Po&sie 2013/1 N° 143

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Article de revue

Poèmes

Pages 35 à 44

Notes

  • [1]
    Grand hôpital universitaire de la banlieue du Cap. (Toutes les notes sont du traducteur.)
  • [2]
    Le titre original du poème, Pick’n Pa, littéralement « choisissez un papa », est un jeu de mots avec le nom d’une chaîne de supermarchés, Pick’n Pay, qui peut se traduire par « choisissez (ce que vous voulez) et payez ».
  • [3]
    Prison de haute sécurité près du Cap, où sont détenus les criminels les plus dangereux. À l’époque de l’apartheid, Nelson Mandela, Walter Sisulu et Breyten Breytenbach y furent emprisonnés.
  • [4]
    Chaîne de supermarchés sud-africaine.

1Ronelda Kamfer est née le 16 juin 1981 à Blackheath, près du Cap. Élevée tout d’abord par ses grands-parents, ouvriers agricoles à Grabouw, elle passe sa petite enfance dans une jolie région connue pour ses arbres fruitiers et ses vignes, située à une bonne soixantaine de kilomètres du Cap. Elle retourne ensuite vivre chez ses parents, lesquels, lorsqu’elle a 13 ans, s’installent à Eersterivier, une banlieue du Cap qui connaît de nombreux problèmes sociaux – pauvreté, violence, drogue, guerre des gangs. Dès le début de son adolescence, Ronelda est ainsi confrontée à la vie quotidienne des banlieues des Cape Flats.

2Après avoir obtenu son baccalauréat en 1999, elle exerce divers métiers – serveuse, employée de bureau, infirmière. Elle entame avec succès des études universitaires à l’université du Cap occidental, où elle obtient une licence, puis une maîtrise ès lettres (afrikaans et néerlandais) sous la direction d’Antjie Krog, laquelle l’encourage à écrire.

3Ronelda Kamfer est l’auteure à ce jour de deux recueils de poèmes en afrikaans. Tous deux ont été traduits en néerlandais par le poète Alfred Schaffer, et des traductions en français et en anglais sont en cours. Sa poésie est marquée par son expérience de la vie des townships et par les expulsions forcées dont ont été victimes des centaines de milliers de personnes (y compris sa famille) à l’époque de l’apartheid. Parmi ses influences littéraires, Ronelda Kamfer cite notamment Derek Walcott et Charles Bukowski, dont des citations figurent en exergue de son premier recueil, ainsi que la poétesse sud-africaine Antjie Krog. Sur le plan musical, ses références sont, entre autres, Tupac Shakur, Johnny Cash et Bruce Springsteen. On peut la voir et l’entendre dire ses poèmes sur YouTube.

4Les poèmes qui suivent sont extraits du recueil Noudat slapende honde (Maintenant que le chat qui dort), Kwela Boeke, Le Cap 2008 – recueil pour lequel elle a obtenu en 2009 le prix Eugène-Marais décerné par l’Académie sud-africaine.

5

Ma place
(Waar ek staan)
Me voici assise à table
avec les ennemis de mes ancêtres.
Je hoche la tête et salue avec circonspection
mais
quelque part, tout au fond de moi
je sais où est ma place.
Mon cœur et ma tête sont ouverts
et, en personnes bien élevées,
nous rions et mangeons ensemble
mais
quelque part, tout au fond de moi
je sais où est ma place.

6

le patron de la ferme
(Die baas van die plaas)
Pour maman
j’ai une grand-mère
qui ne parle qu’une seule langue
elle me raconte les histoires de maître Willem
et du docteur Metzler
combien maître Willem était bon pour elle
et comment il la laissait toujours choisir la première
les vieux vêtements qu’il lui donnait
elle me raconte les kilomètres à pied pour aller en ville
et comment maître Willem la faisait monter devant avec lui
dans la camionnette-plateau
maître Willem disait que ce n’était pas la peine que ses enfants
aillent jusqu’au bac
puisque de toute façon ils travailleraient à la ferme
et aideraient à élever les enfants
le docteur Metzler disait
que les enfants de ma grand-mère le mettaient mal à l’aise
qu’ils avaient dans les yeux une immoralité
il disait que ma grand-mère pouvait s’estimer heureuse
que le dernier soit mort-né
celui-là
on devait l’appeler Judas

7

La femme au foyer
(Die huisvrou)
Tantie Doris était l’archétype de la femme au foyer
le matin elle emmenait ses enfants à l’école
vêtue d’une salopette rose, des bigoudis verts sur la tête
elle passait la journée à faire le ménage, la lessive et la cuisine
elle était femme au foyer
un jour de juin où il pleuvait des cordes
Tantie Doris étendait son linge, lavait ses vitres
et arrosait ses plantes sous la véranda
lorsque soudain, une voiture de police et deux corbillards de l’hôpital de Tygerberg [1]
se sont arrêtés devant chez elle
ils sont ressortis en poussant devant eux sur des brancards trois macchabées dans
des sacs plastique
un grand et deux petits
Tantie Doris, pour la première fois depuis des années,
portait une robe à fleurs et ses cheveux défaits
retombaient en longues boucles sur ses épaules
on lui passa les menottes, elle grimpa à l’arrière du panier à salade
et lança aux badauds : Allez-y, vous pouvez fouiner partout,
chez moi tout est propre.

8

La foire aux pères
(Pick’n Pa)[2]
Des pères, j’en connais des tas
des qui bossent pas
des qui passent leur temps dans la cour
des qui sont en taule à Pollsmoor [3]
des qui pioncent dans les caniveaux
des qui dorment le jour et qui travaillent la nuit
Des pères, j’en connais des tas
des qui détestent leurs enfants
des qui aiment un peu trop leurs filles
des qui battent leur femme
des qui sont malades quand ils n’ont pas de vin
des qui n’ouvrent presque jamais la bouche
Des pères, j’en connais des tas
sauf un : celui que
je n’ai jamais vu

9

Poussière
(stof)
le bureau des plaintes sentait la poussière
la voiture de la fille qui m’avait amenée aussi –
la poussière
le bureau du chef
le travailleur social aux mains moites
le presbytère
l’infirmerie de la maison de correction
tout sentait la poussière
mais la poussière du bureau des plaintes était différente
ça sentait comme de la poussière qui aurait fait des petits
et tout le monde en crevait
le policier qui prenait les dépositions
ne m’a pas regardée dans les yeux
il a dit que je pouvais lui demander tout ce que je voulais
alors je lui ai demandé ce qu’il pensait de la poussière
la poussière ?
m’a-t-il dit
oui, la poussière, ai-je répondu en attrapant son regard
alors il m’a regardée bien droit dans les yeux et m’a dit
que la poussière, il n’y pensait pas vraiment
alors je lui ai dit que moi, la poussière, j’y pensais tout le temps
que la poussière était partout, que la poussière connaissait les secrets les mieux
[gardés,
que certains jours je cherchais la poussière, que je savais que la poussière avait une
[odeur,
que la poussière c’était la mort et que j’aurais voulu être poussière
je lui ai dit que la poussière ne peut redevenir poussière
contrairement à l’être humain
a-t-il ajouté très vite
oui, c’est bien la preuve que l’être humain ne vaut pas grand-chose
lui qui jamais ne pense à la poussière

10

Boire
(Drink)
Certains jours je bois trop
certains autres trop peu
mais
jamais je ne bois juste ce qu’il faut
quand je suis saoule je parle trop
quand je suis sobre j’écris trop
jamais je ne parle ni n’écris juste ce qu’il faut
Je sais bien que si j’arrivais à faire correctement ne serait-ce qu’une chose, une seule
je ne me sentirais pas aussi nulle à cause du reste

11

Gentilles filles
(Goeie meisies)
les gentilles filles ne sont pas dans des bandes
elles ne tombent pas enceintes à treize ans
elles ne se font pas faire des tatouages de gangs
elles ne fument pas d’herbe
elles ne se défoncent pas au crystal meth
elles ne se font pas tringler par les profs
et les chauffeurs de taxi
elles ne travaillent pas chez Shoprite [4]
elles ne sont pas femmes de ménage
les gentilles filles n’habitent pas les townships des Cape Flats

12

Attention à la dépression
(Pasop vir depressie)
Si on t’a agressée
violée, si on t’a piqué ta bagnole, si on t’a kidnappée, séquestrée
surtout
va vite voir un psychiatre
tout ça peut causer des dépressions
ce sont de bonnes raisons de déprimer
Des parents de merde
des profs de merde
des églises de merde
de la bouffe de merde
des gens de merde
des fringues de merde
des règles de merde
des lois de merde
de la musique de merde
un temps de merde
des horaires de merde
des poètes de merde
et une pensée de merde
ce ne sont pas des causes de dépression
Ça fait partie de la vie

13

Le p’tit Cardo
(Klein Cardo)
Pour Alfonso Cloete et Velencia Farmer
They say it’s the white man I should fear,
but it’s my own kind doing all the killing here
– Tupac Amaru Shakur
Lorsque Cardo est né
personne ne l’attendait
sa mère avait seize ans
son père était l’Animateur de Quartier de l’Année
sa grand-mère était caissière
et son grand-père, enfin, le mari de sa grand-mère, buvait pour oublier la douleur
Cardo était un beau p’tit gars
à la peau brune et aux yeux clairs
assez beau pour parler anglais
il aimait jouer dans la rue
aux trois bâtons et à la chandelle
Pour Tantie Gawa dans sa camionnette
Cardo était un petit ange tombé du ciel
La veille de son premier jour
à la grande école
les School Boys ont lancé des pétards dans la rue
Cardo est allé voir à la fenêtre
la balle s’est fichée dans sa gorge
sa mère n’a pas pleuré
quant aux politiciens ils ont planté un arbre
que le vent d’est a emporté
et jeté là où gisent
tous les autres rêves du Cap –
dans les marécages des Cape Flats

14

L’histoire de Klonkies
(Die storie van Klonkies)
Pour Leliefontein
Klonkies avait marqué son mouton
le plus maigre
celui qui ne manquerait à personne
Klonkies avait attendu toute l’année
Ces Noëls de misère
les Booysen n’en veulent plus
disait-il en faisant sa prière le matin près des buissons
Klonkies Booysen n’était pas un voleur
un pauvre ivrogne, un berger idiot peut-être
mais la faim rend fou
quand année après année
on bosse du matin au soir
et que rien ne change
Klonkies voulait emmener sa petite sœur Hanna
voir Le Cap
on lui avait dit que le soir
quand on roule en voiture
la ville ressemble à un amoncellement de charbons ardents
comme dans un rêve
Klonkies travaillait chez Madame Burger
à la ferme
c’est lui qui avait tendu la clôture
il avait décidé qu’après minuit, lorsque Madame Burger et les enfants dormiraient
il prendrait le mouton qu’il avait marqué
Simon l’Ivrogne avait promis de lui donner cent rands
et de lui laisser les tripes pour Noël
Au milieu de la nuit Klonkies est allé chercher le mouton et s’est sauvé en courant
Simon l’Ivrogne lui a donné les deux billets
et lui a enveloppé les intestins dans du papier journal
Le lendemain matin Madame Burger a fait venir son frère
il a frappé Klonkies, l’a battu comme une femme folle
Klonkies a hurlé et pleuré
qu’Hanna était intelligente
qu’il fallait qu’elle voie Le Cap
que c’était plus possible
ces Noëls de misère

15

Dame en construction
(Dame in progress)
Pour Allisen
Quand je serai une dame
je m’assiérai jambes serrées
j’ôterai mes piercings
et je ferai attention à ma ligne
Je porterai une robe et
j’écouterai moins Jimi Hendrix
J’arrêterai de fumer et de boire de la bière
et j’apprendrai le charme de
l’obéissance
Je respecterai les hommes
et je n’aurai jamais
plus d’un petit ami
à la fois
Je ne ferai plus de scandale
dans les rues
et j’essaierai de ne plus me battre aussi souvent
avec des idiotes
Je choisirai mes amies avec soin
Les junkies, les putes, les punks… terminé
juste des filles bien élevées… de celles qui vont à l’église
Je me conduirai comme il faut
je ferai marcher ma cervelle
et m’habillerai correctement
si jamais un jour
je suis une dame

16

La bande des sept
(Kliek van sewe)
ma copine Katie était une fille intelligente
toujours en tête de classe
nous autres on recopiait ses devoirs
sa mère lui donnait du pain pour l’école
à la récré on partageait ses quatre tranches en sept
Katie n’avait pas peur de sécher les cours
et ses frais d’inscription étaient payés rubis sur l’ongle dès la rentrée
le matin Katie disait son Notre-Père en entier et ne riait jamais
lorsque nous la bombardions de taches d’encre en plein milieu de sa prière
les profs lui foutaient la paix et même les petits durs de l’école
ne se moquaient jamais de sa longue jupe d’uniforme
un vendredi matin il y a eu une bagarre entre bandes rivales devant l’école
notre bande des sept a décidé de monter dans le train sans payer
et d’aller voir la mer
j’avais mis une bouteille de vin bon marché dans mon sac à dos
et chacune d’entre nous avait cinq rands pour acheter du poisson frit et des frites
on a fait un peu de ramdam au bord de l’eau
après avoir bien bu et bien mangé Katie gonflée à bloc
est allée nager avec sa longue jupe et tout son barda
les secouristes n’ont pas mis longtemps à repêcher son cadavre
à la fin du trimestre la moyenne de la classe avait sérieusement baissé
la mère de Katie est venue chercher son bulletin
elle nous a apporté du pain
sept tranches pour six

17

sonnez trompettes
(blaas die trompette)
arrête le bus
stop !
sors les couverts neufs
brique la maison du sol au plafond
cache les produits blancs
achète du vrai coca-cola
mets-toi sur ton trente et un
préviens les voisins
appelle tous les cousins
annonce l’air de rien
la nouvelle au boulot
révise ton anglais
cache le mouton noir, le bouc émissaire, l’emmerdeur de service
de la famille
car
c’est sérieux, il arrive,
le gendre blanc

Notes

  • [1]
    Grand hôpital universitaire de la banlieue du Cap. (Toutes les notes sont du traducteur.)
  • [2]
    Le titre original du poème, Pick’n Pa, littéralement « choisissez un papa », est un jeu de mots avec le nom d’une chaîne de supermarchés, Pick’n Pay, qui peut se traduire par « choisissez (ce que vous voulez) et payez ».
  • [3]
    Prison de haute sécurité près du Cap, où sont détenus les criminels les plus dangereux. À l’époque de l’apartheid, Nelson Mandela, Walter Sisulu et Breyten Breytenbach y furent emprisonnés.
  • [4]
    Chaîne de supermarchés sud-africaine.
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