Couverture de POESI_145

Article de revue

Primo Levi, le vrai début : « Buna Lager »

Pages 30 à 34

Notes

  • [1]
    Les poèmes de Primo Levi furent d’abord publiés dans une édition privée et anonyme, tirée à 300 exemplaires, réservée à ses amis : 23 poesie, Milan, Garzanti, 1970. Ils furent ensuite repris avec quelques nouveaux textes sous le titre L’Osteria di Brema (Milan, Vani Scheiwiller, 1975), avant de connaître une édition définitive et largement augmentée, Ad ora incerta (Milan, Garznati, 1984). C’est cette version qui a été traduite en français : À une heure incertaine, Paris, Gallimard, 1997 – traduction de Louis Bonalumi et préface de Jorge Semprun.

1Critique, écrivain, traducteur et enseignant, Domenico Scarpa est conseiller auprès du Centro studi Primo Levi de Turin. Il a consacré de nombreuses études à Breton, Calvino, Ferrero, Fruttero & Lucentini, Natalia Ginzburg, Mastronardi, Rea, Soldati et Stevenson. En 2010 il a publié Storie avventurose di libri necessari et Natalia Ginzburg. Pour un portrait de la tribu. En 2012, il a publié le troisième volume (Dal Romanticismo a oggi) de l’Atlante della letteratura italiana (Einaudi) et remporté le prix International « The Edinburgh Gadda Prize », section « Novecento in Saggio 2012 » pour son livre Uno. Doppio ritratto di Franco Lucentini (:posizioni / :duepunti edizioni).

2On a retrouvé la première publication de « Buna Lager », le premier texte jamais publié par Primo Levi [1]. Cette découverte constitue en soi un événement. Domenico Scarpa explique dans ces pages la portée de cette découverte.

3

Piedi piagati e terra maledetta,
Lunga la schiera nei grigi mattini,
Fuma la Buna dai mille camini,
Un giorno come ogni giorno ci aspetta.
Terribili nell’alba le sirene :
“Voi moltitudine dei visi spenti,
Sull’orrore monotono del fango
E’ nato un altro giorno di dolore”.
Compagno stanco ti vedo nel cuore
Ti vedo negli occhi compagno dolente
Hai dentro il petto freddo fame niente,
Hai rotto dentro l’ultimo valore.
Compagno grigio fosti un uomo forte,
Una donna ti camminava accanto,
Compagno vuoto che non hai più nome,
Uomo deserto che non hai più pianto,
Così povero che non hai più male,
Così stanco che non hai più spavento,
Uomo spento che fosti un uomo forte :
Se ancora ci trovassimo davanti
Lassù nel dolce mondo sotto il sole,
Con quale viso ci staremmo a fronte ?
Terre maudite et pieds ravinés
Tout au long des matins de grisaille,
Fume la Buna aux mille cheminées,
Un jour comme chaque jour nous assaille.
À l’aube les terribles sirènes :
« Vous multitudes aux visages éteints
Sur l’horreur monotone de la boue
Un nouveau matin de douleur vient de naître »
Compagnon épuisé je vois dans ton cœur
Je vois dans tes yeux compagnon souffrant
Tu as dans la poitrine le froid la faim le néant
Tu as rompu en toi la dernière valeur.
Compagnon triste serais-tu un homme fort,
Une femme marcherait à tes côtés.
Compagnon vide qui n’a plus de nom,
Homme désert qui n’a plus de larmes,
Et si pauvre que tu n’as plus mal,
Si fatigué que tu n’as plus de peur,
Homme éteint si tu étais un homme fort :
Si nous nous retrouvions encore tous les deux
Là-haut dans le doux monde sous le soleil,
Avec quel visage pourrions-nous nous faire face ?

4« Fuma la Buna dai mille camini/ Fume la Buna aux mille cheminées » : ce vers pourrait sembler un exercice de diction. Avec ses assonances et ses allitérations, avec la double fermeture des « u » sur lesquels s’ouvre le poème, avec la vibration des « m » et des « n » qui alternent et se redoublent, avec cette attaque obstinée de syllabes brèves, on pourrait croire, en italien du moins, qu’il s’agit d’une comptine pour enfants. Mais le poème s’intitule « Buna Lager », et Buna veut dire – en allemand – gomme de synthèse, alors que l’autre mot, Lager, n’a pas besoin de traduction. La « Buna » était l’usine de gomme synthétique qui devait se dresser à l’intérieur de Monowitz, le Lager satellite d’Auschwitz. C’est cette usine que Primo Levi dut construire avec quelque dix mille autres déportés dans les pires conditions d’esclavage et en pure perte puisqu’elle n’entra jamais en activité. Les vingt-deux vers de « Buna Lager » constituèrent une petite fenêtre typographique qui s’ouvrit au cœur de la troisième page, dense de caractères, de l’hebdomadaire communiste de Vercelli : L’amico del popolo. Ils parurent sur le numéro 26 de la deuxième année du journal, daté du 22 juin 1946. Il s’agit de la première publication de Primo Levi après son retour d’Auschwitz : son véritable début pour autant qu’on puisse le savoir.

5Neuf mois plus tard à peine, L’amico del popolo – qui était dirigé par Silvio Ortona, un vieil ami de Levi – devait accueillir cinq épisodes de Se questo è un uomo, en plus du célèbre poème qui figure aujourd’hui comme épigraphe du livre : « Voi che vivete sicuri / Nelle vostre tiepide case/ Vous qui vivez tranquilles / Dans vos maisons bien au chaud ». Dans la version définitive du recueil des poèmes de Levi, « Buna Lager » s’intitule tout simplement « Buna » (la précision était devenue superflue) et porte la date du 28 décembre 1945. Or c’est précisément pendant ce mois que Levi achevait la rédaction de la « Storia di dieci giorni / L’histoire des dix jours », le chapitre sur lequel se conclut Se questo è un uomo. Rédigées comme un journal, ces pages sont celles que Levi avait senti qu’il devait écrire en premier, dans la plus grande urgence. Elles décrivent, comme on le sait, un Lager abandonné par les dominateurs allemands : Auschwitz à l’abandon. « Buna Lager » présente au contraire l’usine de l’extermination qui fonctionne à plein régime : le tout exprimé avec une rythmique martelée, une vocalité blessée, et sur le registre de la déclamation. Et cette première rédaction du texte, divisée en quatre strophes juxtaposées sans espace et avec une marge différenciée d’une strophe sur l’autre, s’offre au regard du lecteur avec une solennité qui est aussi typographique (alors que dans la version publiée en volume, le poème se divise en deux strophes, avec une interruption après le huitième vers et que le texte est tout à fait normalement aligné à gauche).

6Dans l’œuvre de Primo Levi, Auschwitz, c’est d’abord des sons. Entre la fin de l’année 1945 et les premiers mois de 1946, Levi écrit une douzaine de poèmes qu’il devait qualifier de « concis et sanglants » dans le récit « Chrome » de Le Système périodique. Ces vers qui sont nés bien avant la plus grande partie de Se questo è un uomo font entendre une voix bien différente de celle qu’on trouve dans son premier grand livre. Ces accords qui sonnent le prélude du livre sont plus grandiloquents, plus stridents aussi que le mémorial qui n’allait pas tarder à les suivre. Avec ce primat que lui confèrent ces dates de composition et de publication, « Buna Lager » prouve que c’est d’abord en vers que Levi voulut témoigner du Lager qu’il avait à peine commencé à dessiner en prose ; le poème atteste, de manière plus ample, que c’est en tant qu’écrivain au sens plein du terme que Levi voulut agir dès sa première apparition en public. Ce bref et violent cycle de poèmes projette le lecteur dans une situation – que l’auteur-témoin construit avec des instruments formels : qu’il compose avec des procédés littéraires – analogue à celle dans laquelle s’était trouvé projeté le prisonnier à peine arrivé à Auschwitz. Les vers de Levi veulent infliger un choc acoustique qui se convertit instantanément en choc moral : ce n’est pas un hasard si les derniers vers de « Buna Lager » évoquent la honte d’avoir traversé cette expérience de l’anéantissement de la dignité. « La poésie m’a pris sur le fait » devait admettre Levi bien plus tard.

7Un an après « Buna Lager », le 31 mai 1947, le cinquième et dernier épisode de Se questo è un uomo paru sur « L’amico del popolo » se trouvait flanqué d’un poème, qui s’intitulait alors « Salmo/ Psaume » : tel est en effet le titre original des vers les plus célèbres de Primo Levi : « Vi comando queste parole » - « N’oubliez pas que cela fut/ Non : ne l’oubliez pas/ Gravez ces mots dans votre cœur ». La disposition des strophes, avec des alinéas, était la même que celle de « Buna Lager », et elle n’a pas changé depuis lors.

8Ce ne fut pas le cas du titre, en revanche. Levi le supprima tout bonnement quand il choisit ces vers pour figurer en épigraphe de Se questo è un uomo (dans la première édition, parue à Turin chez De Silva en 1947, comme dans la version définitive qui sortit chez Einaudi en 1958) et il lui préféra enfin « Shemà » quand il reprit le poème en août 1964 dans le deuxième numéro de Sigma, une revue universitaire de Turin. « Shemà » est bien le titre par lequel le poème est aujourd’hui connu dans le monde entier. « Salmo » et « Shemà » sont l’un et l’autre des titres religieux et ils proviennent tous deux de l’Ancien Testament. Dans « Shemà » la connotation juive est plus nette puisqu’il s’agit du premier mot de la prière fondamentale de la religion juive : « Shemà Israel, Adonai Elohènu, adonai echàd… » (« Écoute Israël : L’Éternel, notre Dieu, est l’unique Éternel », Deutéronome 6, 4). Dans son commentaire de Se questo è un uomo (Einaudi, Turin, 2012) Alberto Cavaglion écrit à juste titre que dans « Shemà » Levi nous fait entendre la « voix de Dieu » évoquée dans le finale du chapitre « Le chant d’Ulysse ». Et pourtant Levi lui-même a défini « Shemà », dans un entretien avec Gabriella Monticelli (Epoca, 17 septembre 1982), comme une « interprétation blasphématoire d’une prière juive ». Cette poésie épigraphe, avec cette voix qui enjoint sur un ton à la fois solennel et courroucé, est une prière athée : la parodie d’une prière, une contre-prière qui affirme l’unicité de l’extermination plus que l’unicité de Dieu, et qui entend percer l’indifférence du lecteur spectateur en recourant à un stratagème littéraire raffiné.

9« Se questo è un uomo est un livre instantané » a déclaré Primo Levi dans un entretien tardif : cette phrase, sous sa forme ramassée et concrète, est porteuse de vérité, même si le livre est paru relativement tard, pendant l’automne 1947, c’est-à-dire presque trois ans après la libération d’Auschwitz et alors qu’étaient déjà parues en Italie des dizaines de témoignages sur la déportation. Mais il faut néanmoins indiquer un fait élémentaire : Levi ne s’est pas consacré à l’écriture de son premier livre pendant la traversée de l’Europe qui l’a occupé neuf mois avant de le ramener à Turin le 19 octobre 1945. La prose de son mémorial, tout comme les poèmes qui l’ont précédé et accompagné, devait émerger quelques mois plus tard. Pourquoi si tard ? Pourquoi Levi ne s’est-il pas lancé dans l’écriture de manière « instantanée » (pour fixer le souvenir, pour le libérer et s’en libérer) à peine franchi le portail d’Auschwitz ? Pourquoi ne s’y est-il pas mis pendant ses longs séjours à Cracovie et à Katowice ? On peut avancer deux hypothèses : parce que l’expérience-Auschwitz n’était pas finie, et que les aventures du rapatriement, à la fois exaspérantes et très prenantes en étaient le dernier épisode ; mais aussi parce qu’il n’existait pas encore un public auquel adresser le récit, puisque dans cette pérégrination continentale, les lecteurs possibles étaient tous des rescapés ou des combattants, et qu’en tout cas ils faisaient partie de l’histoire et de la géographie dans lesquelles le Lager s’inscrivait. Il fallait témoigner pour les autres : pour ceux qui n’y étaient pas, pour ceux qui ne savaient pas, pour ceux qui auraient préféré ne pas savoir, pour les indifférents, les réticents, les incrédules. Pour Levi, donc, la « trêve » fut ce temps suspendu pendant lequel il n’écrivit rien sur Auschwitz. Rien ? À une exception près. Elle est décisive.

10À Katowice, au printemps 1945, une commission du gouvernement soviétique s’adressa à 3 000 déportés en leur demandant de documenter leur expérience dans le Lager d’Oswiecim – c’est le nom polonais d’Auschwitz. C’est cette enquête précoce qui a pu dessiner, de manière sommaire certes, mais avec une fiabilité suffisante, le rôle clef d’Auschwitz dans la « solution finale » : le nombre des victimes, la structure et le fonctionnement de l’industrie de la mort. Parmi les rédacteurs des témoignages, il y avait deux juifs de Turin : un médecin âgé de 47 ans, Leonardo De Benedetti, et un chimiste âgé de 25 ans, Primo Levi. On ne sait s’il fut rédigé à l’origine en français, ni s’il dort encore dans des archives de l’ex-URSS. Le Rapporto sulla organizzazione igienico-sanitaria del Campo di concentramento per Ebrei di Monowitz (AuschwitzAlta Slesia) devait paraître en novembre 1946 dans la prestigieuse Minerva Medica, la revue italienne qui était l’équivalent de la revue anglaise Lancet. Il s’agit d’un texte connu des chercheurs depuis vingt ans seulement, grâce à la découverte d’Alberto Cavaglion après des décennies d’oubli. Il a été inclus par Marco Belpoliti dans l’édition des Œuvres de Levi en 1997. Or ce Rapport vient d’être publié pour la première fois de manière séparée en Italie, après que le jeune philologue Matteo Fadini l’avait récemment revu et établi. Cette nouvelle édition vient d’être publiée hors-commerce dans un tirage de 400 exemplaires offerts aux bienfaiteurs du Centro internazionale di studi Primo Levi de Turin (www.primolevi.it).

11Le volume paraît avec le symbole d’Einaudi et un essai historique et interprétatif de Fabio Levi, le directeur du Centre. Le Rapport revient pour délivrer l’extraordinaire précision de son témoignage. On ne peut qu’être impressionné par la capacité à recueillir, mémoriser et organiser des informations d’une minutieuse complexité (tout à la fois anthropologique, clinique, politique et scientifique) de ces deux prisonniers qui avaient vécu à ras de terre, dans la boue : par leur capacité à triompher de l’ignorance spatiale et temporelle affligeante qui leur avait été infligée avant même toute autre forme d’humiliation.

12Il faut lire et étudier ce Rapport pour lui-même et non pas comme le brouillon de Se questo è un uomo : telle est la thèse de Fabio Levi. Elle permet de confirmer que Primo Levi, avant de se consacrer au récit-méditation de son premier livre, a réparti son témoignage sur Auschwitz entre un bref cycle de vers qui se présentent le plus souvent comme les versets d’un atroce hymne sacré (d’autant plus sacré qu’irréligieux), et un rapport qui absorbe la description la plus crue des faits dans un acte d’accusation implacable.

13Ces deux modes brefs du témoignage, ces deux styles, ces deux ethos dans la manière d’inscrire Auschwitz devaient trouver leur synthèse en octobre 1947 quand les éditions De Silva de Torino, dirigées par Franco Antonicelli, imprimèrent la première édition de Se questo è un uomo. Antonicelli fit tout ce qui était en son pouvoir pour assurer la promotion d’un livre qui lui était apparu immédiatement comme un livre unique : publication de bonnes feuilles, annonces dans les journaux, brochure de lancement en couleurs. Et surtout Antonicelli fit un prière d’insérer sous la forme d’une petite feuille in-16° pliée en deux, pour lequel il demanda à l’auteur une phrase qui pouvait résumer selon lui son livre. Or il se trouve que ce « Dépliant n° 15 » de la maison De Silva – lui aussi inconnu comme la première parution de « Buna Lager » – vient de refaire surface. La phrase que Primo Levi fit imprimer avec sa signature est la suivante : « Ce livre n’a pas été écrit pour accuser ni pour susciter l’horreur et l’exécration. L’enseignement qu’il délivre est un enseignement de paix : celui qui hait contrevient à une loi logique avant de contredire un principe moral ». Le fil du rasoir de cette clausule a le tranchant des Pensées de Pascal : si on veut appliquer jusqu’à ses dernières conséquences la loi du plus fort qui naît de la haine de tous contre quiconque se montrerait différent, le résultat inévitable sera l’anéantissement du genre humain – de l’espèce « homme » qui donne son titre à l’œuvre.

14Dans ces mots, comme dans son livre, l’exigence éthique de Primo Levi égale la précision du témoin et la puissance de l’écrivain.

15Note

16Le premier repérage de « Buna Lager » sur les pages de L’amico del popolo est dû à une précieuse recherche de Franco Crosio et Bruno Ferrarotti, publiée on line en 2007. En France, le Rapport sur Auschwitz est paru chez Kimé en 2007 dans une édition due à Philippe Mesnard et une traduction de Catherine Petitjean.

17Que les héritiers de Primo Levi soient remerciés d’avoir autorisé la reproduction des documents.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.145.0030

Notes

  • [1]
    Les poèmes de Primo Levi furent d’abord publiés dans une édition privée et anonyme, tirée à 300 exemplaires, réservée à ses amis : 23 poesie, Milan, Garzanti, 1970. Ils furent ensuite repris avec quelques nouveaux textes sous le titre L’Osteria di Brema (Milan, Vani Scheiwiller, 1975), avant de connaître une édition définitive et largement augmentée, Ad ora incerta (Milan, Garznati, 1984). C’est cette version qui a été traduite en français : À une heure incertaine, Paris, Gallimard, 1997 – traduction de Louis Bonalumi et préface de Jorge Semprun.

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