Notes
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[1]
Ce n’est pas le cas de Claude Esteban, Critique de la raison poétique, Flammarion, 1987 ; c’est le cas de Michel Deguy, La poésie n’est pas seule, Paris, Le Seuil, 1983, p. 79 sq. ; La Raison Poétique, Paris, Galilée, 2000, p. 14-16 (sur le rapport logos/ aisthesis). Sur le kantisme avec Kant de Michel Deguy, cf. Martin Rueff, Différence et identité, Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Paris, Hermann, 2008, p. 138-139, p. 143-145, p. 303-309, p. 320-332, p. 345.348, p. 388-389.
-
[2]
Cf. Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung » in Dialogue avec Heidegger, II, Philosophie moderne, Paris, Minuit, 1973, p. 77-109.
-
[3]
Cf. Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », Le Genre humain 36, 2001, « L’art et la mémoire des camps », p. 11-38 et Jacques Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », ibidem, p. 81-102.
-
[4]
J.G. Hamann, Aesthetica In Nuce : Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, Paris, Vrin, 2002.
-
[5]
Cf. Anca Vasiliu, Dire et voir. La parole visible du Sophiste, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie », 2009.
-
[6]
Heidegger, « L’homme habite en poète », in Essais et conférences, trad. française, Paris, Gallimard, Tel, 1958, p. 241.
-
[7]
Au jugé, Paris, Galilée, 2004, p. 84-86. Cf. aussi « Empiècement du peu » in De l’excès, réflexion collective rassemblée par Marie-José Mondzain, Théâtre Public 178, 2005, p. 16 et sur le « peu de temps à l’état pur », L’énergie du désespoir, Paris, P.U, p. 11 et 20 et 27.
-
[8]
Mallarmé, « Avant dire » au Traité du verbe de René Ghil, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 857.
-
[9]
Kant, Œuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983.
-
[10]
Lettre à Markus Herz du 21 février 1772, Pléiade, p. 690-697, et surtout p. 693 ; cf. aussi les pages étonnantes de « l’histoire de la raison pure » sur lesquelles s’achève la Critique, p. 1398-1402.
-
[11]
Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande (1992), Paris, Biblioessais, 2003, p. 50.
-
[12]
Cf. aussi Franck Pierobon, Kant et la fondation architectonique de la métaphysique, Grenoble, Millon, 1990.
-
[13]
Cf. Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. française, Paris, Gallimard, 1953, p. 183-258, Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande, op. cit. p. 135-140 et, plus récemment, Alexandra Makowiak, Kant, l’imagination et la question de l’homme, Grenoble, Millon, 2008 (sur le schématisme, p. 207 sq).
-
[14]
Je remercie Gabrielle Radica d’avoir formulé ces objections ainsi que d’avoir relu attentivement cette traduction.
-
[15]
Bien qu’il laisse de côté beaucoup des problèmes posés par ce chapitre, le commentaire du schématisme proposé par H.J. Paton reste un des plus clairs ; cf. Kant’s Metaphysics of Experience, New York, Mac Millan, 1936, vol. 2, p. 17-24.
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[16]
Ak B 288 sq. Dans cette section, en évoquant la démonstration de la possibilité des choses en conformité avec les catégories (c’est-à-dire en apparence selon la tâche du schématisme), Kant soutient que nous avons besoin « d’intuitions extérieures ». Cela semble signifier ici que pour comprendre l’usage « sensible » de toute catégorie quelle qu’elle soit, nous devons la comprendre du point de vue de la conscience spatiale et non pas seulement selon les modes de la conscience temporelle. Mais le schématisme ne semble ici fournir aucun apport spécifique, même si l’on pourrait bien objecter que c’est ce qui se passe dans la construction des concepts de la science pure, telle qu’elle est en partie exposée dans les Fondements métaphysiques de la science de la nature.
-
[17]
On trouvera dans ce qui suit quelques échos aux reconstructions de Paton et de Bird (Kant’s Theory of Knowlegde, Londres, Routledge and Kegan, 1962). Si Norman Kemp Smith relève un certain nombre de tensions propres à ce type de reconstructions, il les considère comme la preuve que la vision kantienne des concepts est « contradictoire/ conflicting ». Cf. A Commentary to Kant’s Critique of Pure Reason, Londres, Mac Millan, 1923, p. 334 sq.
-
[18]
Ce dernier élément de la preuve kantienne introduit une difficulté supplémentaire qui sera au cœur de la discussion de la déduction transcendantale dans le prochain chapitre. Les déclarations de Kant à propos de son formalisme laissent souvent penser que les formes de l’expérience seraient tout simplement « imposées » a priori sur le matériau des sensations. Mais comme il deviendra de plus en plus clair à une lecture attentive, Kant veut aussi soutenir que cette imposition n’est en rien appliquée « aveuglément », et montrer que tous les objets de la sensation sont assujettis aux formes du sujet. Et comme c’est formellement qu’il tente d’atteindre cette perspective à propos de tous les objets possibles de la sensation (formellement c’est-à-dire universellement, non empiriquement), l’essai offrira un test crucial pour le caractère synthétique de l’entreprise. Dans ce contexte, le problème d’une application qui ne serait pas simplement une imposition est celui du « jugement », et, comme nous n’allons pas tarder à le comprendre, ce problème apparaît aussi dans un contexte empirique.
-
[19]
De même, sans cette introduction, la thèse la plus forte de Kant contre les traditions métaphysiques antérieures perdrait sa force – cette thèse selon laquelle de telles métaphysiques ont confondu à cause de l’amphibologie dont elles se rendaient coupables les conditions de la pensée des objets avec les conditions des objets eux-mêmes et que, pour finir, lui seul fut capable de donner un contenu aux « concepts purs ».
-
[20]
La question transcendantale du « comment » doit être cependant très soigneusement distinguée de la question que nous pourrions appeler la question psychologique du « comment » – une question explicitement exclue de la première Critique par Kant lui-même dans sa réponse à Ulrich dans la Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft, Gesammelte Schriften, vol. 4, p. 574 sq. La question porte uniquement sur ce « qui se passe » dans l’esprit quand l’application ne se produit pas alors que la question transcendantale du comment explique les conditions de l’application, ou ce qui doit se passer pour que les règles de l’application aient un sens. Plus encore, cette question transcendantale du comment doit aussi être distinguée de ce que nous pourrions appeler la question téléologique du comment : celle-ci pose la question de savoir comment nous pourrions assumer les apparences, en tant que donnée, en conformité régulière avec les restrictions a priori du sujet de la connaissance : c’est-à-dire comment nous pourrions assumer l’application pour pouvoir l’expliquer. Ainsi la question téléologique ne demande pas : « en vertu de quelle homogénéité une règle peut-elle être appliquée ? », mais « en vertu de quoi pouvons-nous soutenir qu’il y aurait une telle homogénéité ? ». Et c’est seulement dans la Critique de la faculté de juger que Kant répondra à cette question. Moltke Gram apporte quelques développements utiles à propos de cette question du « comment » dans Kant, Ontology and the A priori (Evanston, North University Press, 1968), p. 88 et Eva Schaper discute de manière générale la portée du schématisme pour la troisième Critique dans « Kant’s Schematism revisited », Review of Metaphysics, 18, 1964, p. 267-292.
-
[21]
On a traduit judgemental par le terme « judiciaire » fréquent au xviiie siècle pour indiquer ce qui relève du jugement de l’entendement. Cf. Rousseau qui parle de « netteté du judiciaire » dans le livre II de l’Émile (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, p. 425). On apprend à la lecture de Jacques Rivelaygue qu’Eric Weil proposait de traduire Kritik der Urteilskraft par « critique du judiciaire », Leçons de métaphysique allemande, p. 166 (NdT).
-
[22]
Thomas Swing a soutenu que l’on trouve dans l’Analytique transcendantale deux théories différentes des concepts et qu’elles entrent souvent en conflit : l’une qui tient d’une vision précritique pour ainsi dire de la relation entre les concepts purs et le monde intelligible (une vision qui viderait le schématisme de son sens) ; et une théorie proprement critique qui exige une explication pour la matérialité des concepts. Cf. Kant’s Transcendantal Logic (New Haven, Yale University Press, 1969), p. 54-78. Selon moi, le conflit en question ne résulte pas tant des traces d’une théorie précritique que de deux facteurs : d’une part le parti-pris kantien d’une méthodologie formelle, d’autre part, son hésitation à expliquer la thèse sur les synthèses en affirmant simplement que de telles formes sont « imposées » subjectivement dans la « construction » de l’expérience. Si le schématisme est un chapitre si difficile, c’est précisément, parce que ce conflit est la plupart du temps à l’avant-plan.
-
[23]
Tout ceci anticipe beaucoup la discussion de notre prochain chapitre consacré à la seconde édition de la Déduction.
-
[24]
La situation ici est semblable, disons, à celle d’un leibnizien qui soutiendrait que la substance, en dernière instance, est monadique, et qui se trouve ainsi appelé à « sauver les phénomènes » pour expliquer comment l’unité phénoménale pourrait ressembler à ce qu’elle est, si la réalité est décrite de cette manière.
-
[25]
Cette seule théorie kantienne de la « subsomption » constitue un de mes points de désaccord avec l’explication du schématisme proposée par L. Chipman dans « Kant’s Categories and Their Schematism », Kant-Studien 63, 1972, p. 36-50 et surtout p. 45. Je voudrais soumettre à un examen plus approfondi ce qu’il appelle, d’une manière trop unilatérale, une interprétation « constructiviste » ou « subjectiviste » de la subsomption. Il faudrait aussi souligner que ce que Kant veut dire par « jugement déterminant » n’est pas ce qu’il appelle prédication, qui implique toujours la subsomption d’un concept sous un autre. Et de fait, le premier est toujours présupposé par le second.
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[26]
Bien que je ne sois pas persuadé que l’on puisse accuser Kant des confusions dont il le croit coupable, H.W. Bell fait bien ressortir les affinités platoniciennes des doctrines kantiennes du concept et du schème. Cf. « The Schematism of the Categories in Kant’s Critique of the Pure Reason », in Essays in Ancient and Modern Philosophy (Oxford, The Clarendon Press, 1935), p. 266-302.
-
[27]
Certes, ce discours de la détermination (Bestimmen) rappelle une interprétation entièrement « constructiviste » de la formalité kantienne. Et pourtant, ce sera précisément la tâche du schématisme de montrer comment cette détermination n’est pas totalement « subjective ». Certes, le schème sera bien fourni pour les jugements transcendantaux par « l’imagination », mais ce sera par une imagination guidée par les caractéristiques de tous les objets des sens.
-
[28]
Pour preuve de l’ambiguïté de Kant à ce propos on comparera ces deux passages : a) « On ne pouvait faire davantage que de prouver que, sans cette relation (causalité), nous ne pourrions pas du tout comprendre l’existence du contingent, c’est-à-dire connaître a priori par l’entendement l’existence d’une telle chose ; mais il ne s’ensuit pas que cette relation soit aussi la condition de la possibilité des choses mêmes » (B 289 ; Pléiade, p. 966) et b) « l’unité synthétique de la conscience est donc une condition objective de toute connaissance ; je n’en ai pas simplement besoin pour connaître un objet, mais toute intuition doit lui être soumise pour devenir un objet pour moi, puisque d’une autre manière et sans cette synthèse, le divers ne s’unirait pas en une conscience » (B 138 ; Pléiade, p. 857). C’est moi qui souligne.
-
[29]
La notion est de Walsh ; cf. « Schematism » in Kant : a Collection of Critical Essays, R.P. Wolff (éd.), New York, Doubleday Anchor, 1967, p. 74 sq.
-
[30]
C’est-à-dire que Kant semble penser à ce genre de propos : quand bien même il s’agirait de deux choses d’une certaine manière similaires, la « causalité » pourrait bien vouloir dire quelque chose de différent dans le contexte du pouvoir divin de création et dans celui des pouvoirs de l’intuition et de la conceptualisation propres à l’entendement. Spécifier ce contexte et les restrictions sur le « sens » qu’il exige, sans le faire a posteriori, c’est là une des tâches du schématisme.
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[31]
C’est sans doute le bon moment pour préciser que la tentative kantienne ne tombe pas sous le coup de la fameuse critique de G.J. Warnock selon laquelle il serait insensé de supposer que quelqu’un pourrait avoir un concept pour se demander ensuite s’il peut s’en servir. Cf. « Concepts and Schematism », in Analysis, 1948-1949, p. 77-82. Que pourrait bien vouloir dire comprendre un concept sinon comprendre comment il s’utilise ? Je crois que ce problème a souvent été traité ailleurs et de plusieurs façons. Cf. Moltke Gram, Kant, Ontology and the A Priori (Evanston, III, Northwestern University Press, 1968), p. 87 sq. Cf. aussi Schaper, « Kant’s Schematism revisited », p. 271 sq. On pourrait se contenter de faire remarquer ici qu’il n’est pas insensé de faire l’hypothèse d’un savant qui aurait, par exemple, un concept bien-formé, hypothétique peut-être, qui le comprendrait bien, et qui ne serait pas tout à fait sûr au moment d’appliquer ce concept à un ensemble de faits. Il n’y pas là un mystère plus grand que dans le cas d’un juge qui se demande s’il s’agit d’un meurtre au premier ou au second degré, ou dans le cas de toute personne qui comprendrait la relation de cause à effet et qui se demanderait comment il faut appliquer cette notion dans notre expérience particulière.
-
[32]
Urteil et Urteilskraft sont régulièrement traduits par « jugement », ce qui crée des ambiguïtés. C’est le second, le « pouvoir de juger » qui est en jeu ici, et non le premier qui dans le contexte d’une logique extensionnelle, serait considéré comme une « proposition ».
-
[33]
Même si, comme on le verra en détail plus loin, c’est l’Einbildungskraft qui fait ici le travail du nous de Platon et d’Aristote. Ce qui apporte encore de l’eau au moulin de Heidegger comme le soutient précisément Hermann Mörchen, Die Einbildungskraft bei Kant, Tübingen, Max Niemeyer, 1970, p. 110-122.
-
[34]
Et pas simplement l’imposition d’un ordre à une multiplicité.
-
[35]
Walsh, « Schematism », article cité, p. 76.
-
[36]
Cf. Paton, Kant’s Metaphysics of Experience, vol. 2, p. 70.
-
[37]
Gram, Kant, Ontology and the A Priori, p. 100.
-
[38]
Il y a un passage en particulier où Kant semble soutenir la thèse selon laquelle on peut considérer les intuitions comme des représentations uniques et non conceptuelles dans un jugement : B 376-377 / A 320. Manley Thompson a suggéré une interprétation intéressante de ce passage dans son essai « Singular Terms and the Intuitions in Kant’s Epistemology », Review of Metaphysics, 26, 1972, p. 314-324 qui n’implique pas les éléments principaux de l’interprétation de Gram, mais au contraire s’y oppose franchement. Cf. ci-dessous.
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[39]
Il semble certainement que l’épistémologie de Kant, avec le poids qu’elle donne à la distinction entre la sensibilité et l’entendement, et la thèse selon laquelle le « jugement déterminant » est l’application d’une règle à un individu, se trouveraient exprimées de manière bien plus adéquate dans une logique qui prendrait pour forme de base de l’assertion F(a) et non pas S est P. (cf. ici même chapitre 4 note 4). Thompson qui tente de reconstruire la théorie kantienne à l’aide de la logique des prédicats de premier ordre, admet immédiatement cependant (p. 325) que Kant lui-même « parle à plusieurs reprises de la prédication comme d’une relation entre deux concepts plutôt comme d’une relation entre un concept et un objet qu’on devrait subsumer sous lui ». Il tente alors de résoudre le problème que cela crée dans le cadre de sa propre interprétation. Mais, pour notre propos, la valeur de son interprétation repose dans les arguments qu’il avance pour soutenir qu’on ne saurait tenir les « intuitions » pour les sujets de la prédication dans les arguments de Kant, cf. « Singular Terms », article cité, p. 326 sq. Il resterait ainsi vrai que, tandis que tout savoir (qu’il soit pur ou empirique) nécessite des intuitions (un contact pur ou intuitif avec des individus ou les formes individuelles des sens externes comme des sens internes), une telle individualité n’est jamais exprimable au moyen d’un concept. Kant lui-même soutient qu’il ne saurait y avoir d’infima species (Logik, § 11) et que nous spécifions la singularité de notre usage des concepts par convention. En dernière instance, suivant Thompson, même si ce que Gram appelle « la théorie cachée du jugement » chez Kant n’est pas loin des assomptions d’une logique extensionnelle (des objets tombant sous des concepts), cette logique générale ne serait jamais qu’une « logique de quantificateurs du premier ordre plus l’identité, mais moins les noms propres et d’autres termes singuliers qu’on peut éliminer en principe » (p. 334). Ou, plus directement encore : « si nous nous demandons ce qui constitue une représentation linguistique d’une intuition pour Kant, la réponse, je pense, est simplement que pour Kant, une représentation intuitive n’a pas sa place dans le langage, où toute représentation est discursive » (p. 333).
-
[40]
D’autre part, Gram raisonne comme suit : il ne se peut que les concepts soient les seuls constituants des jugements à propos de l’expérience. S’il en était ainsi, on ne pourrait pas distinguer 1) « ce sucre est blanc », où « ce sucre » doit être compris comme une instance conceptuelle, de « le sucre est blanc », or il faut pouvoir les distinguer puisque la vérité de 2) est compatible avec la fausseté de 1) (p. 37). Cependant, alors qu’il est vrai que « ce sucre » ne permet pas de reconnaître par sa forme seule, ou ne « dénote » pas l’entité particulière à propos de laquelle le jugement est formulé, Kant ne cesse d’insister sur le fait qu’aucune entité sémantique ne peut faire cela. Se contenter d’appeler « ce sucre » une représentation intuitive plutôt qu’une représentation conceptuelle ne fait rien à l’affaire. En d’autres termes, lorsque Kant soutient qu’aucun concept ne peut représenter in concreto, je ne crois pas qu’il veuille dire que par conséquent quelque chose d’autre devrait représenter in concreto. Il est plus juste de dire que, comme toujours dans sa théorie, les analyses représentatives ou même extensionnelles des concepts passent à côté de l’essentiel ; si les concepts dénotent, c’est par leur usage.
Pour finir, je pourrais ajouter que Gram a récemment publié une défense bien plus détaillée de son interprétation de la théorie kantienne du jugement : « The Crisis of Syntheticity : The Kant-Eberhard Controversory », Kant-Studien, 71 (1980), p. 155-180. Dans cet article, il répond directement à l’objection que je soulève ici. En bref, je soutiens pour ma part que Kant n’a pas deux théories du jugement, mais se préoccupe simplement de différentes questions : quand il s’agit de la Logique générale, il discute uniquement de la forme des jugements, quand il s’agit de la Logique transcendantale, il se préoccupe uniquement du fondement épistémologique de telles assertions. A cet égard, le cœur de l’argumentation de Gram est le suivant : « L’assertion que quelque chose tombe sous un concept requiert un type de jugement différent de l’assertion qu’un concept est inclus dans un autre. Le premier concerne la relation entre notre jugement et les choses ; le second la relation entre deux composantes du jugement ». Je répondrais à ceci 1) que rien n’oblige Kant à soutenir que dans le jugement « tous les hommes sont mortels », si nous considérons le sujet comme un concept, et non pas comme une « expression pour des intuitions » gramméennes, nous nous trouvions par là-même obligés d’interpréter ce jugement comme portant sur les relations entre des concepts ; et 2) que, en répondant à cette objection, Gram admet que sa théorie n’implique pas que les « intuitions fassent littéralement partie des jugements synthétiques de Kant (c’est moi qui souligne) » et que les « intuitions sont des parties extrajudiciares – extrajudgemental – du monde, même si la manière dont nous en parlons ne l’est pas » (p. 180). J’ajouterais enfin que la même distinction est significative pour la compréhension kantienne de l’opposition entre l’usage « réel » et l’usage « logique des concepts », et de la même manière permet de bien expliquer de quelle manière les concepts peuvent être les sujets des jugements synthétiques sans pour autant que cela oblige Kant à considérer de tels jugements comme portant sur de tels concepts. -
[41]
Pour l’explication de Gram de la relation entre sa théorie et la vision kantienne des mathématiques, cf. Kant, Ontology and the Logic of A Priori, p. 45-47 et p. 74-76.
-
[42]
Pour cette vision « constructiviste » de l’idéalisme, si de telles conditions sont « objectivement valides » même si elles ne sont que des conditions pour nos pensées des objets, c’est parce que nous ne connaissons jamais que nos pensées (= apparences). J’ai déjà indiqué dans le chapitre 2 pourquoi cette vision me semble trop éloignée de la conception kantienne de l’idéalisme ; j’aurai d’autres choses à dire encore dans le chapitre 7.
-
[43]
J’ai souligné quelques-uns des aspects de cette relation entre Kant et l’idéalisme allemand et en particulier entre Kant et Hegel dans « Hegel’s Phenomenological Criticism », Man and World, 8, 1975, p. 296-314.
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[44]
Kant, Logik, § 11.
-
[45]
L’usage que Kant fait ici du terme « allgemein » est difficile à traduire. La solution proposée par Kemp Smith « de manière générale (in a general way) » n’est pas claire puisque le concept devrait déjà permettre de préciser la manière de la délimitation ; il semble plutôt que Kant veuille signifier « la délimitation en général » d’un quadrupède, etc. Ce qui semble « délimité en général », c’est donc la « Gestalt ».
-
[46]
On trouve une discussion très métaphorique et parfois utile de ce problème chez Friederich Kaulbach, « Schema, Bild, und Modell nach den Voraussesetzungen des Kantischen Denkens », in Kant (Cologne, Kiepenhauer und Witsch, 1973), p. 105 sq.
-
[47]
Chipman, p. 39.
-
[48]
J. Bennett, Kant’s Analytic, Cambridge, C.U.P, 1966, p. 141-152. C’est dire que notre problème n’implique pas directement la question psychologique d’imaginer un chien assez indéterminé pour pouvoir englober toutes les espèces de chiens (mais qui pourrait cependant permettre d’exclure tous les renards). Le problème est plutôt de savoir comment une règle en tant que règle, est suffisamment déterminée en elle-même pour s’appliquer à ces instanciations et à ces instanciations seulement. Ainsi, la question est véritablement de savoir ce que nous devons présupposer pour expliquer ce que fait la règle, et non pas ce que nous imaginons psychologiquement. Bennett brouille la question dès le départ en confondant d’emblée concept et schème (p. 141). La difficulté à laquelle Kant fait face est simplement le problème classique du « tout » et de ses « parties ». Si le concept en tant que totalité ne peut pas s’expliquer uniquement comme une collection de parties, ou de marqueurs (mais doit être une collection ordonnée de ces marqueurs seulement), alors, d’une certaine manière cette totalité doit être antérieure à ses parties, et rendre possible la détermination de « cette/telle » règle. Cf. aussi la Critique de la faculté de juger, § 77.
De l’image poétique au schème
11. Si une « critique de la raison poétique » est possible, elle ne peut se construire sans prendre au sérieux l’exigence kantienne à laquelle elle emprunte sa formulation [1]. Il ne s’agit en aucun cas de soutenir que la poétique sera kantienne ou ne sera pas. La poétique sera.
2En revanche, la poétique à venir a fort à gagner à reprendre à son compte les leçons kantiennes sur la « présentation » [2], sur le rapport du sujet de l’expérience à l’expérience et sur les facultés. Il n’est pas mauvais qu’elle interroge le poème et sa lecture en termes de production de représentations.
32. La revue avait contribué à une certaine relance des études kantiennes en revenant au « sublime ». Michel Deguy avait publié dans le numéro 58 de la revue (avril 1984) « Le grand-dire. Pour contribuer à une relecture du pseudo-Longin » (p. 197-214). Et suivirent ici même d’importantes contributions – Jean-François Courtine, Eliane Escoubas, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-François Lyotard, Louis Marin, Jean-Luc Nancy et Jacob Rogozinski. Elles aboutirent à la publication du volume Du sublime dans la collection « L’extrême contemporain », Belin, 1988 (puis 2009). Ce volume a fait date. En 1991, Jean-François Lyotard publiait ses Leçons sur l’analytique du sublime (Galilée). À l’époque, Louis Marin travaillait aussi à ce thème et on devait publier peu après son Sublime Poussin (Le Seuil, 1998). Revenir au sublime, c’était affronter la difficile question de savoir s’il y a de l’irreprésentable [3].
4Question kantienne et qui n’est pas étrangère au poème – si jamais le poème offre la possibilité de symboles pour les Idées de la Raison.
53. Nous proposons de revenir aujourd’hui au schématisme dans sa tension avec la conception kantienne de l’imagination. Revenir au schématisme c’est se demander comment il y a du présentable – et inverser peut-être la fameuse formule du § 77 de la Critique de la faculté de juger – « notre entendement discursif qui a besoin d’images » jusqu’au point de soutenir que notre besoin d’images aurait peut-être besoin d’un entendement discursif. Ce fut l’intuition de J.G. Hamann quand il formula sa métacritique du purisme de la raison pure [4].
6On aura reconnu le site spéculatif de la question même de l’image poétique. Il faut y revenir maintenant de toutes nos forces. Cette question est de loin antérieure au débat sur l’objectivisme des poètes et aux querelles sur la métaphore.
7Creusons un instant cette question. Je regarde par la fenêtre. Je vois des balcons. Ce sont les balcons visibles. Soit l’image d’un balcon. J’ouvre un magazine, j’allume ma télévision, je cherche « balcon » sur mon ordinateur. Voici en n dimensions le balcon de mes rêves. Il ouvre sur tous les paysages, un chien m’y attend, j’admire sa rambarde, je choisis son carrelage. Je le vois. Peut-être même le vois-je comme je ne pourrai jamais le voir : à la fois du dessus et du dessous, de l’intérieur même, comme dans les images des architectes qui me livrent l’indiscrétion des structures. Bienvenus sur le balcon survisible.
8J’ouvre le poème de Baudelaire. Je lis « Le Balcon ».
10Je vois et je ne vois pas le balcon. Je l’imagine à partir de ce fond de référence que comprend toute évocation, toute suggestion poétique. Faut-il dire que l’image visuelle et l’image poétique s’opposent comme le visible et l’invisible ? C’est trop peu dire. D’une part, parce que l’image visuelle du balcon, a elle aussi trait au survisible : elle me fait voir le balcon non seulement comme je ne l’ai jamais vu mais aussi comme je ne pourrai jamais le voir tout en l’offrant à ma vision. Et d’autre part, parce que le poème m’offre une vision en mots du balcon et c’est cette vision singulière dont il faut démêler la nature.
11De l’image du balcon dans « Le Balcon » de Baudelaire il faut dire d’emblée deux choses. D’une part, que se demander ce qu’est l’image poétique, c’est se demander ce que fait voir le poème si tant est qu’il fasse voir quelque chose – comprenons que l’image du poème est non pas à la frontière du lisible et du visible mais qu’elle est cette frontière même [5]. D’autre part, que dans le fatras des rhétoriques et autres poétiques de l’image, cette question n’est jamais directement posée. De fait, une enquête exhaustive nous apprend qu’en rhétorique l’image reçoit une double définition – ou bien elle est « allégorie » : l’image serait une manière autre de dire le même (disons que « Le Balcon » serait, par exemple, l’image du poème lui-même, à cheval entre le passé et le présent comme l’indique la dernière strophe), ou bien une figure (l’image représenterait localement un élément du réel). Dans un cas comme dans l’autre l’image poétique serait image de – sa question renverrait aux pratiques plus ou moins codées de la référence poétique. Or l’image poétique n’est pas image de. Elle est image. La question de l’image poétique du balcon c’est bien : comment penser l’articulation du lisible et du visible dans l’image poétique ? Il ne s’agit donc pas de se demander de quoi « Le Balcon » est l’image, mais quelle est l’image de « Le Balcon », ou qu’est-ce qu’une image poétique ?
12Que l’image poétique fasse voir mais que son faire voir ne puisse pas s’arroger l’évidence d’un voir, c’est ce qui ressort de l’étrange formulation d’Heidegger dans la fameuse conférence « L’homme habite en poète » :
Le poète ne fait œuvre de poésie que lorsqu’il prend la mesure : lorsqu’il dit les aspects du ciel de telle sorte qu’il plie les apparences, comme à cette chose étrangère où le Dieu inconnu se « délègue ». Le nom qui est courant chez nous pour l’aspect et l’apparence est « l’image » (Bild). L’essence de l’image est de faire voir quelque chose. Par contre les copies et les imitations sont déjà des variétés dégénérées de la vraie image qui, comme aspect, fait voir l’Invisible et ainsi « l’imagine », la faisant entrer dans une chose qui lui est étrangère.* [Et qui est l’image elle-même. L’image « imagine » (einbildet) l’Invisible, c’est-à-dire le revêt d’une forme (ein-bildet)]. C’est parce que la poésie prend cette mesure mystérieuse, nous voulons dire la prend à l’aspect du ciel, qu’elle parle en « images » [6].
14Faut-il comprendre que lorsque Heidegger soutient que l’image fait entrer le « peu-visible » selon la catégorie de Michel Deguy (« La chose de la poésie, je l’appelle le peu-visible. Et qu’est-ce que ce peu-visible où s’attache la poésie ? » [7]) dans ce qui lui est étranger, il dit la même chose que Mallarmé quand il déclare dans Divagations : « Je dis une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets » [8] ?
15Or, parce que Mallarmé insiste sur ce dire poétique qui fait se lever, dans le chant profond de la langue, musicalement donc, la fleur, il pointe mieux encore qu’Heidegger le mystère de l’image poétique. De fait, l’image poétique n’est sans aucun doute pas un redoublement du visible ou même un repli du visible sur lui-même exhibé dans son excédence et isolé dans son cadre (auquel Baudelaire, avant Fink, a consacré des pages décisives). L’image poétique est un retrait du visible, ou pour le dire plus simplement une différence du visible. Mais avant même qu’on puisse décider si c’est par excès ou par défaut, il faut se rendre à cette évidence : cette différence du visible est l’opération du lisible, du langage. Si l’on veut bien tenir que l’image poétique est l’opération langagière du peu visible et que ce peu visible n’est pas destiné à se résorber dans une vision, mais qu’il reste tel quel comme la suspension de l’image elle-même, on est en droit de poser de la manière la plus frontale, mais aussi la plus simple que possible : qu’est-ce qu’une image poétique ? Qu’est-ce qu’une image née dans le médium des mots ? Qu’est-ce qu’elle donne à voir ? Qu’est-ce qu’elle permet de connaître ?
164. Et si c’était un schème ? Non pas une image, mais un schème. Cette hypothèse est-elle tenable ? Le poème produirait par sa capacité présentative une synthèse de l’intuition. Pour honorer cette hypothèse selon laquelle la poésie pourrait offrir des schèmes, ou des facilités schématiques, ou des originalités schématiques toutes vouées à spécifier des concepts, il faut à la fois arracher le schématisme à la seule visée cognitive et l’interpréter en le situant du côté de la faculté de juger, du jugement productif et de l’exhibition d’une règle de repérage plutôt que de le comprendre comme la simple réception passive de contenus.
17Il nous semble que c’est bien ce que propose l’interprétation de Pippin dont nous offrons ici une traduction. Il nous faut maintenant situer la question du schématisme dans la Critique de la Raison Pure pour pouvoir situer l’interprétation de Pippin parmi les interprétations de la Critique de la Raison Pure [9].
185. La Critique de la raison pure doit permettre de donner à la question « quelles sont les limites de la raison ? » une formulation plus technique : « comment nos représentations peuvent-elles avoir des objets ? » mais cette formulation reste dogmatique en ce qu’elle suppose que nous sortirions de nos représentations pour aller vers des objets. C’est pourquoi Kant va la remplacer par la question transcendantale : « comment nos représentations peuvent-elles être pensées sous ce que, a priori, l’entendement considère comme la structure de l’objectivité elle-même ? » Or, une fois écartée la solution sceptique (puisque la science est possible, il y a bien des règles universelles et nécessaires, et on peut donc tomber d’accord sur ce qui est objectif ou ne l’est pas), Kant va aussi rejeter la solution dogmatique. On rappelle ici les modalités de ce rejet.
19Conformément à la lettre à Marcus Herz dans laquelle, une fois n’est pas coutume [10], Kant se fait historien de la philosophie, trois solutions sembleraient envisageables : a) l’objet affecte le sujet et produit ainsi la représentation phénoménale (c’est la solution de la Dissertation de 1770), b) le sujet produit l’objet par l’acte seul de le penser (ce type de connaissance peut bien appartenir à Dieu, il est interdit à l’homme, sauf en morale et en mathématiques), c) on pourrait enfin imaginer une correspondance entre la représentation du sujet et l’objet qui serait garantie par Dieu – or Kant l’élimine après avoir examiné les diverses possibilités inventées par Platon, Malebranche et Descartes. Mais la lettre à Marcus Herz laisse un certain nombre de questions ouvertes – et notamment la question de savoir comment les concepts a priori peuvent s’appliquer au sensible pour avoir une valeur objective, c’est-à-dire comment ils permettent de penser les phénomènes.
20Il ne s’agit pas de faire ici cette généalogie de la révolution copernicienne mais d’en préciser la portée – si l’on veut résoudre le problème du rapport de la représentation à son objet, il faut donner au mot « objet » un sens nouveau. Il ne s’agit plus de poser un objet en soi puis de se demander comment nous pouvons le connaître : il faut se demander comment fonctionnent la sensibilité et l’entendement de l’homme pour constituer des objets de la connaissance. Impossible de faire le grand saut et de sortir de nos représentations pour aller à la rencontre intuitive de l’objet en soi – l’objet est une règle de synthèse de nos représentations. Encore faut-il rappeler que le terme « objet » recouvre trois significations différentes [11]. Il y a l’objet en soi, (le noumène), il y a l’objet perçu (« objet de connaissance » ou objet scientifique), il y a enfin l’objet transcendantal (=X) – c’est-à-dire l’objet scientifique en général comme forme. Ainsi, si nos synthèses peuvent avoir une valeur objective, si les concepts primitifs de l’entendement peuvent avoir un objet, c’est qu’ils sont l’objet, c’est qu’ils sont la structure de l’objectivité – en d’autres termes : « les conditions a priori de l’expérience possible en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l’expérience » (A 111, Pléiade, p. 1414-1415). On mesure mieux alors que la question transcendantale (à laquelle répond la logique transcendantale en ce qu’elle se distingue de la logique formelle) porte sur l’origine de nos concepts, sur leur provenance (sensibilité ou entendement ?) et sur le rapport qu’ils peuvent entretenir avec ce qui est conceptualisable. C’est ce rapport qui définit la nécessité de jugements synthétiques a priori : nous définissions l’objectivité par des règles qui ne sont pas extraites du concept d’objet lui-même – et par exemple on ne peut déduire du concept d’objet qu’il doive avoir une cause, une permanence, une qualité, une quantité. C’est donc pour répondre à la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori que Kant écrit la Critique et c’est pour y répondre qu’il lui donne le plan suivant : la théorie des éléments (qui sera suivie d’une théorie de la méthode) se divise en une esthétique transcendantale qui s’occupe des a priori sensibles (l’espace et le temps), et une logique transcendantale qui traite des concepts a priori selon qu’ils sont utilisés en vue d’une expérience possible (c’est l’Analytique transcendantale ou théorie de l’entendement) ou sans référence aucune à l’expérience (c’est la Dialectique transcendantale ou théorie de la raison). On mesure bien l’importance de l’Analytique si la question transcendantale est celle de la constitution de l’objectivité. Or elle se subdivise en deux parties : l’analytique des concepts a priori (les catégories et leurs limites), l’analytique des principes – c’est-à-dire l’utilisation de ces concepts dans l’espace et dans le temps.
21Prenons le concept de cause : il définit le rapport de production de A par B. C’est ce rapport qu’établit l’analytique des concepts ; si on pense cette cause dans le temps et dans l’espace, la cause va produire un événement qui sera forcément postérieur à sa cause. C’est l’emploi spécifique des catégories dans les formes de l’intuition qu’étudie l’analytique de principes. Mais comment passe-t-on de l’analytique des concepts à l’analytique des principes ? Comment spécifier une catégorie ? Comment la faire passer dans les formes de l’intuition ? Cette question transcendantale (quels sont les cas où on peut mettre en pratique les catégories et ceux où on ne le peut pas) correspond à une question architectonique [12] – comment passer de l’analytique des concepts à l’analytique des principes ?
22Le « SchematismusKapitel » est censé apporter une réponse à cette double question. Ne faut-il pas en effet que les concepts (qui sont forgés par l’entendement) soient dans une certaine mesure homogènes aux intuitions (phénomènes subis passivement par la sensibilité) ? Si ce n’était pas le cas, on voit mal ce que le concept pourrait synthétiser. Or, pour que homogénéité soit pensable, il faut comprendre qu’elle est l’affaire du temps – qu’elle se fait dans le temps dès lors que pour entrer en acte, pour se spécifier, pour apparaître à la conscience, les concepts doivent se temporaliser. On mesure la double importance du schème – ce concept qui se temporalise dans l’imagination transcendantale : c’est lui qui établit un point de contact entre concept et intuition (il semble alors la plus petite des poupées russes à porter ce problème général de la Critique), il est produit par une faculté dont l’interprétation est un des enjeux de toute lecture de la critique de la raison pure depuis Hegel et Heidegger : l’imagination transcendantale [13]. Comment se représenter ce point de contact ? Le schème n’est pas la représentation de la catégorie dans l’intuition – il est une règle de formation, une méthode de liaison : un acte.
23Soit la quantité (une catégorie qui relève en tant que telle de l’analytique des concepts) : on peut se demander comment elle devient un principe, c’est-à-dire aussi comment elle « entre dans l’expérience ». En se temporalisant : c’est le nombre comme dénombrement. Penser à un nombre en train de se former, c’est schématiser. Le schématisme permet donc de répondre à un certain nombre de difficultés ouvertes par la définition des concepts purs de l’entendement.
24C’est ce que Pippin entend démontrer dans le chapitre que nous traduisons ici.
25D’une part, du point de vue psychologique, le schème répond à la difficulté soulignée par Berkeley et Hume de se représenter des concepts généraux (un triangle ou un homme). Or le concept ne devient pas une image, mais le schème permet de comprendre comment dans le schématisme, le concept devient une règle de construction. Pippin ne cesse d’insister dans ce chapitre sur sa compréhension du schème comme règle.
26D’autre part, Pippin montre que le schématisme permet de résoudre l’antique problème de l’un et du multiple. Il ne s’agit pas ici de retrouver la conception platonicienne de l’un et du multiple. C’est le schème comme méthode de construction qui permet à partir d’un même concept d’engendrer une infinité d’images. Et il en va (c’est encore un des acquis de Pippin) des catégories comme des concepts empiriques.
27Si le schème est une règle qui indique à quels cas particuliers les catégories peuvent s’appliquer, il relève de la faculté de juger. Le schème assure ainsi la transition du concept au principe : si le schème est la catégorie passée dans le temps, appliquée au temps, le principe, c’est le schème adapté au phénomène, passé dans l’espace, appliqué à l’espace.
286. Le schème donc, pour introduire à la question de « l’image poétique », pour soutenir que l’on n’a rien dit, ou peu, quand on prétend qu’un poème consiste en images. Le schème pour se demander comment le poème donne à voir ? Si les difficultés ne manquent pas (le schème relève de la logique transcendantale, et s’il est une manière de spécifier les concepts, cette spécification n’est pas individuelle mais nécessaire et logique à son tour) [14], on préviendra le lecteur : il ne s’agit pas tant de se demander si le schème produit des poèmes que de se demander si le poème produit des schèmes.
297. Nous commençons notre examen en traduisant ici le chapitre d’un ouvrage du philosophe américain Robert Pippin, professeur à l’université de Chicago. Il est considéré comme un des philosophes américains contemporains les plus influents.
30Historien de la philosophie, Robert Pippin a consacré de nombreux livres à un examen attentif des doctrines de Kant, de Nietzsche et de Hegel. Les réflexions esthétiques ne sont certes pas absentes de ses intérêts les plus féconds. On peut citer par ordre chronologique : Kant’s Theory of Form : An Essay on the Critique of Pure Reason (New Haven, Yale University Press, 1982) ; Hegel’s Idealism : The Satisfactions of Self-Consciousness (Cambridge, Cambridge University Press, 1989) ; Modernism as a Philosophical Problem : On the Dissatisfactions of European High Culture (Oxford, Basil Blackwell, 1991) ; Idealism as Modernism : Hegelian Variations (Cambridge, Cambridge University Press, 1997) ; Henry James and Modern Moral Life (Cambridge, Cambridge University Press, 2000) ; The Persistence of Subjectivity : On the Kantian Aftermath, (Cambridge, Cambridge University Press, 2005) ; Hegel’s Practical Philosophy : Rational Agency as Ethical Life (Cambridge, Cambridge University Press, 2008) ; Nietzsche, Psychology, and First Philosophy (Chicago, University of Chicago Press, 2010) ; Hollywood Westerns and American Myth : The Importance of Howard Hawks and John Ford for Political Philosophy (New Haven, Yale University Press, 2010) ; Hegel on Self-Consciousness : Desire and Death in the Phenomenology of Spirit (Princeton, Princeton University Press, 2011).
31Pour l’heure seul un livre de Robert Pippin est disponible en français : Nietzsche, moraliste français : la conception nietzschéenne d’une psychologie philosophique (Paris, Odile Jacob, 2005).
328. Nous traduisons ici le chapitre VI de Kant’s Theory of Form : An Essay on the Critique of Pure Reason (New Haven, Yale University Press, 1982). Il est consacré à un examen du chapitre premier du livre II de l’Analytique transcendantale (Analytique des principes) : « du schématisme des concepts purs de l’entendement ».
Schèmes
Le schématisme de l’entendement pur, en vue des phénomènes et de leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont nous aurons de la peine à arracher à la nature les secrets du fonctionnement pour les mettre à découvert sous les yeux.
La place du chapitre consacré au schématisme
33Malgré les efforts des nombreux commentateurs qui ont tenté de venir à bout du Schematismuskapitel, sans aucun doute le chapitre le plus difficile de la Critique, il semble qu’il y ait eu aussi peu d’accord sur les intentions de Kant dans cette courte section qu’il y en a eu sur le succès général de l’entreprise. D’aucuns ont qualifié le chapitre d’inintelligible, de superflu, ou même d’anachronique du point de vue architectonique, d’autres y ont vu le chapitre le plus important de la Critique, la clef de l’argument central de l’Analytique. Dans ce qui suit, loin de défendre une interprétation des intentions de Kant, je me contenterai d’exposer brièvement ce que je crois être la reconstruction la plus raisonnable de ce que Kant pensait faire dans ce chapitre. Ma principale ambition sera de poursuivre la discussion des concepts que j’ai commencée au chapitre précédent. C’est-à-dire, qu’après avoir examiné le problème de l’origine et du statut des concepts, du moins du point de vue de la théorie kantienne de leur formalité, Kant se trouve conduit à se poser la question de leur application (Anwendung). De nouveau, je me demanderai comment la notion d’un concept entendu comme règle peut bien inclure la condition « transcendantale » de réussite de l’application d’une telle règle dans le jugement. Et cela impliquera à nouveau une discussion des concepts purs et de leurs « schèmes transcendantaux » mais aussi un examen spécifique d’un sujet bien plus difficile et rarement pris en considération : les concepts empiriques et leurs schèmes.
34Dans l’optique de Kant, le chapitre sur le schématisme apparaît davantage comme une pause destinée à apporter des éclaircissements au cours de sa démonstration que comme une avancée à proprement parler. S’il est vrai qu’il ne laisse aucun doute sur l’importance de tels éclaircissements pour eux-mêmes (il semble même considérer qu’ils sont déterminants pour qui voudrait comprendre le passage d’une discussion transcendantale des concepts aux jugements synthétiques a priori [15]), il est vrai aussi qu’une bonne part de cette section fournit l’essentiel des détails supplémentaires nécessaires à la compréhension de la théorie de Kant, et notamment une explication de ce que la Déduction Transcendantale a précisément fait en restreignant l’usage des concepts purs. Par exemple, d’après les indications qu’il fournit explicitement, on ne saurait soutenir que Kant se réfère à ce chapitre fréquemment ; et de plus, quand il le fait, c’est toujours de manière sommaire, en recourant à la notion de schématisme dans le seul but de rappeler que les catégories ne peuvent avoir qu’un usage sensible. Kant ne semble pas faire appel à un « résultat » quelconque qu’il aurait atteint dans ce chapitre dans le but de faire avancer son propos ailleurs. En réalité, si on compte qu’un grand nombre des doctrines du schématisme se sont trouvées modifiées dans la seconde édition (et notamment avec les remarques additionnelles sur l’importance « schématique » de l’espace, ou dans la Note Générale sur le Système des Principes) [16], il est aisé de comprendre l’embarras des commentateurs qui ont eu du mal à situer la « place » du Schematismuskapitel dans l’ensemble de l’argument de Kant. Le schématisme n’acquiert jamais le statut, la clarté relative ni même le tranchant des doctrines kantiennes de l’intuition, du concept, du jugement, ou de l’idée, et, pour le dire dans les termes de notre enquête, il semble un appendice un peu inhabituel à la théorie des formes de l’expérience.
35Il me semble cependant qu’on peut comprendre la position de ce chapitre dans le développement de l’argumentation kantienne en commençant tout simplement par examiner la manière dont il honore son caractère d’exposition ou de résumé et en le considérant dans la perspective des problèmes de formalité développée jusqu’ici. Si on garde cela à l’esprit – et si on n’oublie pas non plus que pour présenter une discussion continue de la théorie kantienne des concepts, nous n’avons pas encore procédé à l’examen détaillé de l’argument de Kant dans la déduction – la stratégie générale de Kant pourrait être résumée de la manière suivante [17].
36Kant entend dériver, par le truchement des formes du jugement, des « catégories », des formes de la pensée de tout objet quel qu’il soit. Nous avons déjà fait remarquer qu’il est sans doute préférable de considérer ces catégories dérivées comme des candidats « probables » pour des concepts purs de cette nature, que leur dérivation spécifique devait avoir lieu plus tardivement, et que le résultat le plus important de cette déduction métaphysique repose dans la révélation que Kant pensait que les concepts sont les règles de la synthèse, ou, comme il le dit plus loin, qu’ils sont, à proprement parler, jugement. Kant considère donc qu’il a démontré, dans un argument qu’il faudra examiner avec plus de précision, que la synthèse est nécessaire pour l’expérience, et que les concepts purs, les règles non dérivées, sont nécessaires pour toute synthèse. Arrivé à ce point, il étend son argument, en partie dans la Déduction et en partie dans le Schématisme, afin de prouver, en particulier, qu’on ne saurait faire l’expérience d’aucun contenu d’expérience humaine sans les termes des règles pures de l’unité [18]. C’est-à-dire qu’il « applique » spécifiquement son argument général aux contenus possibles de toute multiplicité mise en forme dans l’espace et le temps, i.e. intuitivement. Ainsi, après avoir défendu sa preuve de la nécessité de concepts purs dans l’expérience – une preuve fondée sur la « possibilité de l’expérience » – et après avoir expliqué combien ce principe est significatif pour la forme de notre expérience (spécialement, mais non pas entièrement, dans le Schématisme), il va continuer dans l’Analytique des Principes à montrer comment la notion d’une règle conceptuelle pour la synthèse, (si on la considère dans les termes de la forme particulière de notre expérience), produit des jugements synthétiques a priori. En d’autres termes, une fois que nous savons comment prouver la validité objective de concepts purs (au moyen d’un appel à la possibilité de l’expérience), une fois que nous savons qu’un tel argument apporte la preuve de la nécessité de concepts purs, et une fois donc que nous avons introduit les spécificités de notre expérience (à savoir son caractère spatio-temporel), nous pouvons commencer à utiliser cette preuve dans les termes de cette expérience, et tenter une preuve pour un jugement spécifique à propos de tous les objets de l’expérience. Sans « l’introduction » de ces caractéristiques au sein de l’argument, les concepts ne pourraient pas être « appliqués », ils ne pourraient pas produire de jugements [19]. Les règles valables pour la synthèse de toute multiplicité possible n’auraient aucune pertinence pour la multiplicité sensible de l’expérience des hommes. De cette manière, les Principes sont le résultat de l’application des concepts purs à la forme de notre expérience, et la justification du recours à une application a priori de ces concepts est produite dans les termes de l’argument de la Déduction, appliqué à toutes les structures spécifiques de ces formes de l’expérience que nous pouvons discerner a priori.
37C’est au regard de ce dernier aspect – discerner les structures spécifiques de la forme de notre expérience – que le problème du schématisme se pose. Si nous savons que des concepts purs sont nécessaires pour que l’expérience soit possible et que nous voulons savoir plus précisément de quelle manière spécifique un pur concept peut bien être défendu individuellement comme une condition nécessaire pour l’expérience humaine, alors, comme Kant semble le penser, nous avons besoin de savoir comment (« en quels termes ») [20], un concept pur pourrait être la condition de possibilité d’une multiplicité, c’est-à-dire comment il pourrait déterminer une espèce spécifique de multiplicité – une multiplicité appréhendée de manière sensible par les hommes. Nous avons besoin de produire une schématisation en général pour tout concept possible, et de montrer par là, comment des schèmes possibles pourraient être utilisés pour tout concept possible en apportant une preuve complète que ces schèmes sont spécifiquement les conditions de la possibilité de notre expérience.
38En tout cas, c’est là, me semble-t-il, la meilleure exposition générale de ce que Kant pensait qu’il était en train de faire. Les structures stratégiques les plus importantes développées par Kant sont donc premièrement que le schématisme est une tentative d’expliquer comment l’entendement accomplit ce que la Déduction prouvait qu’il doit accomplir, et deuxièmement, ce faisant, il devient clair que pour Kant le problème central du schématisme doit être considéré comme un problème de jugement, et plus spécifiquement encore, comme le problème de l’application judiciaire (judgmental [21]).
39Il est vrai que toute obscurité n’a pas disparu. Tant s’en faut. Une partie de ces obscurités, (pas toutes, bien sûr, mais une bonne partie d’entre elles) se dissipe néanmoins dans le détail précis de la démonstration et quelques-unes disparaissent si on prend en considération de manière générale la théorie kantienne des concepts.
40Par exemple, on peut soutenir que le schématisme étend la compréhension de la formalité de ces concepts. Le schème d’un concept est justement cet aspect qui fait qu’un « concept schématisé » est davantage qu’une « forme de pensée ». De ce point de vue, Kant ne considère pas un pur concept comme une loi formelle de la pensée, il y voit plus aussi que la forme de pensée de tout objet, mais la forme spécifique de la pensée de tout objet possible de notre expérience [22]. Ainsi les concepts ne sont pas simplement des règles pour la combinaison, et ils sont plus aussi que des règles pour la synthèse des éléments dans toute multiplicité : ils sont les règles de la synthèse des éléments dans une multiplicité humaine qui est spatio-temporelle. En effet, alors, les schèmes fourniront ce qui était appelé de manière mystérieuse le « contenu transcendantal » des catégories, ils permettront de préciser la référence « matérielle » aux objets qui fait que les catégories, loin d’être de simples règles subjectives pour notre pensée, sont des déterminations a priori pour tous les objets de la pensée.
41Ainsi, en plus du rôle qu’il joue dans l’explication de la notion kantienne de catégorie, le schématisme permet d’éclairer quelques détails qui résultent de la Déduction ; de la sorte, il a aussi son importance dans la manière dont Kant entend défendre la structure de l’Analytique. Nous sommes désormais supposés savoir que les catégories déterminent toute multiplicité de signification, et, en particulier, l’unité d’une multiplicité spatio-temporelle. Une fois que nous avons compris comment cela est possible, à savoir comment il est possible de considérer qu’une multiplicité soit « déterminée a priori », nous pouvons passer aux deux étapes suivantes : 1) développer le « mode de détermination » spécifique de toutes les catégories qui se porteraient candidates. 2) En utilisant la stratégie probatoire utilisée dans la Déduction, nous pouvons examiner en détail si chaque catégorie individuelle (définie en ces termes, termes qui sont propres à nos formes d’expérience), c’est-à-dire chaque catégorie schématisée peut remplir les réquisits qui en feraient condition nécessaire pour la possibilité de l’expérience, tels que nous avons pu les définir.
42Voilà qui constitue pour le Schématisme une tâche tout à la fois inhabituelle et ardue. Kant s’est lui-même fixé le but de préserver la pureté et la formalité des catégories (il ne cesse de soutenir que les catégories ne sont pas des propriétés universelles des objets en général), tout en établissant, a priori certes, une relation entre ces catégories et tous les objets possibles de l’expérience sensible. Certes, le but ultime de la démonstration reste bien de prouver que les objets tombent sous les catégories, ou, plus clairement encore, que les catégories sont universellement et nécessairement applicables à tous les objets de la multiplicité humaine sensible. Mais il devient clair que le long du parcours qui le conduit à ce but, Kant doit expliquer comment, dans quels termes, donc, de telles règles pures pourraient bien déterminer la matière de la multiplicité humaine sensible. Mais ce type d’entendement semble présupposer un accès à tous les objets possibles de l’expérience, une manière de dire quelque chose à propos de tous les objets de l’expérience, et non pas seulement quelque chose en plus à propos de la « forme de la pensée » de tous les objets [23]. À ce point, comme on pouvait s’y attendre, Kant a besoin de faire appel à sa notion de forme de notre expérience immédiate de tous les objets de cette nature, spécifiquement à la forme de notre sens interne, le temps.
Les schèmes transcendantaux
43Même un compte rendu aussi bref de ce que Kant a bien pu vouloir dire permet d’apercevoir tout de suite ce qui est en jeu dans le chapitre du schématisme. Bien que le propos de Kant soit pour l’essentiel d’expliquer ce qu’il fait, ce qu’il tente d’expliquer ici est un point décisif pour la théorie des formes de l’expérience. Il est clair désormais que Kant ne considère pas les concepts purs comme des conditions logiques pour l’intelligibilité ou la signification du concept d’expérience humaine ; il est tout aussi clair qu’il ne les considère pas davantage comme des dispositions psychologiques de l’esprit humain. Il s’agit des « conditions de possibilité de l’expérience » : or cette position l’oblige d’une part à prouver qu’aucun savoir humain ne saurait être possible sans être organisé et déterminé selon des modalités générales (les « modes » du savoir) qui ne sont pas dérivées de l’expérience ; d’autre part, à prouver comment, selon les termes de ce qui structure l’expérience elle-même, une telle « détermination a priori » doit se produire [24]. Ses propres remarques préliminaires à ce propos révèlent ce qu’il considère être la « particularité » (Eigentümliche) de la philosophie transcendantale :
La philosophie transcendantale a ceci de particulier que, outre la règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entendement, elle peut indiquer aussi et en même temps a priori le cas (Fall) où la règle doit être appliquée… elle doit exposer en même temps en des caractéristiques générales, mais suffisantes, les conditions sous lesquelles des objets peuvent être donnés en accord avec ces concepts.
45Plus loin, il est dit que le schématisme « traite de la condition sensible, sous laquelle seulement des concepts purs de l’entendement peuvent être employés » (B 175 ; A 136) et qu’il constitue la première partie de la totalité de la « Doctrine transcendantale de la faculté de juger ».
46Comment de telles conditions sensibles pourraient-elles être spécifiées ? À quoi doit-on faire appel pour les définir ? En quel sens, et surtout, en quel sens a priori, est-ce que ces schèmes permettent de spécifier les instanciations auxquelles les concepts purs peuvent s’appliquer ? La réponse kantienne à cette question se trouve formulée dans une des plus mystérieuses terminologies techniques qu’il ait jamais employées. En gros, tout ce que l’on vient de décrire advient au moyen du schématisme transcendantal : ces schèmes sont appelés « produits de l’imagination transcendantale » ; il se trouve qu’ils sont à la fois la relation « pure » et « immédiate » à tous les objets possibles de l’expérience : de manière générale un tel schématisme est présenté comme « temporalité ». Dans un langage légèrement moins technique, la thèse sur le schématisme permet de préciser que si les catégories doivent être considérées comme des conditions de l’expérience humaine, c’est qu’elles doivent être considérées comme des modes de notre conscience temporelle.
47Chacun des éléments de cette réponse nécessite un commentaire approprié. Mais il faut remarquer que la question même d’un schématisme transcendantal n’a pas été encore présentée de manière suffisamment claire. Pour ce faire, il faut revenir au contexte général du schématisme tel qu’il a été présenté par Kant – le contexte de la « subsomption » et du « jugement ».
48Nous savons déjà, depuis la discussion du chapitre précédent, que l’interprétation de ce que Kant entend par les concepts et leur universalité nécessite une interprétation corrélative de ce que cela signifie que d’appliquer un concept, ou de subsumer telle ou telle instance « sous » un concept. Et de fait, la « synthèse de recognition dans le concept » selon les termes par lesquels il ne tardera pas à qualifier cette subsomption, se produit seulement dans les termes de ce qui sera appelé synthèse de l’appréhension ou de la reproduction. Comme la théorie générale des concepts l’exige, la recognition dans le concept ne saurait être interprétée comme le « reflet » d’un « original » dans une image, pas plus que l’on ne saurait la concevoir comme une opération qui consisterait à formuler des jugements d’inclusion dans des classes. Il faut plutôt dire que la recognition est la conscience de l’unité produite par l’application de la règle. S’il est un lieu où le déplacement opéré par Kant d’un modèle du « concept-instance » vers un modèle qui conduit à interpréter le concept comme une règle déterminant l’unité synthétique de tout individu quel qu’il soit, c’est bien l’ensemble de propositions de la fameuse Restriktionslehre selon laquelle les catégories ont seulement un « usage sensible » (B 165). Bien qu’il donne l’impression ici de décrire des concepts avec des instances correspondantes, il démontre rapidement que ce qu’il signifie, c’est bien plutôt que les concepts sont impliqués dans les jugements dans la mesure où « ils peuvent être appliqués (angewandt) aux intuitions empiriques » [25]. On a affaire à un savoir, par les moyens du jugement, quand une règle universelle est appliquée au matériel de l’intuition, et détermine l’unité de ces intuitions de telle ou telle manière, et non quand des individus sont reconnus comme des instances d’un type général.
49Le même genre d’ambiguïté à propos de ce que Kant appelle la subsomption sous un concept dans le jugement frappe le premier paragraphe du chapitre consacré au schématisme. La première phrase du paragraphe évoque de manière tout à fait traditionnelle la « subsomption » d’un objet sous un concept, et même d’un objet « contenu » sous un concept, et ainsi de la nécessité d’une homogénéité (Gleichartigkeit) entre un concept et un objet. La description proposée ici pourrait faire croire qu’il faut considérer les concepts comme des représentations (des paradeigmata ou des eidè) pour lesquelles il y aurait des eikona sensibles ; or ce serait tomber dans ce que Kant appelle lui-même le problème de das Dritte, aussi sûrement que le problème du troisième homme s’est posé à Platon [26]. Or selon tout ce qui a été dit jusqu’ici, ce qui devrait occuper Kant, c’est moins de savoir comment subsumer un objet sous un concept, que comment et dans quels cas, une règle pour la synthèse s’applique pour déterminer toute Erkenntnismaterie. Nous sommes censés avoir compris déjà qu’il ne peut y avoir d’instances identifiables d’un concept que comme résultat de l’application d’une règle et qu’il ne peut donc y avoir d’analyse logique de ces résultats que comme résultat de la synthèse. Kant lui-même indique rapidement qu’il entend le terme subsomption uniquement dans le sens certes inhabituel, et qui semble très fortement idéaliste, de « détermination ». (Il avait déjà souligné le problème comme celui de l’application des purs concepts à l’apparence : B 171/A 132). Dans la discussion suivante il devient encore plus clair que le traditionnel problème de « l’un et du multiple » tel qu’il se pose à lui n’est pas celui de savoir « comment du multiple peut être subsumé sous une unité », mais bien plutôt celui-là : comment une règle peut-elle déterminer une multiplicité a priori pour produire l’unité qui fait parler (« ensuite ») d’un multiple sous une unité possible (où l’on voit Kant revenir une nouvelle fois avec insistance sur la thèse que l’unité analytique de tout concept présuppose une unité synthétique) [27]. Un concept ne saurait donc être universel qu’en tant qu’une règle qui s’applique de manière universelle pour la synthèse, et non pas comme un genus ou comme un type universel. Ainsi, la question posée dans le chapitre sur le schématisme est de savoir comment une multiplicité sensible peut être déterminée conceptuellement, et non pas comment des instances peuvent être reconnues parce qu’elles partageraient un même prédicat en commun. En fait, la thèse de Kant est que le second type d’analyse présuppose toujours le premier.
50Soit. Mais que peut bien signifier appliquer une règle et déterminer une multiplicité a priori ? Une bonne partie de ce que Kant veut dire ici provient de la manière dont il interprète les résultats de la Déduction. Sa position est que l’on ne saurait produire la preuve d’une connexion causale entre des événements à partir d’une réflexion sur les données des intuitions sensibles. Mais sa position, c’est aussi que l’expérience ne serait pas possible si ces mêmes données des intuitions sensibles ne se trouvaient pas organisées et pensées ensemble en fonction de quelque règle de causalité. Il tire alors la conclusion, après un examen complet de « l’unité de l’expérience » prise comme un tout, que la causalité est une règle nécessaire, subjective, pour toute expérience possible. Cependant, en interprétant ce qui résulte de cette conclusion, Kant pense aussi qu’on ne saurait soutenir que cette stipulation subjective a priori se passe seulement du « côté de l’esprit ». S’il lui arrive parfois d’être extrêmement ambigu, il est souvent d’une clarté cristalline quand il veut éviter que nous considérions qu’il suffit que nous « pensions » simplement à un monde ordonné causalement – c’est-à-dire indépendamment de ce qu’il pourrait être en lui-même. Il pose souvent avec clarté et non sans fierté même qu’il n’essaie pas de prouver que toutes les pensées que nous pourrions former sur des objets sont assujetties aux règles catégoriques, mais bien plutôt que tous les objets le sont [28]. Pour ce faire, il consacre cette section au jugement pour expliquer comment ces règles catégoriques déterminent une multiplicité (c’est-à-dire, permettent de préciser de quels types d’unité on pourrait faire l’expérience) selon les termes de ses propriétés immédiates, c’est-à-dire selon les termes de ces propriétés que tous les objets de l’expérience partagent immédiatement par le seul fait d’être intuitionnés. Comprendre comment les catégories déterminent le multiple a priori, une fois que nous avons compris que c’est ce que Kant entend par « subsomption », signifie comprendre les catégories comme les conditions de notre réceptivité ; et si Kant emprunte cette voie, c’est pour démontrer que l’entendement ne détermine pas entièrement « spontanément » ce qui pourrait compter comme l’expérience d’un objet.
51Une partie de cette démonstration pourrait être présentée, comme on le fait souvent, en soutenant que le schématisme permet d’expliquer la signification « sensible » des catégories [29]. Bien qu’on ne puisse certainement pas dire que Kant soit en possession de ce qu’une communauté post-frégéenne accorderait comme une théorie cohérente de la signification, il y a là quelque chose de vrai dans cette remarque [30]. Kant était d’accord avec Hume sur le fait qu’on ne saurait dériver les catégories de l’expérience, et que pourtant elles ne pouvaient pas avoir d’autre signification qu’une signification sensible, c’est-à-dire qu’elles devaient être comprises seulement dans les termes d’un objet possible de l’expérience et non pas comme les propriétés mystérieuses, métaphysiques, de tout objet quel qu’il soit. Et le schématisme répond précisément à cette difficulté : il s’agit d’une tentative pour expliquer comment les catégories ne peuvent avoir d’autre signification que sensible, alors même qu’elles ne sont pas dérivées de l’expérience. Kant le fait en expliquant comment chaque catégorie a seulement un usage sensible. Kant explique le concept, et montre qu’il a une signification qui est pertinente pour notre expérience non en le renvoyant à une diversité d’instanciations, ni en allant à la chasse des impressions sensibles qui permettraient de le fonder, et pas davantage en stipulant que « les règles de la pensée d’un objet » constituent simplement la forme de tout objet sensible, mais en comprenant l’usage de la règle selon les termes d’une caractéristique universelle, a priori et surtout formelle de toute multiplicité reçue quelle qu’elle soit. Et une nouvelle fois cet usage doit être spécifié formellement. Il faut nous rendre capables de comprendre la causalité, non pas comme une simple règle qui permettrait de connecter une cause et son effet, mais nous devons comprendre ce qu’une telle règle pourrait signifier dans son usage sensible. Nous devons être capables de préciser à quel genre d’instanciations une telle règle pourrait s’appliquer dans notre expérience. Et pour ce faire, soutient Kant, nous avons besoin de cette étrange capacité : « le jugement transcendantal » [31].
52Kant commence à expliquer ce qui se joue dans le jugement transcendantal dans l’introduction qui vaut aussi bien pour le Schématisme et l’Analytique des principes : « de la faculté de juger transcendantale en général » (B 171/ A 132). Ce passage précise aussi que le problème du schématisme transcendantal pourrait bien être intitulé le problème des « conditions de la possibilité du jugement », et que par la possibilité d’une subsomption judiciaire sous un concept, il entend comprendre comment une règle peut être appliquée. Mais arrivé à ce point, Kant lui-même souligne combien une telle discussion est inhabituelle. Si la question est bien de savoir « sous quelles conditions sensibles générales » (et il faut entendre comme nous n’allons pas tarder à le comprendre, « sous quelles conditions » = schèmes) de telles règles peuvent être appliquées – c’est-à-dire si nous tentons de préciser ces conditions – notre seule réponse ce sont de nouvelles règles, qui nécessiteraient à leur tour d’être « guidées » par le jugement pour pouvoir être employées. Si nous nous trouvons maintenant dans la position de comprendre ce que signifient une connexion causale ou une substance comme une règle pour l’unité synthétique, et que nous voulons savoir comment nous pourrions appliquer cette règle à l’intérieur des spécificités de l’expérience humaine, la seule réponse semble consister en une règle supplémentaire pour la synthèse (succession nécessaire ou permanence), qui pourrait conduire à soulever le problème du jugement dans toute sa généralité. Un tel problème serait analogue à celui que rencontrerait un professeur de logique qui aurait à faire à un étudiant qui prétend avoir compris quelques règles pour une inférence correcte et qui se montrerait capable de suivre ce qui se passe dans un exemple où ces règles se trouvent appliquées, mais qui ne pourrait pas appliquer lui-même ces règles de manière correcte. Le professeur devrait fournir de nouvelles règles (« dans ce genre de situations, il est souvent utile d’appliquer cette règle avant celle-ci, ou de commencer par simplifier systématiquement ce genre d’expressions »), mais il se pourrait bien que l’étudiant ait encore quelques difficultés à reconnaître quand il est censé appliquer ces règles-là. Comme Kant insiste lui-même, il appartient à la nature même de ces règles de nécessiter un guidage du jugement, et de ne pas être capables de guider le jugement. Cependant, il se trouve que les schèmes, qui se révèlent être des règles limitant l’application des catégories, font précisément cela, ce qui ne laisse pas d’ajouter des difficultés à cette section.
53À ce point, il faut ajouter deux choses à propos de la tentative de Kant. La première concerne le problème général du jugement, l’autre les spécificités du jugement transcendantal et les schèmes transcendantaux. Le problème général du jugement est décisif eu égard aux questions abordées dans les chapitres précédents. Il aura été évident tout au long de la discussion qu’une part décisive de l’entreprise de Kant repose sur l’interprétation qu’il donne des rôles respectifs joués dans l’expérience par les intuitions sensibles et par les concepts. Kant caractérise les premières en termes de passivité et de matérialité, et les seconds en termes de spontanéité et de formalité : comme des règles pour cette spontanéité. Voilà qu’il introduit maintenant un troisième terme, un élément de médiation – le jugement [32]. De manière générale, cette introduction subite bouleverse un peu l’image de l’expérience telle qu’elle a été esquissée jusque-là. Nous sommes désormais sur le point de comprendre que se trouvent engagées dans l’expérience non seulement les activités de discrimination, de classement, de mise en ordre et d’unification de l’entendement, dirigées vers un contenu « matériel » reçu passivement, mais aussi une espèce « d’intuition » au sein de laquelle les règles de discrimination, de mise en ordre, etc.. peuvent s’appliquer à des multiplicités spécifiques. Une fois que nous avons affronté ce problème (celui de l’application), nous pourrions être tentés de faire un certain nombre de choses pour y répondre – formuler de nouvelles règles, soutenir que chacun peut bien voir quand une règle est appliquée ou quand elle ne l’est pas, ou qu’aucun nouveau problème ne se pose une fois que nous avons la règle, que la règle elle-même permet de préciser sous quelles conditions elle s’applique. De nombreuses difficultés du chapitre sur le schématisme naissent de ce qu’il semble que Kant soutienne ces trois positions à plusieurs reprises ; c’est pourquoi un certain nombre de problèmes doivent être démêlés avant qu’une cohérence puisse émerger de cette position. Mais la première chose à remarquer, c’est les propriétés inhabituelles de cette faculté de jugement. La présentation donnée par Kant de ce qu’il appellera plus tard « le jugement déterminant » (on détient l’universel et on tente de l’appliquer, par opposition au jugement « réfléchissant » où l’on essaie de formuler un universel) ressemble bien souvent à ce genre d’intuition « intellectuelle » ou à tout le moins à une intuition non sensible qu’il ne cesse avec peine d’essayer de rejeter. Cela ressemble à une appréhension du multiple qui n’est ni une réception passive de la matière, ni une capacité de synthétiser spontanée. (En réalité, on dirait presque la noesis de Platon) [33].
54Mais avant d’affronter le problème général du jugement, et en particulier sa signification pour toute investigation empirique, il convient de s’arrêter sur les problèmes spécifiques du jugement et du schématisme transcendantal. Car Kant semble penser que le schématisme transcendantal est guidé par quelque chose d’autre que par la signification du concept lui-même dans son application à tous les objets de l’expérience, et que, au moins dans ce cas, des conditions qui permettraient de spécifier ces applications sont à la fois possibles et nécessaires. Pour ce qui est des concepts purs de l’entendement, on pourrait soutenir que le schématisme permet de mieux spécifier la signification du concept lui-même (« pour nous »), et en ce sens, qu’il nous aide à expliquer les conditions de son application. C’est-à-dire que la question du schématisme des concepts purs concerne seulement la « possibilité de l’application », et non pas les règles spécifiques d’une application concrète. Ce que nous voulons maintenant, ce ne sont pas des règles qui permettront de spécifier si telle ou telle série d’événements est connectée de manière causale (il s’agit là d’une décision qui requiert toujours le jugement jusque dans son usage empirique ambigu), nous voulons des règles qui permettent de spécifier les conditions dans lesquelles cela pourrait toujours être une question (ou comment, dans quels termes, il s’agit là d’une question légitime qu’on pourrait poser empiriquement). Nous serons conduits à savoir de manière générale, à partir de la Déduction, que ce large schématisme pour la compréhension des concepts purs est la « possibilité de l’expérience ». Ce chapitre consacré aux jugements transcendantaux au sujet de tous les objets possibles de l’expérience, permet d’éclaircir comment ce principe fonctionne. Comme nous l’avons indiqué, le jugement se trouve toujours requis dans une investigation empirique, mais nous devons maintenant expliquer comment ce jugement pourrait être possible, dans quelle mesure les catégories dessinent les limites à l’intérieur desquelles un jugement empirique peut être fait. Or spécifier les catégories de cette manière, c’est un jugement transcendantal.
55Puisque la tâche du schématisme transcendantal est d’expliquer comment il peut y avoir une détermination universelle des objets en général [34], un tel schème doit être une structure universelle de toutes les apparences, et doit être formellement universel, et non pas simplement un prédicat empirique. Puisque tous les objets de l’expérience, intérieurs ou extérieurs, sont sujets à la forme du sens interne, le temps, c’est là la solution générale proposée Kant au problème du schématisme transcendantal. Le schème ainsi entendu permettra d’expliquer les termes dans lesquels les catégories s’appliquent aux apparences parce ce qu’il est à la fois une structure nécessaire pour toutes les apparences sensibles, et en même temps pourtant, une structure purement formelle de ces apparences, c’est-à-dire susceptible d’être formellement spécifiée comme le mode a priori de la détermination catégoriale. On peut donc dire des catégories qu’elles déterminent les apparences en vertu du sens interne « affectant » de l’entendement, et, puisque la forme du sens interne est le temps, les catégories sont bien des modes de la conscience du temps. C’est donc en ces termes que le schématisme ne nous aide pas, disons, à formuler des jugements de causalité individuels, mais fournit la méthode, une spécification du rôle de la causalité dans les termes de la forme de notre expérience, par lesquels ces jugements empiriques peuvent être formulés. En bref, le schème transcendantal ne fournit pas une règle pour découvrir le contenu de tels jugements, mais permet de mieux spécifier leur forme.
56Kant va préciser cette explication schématique de l’application des concepts en opposant le schème à l’image (Bild), un autre candidat possible pour une telle explication. Bien qu’un schème transcendantal soit un « produit de l’imagination » (Einbildungskraft), ce n’est pas une raison pour en faire une image, une Bild. La raison la plus importante qui interdit de faire du schème une image, c’est que, loin d’avoir une « intuition particulière » pour « objectif », le schème vise à « l’unité dans la détermination de la sensibilité ». Kant considère le schème comme une Method, et non pas, comme toute image doit l’être, une représentation particulière. À ce stade, une telle revendication est largement suffisante. Comme Walsh le soutient [35], une part de la compréhension d’un concept doit impliquer bien plus que de comprendre la signification sémantique de sa définition, et plus aussi que d’introduire des synonymes dans sa définition. Et il ne s’agit pas non plus de se contenter de donner un ou deux exemples d’un concept. Certes, si quelqu’un est capable de tout cela, il a bien une certaine compréhension de ce concept. Mais pour comprendre le sens plein, le sens disons « expérientiel » d’un concept, il faudrait être capable de produire une entière série de différents exemples, et c’est cette habileté supplémentaire que Kant semble vouloir obtenir lorsqu’il présente la notion du « schème » comme une méthode. Certes, il reste difficile de comprendre en quoi un schème est supposé différer réellement d’un concept, un problème qui deviendra particulièrement épineux avec les concepts empiriques, mais je pense que l’explication générale que Kant essaie de produire n’est pas si mystérieuse que cela. Et son refus de faire du schème une représentation particulière se trouve être conforme à notre tentative d’explication de la doctrine kantienne du concept.
57C’est-à-dire que si les concepts sont des règles, ou des fonctions, alors toute discussion de leur signification ou de leur portée, doit être menée selon les termes de la méthode de leur utilisation. Ainsi, soutenir que les catégories ont seulement une signification sensible ne revient pas à dire que les catégories ne représentent que des instances sensibles. Il faut le répéter, en ce sens, il n’y a pas d’instances sensibles des catégories. Les catégories sont appliquées à des multiplicités et fonctionnent comme des règles qui permettent de déterminer comment cette multiplicité doit être comprise. Cela n’a aucun sens de parler d’une connexion empirique comme d’une instance d’une règle causale. D’abord, « causalité » est un concept pur. Il ne correspond à aucune contrepartie sensible. On ne rencontre rien qui puisse ressembler à des instances « substance » ou « causalité » : il n’y a jamais que telle ou telle substance, ou connexion causale. Plus encore : il n’y a pas d’instanciations des règles. La Materie sensible est un objet individuel ou un événement seulement dans la mesure où des règles pures la déterminent à être ainsi construite. Et dans la terminologie de Kant, tout cela est formulé en soutenant que pour ce qui est des concepts purs, l’imagination spécifie les schèmes, et non pas des images pour expliquer l’objectivité, ou la signification expérientielle et non pas seulement logique de ces concepts. En somme, nous avons désormais trois termes reliés les uns aux autres : 1) le concept – règle pour l’unité synthétique ; 2) le schème – une méthode projetée par l’imagination transcendantale qui permet de spécifier les conditions sous lesquelles un concept peut être utilisé ; et 3) l’image – un exemple individuel du concept, qui résulte de l’usage de la règle, telle qu’elle se trouve spécifiée par le schème.
58S’il est vrai que la terminologie commence à surcharger des circuits déjà passablement tendus, ce que Kant veut établir en soutenant que les concepts purs n’ont pas d’images, mais des schèmes transcendantaux, ne semble pas absolument impénétrable. Pour comprendre le concept de substance synthétiquement, c’est-à-dire dans les termes des objets de l’expérience, et pas seulement comme le concept de ce qui est toujours sujet et jamais prédicat, nous ne pouvons pas partir à la recherche « d’images » ou d’instances de la substance. (En réalité, comme nous allons le voir, ce n’est pas la bonne voie non plus pour les concepts empiriques). Et si nous ne le pouvons pas, c’est que de telles images n’existent pas. Il n’y a pas de substances dans l’expérience ; il y a simplement des maisons, des montagnes, des chiens, et ainsi de suite, etc. Ainsi, le sens expérientiel de substance, le sens selon lequel le concept est une règle pour l’unité de l’expérience, doit être découvert dans le « jugement transcendantal » en spécifiant les conditions générales de l’application du concept, en déterminant la méthode de son application.
59Ainsi, pour ce qui est des schèmes transcendantaux, un des problèmes qui pourrait se dresser contre cette doctrine est : comment cela est-il possible ? Que se produit-il exactement dans un tel jugement transcendantal pour nous permettre de « connecter » un concept pur avec tous les objets de la sensibilité ?
60On peut soutenir que la situation à laquelle Kant est arrivé est la suivante : grâce à la Déduction transcendantale, nous savons que toute expérience doit impliquer une synthèse, et que les concepts purs sont indispensables pour opérer les synthèses. Nous avons une liste de catégories potentielles telles que les concepts, pris des formes du jugement (une dérivation considérée comme raisonnable dès lors que toute pensée est un jugement). Nous avons désormais fourni des schèmes pour ces catégories qui expliquent ce que chacune de ces catégories signifie pour notre expérience. Et nous pouvons alors, dans l’Analytique des Principes, continuer à prouver que ces catégories schématisées sont des conditions nécessaires pour notre expérience.
61Ainsi, nous comprenons la quantité des jugements catégoriquement en construisant ce concept comme une règle pour la synthèse de l’homogène dans l’expérience. En « schématisant cette catégorie », nous restreignons sa signification à la synthèse d’une multiplicité dans notre expérience, c’est-à-dire, comme une synthèse d’une multiplicité toujours temporelle. Cela permet de spécifier la signification de la catégorie de quantité, qui est, dans notre expérience, le nombre, et notre pas suivant serait de prouver que le dénombrement en particulier est une condition nécessaire de notre expérience. Et ainsi de suite pour d’autres catégories. La catégorie de substance est schématisée comme permanence dans le temps, la seule signification qu’elle pourrait bien avoir pour notre expérience ; la causalité est comprise comme une connexion nécessaire. Certes, on pourrait dire beaucoup contre les arguments particuliers utilisés par Kant pour étayer chacune de ces schématisations. Il n’est pas non plus très aisé de savoir si la catégorie schématisée est différente du concept, ou si sa signification est plus restreinte. Est-ce que nous comprenons, par exemple, que la notion de cause à effet pourrait vouloir dire une succession nécessaire que « pour nous seulement », ou que la catégorie schématisée inclut dans ce cas à la fois la notion et l’idée de quelque événement qui aurait sa cause « de manière interne » dans un autre événement ? [36] Mais le problème le plus important, c’est le problème général – à savoir, comment l’usage de l’intuition pure, le temps, dirige ou restreint notre tentative de formuler des jugements transcendantaux en appliquant les catégories à tous les objets de la sensation. Comme nous avons pu le constater, Kant ne considère pas comme un accident heureux que nos conditions a priori pour l’expérience soient vraiment applicables aux objets de l’intuition tels qu’ils nous apparaissent. Tels qu’ils sont donnés indépendamment de nos activités cognitives, de tels objets sont tous sans exception sujets a priori aux catégories, et c’est un fait qui requiert une explication. Mieux, si on met de côté quelques glissements malheureux qui le font tomber dans un langage trop massivement idéaliste (les locutions du type : « nous tirons de l’expérience ce que nous y mettons »), Kant est aussi très clair sur ce point : on ne saurait expliquer ce fait en soutenant que les catégories déterminent entièrement ce qu’est un objet de la sensation. Car dans ce cas, le « donné » n’aurait absolument aucun rôle à jouer dans la détermination finale de l’expérience. Ainsi il faut trouver une voie pour penser les objets de l’intuition « d’un coup », comme tels, et a priori. Comme nous venons de le voir, la solution proposée par Kant est de faire appel à la forme de toute intuition possible, intérieure, ou extérieure. Il ne signifie pas par-là que le schème est simplement en lui-même une pure intuition, mais que la schématisation implique un jugement sur les caractéristiques que les objets de l’intuition doivent posséder si on doit les combiner au sein d’une conscience/temps unifiée et déterminée conceptuellement.
62Ainsi, nous nous trouvons confrontés à une question spécifique : qu’est-ce que cela signifie que de former un tel jugement, et en particulier, de le faire formellement et a priori ? En premier lieu, et en dépit de ce qu’ont avancé de nombreux commentateurs, il ne peut s’agir ici pour nous de formuler une nouvelle règle. Nous ne voulons pas maintenant, comme le suggère Wolff, des règles pour spécifier comment utiliser les catégories en formant des concepts empiriques. Quelque chose comme une fonction de ce genre pourrait bien faire partie de ce que les catégories schématisées font, mais le problème des schèmes se pose à un niveau préliminaire. Il porte sur ce dont nous avons besoin pour formuler une catégorie schématisée. Il y a plus : les commentaires de Kant cités plus haut sur la véritable relation entre les règles et le jugement semblent interdire d’interpréter un schème comme constituant lui-même une règle. Et pour finir, une telle interprétation n’est pas d’une grande utilité pour expliquer le rôle central du schématisme – la manière dont une règle formelle du jugement peut être étendue pour inclure une relation a priori à tous les objets de l’expérience. Comme Gram l’indique avec concision :
Une règle ne peut pas tout dire sur ce qu’est un schème pour Kant, puisque Kant doit montrer ce qui correspond à l’expérience dans une catégorie : et aucune quantité de discours portant sur la structure des autres parties de notre discours ne suffira à nous montrer quelles sortes d’objets tombent sous les catégories proposées par Kant [37].
64Gram part de ce genre de remarques pour finir par proposer sa propre interprétation des schèmes en termes « d’intuitions pures » plutôt qu’en termes de règles. Pour l’essentiel, sa lecture implique une réinterprétation si complexe, si radicale et si souvent nouvelle de l’ensemble de la théorie kantienne du jugement qu’on ne saurait la discuter ici. Mais son projet général est trop significatif pour le problème qui nous occupe qu’il nous faut l’évoquer, fût-ce de manière sommaire.
65Pour l’essentiel, Gram soutient qu’il y a une différence remarquable entre ce que Kant dit qu’il fait dans sa théorie du jugement et ce qu’il fait en réalité. Il a une « théorie cachée » du jugement. Ainsi, de manière explicite, Kant affirme que dans un jugement synthétique, un concept qui ne se trouve pas contenu dans la pensée d’un autre concept se trouve relié à lui sur la base d’un « troisième terme », une expérience réelle ou une réflexion sur la possibilité de l’expérience. Gram tient que cette définition ne permet pas ultimement de distinguer les jugements analytiques des jugements synthétiques, et qu’elle ne permet pas non plus de comprendre en quoi Kant rompt avec Leibniz ; c’est pourquoi il soutient que l’usage que fait Kant de la doctrine du jugement synthétique n’implique pas deux concepts, mais une « expression pour des individus », c’est-à-dire des intuitions, et un concept. Ainsi, un jugement synthétique ne relie pas deux concepts sur la base d’intuitions : il permet de soutenir que des intuitions tombent sous des concepts. Gram soutient en outre que Kant considère les concepts et les intuitions comme des représentations (bref, que les intuitions peuvent fonctionner comme des entités sémantiques dans la théorie kantienne) ; que nous ne pouvons pas nous représenter les intuitions par le biais de concepts, que tous les jugements de l’expérience sont des jugements fondés sur des intuitions empiriques, et, par conséquent, que tout jugement d’expérience doit contenir un élément qui ne représente pas un concept [38]. Ainsi le problème d’un authentique jugement synthétique a priori n’est pas : pouvons-nous combiner deux concepts indépendamment de l’expérience ?, mais bien : pouvons-nous découvrir indépendamment de l’expérience et affirmer (dans le jugement) que les objets tombent sous les concepts [39] ? Or cette théorie nous mène à la conséquence que dans les jugements a priori, nous soutenons directement que toutes les intuitions (qui fonctionnent comme sujet dans de tels jugements) tombent sous un concept. Et nous avons besoin pour ce faire d’une intuition pure, et fournir cette intuition est précisément ce que nous faisons en schématisant des concepts.
66Indépendamment de l’interprétation spécifique des schèmes, il me semble que cette interprétation ne pèche pas seulement en ce qu’elle s’éloigne des conceptions implicites et explicites de Kant, mais en ce qu’elle pose un certain nombre de difficultés auxquelles Gram ne répond pas. Notamment, il laisse carrément dans l’ombre la manière dont il veut qu’une intuition fonctionne comme une entité sémantique dans nos jugements. À part la lettre même du texte, il y a tant de passages dans sa théorie de l’expérience où Kant refuse d’admettre très clairement la possibilité d’une expérience directe des individus ou même leur place dans le jugement, et cette question se trouve avoir de telles ramifications dans d’autres secteurs de la philosophie critique, qu’il faudrait dire bien d’autres choses que ce que Gram se contente de dire pour qu’une telle idée puisse devenir claire. Plus encore, pour autant que je comprenne, il y a une grande différence chez Kant entre ce qu’un jugement asserte et le fondement nécessaire pour l’asserter. Quand j’asserte, par exemple, que « tous les corps sont pesants », je ne suis pas en train d’asserter quoi que ce soit sur mes intuitions. Je suis en train d’asserter une connexion, au moyen de concepts empiriques – une connexion dont je sais qu’elle est vraie en vertu de mes intuitions. De même, dans des jugements synthétiques a priori, alors qu’il est nécessaire que je puisse savoir quelque chose à propos de tous les objets de l’expérience pour pouvoir prétendre (et c’est le grand mérite du livre de Gram de mettre ce point en évidence) que ce n’est pas ce que j’asserte dans un tel jugement : j’asserte par les moyens des concepts que tous les événements se succèdent selon une règle ; je ne vois pas pourquoi il s’agirait là d’une assertion qui me permettrait de savoir comment c’est vrai [40].
67Mais mis à part ce genre de problèmes, il me semble qu’il en est un qui reste particulièrement obscur dans cette interprétation : c’est celui de savoir ce que cette intuition pure, dont nous avons vu l’importance, pourrait bien être. Gram ne nous dit rien de très clair à propos des intuitions pures, si ce n’est sur la manière dont elles fonctionnent dans sa reconstruction de la doctrine kantienne. Cela ressemble parfois au compte rendu de la formation du concept mathématique que nous avons déjà examiné. Nous avons de purs concepts et nous essayons de les schématiser intuitivement. Ces « purs objets » (selon l’expression de Gram) auxquels nous parvenons quand nous comptons ont la signification du concept pour nous. Mais ceci, en plus de violer directement bien des propos de Kant au sujet de la différence entre les preuves mathématiques et la philosophie [41], nous renvoie aux problèmes rencontrés plus haut avec la notion d’intuitions pures. En somme, si on pouvait imaginer un cas d’explication obscurus per obscurius, cet essai d’expliquer les schèmes par le moyen des intuitions pures en serait un bon exemple.
68Mais Gram indique ici un problème véritable. Comme il ne cesse de le faire remarquer, la tentative qui consisterait à prouver une connexion entre des concepts à partir d’une réflexion sur la possibilité de l’expérience est à peine plus satisfaisante que son propre essai de recourir aux intuitions pures. Selon le point de vue traditionnel, nous finirions toujours par décrire seulement ce qui est essentiel pour la pensée d’un objet ou qui du moins la rend possible, et cela ne permettrait guère d’avancer une revendication synthétique. Et Gram a aussi raison de faire remarquer que c’est précisément dans le schématisme que Kant essaie de montrer que ce n’est pas ce qu’il fait : qu’il essaie d’échapper à une perspective strictement formelle, quand bien même il le tente a priori. Mais sans en savoir plus sur la manière dont des intuitions pures peuvent fonctionner en nous fournissant ce rapport avec tous les objets, nous nous retrouvons dans la situation de nous demander comment un tel accès à tous les objets peut bien être obtenu transcendantalement.
69En fait, il semble que nous soyons condamnés à la position selon laquelle, par exemple, l’homogénéité d’une multiplicité est simplement due d’une certaine manière à la requête de la pensée, spécifiée de manière plus détaillée, mais toujours formellement, comme la pensée de quelque chose qui est dénombrable dans le temps [42]. Et si la philosophie transcendantale doit rester formelle et a priori, on voit mal comment il pourrait en être autrement. Quand il s’agit de rapporter la notion de formalité au but chéri entre tous de sauvegarder les résultats synthétiques de la philosophie transcendantale, la position de Kant menace de revenir à une version totalement « constituante » de l’idéalisme, ou de faire écho aux revendications de la métaphysique traditionnelle à propos de notre capacité à avoir une « intuition » intellectuelle. Cependant, quand il s’agit des concepts purs, il ne serait pas juste de plaider la cause de Kant plus avant, car il a pris beaucoup de soins pour évoquer cette question dans la Déduction transcendantale (particulièrement dans les étapes conclusives de la seconde édition). Ce que le schématisme peut faire de plus, au moins dans les termes employés jusqu’ici, est d’indiquer et d’éclairer ici l’enjeu, et en particulier, cette dernière question qui consiste à comprendre comment la position de Kant comme un tout peut être à la fois qualifiée de formelle et de synthétique. En plus de la réflexion développée plus haut sur comment cela pourrait être possible, la possibilité logique d’une telle entreprise doit être défendue dans le détail, et ainsi, la discussion des concepts purs devrait être suspendue jusqu’alors. Arrivé à ce point de la discussion, le schématisme peut servir principalement à éclairer dans quelle mesure et pour quelles raisons ce type de problème en particulier, à savoir le problème souligné pendant tous les chapitres précédents, est devenu le problème le plus important pour tous les philosophes qui ont subi une influence kantienne. Le problème de savoir comment on peut schématiser de purs concepts et le fait que Kant ne soit jamais parvenu à défendre cela de manière claire, correspond précisément à ce que Fichte, avec toute son obscurité, a aperçu clairement en soulevant la question de la « déduction » du « non-moi (nicht-Ich) » à partir du « moi (Ich) » ainsi que sa substitution d’une espèce de « Streben » pour obtenir une unité en guise de tout compte rendu tout entier théorique. En réalité, je m’aventurerais jusqu’à dire que tout le problème que je viens ici d’évoquer (le type de jugement transcendantal clairement requis dans ce chapitre) constitue un des meilleurs accès pour affronter l’ensemble des problèmes de ce mouvement philosophique qu’on connaît sous le titre d’idéalisme allemand [43].
70Mais au-delà de ces questions, il reste encore un problème général important dans le compte rendu proposé par Kant. Si le problème des concepts purs est de savoir comment ils pourraient spécifier les conditions de notre sensibilité tout en restant purs et formels, le problème de l’application de concepts empiriques à une multiplicité reste entier. Le problème ici est encore de savoir combien nous pourrions comprendre l’application d’une règle formelle, même dérivée, à une multiplicité sensible et « matérielle ». Un tel problème va révéler une continuité avec les difficultés rencontrées plus haut à propos des relations entre les conditions a priori et le savoir empirique, un problème rendu d’autant plus intriguant ici en raison du grand nombre de choses étranges formulées par Kant à propos de cette faculté de juger. En somme le problème devient désormais : s’il a été prouvé que nous avons besoin de catégories (disons la catégorie de substance), et que je connais les termes des connexions qu’exige cette règle, la permanence dans le temps, comment donc pourrais-je déterminer quand une règle empirique peut s’appliquer pour telle ou telle substance en particulier ? En somme, quelle pourrait bien être cette relation (si elle existe) entre un concept empirique et son schème ?
Concepts empiristes et schèmes de concepts
71Comme l’ont indiqué de nombreux commentateurs en contradiction les uns avec les autres, Kant ne nous est pas d’un très grand secours quand il répond à cette question. Il commence par vaciller entre des extrêmes contradictoires : il va de la revendication selon laquelle un concept et un objet dans les sciences empiriques sont si homogènes que toute discussion spéciale sur leur « applicabilité » (B 177 / A 138) est inutile, à une position selon laquelle les instances empiriques concrètes requièrent toujours la production d’un schème pour assurer une application correcte (B 180/ A 141). Sa première affirmation à propos du problème pris dans son ensemble permet déjà de mesurer les ambiguïtés dans lesquelles il se trouve pris :
Dans toutes les autres sciences, où les concepts par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne sont pas aussi différents et hétérogènes par rapport à ceux (von denen) qui le représentent in concreto tel qu’il est donné, il n’est besoin d’aucune explication particulière touchant l’application des premiers à l’objet.
73Ce passage est censé opposer le cas des concepts empiriques à celui des concepts purs ; il s’agit clairement de soutenir que l’application des concepts à ce dont ils proviennent n’est pas un problème ici, comme l’application l’était pour les concepts purs. Il ne semble donc y avoir aucun problème en ce qui concerne ce à quoi les concepts empiriques s’appliquent ; toute réponse autre que la multiplicité empirique n’aurait tout simplement aucun sens. Mais il est difficile de voir comment le développement de Kant pourrait s’arrêter là ; et plus difficile encore de comprendre ce qu’une telle exclusion de la question du schématisme pourrait bien signifier ici.
74Considérons l’expression « par rapport à ceux (von denen) » dans le texte cité. Il est difficile de comprendre ce à quoi Kant fait référence avec ce pronom. Il semble renvoyer aux « concepts » qui représentent l’objet individuel in concreto. S’il en va ainsi, évidemment, il ne saurait y avoir aucun problème sérieux d’hétérogénéité entre un concept et son instance, puisqu’il s’agit de deux concepts, mais il devient alors extrêmement difficile d’imaginer ce que pourrait bien être un de ces « concepts individuels ». Il semble bien qu’il y ait contradiction à soutenir qu’un concept peut représenter in concreto, alors qu’un concept peut certainement être utilisé in concreto pour la recognition d’un contenu individuel [44].
75De surcroît, la Gleichartigkeit avancée ici par Kant ne semble pas aussi évidente qu’il semble le penser. Il ne semble pas que connaître les marqueurs généraux d’un concept empirique soit la même chose qu’être capable d’utiliser ces marqueurs de manière concrète, un fait que Kant, comme nous avons pu le remarquer, a lui-même souligné au début de cette section. De ce simple fait que les concepts empiriques trouvent leur origine dans l’expérience (un fait déjà bien difficile à expliquer), il ne s’ensuit pas immédiatement qu’ils aient, en tant qu’universels, une application directe à la multiplicité. Pour que cela soit vrai à la lettre, il faudrait que les concepts empiriques ne soient rien d’autre que des registres biaisés d’un grand nombre d’individus semblables et de propriétés individuelles. Or, non seulement ce n’est pas là la position de Kant (les concepts empiriques en tant que règles sont des conditions de l’appréhension des individus, ils sont les Erkenntnissgründe), mais cela n’aurait aucun sens à moins que nous soyons capables de décrire ces semblables en plusieurs instances, une ressemblance en vertu de laquelle nous associons les individus et les propriétés au sein d’un tout. En somme, tandis que l’origine de ces concepts pourrait bien être empirique, leur statut en tant que règles universelles, et partant la question de leur application à des particuliers, reste aussi problématique que la vieille question aristotélicienne de la relation entre le katholou et le todé ti.
76Ces difficultés commencent à s’éclaircir quand Kant change radicalement de direction au septième paragraphe de ce chapitre. Il soutient alors : « de fait, nos concepts sensibles purs n’ont pas pour fondement des images des objets, mais des schèmes » (B 180 / A 140 ; Pléiade, p. 886). Il va jusqu’à étendre immédiatement cette thèse aux concepts empiriques eux-mêmes (B 180/ 141), soutenant qu’il y a encore moins de raison dans ce cas de comprendre un concept au moyen de son image (Bild), par quoi il semble faire allusion au contenu individuel (le denen) évoqué plus haut. Les images sont toujours individuelles ; elles sont en fait le résultat des concepts utilisés in concreto et elles présupposent donc toujours une méthode d’application, une manière de comprendre comment une règle individuelle, une collection de marqueurs généraux suffisants pour distinguer cette règle parmi d’autres règles, est appliquée à la Materie sensible. C’est-à-dire qu’il insiste clairement sur le fait que nous n’avons pas besoin du schématisme pour les concepts empiriques. Comme nous n’allons pas tarder à le voir, cette question est différente de celle qui concerne les schèmes transcendantaux, mais elle reste néanmoins importante.
77Malheureusement, il ne fournit pas beaucoup d’exemples de ce à quoi la schématisation de concepts empiriques pourrait ressembler. Il ne donne qu’un exemple qui est resté célèbre.
Le concept de chien signifie une règle d’après laquelle mon imagination peut tracer la délimitation générale de la figure d’un quadrupède, sans être restreinte à quelque figure particulière que m’offre l’expérience, ou encore à quelque image possible que je peux représenter in concreto.
79Dès la phrase suivante il essaie de baptiser cette procédure qui consiste à former le schématisme de ces concepts. Ainsi, cette Gestalt serait le schème. Une thèse aussi opaque pose immédiatement deux types de problèmes : d’une part, comment Kant pense-t-il avoir distingué de manière adéquate un concept de son schème ? Et d’autre part, quel est le statut de ces schèmes empiriques, cette Gestalt ?
80Apparemment, nous avons un concept « chien », et puis, comme résultat du travail de notre imagination, nous avons une définition générale (allgemein) de la figure d’un quadrupède ; et, pour finir, l’image d’un chien précis, d’un individu. Mais il semble aussitôt que si la règle qui permet de spécifier la synthèse, à savoir celle d’un quadrupède, détient aussi quelques autres propriétés, et ainsi de suite, elle est tout bonnement ce concept de chien. L’imagination ne peut pas offrir une Gestalt de ces qualités à moins qu’elle ne suive simplement la règle qui permet de spécifier ces propriétés étant celles du « chien ». En effet, il est difficile de comprendre pourquoi il faudrait lutter pour maintenir cette distinction.
81Mais quelle que soit la difficulté qu’il y a à établir cette distinction, et quelle que soit la pertinence qu’il y aurait de la faire, Kant est très clair sur son importance :
Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’image est un produit de la faculté empirique de l’imagination productive, que le schème des concepts (comme des figures dans l’espace) est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure a priori, au moyen duquel et d’après lequel les images sont d’abord possibles ; mais elles doivent être liées au concept uniquement au moyen du schème qu’elles désignent, et auquel elles ne sont pas en elles-mêmes pleinement adéquates.
83Les images, ou toute prise de conscience de l’instance particulière d’un concept, ne sont possibles que si un concept peut être schématisé : c’est à travers la schématisation, et à travers la schématisation seulement que ces images peuvent être « connectées » à un concept.
84Kant poursuit en indiquant que même si tous les concepts requièrent le schématisme, les tâches du schématisme diffèrent des concepts purs. Comme ils ne correspondent à aucune image, il ne s’agit pas dans leur cas, d’essayer de comprendre la relation entre une pure règle pour la synthèse et un contenu individuel – nous avons déjà évoqué cette particularité du schématisme transcendantal. Nous voulons comprendre la relation entre ces règles et tous les objets possibles de l’expérience. Mais par ailleurs, il faut apparemment que le schématisme des concepts sensibles empiriques et purs ne puisse se développer sans un moyen pour penser une règle, une collection de Merkmale cohérents avec leur usage dans une application judiciaire aux individus particuliers. Il faut bien ajouter « apparemment » puisque, au moment même où attendrait que Kant aille dans le sens de la différence entre les deux espèces de schématisme, il semble perdre tout intérêt pour ce problème et, pour ainsi dire, se défiler :
Sans nous arrêter maintenant à une sèche et fastidieuse analyse de ce qu’exigent en général les schèmes transcendantaux des concepts purs de l’entendement, nous les présentons de préférence suivant l’ordre des catégories, en liaison avec elles.
86Cependant ce que Kant semble avoir à l’esprit à propos des concepts empiriques ne paraît pas très différent de la tâche générale du schématisme. Une méthode (attribuée généralement de manière mystérieuse à l’imagination) doit être trouvée pour penser une règle dans les termes d’un contenu de l’expérience. C’est dire que dans l’expérience, nous ne nous contentons pas de rencontrer des listes de Merkmale qui exigeraient ou garantiraient l’application de telle règle et non pas d’une autre. Et nous ne contentons pas non plus, et surtout pas quand il s’agit de cas empiriques, d’imposer purement et simplement une unité conceptuelle à une multiplicité. Il nous faut comprendre l’usage d’une règle en termes de contenus d’un jugement empirique, et cela pose un problème dans la mesure où une règle n’est pas une entité représentative. Une règle se contente de stipuler les conditions universelles de la recognition et de la connexion des intuitions sensibles. Mais – et c’est là le problème – en appliquant une telle règle, nous devons formuler une représentation « schématique » de tous ces marqueurs pris comme tout pour utiliser la règle afin de distinguer des contenus sensibles. Les Merkmale du concept chien sont « imaginés » ensemble « universellement » (allgemeine) pour pouvoir utiliser le concept, ou, pour le « connecter » aux individus particuliers sensibles, les « images ». Et pour finir, tout cela semble une autre manière de dire que les Merkmale conceptuels en tant que règles pour la recognition, doivent être pensés ensemble comme la représentation d’un objet universel, peut-être même comme un objet abstrait, un « universel » pour que le concept soit appliqué [46].
87Mais ce réquisit introduit un certain nombre de problèmes dans la théorie générale kantienne des concepts. Nous savons bien déjà que la liste des Merkmale qui définissent un concept empirique est infinie, qu’on ne saurait jamais la compléter. S’il en est ainsi, vers quoi l’imagination se tourne-t-elle quand elle pense à des ensembles de marqueurs comme à un tout universel, une totalité schématique ?
88Si Chipman, par exemple, a raison de soutenir que
la thèse de Kant semble être que s’il est possible d’appliquer des concepts empiriques à leurs instances, c’est parce que de tels concepts possèdent des composantes élémentaires sensibles qui correspondent aux structures sensibles des données qui tombent sous ces concepts [47]
90alors, quelle est l’explication fournie par Kant au sujet du fondement de la totalité de ces « composantes sensorielles », l’ensemble global qui rend possible l’application du concept en jugeant qu’il constitue bien une espèce particulière de chose ? Comme nous l’avons vu, Kant ne se soustrait pas à l’explication requise en insistant personnellement sur la nécessité du jugement, et il semble que nous ayons ici ce qui ressemble le plus à une réponse dans l’analyse qu’il propose du travail de l’imagination quand elle offre une « Gestalt » pour une règle au moyen de laquelle des images pourraient être reliées avec un concept.
91En fait, cette Gestalt, qui de toute évidence n’est pas elle-même une règle, semble approcher de la signification originale de skèma. Pour qu’une image puisse être pensée sous un concept, soutient Kant, le concept lui-même doit être pensé ou représenté comme une unité, une totalité de composantes. Je dois être capable d’imaginer un « chien-en-général » en fonction de la règle selon laquelle c’est le concept de chien qui détermine toutes les images possibles de chien. Il faudrait aussi souligner que cette Gestalt ne ressemble pas à ce que Bennett avait appelé une « image mentale privée » [48]. Il s’agit d’une Gestalt universelle, le fondement pour la production de toute image particulière, qu’elle soit conçue de manière privée ou appréhendée empiriquement, et il faut dire à nouveau qu’elle ressemble de plus en plus à un objet abstrait.
92Comme nous l’avons indiqué cependant, la manière dont l’imagination fait cela n’est pas encore très claire, et la présentation de Kant n’est pas d’une grande utilité, pour ne pas dire qu’elle offre une aide contradictoire à qui voudrait comprendre cette action de l’imagination. Considérons par exemple ses remarques sur la schématisation d’un concept mathématique comme par exemple le « triangle » :
Le schème du triangle ne peut jamais exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination en vue de figures pures dans l’espace.
94Dans cet exemple il est malheureux que la position de Kant ne présente aucune ambiguïté : il viole certaines de ses propres restrictions quand il soutient que le schème du concept est lui-même une règle. Mais s’il en va ainsi, nous sommes condamnés à nous demander (1) comment cette règle peut bien différer du concept lui-même, et, de cette manière comment elle pourrait bien apporter quelque chose pour résoudre le problème de son application, et (2) comment elle peut, en tant que règle différente, faire d’une manière différente ce que nous avons suggéré que les schèmes empiriques doivent faire. Selon ce qui précède, ce qu’un schème empirique devrait faire, c’est fournir une manière de penser l’unité d’un marqueur de concepts comme un tout, et en tant que tel applicable à ses instanciations. Mais si les schèmes ne sont que des règles, non seulement nous nous retrouvons avec tous les problèmes impliqués en 1), mais nous nous trouvons face à de nouvelles difficultés. Dans ce cas, si le schème pour le concept du triangle est lui-même une règle, il devient impossible d’utiliser le triangle-règle dans l’appréhension des images. Supposons que nous avons un triangle-règle. Il s’agit d’un triangle-règle et non pas, disons, d’un carré-règle en raison de ce qu’est un triangle (en tant que déterminé dans l’intuition pure), disons donc en raison de sa « forme ». Or, comme nous l’avons déjà indiqué, cette forme ne peut être produite ni par l’intuition (qui procède en conformité à la règle), ni par la règle, qui doit elle-même être formulée dans les termes de cette totalité. Il doit y avoir une « mesure » non-synthétique, qui ne peut être elle-même triangulaire, puisque c’est précisément ce en vertu de quoi toute chose est triangulaire, ou doit être appréhendée comme telle. Pendant un moment nous avons flirté avec l’idée selon laquelle l’imagination pourrait fournir cette Gestalt aux allures platoniciennes. Dans cet exemple, cependant, Kant soutient que le schéma d’un concept est tout simplement une règle, et dérobe la source de cette règle.
95Comme on a pu le remarquer, le « chien » de Kant est un peu plus ambigu à propos de la Gestalt qui fonctionne comme un schème. Il nous est simplement dit que la « figure » est produite selon le concept-règle. Mais ce que Kant ne nous dit pas est comment une « Gestalt eines vierfüssigen Tieres » peut être produite par la simple conformité à une règle dès lors que la règle elle-même ne permet pas de spécifier une certaine Gestalt, mais simplement une certaine Handlung. Il arrive souvent que Kant aborde cette lacune frontalement comme dans la citation placée en exergue de ce chapitre :
Le schématisme de l’entendement pur, en vue des phénomènes et de leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont nous aurons de la peine à arracher à la nature les secrets du fonctionnement pour les mettre à découvert sous les yeux.
97Or, même si une remarque aussi ouverte nous laisse une grande liberté spéculative, il n’est pas possible, au sein de la théorie kantienne, de construire cette œuvre de l’imagination, disons, pour parler un lexique platonicien, comme « eikastique », comme une saisie obscurément sensible d’un objet abstrait. S’il y a bien une caractérisation sans aucune ambiguïté de l’imagination, dans ses aspects transcendantaux, c’est qu’elle est productrice : qu’elle fabrique. Ici, notamment, elle fabrique des « schèmes » ; elle n’est pas pour ce faire guidée par un « en soi », mais simplement par le concept comme règle. Un schème, fût-il un schème empirique, est explicitement présenté comme un « Produkt » de l’imagination pure.
98Mais une telle caractérisation ajoute encore au problème, et nous laisse dans l’obscurité quant à ce que l’imagination contemple, ou quant à la manière dont elle est guidée pour former un tel schème. Et, finalement, nous nous retrouvons dans la position qui était la nôtre quand nous devions rendre compte précédemment de l’origine et du statut des concepts empiriques. Si on voulait formuler le problème dans les termes de la séparation stricte entre l’intuition et l’entendement, on pourrait soutenir que toute la doctrine kantienne des concepts semble déterminer l’unité de l’expérience soit de manière totalement idéale, soit d’une manière qui ne pourrait être expliquée que de manière « non transcendantale » dans les termes d’un contenu matériel pour des concepts, ce que Kant refuse pour des raisons épistémologiques. Or il a été clair tout au long de notre démarche, que c’est précisément la séparation entre la réceptivité et la spontanéité qui offre à Kant la tournure transcendantale de sa philosophie par rapport à l’alternative qui oppose les rationalistes et les empiristes et qui lui permet de formuler une théorie des concepts qui est censée se garder aussi bien des explications empiristes qui prétendent donner à l’universalité de la connaissance un fondement strictement psychologique, que des engagements ontologiques qui assigneraient ce fondement à des objets abstraits ou tout entiers mentaux. Et ici nous nous trouvons face à une faille considérable dans l’hégémonie de la démonstration kantienne : un aveu passager que le problème du jugement requiert bien davantage de son entreprise théorique qu’il n’est prêt à l’admettre.
99À coup sûr, le test le plus important pour l’ensemble de sa théorie de la formalité transcendantale est sur le point d’apparaître. Le moment est donc arrivé de se demander si un certain nombre de problèmes que nous avons pu rencontrer dans cette démonstration vont réapparaître dans le plaidoyer le plus général de sa philosophie en faveur de la possibilité d’une connaissance a priori : nous voulons parler de la « déduction transcendantale ».
Notes
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[1]
Ce n’est pas le cas de Claude Esteban, Critique de la raison poétique, Flammarion, 1987 ; c’est le cas de Michel Deguy, La poésie n’est pas seule, Paris, Le Seuil, 1983, p. 79 sq. ; La Raison Poétique, Paris, Galilée, 2000, p. 14-16 (sur le rapport logos/ aisthesis). Sur le kantisme avec Kant de Michel Deguy, cf. Martin Rueff, Différence et identité, Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Paris, Hermann, 2008, p. 138-139, p. 143-145, p. 303-309, p. 320-332, p. 345.348, p. 388-389.
-
[2]
Cf. Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung » in Dialogue avec Heidegger, II, Philosophie moderne, Paris, Minuit, 1973, p. 77-109.
-
[3]
Cf. Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », Le Genre humain 36, 2001, « L’art et la mémoire des camps », p. 11-38 et Jacques Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », ibidem, p. 81-102.
-
[4]
J.G. Hamann, Aesthetica In Nuce : Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, Paris, Vrin, 2002.
-
[5]
Cf. Anca Vasiliu, Dire et voir. La parole visible du Sophiste, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie », 2009.
-
[6]
Heidegger, « L’homme habite en poète », in Essais et conférences, trad. française, Paris, Gallimard, Tel, 1958, p. 241.
-
[7]
Au jugé, Paris, Galilée, 2004, p. 84-86. Cf. aussi « Empiècement du peu » in De l’excès, réflexion collective rassemblée par Marie-José Mondzain, Théâtre Public 178, 2005, p. 16 et sur le « peu de temps à l’état pur », L’énergie du désespoir, Paris, P.U, p. 11 et 20 et 27.
-
[8]
Mallarmé, « Avant dire » au Traité du verbe de René Ghil, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 857.
-
[9]
Kant, Œuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983.
-
[10]
Lettre à Markus Herz du 21 février 1772, Pléiade, p. 690-697, et surtout p. 693 ; cf. aussi les pages étonnantes de « l’histoire de la raison pure » sur lesquelles s’achève la Critique, p. 1398-1402.
-
[11]
Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande (1992), Paris, Biblioessais, 2003, p. 50.
-
[12]
Cf. aussi Franck Pierobon, Kant et la fondation architectonique de la métaphysique, Grenoble, Millon, 1990.
-
[13]
Cf. Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. française, Paris, Gallimard, 1953, p. 183-258, Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande, op. cit. p. 135-140 et, plus récemment, Alexandra Makowiak, Kant, l’imagination et la question de l’homme, Grenoble, Millon, 2008 (sur le schématisme, p. 207 sq).
-
[14]
Je remercie Gabrielle Radica d’avoir formulé ces objections ainsi que d’avoir relu attentivement cette traduction.
-
[15]
Bien qu’il laisse de côté beaucoup des problèmes posés par ce chapitre, le commentaire du schématisme proposé par H.J. Paton reste un des plus clairs ; cf. Kant’s Metaphysics of Experience, New York, Mac Millan, 1936, vol. 2, p. 17-24.
-
[16]
Ak B 288 sq. Dans cette section, en évoquant la démonstration de la possibilité des choses en conformité avec les catégories (c’est-à-dire en apparence selon la tâche du schématisme), Kant soutient que nous avons besoin « d’intuitions extérieures ». Cela semble signifier ici que pour comprendre l’usage « sensible » de toute catégorie quelle qu’elle soit, nous devons la comprendre du point de vue de la conscience spatiale et non pas seulement selon les modes de la conscience temporelle. Mais le schématisme ne semble ici fournir aucun apport spécifique, même si l’on pourrait bien objecter que c’est ce qui se passe dans la construction des concepts de la science pure, telle qu’elle est en partie exposée dans les Fondements métaphysiques de la science de la nature.
-
[17]
On trouvera dans ce qui suit quelques échos aux reconstructions de Paton et de Bird (Kant’s Theory of Knowlegde, Londres, Routledge and Kegan, 1962). Si Norman Kemp Smith relève un certain nombre de tensions propres à ce type de reconstructions, il les considère comme la preuve que la vision kantienne des concepts est « contradictoire/ conflicting ». Cf. A Commentary to Kant’s Critique of Pure Reason, Londres, Mac Millan, 1923, p. 334 sq.
-
[18]
Ce dernier élément de la preuve kantienne introduit une difficulté supplémentaire qui sera au cœur de la discussion de la déduction transcendantale dans le prochain chapitre. Les déclarations de Kant à propos de son formalisme laissent souvent penser que les formes de l’expérience seraient tout simplement « imposées » a priori sur le matériau des sensations. Mais comme il deviendra de plus en plus clair à une lecture attentive, Kant veut aussi soutenir que cette imposition n’est en rien appliquée « aveuglément », et montrer que tous les objets de la sensation sont assujettis aux formes du sujet. Et comme c’est formellement qu’il tente d’atteindre cette perspective à propos de tous les objets possibles de la sensation (formellement c’est-à-dire universellement, non empiriquement), l’essai offrira un test crucial pour le caractère synthétique de l’entreprise. Dans ce contexte, le problème d’une application qui ne serait pas simplement une imposition est celui du « jugement », et, comme nous n’allons pas tarder à le comprendre, ce problème apparaît aussi dans un contexte empirique.
-
[19]
De même, sans cette introduction, la thèse la plus forte de Kant contre les traditions métaphysiques antérieures perdrait sa force – cette thèse selon laquelle de telles métaphysiques ont confondu à cause de l’amphibologie dont elles se rendaient coupables les conditions de la pensée des objets avec les conditions des objets eux-mêmes et que, pour finir, lui seul fut capable de donner un contenu aux « concepts purs ».
-
[20]
La question transcendantale du « comment » doit être cependant très soigneusement distinguée de la question que nous pourrions appeler la question psychologique du « comment » – une question explicitement exclue de la première Critique par Kant lui-même dans sa réponse à Ulrich dans la Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft, Gesammelte Schriften, vol. 4, p. 574 sq. La question porte uniquement sur ce « qui se passe » dans l’esprit quand l’application ne se produit pas alors que la question transcendantale du comment explique les conditions de l’application, ou ce qui doit se passer pour que les règles de l’application aient un sens. Plus encore, cette question transcendantale du comment doit aussi être distinguée de ce que nous pourrions appeler la question téléologique du comment : celle-ci pose la question de savoir comment nous pourrions assumer les apparences, en tant que donnée, en conformité régulière avec les restrictions a priori du sujet de la connaissance : c’est-à-dire comment nous pourrions assumer l’application pour pouvoir l’expliquer. Ainsi la question téléologique ne demande pas : « en vertu de quelle homogénéité une règle peut-elle être appliquée ? », mais « en vertu de quoi pouvons-nous soutenir qu’il y aurait une telle homogénéité ? ». Et c’est seulement dans la Critique de la faculté de juger que Kant répondra à cette question. Moltke Gram apporte quelques développements utiles à propos de cette question du « comment » dans Kant, Ontology and the A priori (Evanston, North University Press, 1968), p. 88 et Eva Schaper discute de manière générale la portée du schématisme pour la troisième Critique dans « Kant’s Schematism revisited », Review of Metaphysics, 18, 1964, p. 267-292.
-
[21]
On a traduit judgemental par le terme « judiciaire » fréquent au xviiie siècle pour indiquer ce qui relève du jugement de l’entendement. Cf. Rousseau qui parle de « netteté du judiciaire » dans le livre II de l’Émile (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, p. 425). On apprend à la lecture de Jacques Rivelaygue qu’Eric Weil proposait de traduire Kritik der Urteilskraft par « critique du judiciaire », Leçons de métaphysique allemande, p. 166 (NdT).
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[22]
Thomas Swing a soutenu que l’on trouve dans l’Analytique transcendantale deux théories différentes des concepts et qu’elles entrent souvent en conflit : l’une qui tient d’une vision précritique pour ainsi dire de la relation entre les concepts purs et le monde intelligible (une vision qui viderait le schématisme de son sens) ; et une théorie proprement critique qui exige une explication pour la matérialité des concepts. Cf. Kant’s Transcendantal Logic (New Haven, Yale University Press, 1969), p. 54-78. Selon moi, le conflit en question ne résulte pas tant des traces d’une théorie précritique que de deux facteurs : d’une part le parti-pris kantien d’une méthodologie formelle, d’autre part, son hésitation à expliquer la thèse sur les synthèses en affirmant simplement que de telles formes sont « imposées » subjectivement dans la « construction » de l’expérience. Si le schématisme est un chapitre si difficile, c’est précisément, parce que ce conflit est la plupart du temps à l’avant-plan.
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[23]
Tout ceci anticipe beaucoup la discussion de notre prochain chapitre consacré à la seconde édition de la Déduction.
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[24]
La situation ici est semblable, disons, à celle d’un leibnizien qui soutiendrait que la substance, en dernière instance, est monadique, et qui se trouve ainsi appelé à « sauver les phénomènes » pour expliquer comment l’unité phénoménale pourrait ressembler à ce qu’elle est, si la réalité est décrite de cette manière.
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[25]
Cette seule théorie kantienne de la « subsomption » constitue un de mes points de désaccord avec l’explication du schématisme proposée par L. Chipman dans « Kant’s Categories and Their Schematism », Kant-Studien 63, 1972, p. 36-50 et surtout p. 45. Je voudrais soumettre à un examen plus approfondi ce qu’il appelle, d’une manière trop unilatérale, une interprétation « constructiviste » ou « subjectiviste » de la subsomption. Il faudrait aussi souligner que ce que Kant veut dire par « jugement déterminant » n’est pas ce qu’il appelle prédication, qui implique toujours la subsomption d’un concept sous un autre. Et de fait, le premier est toujours présupposé par le second.
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[26]
Bien que je ne sois pas persuadé que l’on puisse accuser Kant des confusions dont il le croit coupable, H.W. Bell fait bien ressortir les affinités platoniciennes des doctrines kantiennes du concept et du schème. Cf. « The Schematism of the Categories in Kant’s Critique of the Pure Reason », in Essays in Ancient and Modern Philosophy (Oxford, The Clarendon Press, 1935), p. 266-302.
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[27]
Certes, ce discours de la détermination (Bestimmen) rappelle une interprétation entièrement « constructiviste » de la formalité kantienne. Et pourtant, ce sera précisément la tâche du schématisme de montrer comment cette détermination n’est pas totalement « subjective ». Certes, le schème sera bien fourni pour les jugements transcendantaux par « l’imagination », mais ce sera par une imagination guidée par les caractéristiques de tous les objets des sens.
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[28]
Pour preuve de l’ambiguïté de Kant à ce propos on comparera ces deux passages : a) « On ne pouvait faire davantage que de prouver que, sans cette relation (causalité), nous ne pourrions pas du tout comprendre l’existence du contingent, c’est-à-dire connaître a priori par l’entendement l’existence d’une telle chose ; mais il ne s’ensuit pas que cette relation soit aussi la condition de la possibilité des choses mêmes » (B 289 ; Pléiade, p. 966) et b) « l’unité synthétique de la conscience est donc une condition objective de toute connaissance ; je n’en ai pas simplement besoin pour connaître un objet, mais toute intuition doit lui être soumise pour devenir un objet pour moi, puisque d’une autre manière et sans cette synthèse, le divers ne s’unirait pas en une conscience » (B 138 ; Pléiade, p. 857). C’est moi qui souligne.
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[29]
La notion est de Walsh ; cf. « Schematism » in Kant : a Collection of Critical Essays, R.P. Wolff (éd.), New York, Doubleday Anchor, 1967, p. 74 sq.
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[30]
C’est-à-dire que Kant semble penser à ce genre de propos : quand bien même il s’agirait de deux choses d’une certaine manière similaires, la « causalité » pourrait bien vouloir dire quelque chose de différent dans le contexte du pouvoir divin de création et dans celui des pouvoirs de l’intuition et de la conceptualisation propres à l’entendement. Spécifier ce contexte et les restrictions sur le « sens » qu’il exige, sans le faire a posteriori, c’est là une des tâches du schématisme.
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[31]
C’est sans doute le bon moment pour préciser que la tentative kantienne ne tombe pas sous le coup de la fameuse critique de G.J. Warnock selon laquelle il serait insensé de supposer que quelqu’un pourrait avoir un concept pour se demander ensuite s’il peut s’en servir. Cf. « Concepts and Schematism », in Analysis, 1948-1949, p. 77-82. Que pourrait bien vouloir dire comprendre un concept sinon comprendre comment il s’utilise ? Je crois que ce problème a souvent été traité ailleurs et de plusieurs façons. Cf. Moltke Gram, Kant, Ontology and the A Priori (Evanston, III, Northwestern University Press, 1968), p. 87 sq. Cf. aussi Schaper, « Kant’s Schematism revisited », p. 271 sq. On pourrait se contenter de faire remarquer ici qu’il n’est pas insensé de faire l’hypothèse d’un savant qui aurait, par exemple, un concept bien-formé, hypothétique peut-être, qui le comprendrait bien, et qui ne serait pas tout à fait sûr au moment d’appliquer ce concept à un ensemble de faits. Il n’y pas là un mystère plus grand que dans le cas d’un juge qui se demande s’il s’agit d’un meurtre au premier ou au second degré, ou dans le cas de toute personne qui comprendrait la relation de cause à effet et qui se demanderait comment il faut appliquer cette notion dans notre expérience particulière.
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[32]
Urteil et Urteilskraft sont régulièrement traduits par « jugement », ce qui crée des ambiguïtés. C’est le second, le « pouvoir de juger » qui est en jeu ici, et non le premier qui dans le contexte d’une logique extensionnelle, serait considéré comme une « proposition ».
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[33]
Même si, comme on le verra en détail plus loin, c’est l’Einbildungskraft qui fait ici le travail du nous de Platon et d’Aristote. Ce qui apporte encore de l’eau au moulin de Heidegger comme le soutient précisément Hermann Mörchen, Die Einbildungskraft bei Kant, Tübingen, Max Niemeyer, 1970, p. 110-122.
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[34]
Et pas simplement l’imposition d’un ordre à une multiplicité.
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[35]
Walsh, « Schematism », article cité, p. 76.
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[36]
Cf. Paton, Kant’s Metaphysics of Experience, vol. 2, p. 70.
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[37]
Gram, Kant, Ontology and the A Priori, p. 100.
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[38]
Il y a un passage en particulier où Kant semble soutenir la thèse selon laquelle on peut considérer les intuitions comme des représentations uniques et non conceptuelles dans un jugement : B 376-377 / A 320. Manley Thompson a suggéré une interprétation intéressante de ce passage dans son essai « Singular Terms and the Intuitions in Kant’s Epistemology », Review of Metaphysics, 26, 1972, p. 314-324 qui n’implique pas les éléments principaux de l’interprétation de Gram, mais au contraire s’y oppose franchement. Cf. ci-dessous.
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[39]
Il semble certainement que l’épistémologie de Kant, avec le poids qu’elle donne à la distinction entre la sensibilité et l’entendement, et la thèse selon laquelle le « jugement déterminant » est l’application d’une règle à un individu, se trouveraient exprimées de manière bien plus adéquate dans une logique qui prendrait pour forme de base de l’assertion F(a) et non pas S est P. (cf. ici même chapitre 4 note 4). Thompson qui tente de reconstruire la théorie kantienne à l’aide de la logique des prédicats de premier ordre, admet immédiatement cependant (p. 325) que Kant lui-même « parle à plusieurs reprises de la prédication comme d’une relation entre deux concepts plutôt comme d’une relation entre un concept et un objet qu’on devrait subsumer sous lui ». Il tente alors de résoudre le problème que cela crée dans le cadre de sa propre interprétation. Mais, pour notre propos, la valeur de son interprétation repose dans les arguments qu’il avance pour soutenir qu’on ne saurait tenir les « intuitions » pour les sujets de la prédication dans les arguments de Kant, cf. « Singular Terms », article cité, p. 326 sq. Il resterait ainsi vrai que, tandis que tout savoir (qu’il soit pur ou empirique) nécessite des intuitions (un contact pur ou intuitif avec des individus ou les formes individuelles des sens externes comme des sens internes), une telle individualité n’est jamais exprimable au moyen d’un concept. Kant lui-même soutient qu’il ne saurait y avoir d’infima species (Logik, § 11) et que nous spécifions la singularité de notre usage des concepts par convention. En dernière instance, suivant Thompson, même si ce que Gram appelle « la théorie cachée du jugement » chez Kant n’est pas loin des assomptions d’une logique extensionnelle (des objets tombant sous des concepts), cette logique générale ne serait jamais qu’une « logique de quantificateurs du premier ordre plus l’identité, mais moins les noms propres et d’autres termes singuliers qu’on peut éliminer en principe » (p. 334). Ou, plus directement encore : « si nous nous demandons ce qui constitue une représentation linguistique d’une intuition pour Kant, la réponse, je pense, est simplement que pour Kant, une représentation intuitive n’a pas sa place dans le langage, où toute représentation est discursive » (p. 333).
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[40]
D’autre part, Gram raisonne comme suit : il ne se peut que les concepts soient les seuls constituants des jugements à propos de l’expérience. S’il en était ainsi, on ne pourrait pas distinguer 1) « ce sucre est blanc », où « ce sucre » doit être compris comme une instance conceptuelle, de « le sucre est blanc », or il faut pouvoir les distinguer puisque la vérité de 2) est compatible avec la fausseté de 1) (p. 37). Cependant, alors qu’il est vrai que « ce sucre » ne permet pas de reconnaître par sa forme seule, ou ne « dénote » pas l’entité particulière à propos de laquelle le jugement est formulé, Kant ne cesse d’insister sur le fait qu’aucune entité sémantique ne peut faire cela. Se contenter d’appeler « ce sucre » une représentation intuitive plutôt qu’une représentation conceptuelle ne fait rien à l’affaire. En d’autres termes, lorsque Kant soutient qu’aucun concept ne peut représenter in concreto, je ne crois pas qu’il veuille dire que par conséquent quelque chose d’autre devrait représenter in concreto. Il est plus juste de dire que, comme toujours dans sa théorie, les analyses représentatives ou même extensionnelles des concepts passent à côté de l’essentiel ; si les concepts dénotent, c’est par leur usage.
Pour finir, je pourrais ajouter que Gram a récemment publié une défense bien plus détaillée de son interprétation de la théorie kantienne du jugement : « The Crisis of Syntheticity : The Kant-Eberhard Controversory », Kant-Studien, 71 (1980), p. 155-180. Dans cet article, il répond directement à l’objection que je soulève ici. En bref, je soutiens pour ma part que Kant n’a pas deux théories du jugement, mais se préoccupe simplement de différentes questions : quand il s’agit de la Logique générale, il discute uniquement de la forme des jugements, quand il s’agit de la Logique transcendantale, il se préoccupe uniquement du fondement épistémologique de telles assertions. A cet égard, le cœur de l’argumentation de Gram est le suivant : « L’assertion que quelque chose tombe sous un concept requiert un type de jugement différent de l’assertion qu’un concept est inclus dans un autre. Le premier concerne la relation entre notre jugement et les choses ; le second la relation entre deux composantes du jugement ». Je répondrais à ceci 1) que rien n’oblige Kant à soutenir que dans le jugement « tous les hommes sont mortels », si nous considérons le sujet comme un concept, et non pas comme une « expression pour des intuitions » gramméennes, nous nous trouvions par là-même obligés d’interpréter ce jugement comme portant sur les relations entre des concepts ; et 2) que, en répondant à cette objection, Gram admet que sa théorie n’implique pas que les « intuitions fassent littéralement partie des jugements synthétiques de Kant (c’est moi qui souligne) » et que les « intuitions sont des parties extrajudiciares – extrajudgemental – du monde, même si la manière dont nous en parlons ne l’est pas » (p. 180). J’ajouterais enfin que la même distinction est significative pour la compréhension kantienne de l’opposition entre l’usage « réel » et l’usage « logique des concepts », et de la même manière permet de bien expliquer de quelle manière les concepts peuvent être les sujets des jugements synthétiques sans pour autant que cela oblige Kant à considérer de tels jugements comme portant sur de tels concepts. -
[41]
Pour l’explication de Gram de la relation entre sa théorie et la vision kantienne des mathématiques, cf. Kant, Ontology and the Logic of A Priori, p. 45-47 et p. 74-76.
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[42]
Pour cette vision « constructiviste » de l’idéalisme, si de telles conditions sont « objectivement valides » même si elles ne sont que des conditions pour nos pensées des objets, c’est parce que nous ne connaissons jamais que nos pensées (= apparences). J’ai déjà indiqué dans le chapitre 2 pourquoi cette vision me semble trop éloignée de la conception kantienne de l’idéalisme ; j’aurai d’autres choses à dire encore dans le chapitre 7.
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[43]
J’ai souligné quelques-uns des aspects de cette relation entre Kant et l’idéalisme allemand et en particulier entre Kant et Hegel dans « Hegel’s Phenomenological Criticism », Man and World, 8, 1975, p. 296-314.
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[44]
Kant, Logik, § 11.
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[45]
L’usage que Kant fait ici du terme « allgemein » est difficile à traduire. La solution proposée par Kemp Smith « de manière générale (in a general way) » n’est pas claire puisque le concept devrait déjà permettre de préciser la manière de la délimitation ; il semble plutôt que Kant veuille signifier « la délimitation en général » d’un quadrupède, etc. Ce qui semble « délimité en général », c’est donc la « Gestalt ».
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[46]
On trouve une discussion très métaphorique et parfois utile de ce problème chez Friederich Kaulbach, « Schema, Bild, und Modell nach den Voraussesetzungen des Kantischen Denkens », in Kant (Cologne, Kiepenhauer und Witsch, 1973), p. 105 sq.
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[47]
Chipman, p. 39.
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[48]
J. Bennett, Kant’s Analytic, Cambridge, C.U.P, 1966, p. 141-152. C’est dire que notre problème n’implique pas directement la question psychologique d’imaginer un chien assez indéterminé pour pouvoir englober toutes les espèces de chiens (mais qui pourrait cependant permettre d’exclure tous les renards). Le problème est plutôt de savoir comment une règle en tant que règle, est suffisamment déterminée en elle-même pour s’appliquer à ces instanciations et à ces instanciations seulement. Ainsi, la question est véritablement de savoir ce que nous devons présupposer pour expliquer ce que fait la règle, et non pas ce que nous imaginons psychologiquement. Bennett brouille la question dès le départ en confondant d’emblée concept et schème (p. 141). La difficulté à laquelle Kant fait face est simplement le problème classique du « tout » et de ses « parties ». Si le concept en tant que totalité ne peut pas s’expliquer uniquement comme une collection de parties, ou de marqueurs (mais doit être une collection ordonnée de ces marqueurs seulement), alors, d’une certaine manière cette totalité doit être antérieure à ses parties, et rendre possible la détermination de « cette/telle » règle. Cf. aussi la Critique de la faculté de juger, § 77.