cité, p. 102.
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[31]
Rudolf Makkreel, « Imagination and Temporality in Kant’s Theory of the Sublime », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 42, n° 3, 1984, pp. 303-315.
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[32]
Anthropologie d’un point de vue pragmatique, première partie, § 28, op.cit.
-
[33]
Alfred Baeumler, Das Irrationalitätproblem in der Aesthetik und Logik des 18. Jahrhunderts bis zur Kritik der Urteilskraft, Darmstadt, Wissenschaft Buchgesellschaft, 1981, p. 168.