Couverture de POESI_139

Article de revue

La nature générale du pansori

(extraits)

Pages 293 à 301

Notes

  • [1]
    Trad. Patrick Maurus et Choe Yun, Actes Sud, 2007.
  • [2]
    Cette étude (parue d’abord dans Korea Journal, vol. 26, n°4, avril 1986) a été publiée dans Korean Literature : Its Classical Heritage and Modern Breakthroughs, edited by Korean National Commission for UNESCO, Hollym (2003). Cho Dong-il est professeur de littérature coréenne et comparée à l’Université nationale de Séoul.
  • [3]
    Le Chant de la fidèle Chunhyang est un très célèbre pansori (dont Im Kwon-taek a fait un film en 2000). Il a été traduit aux éditions Zulma par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet en 2008. Voici le résumé qu’en proposent Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet : « Yi Mong-nyong, le fils du gouverneur de Namwon, tombe amoureux de Chunhyang, seize ans, fille unique de Wolmae, une kisaeng [dame d’agrément, versée dans les arts, un peu l’équivalent d’une geisha] depuis longtemps « rangée ». Ils se marient avec l’assentiment de celle-ci mais à l’insu du père du jeune homme. Ils sont contraints bientôt de se séparer quand le gouverneur est appelé à de nouvelles fonctions à la capitale ; Mong-nyong doit d’ailleurs étudier pour préparer le concours d’accès à la fonction publique. Un nouveau gouverneur arrive à Namwon. Il a entendu parler de Chunhyang, dont la beauté est connue dans toutes les provinces du Sud, et exige qu’elle se mette à son service. Fidèle au serment qu’elle a échangé avec son mari, elle refuse obstinément de se soumettre ; elle est battue cruellement et emprisonnée. Mong-nyong, après qu’il a réussi brillamment au concours, est nommé inspecteur royal ; il revient à Namwon, chasse l’ignoble gouverneur et délivre sa fidèle épouse. ». (N.d.T)

1« La femme, depuis le début de la soirée, ignorant sa gorge douloureuse, en arrachait continuellement des chants, et l’homme battait la cadence au tambour, comme s’il avait été saisi d’un pressentiment devant celle qui chantait sans s’arrêter. Des gouttes de sueur coulaient du front de l’homme qui marquait le rythme en silence et de celui de la femme qui chantait sans repos. »

2Ainsi commence À la manière de la côte Ouest ou La Chanteuse de pansori, puissante nouvelle [1] d’un des plus grands romanciers coréens, Yi Chong-jun (1939-2008). (De cette nouvelle, datée de 1976, fut tiré le scénario du film de Im Kwon-taek, lui-même intitulé La Chanteuse de pansori, qui sortit en 1993).

3Nous donnons dans les pages qui suivent des extraits (traduits de l’anglais) d’une étude de Cho Dong-il [2] sur le pansori. On y trouvera peut-être de quoi enrichir la lecture de la nouvelle de Yi Chongjun ou la vision qu’on peut avoir du film de Im Kwon-taek.

4Claude Mouchard

Qu’est-ce que le pansori ?

5Le gwangdae est debout et le joueur de tambour est assis. Le gwangdae chante et le joueur de tambour bat du tambour pour créer un rythme (banju). Ce qui est chanté constitue une longue narration : par exemple, le Ghunhyangga (« Le Chant de Chunhyang »), Simcheongga (« Le Chant de Sim Cheong ») et le Heungbuga (« Le Chant de Heungbu »). Tout en chantant, il fait des gestes. Le pansori est donc à la fois musique et littérature. Il est un genre de musique populaire, et il est un genre de littérature populaire ou orale. Musique et littérature se combinent dans l’exécution. Les gestes dramatiques qu’exige cette exécution sont un élément essentiel du pansori. Mais le pansori n’est pas pour autant une pièce de théâtre. C’est une forme longue de musique vocale où l’on chante une œuvre de littérature narrative tout en faisant des gestes. Le pansori, art traditionnel et populaire, a été créé et transmis sans partitions ni livrets ; les « romans de pansori », qui fixent des histoires de pansori sous forme romanesque, sont à distinguer du pansori lui-même.

6On explique le mot pansori de plusieurs manières. Si nous comprenons pan dans le sens qu’il a dans noripan (aire de jeu), on interprétera le mot comme signifiant : « chant chanté sur une aire préparée ». Si l’on comprend pan comme bloc sur lequel quelque chose est imprimé, l’expression peut se comprendre comme « chant chanté tel qu’il a d’abord été imprimé ». Si l’on comprend pan comme renvoyant à une partition musicale, alors l’expression signifie « chant chanté selon une partition avec des lignes mélodiques fixées ». pansori est également connu dans ses rapports avec un certain nombre de termes sino-coréens : changak, geukga, et changgeuk. Changak réfère à la musique vocale (par opposition à l’instrumentale) mais, conventionnellement, on ne l’applique guère qu’au pansori. Geugka signifie « chant dramatique » et désigne à la fois le pansori et le changgeuk. Si le changgeuk est mis en scène dans la forme dramatique d’un pansori, le mot est quelquefois utilisé génériquement, y compris pour inclure le pansori traditionnel lui-même. Même si, donc, il existe des termes variés, pansori est le mot le plus généralement utilisé et il a l’avantage d’être le moins exposé à des interprétations erronées.

7Le pansori se donne dans une combinaison d’aniri et de chang. L’aniri est un passage qu’on fait entendre à voix parlée. Une exécution continue dans le mode de vocalisation chang étant trop fatigante, on insère de temps en temps de l’aniri pour permettre au gwangae de se reposer. Comme le pansori est considérablement plus long que n’importe quel chant ou poème populaire (par exemple, minyo, japga, sijo, gagok), il n’est pas concevable de le chanter continûment. Il reste que les passages en aniri ne sont qu’accessoires dans l’œuvre comme tout.

8Les pansori chang sont caractérisés par la variété des modèles rythmiques selon lesquels ils sont chantés : jinyangjo, jungmeori, jungjungmeori, etc. Le jinyangjo est lent, le jungmeori est modéré, et le jungjungmeori est rapide. Ces modèles rythmiques sont donnés par le joueur de tambour, et le gwangdae les suit en chantant. Changer de modèle rythmique, c’est le moyen d’exprimer des changements de sentiment ; et la variété des modèles rythmiques dans le pansori le distingue des autres types de musique vocale. Une autre caractéristique distinctive est l’amplitude de l’échelle des hauteurs auxquelles chante le gwangdae qui se déplace librement du très aigu au très grave.

9La vocalisation du pansori, qui exige d’un gwangdae un entraînement tel qu’il s’y enroue et même crache le sang, peut sonner comme impure, mais elle a un volume considérable et elle est capable d’une grande variété d’effets. Il est difficile pour la plupart des gens non entraînés d’imiter le rythme du gwangdae, son étendue, sa qualité vocale. Aussi le pansori est-il l’art vocal spécialisé d’un gwangdae, à la différence des chansons populaires que la plupart des gens peuvent chanter ou du sijo ou du gagok chantables avec un peu d’entraînement, et il est unique par le raffinement de ses techniques. Le pansori gwangdae gagne sa vie en chantant, et, s’il réussit, il jouit de la gloire de devenir un chanteur nationalement réputé. S’il ne réussit pas, il ne peut pas gagner sa vie ; aussi n’est-il pas rare qu’il s’entraîne jusqu’à cracher le sang dès lors qu’il veut devenir un gwangdae reconnu.

10Tandis que le pansori, en tant que musique, est une forme particulière de musique vocale, le pansori, littérairement, est une forme particulière de poésie orale narrative. La poésie orale narrative consiste à chanter une histoire et comprend des chants populaires narratifs, des chants chamanistiques narratifs, et le pansori. Le chant populaire narratif a un contenu simple, et peut être chanté par quiconque. Le chant chamanistique narratif est réservé au chaman, pendant un gut, une cérémonie : même s’il est plus long et plus compliqué que le chant narratif populaire, il est simple et court si on le compare au pansori. Tandis que le chant chamanistique narratif s’attache à l’histoire d’un esprit et oriente l’attention de l’auditeur vers des principes surnaturels, le pansori donne place à des gens ordinaires et touche à des questions qui se posent dans la vie ordinaire. Dans toute la littérature orale, nulle autre forme n’a la qualité protéiforme du pansori. L’histoire du pansori est simple mais pour l’expression et l’embellissement, il incorpore aussi bien des styles érudits qu’on trouve dans le gasa et dans les narrations que des représentations concrètes et vivantes de la vie de tous les jours telles qu’on n’en trouve ni dans le gasa ni dans les récits. Dans la versification également, le pansori met en jeu toute la variété dont est capable la poésie coréenne. Avec de telles capacités, le pansori gwangdae doit être un auteur d’une abondante originalité. Comme c’est le cas pour toute littérature orale, le pansori est essentiellement le fruit d’une composition collective. Cependant, même si le pansori gwangdae hérite d’une tradition établie, il exerce aussi ses pouvoirs créateurs individuels.

11[…]

Origines du pansori

12Le pansori a émergé dans la seconde moitié de la période Joeson (1392-1910). On sait que la plupart des formes de littérature orale ont eu un point de départ indéterminé dans le passé. Pendant la période Joeson tardive, le pansori est apparu comme une expression de la culture populaire. Il a émergé au début du xviiie siècle – peut-être à la fin du règne du roi Sukjong (1674-1720) ou au début du règne du roi Yeongjo (1724-1776). Le document le plus ancien sur le pansori est, daté de 1754, le texte manhwabon du Chunhyangga. C’est une traduction du Chunhyangga en poésie écrite en caractère chinois, et qui suggère un monde où le pansori Chunhyangga avait une vaste audience.

13Il y a plusieurs manières de voir les origines du pansori, mais c’est la théorie du chant narratif chamanistique qui paraît la plus raisonnable. Dans le cas des chamans professionnels de la province de Jeolla-do, les femmes héritaient leurs pouvoirs de leurs belles-mères, et les hommes, en assistant leurs épouses dans le rôle d’accompagnateurs, devenaient parfois des gwangdae. Comme il était difficile de vivre en tant qu’accompagnateur de chamans, les hommes devaient chercher d’autres ressources. Aussi, s’ils en avaient le talent, ils pouvaient devenir des chanteurs gwangdae. S’ils n’avaient pas une belle voix et ne savaient pas bien chanter, ils pouvaient battre du tambour ou se faire acrobates ou danseurs de corde. Les gwangdae de pansori de la province Jeolla venaient de familles de chamans professionnels. La diversité dans les origines sociales ou régionales fut un phénomène tardif. Du fait qu’aussi bien les chants de chamans que le pansori sont de longs poèmes oraux narratifs, la transition du chant chamanistique narratif au pansori fut aisée. En outre, les chants narratifs de chamans recourent généralement à une combinaison du chanter (chang) et du parler (aniri), comme le pansori, et les chants de chamans de la province de Jeolla-do sont connus pour employer les mêmes schèmes rythmiques que le pansori. […]

14Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de différences entre les chants narratifs de chamans et le pansori. En tant que dotés d’un pouvoir extraordinaire capable d’accomplir des actes hors de portée pour les gens ordinaires, les chants narratifs des chamans étaient construits autour des esprits chamanistiques qui étaient l’objet de la croyance religieuse. Ces chants provenaient de la poésie narrative héroïque, et leurs déterminations leur étaient imposées du fait qu’ils étaient créés et transmis sur la base d’une conception chamanistique du monde. Mais le pansori était de la poésie narrative profane qui s’était libérée de telles contraintes et avait trait, de manière réaliste, à des problèmes qui se posaient dans la vie quotidienne des gens ordinaires. Le pansori était une prose narrative nouvelle qui rejetait la vision chamanistique du monde et qui exprimait une réalité qui avait été oblitérée par les bases conceptuelles du chamanisme. Le Baebaengi gut nous fournit une clé pour comprendre cette tradition. Le Baebangi gut tourne en dérision les coutumes chamanistiques où un faux chaman invoque l’esprit du mort Baebaengi, et peut nous montrer comment un chant de chaman peut, subverti, devenir du pansori. À un moment où on avait le souvenir des chants narratifs des chamans comme d’un art du temps passé, le pansori subvertissait cette tradition et ouvrait une nouvelle voie aux arts populaires.

15Certaines conditions historiques ont facilité la transition du chant narratif chamanistique au pansori. Alors que la Corée entrait dans la seconde moitié de la période Joeson et que la conscience du peuple s’éveillait, ceux qui étaient nés dans la classe des chamans n’étaient pas les seuls à être en mesure de critiquer leurs propres coutumes chamanistiques, et c’est aussi un public pour le pansori qui émergeait. Avec le développement du commerce, une bourgeoisie riche s’établit et, comme cette classe réclamait des arts réalistes et divertissants plutôt que religieux et magiques, les gwangdae purent faire vivre un pansori chantant. Ce pansori n’était pas simplement une version plus divertissante du gut chamanistique ; il était capable d’exercer un plus grand attrait sur un public nouveau en ce qu’il brisait le cadre du gut et était riche d’humour et de satire. Cet humour et cette satire, qu’on trouvait aussi dans la danse de masques et dans le sijo saseol, furent des réalisations particulièrement importantes de la littérature populaire de cette période.

16[…]

La méthode de chant du pansori

17Le pansori pouvait être chanté partout où se trouvait un public en mesure de payer. Les gwangdae parcouraient les villages de pêcheurs pendant la saison de la pêche ou les villages de fermiers au temps de la moisson, ils vendaient leurs services sur les marchés, et chantaient le pansori aux banquets des riches ou quand les candidats au service civil fêtaient leur succès aux examens. Parfois, ils allaient chanter dans les demeures des officiels du gouvernement et pouvaient connaître la gloire de se tenir devant le roi. Le public du pansori étant divers, les pansori gwangdae devaient se préparer à satisfaire des goûts et des demandes de diverses natures. Même quand ils reflétaient le point de vue des basses classes, il leur fallait être également capables de répondre aux goûts des yangban du public. La capacité d’y réussir constitue tout l’art des gwangdae et correspond à la dualité qu’on trouve dans la structure thématique du pansori.

18Nul besoin d’une scène pour chanter le pansori. Il suffit d’étendre un tapis dans une cour. Sur ce tapis, le gwangdae est debout et le joueur de tambour assis. Le gwangdae chante tandis que le tambour donne le rythme, relançant le chanteur avec des cris d’admiration, les chuimsae. Même si son rôle est essentiel, comme le suggère l’expression « Un joueur de tambour vaut deux chanteurs », le joueur de tambour n’est qu’un accompagnateur. Tandis que les gwangdae vont en palanquin, les joueurs de tambour vont à pied en portant leurs tambours, conformément à leur statut et à leur traitement relativement plus bas. Aussi certains joueurs de tambours firent-ils des efforts considérables pour devenir plus tard des gwangdae.

19Au début d’un spectacle de pansori, la coutume est de chanter un chant d’ouverture pour assouplir la gorge. Un dan-ga (un chant court) peut être chanté en ouverture, à moins qu’il n’y ait, dans l’œuvre elle-même, une section d’ouverture sans rapport avec le sujet principal mais chantée dans ce but. Le dan-ga n’a pas de fil conducteur narratif, il n’est pas particulièrement long, et il est dans le style narratif du gasa. Exemples : le Baekbalga (Chant de la Barbegrise) et le Taepyeongga (Chant de la Grande Paix). Si le rôle du chant d’ouverture est de chauffer la voix, il contribue aussi à rassembler le public. Sin Jae-hyo a écrit plusieurs chants d’ouverture, parmi lesquels son Gwangdaega.

20Un chant d’ouverture est toujours chanté dans le rythme jungmeori, mais quand il s’achève et que le pansori proprement dit commence, toute la gamme des variations rythmiques est révélée. Voici la liste des divers rythmes, du lent au rapide :

21

jinyangjo : affliction
jungmeori : calme et posé, avec une valeur de repos
jungjungmeori : excite l’intérêt et suggère l’élégance
janjinmori : animé mais délicat, vif mais maître de soi
hwimori : suscite excitation et tension

22Dans ces caractérisations rythmiques, -meori a trait au rythme de base et -mori au rythme dérivé (selon le contraste entre les voyelles –eo- et –o-). Quand un rythme est rapide, on dit qu’il est caractérisé par le terme -mori. Ainsi, si le junjjungmeori est déjà un rythme rapide, on le connaît comme jajinmori quand il est chanté encore plus vite. Le plus rapide est le hwimori. Outre ces modèles rythmiques, il y a aussi le eonmeori et le gutgeori. Les variations rythmiques n’ont pas seulement un effet rythmique, leur rôle est aussi de communiquer le contenu de la narration. La scène de prison où Chunhyang [3] est plongée dans le chagrin doit être chantée en jinyangjo, tandis que la section où l’inspecteur secret apparaît doit être rendue en jajinmori. L’aniri, mentionné plus haut, permet au gwangdae de reprendre haleine et sert également à créer le sens d’un espace au-dedans du chant. Cependant, certains gwangdae peu entraînés peuvent tenter de remplir le temps en jouant moins le chang que l’aniri. De tels gwangdae sont méprisés comme des aniri gwangdae :

23

Pour ce qu’on appelle un gwangdae :
Vient d’abord la qualité de son personnage,
Puis la qualité de son récit,
Ensuite ses prouesses vocales,
Et enfin ses gestes dramatiques.

24Voilà ce qu’écrit Sin Jae-hyo dans son Gwangdaega. Ce passage dit que les quatre principales exigences pour un gwangdae sont la qualité du personnage, de la narration, de la réalisation vocale et des gestes. Le personnage relève de la présence personnelle, tandis que le récit est l’aspect littéraire du pansori. Le fait que Sin mentionne le récit en second suggère que le gwangdae ne se contente pas de transmettre des récits préexistants, mais qu’il est lui-même un authentique artiste créateur. La réalisation vocale est l’aspect musical du pansori. Il va sans dire que cette réalisation est essentielle et Sin Jae-hyo en parle dans les termes suivants : « comme une cascade qui se précipite / c’est une infinie variété du long au bref, du haut et du bas / tout de douceur ici et là d’énergie. »

25Les Neoreumsae (gestes dramatiques), ce sont les mouvements du corps. Tandis que le pansori gwangdae chante, il s’applique également à exprimer de manière réaliste le comportement de ses personnages ainsi que la scène même qui est en cours. Dans un passage où deux personnages dialoguent, il ne chante pas seulement les deux rôles mais doit aussi faire preuve de la capacité d’accompagner ces rôles avec des gestes dramatiques convenant à chaque personnage. Le pansori gwangdae est un narrateur qui présente l’œuvre et en même temps il exécute les rôles au sein de l’œuvre. Les gestes dramatiques, essentiels à sa tâche, sont décrits par Sin Jae-hyo dans des vers de son Gwangdaega :

26

Les gestes dramatiques sont
Pleins de grâce et tout de style ;
Maintes attitudes et images, en un clin d’œil ;
tantôt un immortel, tantôt un démon – changements sans nombre :
L’auditoire, raffiné et cultivé,
Vieux et jeunes, hommes et femmes,
Tout entier pleure ou rit.
Comment ne serait-ce pas chose difficile ?

27« Maintes attitudes et images, en un clin d’œil » : c’est la variété de l’expression dans le pansori. Dans la mesure où le pansori manifeste plus d’une émotion ou d’un type fixé de conduite, il faut aussi des changements dans le rythme et dans les lignes mélodiques, et il faut que les gestes dramatiques passent de l’immortel au démon afin de passionner le public. L’éventail que tient le gwangdae est un instrument essentiel pour la variété des gestes. Il peut être transformé en n’importe quoi, selon les cas – bâton quand il est plié ou lettre s’il est déployé. Ce n’est pourtant qu’une personne tenant un éventail. Le minimum en matière d’acteur et d’accessoire pour obtenir la plus grande expression – voilà l’essence et le charme du pansori. »

28[…]

La conscience sociale dans le pansori

29Il y a deux sortes de thèmes dans le pansori : le thème « externe » et le thème « interne ». Le thème externe trouve son expression dans l’explication narrative et il est embelli par un vocabulaire érudit. Le thème interne est rendu manifeste par le déroulement concret des événements sous forme de scènes et de dialogues et il est exprimé en langage vulgaire. Si l’on considère seulement les thèmes externes, on pourrait caractériser le pansori comme affirmation de certains codes moraux établis. Pour cette raison, on avance souvent que la signification du pansori est à comprendre comme suit :

30

Le chant de Chunhyang vante la fidélité (yeol).
Le chant de Sim Cheong vante la piété filiale (hyo).
La ballade de la calebasse (Le chant de Heungbu) vante l’amour fraternel.
La ballade de la fleur de prunier (Le chant de Byeon-gangsoe) blâme la lubricité.
La ballade du lapin (Le chant du palais des eaux) blâme la bêtise.
La ballade de Hwayongdo (Le chant de falaise rouge) exalte un général avisé et blâme une canaille.

31Mais ces thèmes externes ne sont que des prétextes superficiels. Même s’ils apparaissent dans le récit, ce n’est pas par des thèmes comme la fidélité, la piété filiale ou l’amour fraternel que le pansori émeut les cœurs des spectateurs. Même s’il y a là ce qui peut expliquer pourquoi les yangban pouvaient s’asseoir et apprécier le pansori, ce qu’on aimait réellement n’était pas le message didactique, mais bien plutôt la critique de ce message.

32Même s’il est difficile de fixer définitivement les thèmes internes, ils sont aisément compris par quiconque est familier du pansori et ils sont clairement révélés au sein des œuvres. Du fait même que ces thèmes sont difficiles à expliciter, de nombreuses interprétations par des érudits ont vu le jour, pour disparaître bientôt. C’est pourquoi, pendant des décennies, on a soulevé la question du thème de Chunhyangga (Le chant de Chunhyang) ou de Chunghyangjeon (L’histoire de Chunhyang) mais en manquant la question centrale. Certains savants disent que le Chunghyangga est une œuvre qui loue la femme vertueuse et fidèle. D’autres soutiennent que cette œuvre dépeint l’amour libre entre Chunhyang et Yi Mong-nyong. Un contre-argument est apparu affirmant que Chunghyang, une gisaeng, offre son corps à Yi Mong-nyong en lorgnant sur sa richesse et son rang. Il est vrai que Chunhyang se conduit clairement comme une gisaeng, mais en même temps, elle se conduit comme une chaste jeune fille qui n’est pas une gisaeng. Un critique a affirmé que l’œuvre est illogique et fausse tandis qu’un autre a affirmé que sa nature illogique fait sa valeur. Un autre a suggéré que ces deux types de comportements constituent pour Chunhyang une personnalité double. La logique de ces arguments, même si elle est cohérente avec les faits de l’histoire, est ou bien basée sur un seul des aspects de l’œuvre ou bien ne saisit pas vraiment ce qu’est un « thème interne ». C’est seulement parce que Chunhyang est une gisaeng alors qu’en même temps elle n’est pas une gisaeng que l’œuvre a vu le jour : ce confit est essentiel à la constitution de l’œuvre. Le thème interne de Chunhyangga est l’effort de la non-gisaeng Chunhyang pour surmonter le conflit qui consiste à être à la fois une gisaeng et à ne pas l’être et, dès lors qu’elle y est parvenue, pour vaincre les contraintes du statut social et pour atteindre une libération humaine. En ce sens, le thème interne se fait jour à partir de la logique du conflit.

33[…]

34Le pansori fut la littérature populaire de la période Joseon tardive. Il a grandement stimulé la fiction en prose – une forme qui se situe entre la littérature yangban et la littérature populaire – et a donc donné naissance au roman de pansori. Après le xviiie siècle, le pansori a joué un rôle décisif dans le développement général de la littérature populaire et a joué un rôle non moins décisif dans la formation de la littérature coréenne. La pensée centrale du pansori affirme l’expérience des conflits dans la vie des gens du peuple tout en rejetant le déterminisme idéaliste de la classe des yangban et en critiquant l’inégalité et la fausseté de la société établie. Et pourtant, le public du pansori allait du roi aux vagabonds hors-caste. C’est ce qui témoigne non seulement du caractère extraordinaire de la base sociale du pansori, mais aussi de sa nature fluide. C’est un fait que la nouvelle classe émergente, celle qui comprenait les marchands, s’était entichée du pansori et avait fait de notables efforts pour soutenir les gwangdae. Cependant, comparé au drame de masques urbain, qui avait construit un solide soutien pour cette classe et qui développait clairement une conscience critique à l’égard du système régnant des yangban et de la fausseté de leur idéologie, la fluidité du pansori lui interdisait une démarche aussi audacieuse dans l’incorporation des conflits. Le public, qui était totalement ignoré par le drame des masques, exerçait son influence sur le pansori.

35Cependant, dès que commença le temps des Lumières, le drame de masques vint à décliner. Même s’il connut bien des échecs sous sa forme traditionnelle, le pansori réussit à se refondre en un art nouveau et à continuer à gagner en popularité. L’administration coloniale japonaise détruisit la base du drame de masques et supprima le drame lui-même, mais le pansori, par la force de ses thèmes externes et grâce à sa fluidité, ne fut pas attaqué. En outre, le fait que les pansori gwangdae étaient des artistes spécialisés, qui ne pouvaient survivre s’ils ne donnaient pas le pansori, a joué un rôle essentiel dans la transformation du pansori en un divertissement populaire pour l’ère nouvelle.

36Aujourd’hui, le futur du pansori n’est pas clair. Les chants des œuvres qui avaient été transmises dégénèrent jour après jour. Les grands chanteurs de jadis n’ont pas d’égaux aujourd’hui et le processus créatif est arrêté. Les tentatives pour adapter le pansori en opéras, en films ou en pièces musicales, s’écartent de l’essence même de la forme. La raison de ce déclin est moins dans une perte de popularité que dans la détérioration des sensibilités esthétiques et dans la destruction des arts propres au pays par l’importation de sensibilités esthétiques dégradées. L’environnement social qui permet ce genre de choses est lui-même un problème. Le pansori n’est pas une forme d’art médiéval. Le fait que le pansori se soit développé pendant l’émergence de la société moderne mais ait décliné une fois la société moderne réalisée, devrait nous conduire à nous demander si la faute n’en revient pas à la société moderne plutôt qu’au pansori.

tableau im1

Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.139.0293

Notes

  • [1]
    Trad. Patrick Maurus et Choe Yun, Actes Sud, 2007.
  • [2]
    Cette étude (parue d’abord dans Korea Journal, vol. 26, n°4, avril 1986) a été publiée dans Korean Literature : Its Classical Heritage and Modern Breakthroughs, edited by Korean National Commission for UNESCO, Hollym (2003). Cho Dong-il est professeur de littérature coréenne et comparée à l’Université nationale de Séoul.
  • [3]
    Le Chant de la fidèle Chunhyang est un très célèbre pansori (dont Im Kwon-taek a fait un film en 2000). Il a été traduit aux éditions Zulma par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet en 2008. Voici le résumé qu’en proposent Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet : « Yi Mong-nyong, le fils du gouverneur de Namwon, tombe amoureux de Chunhyang, seize ans, fille unique de Wolmae, une kisaeng [dame d’agrément, versée dans les arts, un peu l’équivalent d’une geisha] depuis longtemps « rangée ». Ils se marient avec l’assentiment de celle-ci mais à l’insu du père du jeune homme. Ils sont contraints bientôt de se séparer quand le gouverneur est appelé à de nouvelles fonctions à la capitale ; Mong-nyong doit d’ailleurs étudier pour préparer le concours d’accès à la fonction publique. Un nouveau gouverneur arrive à Namwon. Il a entendu parler de Chunhyang, dont la beauté est connue dans toutes les provinces du Sud, et exige qu’elle se mette à son service. Fidèle au serment qu’elle a échangé avec son mari, elle refuse obstinément de se soumettre ; elle est battue cruellement et emprisonnée. Mong-nyong, après qu’il a réussi brillamment au concours, est nommé inspecteur royal ; il revient à Namwon, chasse l’ignoble gouverneur et délivre sa fidèle épouse. ». (N.d.T)

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