Couverture de POESI_137

Article de revue

Caproni

Pages 95 à 102

Notes

  • [1]
    Ce texte, publié pour la première fois dans la revue Paragone, n°36, décembre 1952 se trouve désormais dans le volume des Œuvres complètes de Pasolini, Saggi sulla letteratura e sull’arte, Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1999, tome I.
  • [2]
    Revue de culture et de politique, La Voce est fondée à Florence en 1907 par Giuseppe Prezzolini et Giovanni Papini. Elle s’arrêtera en 1916. Par ses orientations poétiques (choix du fragment, refus du roman, recherche d’une prose à haute densité esthétique), la revue aura une influence considérable sur la littérature italienne du xxe siècle et notamment sur l’hermétisme.
  • [3]
    Cf. Giacomo Leopardi, in Canti/ Chants, Paris, GF-Flammarion, traduction Michel Orcel, 2005.
  • [4]
    Edoardo Firpo (Gênes 1889-1957), poète dialectal et résistant. Pasolini l’évoque dans Passione e Ideologia, Milano, Garzanti, 1960 ; Carlo Malinverni (1855-1922) fut proche de la poésie des crépusculaires et de la « scapigliatura ». Son œuvre est recueillie dans deux volumes : Due brocche de viovetta (1908) et Bolle de savon (1921). Aldo Acquarone (Gênes, 1898-1964) fut lui aussi un poète dialectal ligure.
  • [5]
    Giovanni Boine (1887-1914), poète et prosateur, il fut une des voix les plus éminentes de La Voce. Camillo Sbarbaro (1887-1964) : une des voix les plus originales de la poésie italienne du 20e siècle. Signalons en français, Pianissimo, suivi de Rémanences, traduction de Bernard Vargaftig, Bruna Zanchi et Jean-Baptiste Para, préface de Giuseppe Conte et Copeaux, suivi de Feux follets, suivi de Souvenir de Sbarbaro d’Eugenio Montale, traduction et préface de Jean-Baptiste Para, tous deux chez Clémence Hiver Editeur, 1991.
  • [6]
    Clemente Rebora (1885-1957) : la personne (sa participation à la première guerre mondiale, sa conversion et son ordination en 1928) et l’œuvre de Rebora ont eu une influence considérable sur la poésie italienne du xxe siècle. Cf. Chœur bouche close poèmes de guerre, traduction Paul-André Claudel, Paris, Lucie éd., 2009.
  • [7]
    Carlo Betocchi (1899-1986) fut un des maîtres de l’hermétisme florentin ; cf. L’été de la Saint-Martin, poèmes choisis et traduits par G. Angelini, Nîmes, Lucie éd., 2009
  • [8]
    Aldo Palazzeschi (1885-1974) : un des fondateurs du futurisme italien.
  • [9]
    Pietro Jahier (1884-1966) : ce poète qui participa à La Voce et évolua dans les milieux florentins attend aussi que la France se lance dans un programme cohérent de traductions. Le Opere de Piero Jahier ont été réunies par l’auteur en 3 volumes publiés par Vallecchi à Florence en 1964.
  • [10]
    « 1944 » (extrait du Passage d’Énée) traduction Jean-Pierre Ferrini avec la collaboration de Rossana Jemma.
  • [11]
    « Les bicyclettes » (1947, extrait du Passage d’Énée), traduction Jean-Pierre Ferrini avec la collaboration de Rossana Jemma. Dans un entretien, citant l’exemple de Belli (1781-1863), Caproni a précisé que les « stances », la forme qu’il adopte dans ce cycle de poèmes, étaient presque encore des sonnets, des sonnets « caudés » (caudati), avec une queue, deux vers supplémentaires (« Era così bello parlare ». Conversazioni radiofoniche con Giorgio Caproni, Il Melangolo, 2004, p. 163).
  • [12]
    Caproni a rencontré Libero Bigiaretti à l’époque de son arrivée à Rome en 1938. Bigiaretti aida beaucoup Caproni à ses débuts en contribuant par exemple à la publication de Fictions (1941). Né en 1905 et mort en 1993, il est l’auteur d’essais, de poèmes et de romans dont La Controfigura (1968). Il fut également journaliste et anima des émissions culturelles pour la Rai au début des années 1970.
  • [13]
    « Gémir dans le sens de distiller, secréter, ruisseler, autre que dans celui de se plaindre, etc. » (N.d.A).
  • [14]
    Cette Alcina serait une allusion à l’Alcina de l’Arioste. Dans le Roland furieux, Alcina, sur son île, métamorphose comme Circé les hommes en animaux fantastiques symbolisant leur bestialité. Le vaillant et preux Ruggiero oublie qui il est. Prisonnier des charmes d’Alcina, il perd l’amour de Bradamante, sa bien-aimée, qui devra, travestie en homme, rompre l’enchantement grâce à l’anneau de la fée Melissa, afin que Ruggiero retrouve sa lucidité, qu’il voie le vrai visage d’Alcina.

1Les attaques de Caproni : « Le carette del latte ahi mentre il sole (Les charrettes de lait ah tandis que le soleil) » et « La terre come dolcemente geme …(La terre, comme doucement elle ruisselle) » : extraites de « 1944 » et « Le biciclette » – les deux premiers poèmes des Stances du funiculaire – frappent par la violence avec laquelle le poète sait faire correspondre à la ligne nécessairement simple du ton exclamatif la modalité complexe avec laquelle il transpose la réalité sur la page, et pour ainsi dire par laquelle il en offre une connaissance : au point qu’il est tout de suite très clair, dès les premiers mots, qu’il a l’intention d’identifier sa propre force communicative avec une ancienne figure de « pathos » implicite dans l’élan chaleureux de l’interjection.

2Une autre donnée frappe immédiatement : la « fermeture » et nous n’entendons pas par là le trobar clus, comme sédimentation hermétique (au reste, que l’hermétisme soit le bienvenu si, par delà ses limites chronologiques, il a ouvert la voie à des poèmes et à des techniques comme ceux et celles de Caproni), mais la « fermeture métrique » – le choix de formes fixes comme les stances, les ballades, les sonnets, etc. – dans laquelle le poète coule la matière substantiellement pathétique et exclamative à laquelle nous avons fait allusion. Tout se passe comme si l’interjection pure, considérée comme le specimen le plus infime de cette nature exclamative, un « ah », un « ahi », donnait le la de la musique si vibrante, si ressentie, si intense et si concentrée de cette collection de stances et de sonnets.

3Et de fait :

4

Le carrette del latte ahi mentre il sole
sta per pungere i cani.
Les charrettes de lait ah tandis que le soleil
commence à taquiner les chiens.

5où la particule se trouve carrément à la place du verbe, comme s’il s’agissait de remplacer une action concrète avec une action totalement intériorisée, musiquée ; et non pas « Come dolcemente geme la terra », mais bien « La terra come dolcemente geme » pour que le ton se saisisse plus entièrement du syntagme. À l’origine de cette « fermeture » de Caproni, se trouve, plus encore que Mallarmé, un modèle hautement littéraire qui attire Caproni, fondamentalement marginal et provincial au meilleur sens du terme, avec la violence de la nostalgie, comme s’il s’agissait d’une espèce d’impératif esthétique ; et en effet, cette force littéraire qui relève de la dynamique propre à Caproni, ne se comprend qu’une réaction à une autre force antilittéraire dont il faut trouver la source dans La voce[2] et qui est de toute façon absolument pré-hermétique. Ces deux forces, appelons-les « classicisme » et « romantisme », en recourant à des termes usés jusqu’à la désolation, mais toujours utiles : mais nous constatons sans attendre que les exemples qui relèvent de la ligne classique de Caproni correspondent à des classiques qui sont déjà sur la pente idéale du romantisme (tout comme certains horizons « vibrants » de Titien ou de Velasquez annoncent ante litteram les « chromèmes » des Impressionnistes) : entendons le Tasse, et moins celui des madrigaux que celui des sonnets, le Leopardi du Consalvo[3], Michel Ange.

6Par ailleurs, pour mesurer combien ce modèle classique et littéraire n’est chez Caproni qu’un produit (au reste très fertile, ou du moins très suggestif) de nostalgies et d’intentions esthétiques, il suffit de se livrer à quelques prélèvements évidents dans son tissu linguistique : mise à part la violence de ces attaques, qui propagent leur effet de tremblement dans la totalité du sonnet ou de la stance (restons sur nos deux exemples qui sont typiques), il est facile de remarquer d’autres transgressions de la pureté de la métrique qui sont instinctives chez Caproni : les assonances insacca-faccia-acqualatta, pour commencer et puis, exposées en position dominante de fin de vers (et sur une des lèvres de l’enjambement), des mots chargés de turgescences sinon de véritables déséquilibres linguistiques comme justement ce mot insacca, ou d’attributs extravagants, purement analogiques ou audacieusement métaphoriques, comme delicati (« délicats » pour évoquer le bruit des bicyclettes), svariato (« varié » pour le ronronnement des rayons) etc. ; et puis aussi ces mots échappés (comme s’ils avaient été rajoutés dans un deuxième temps, sous le coup d’une rumination plus libre ou d’une plus grande licence de la fantaisie) du ton consacré qui devrait provenir de l’usage canonique de l’hendécasyllabe (par exemple  : « Le carrette del latte ahi mentre il sole/ sta per pungere i cani »pungere donne de la fantaisie au bon vieil hémistiche de sept syllabes de l’alinéa) ; et l’insacca qu’on trouve tout de suite après a la même valeur pour ce qui est du non moins vieil hémistiche de quatre syllabes ; et pareil pour disastro, parole ambiguë en vertu de ses secondes acceptions courantes de surabondance, ou d’échec, entendu en un sens légèrement ironique ou allègre pour l’hémistiche encore heptasyllabique : « Amore, amore/ che disastro è nell’alba » ; idem encore pour geme pour l’hémistiche de neuf syllabes cette fois, mais qui n’est pas moins conventionnel quant à sa cadence : « Dai portoni dove geme una prima chiave… ». En conclusion, on pourrait soutenir que toute forme d’impressionnisme, visuel ou acoustique, se transforme en images qui loin d’être « immobiles » bien qu’elles soient bien vivantes et vivaces même, se révèlent « en mouvement », ouvertes, violentes. De l’expressionisme en somme. Voici donc l’étiquette qui pourrait permettre de mieux préciser la situation de Caproni : l’expressionisme – expressionniste le cristal apparemment si simple de sa poésie, et en réalité si complexe si on le place dans le contre-jour de la critique ; quand cet expressionisme apparaît comme une violence psychologique, quelque excès sentimental déborde la masse métrique de sa masse obscure et pressante ; mais plus encore : le contact avec une manière expressive explicitement classicisante d’une manière naturelle, expressionniste, antilittéraire jette les prémisses d’une espèce de bilinguisme, d’une richesse de contamination. En effet, même si nous ne voulons pas dépasser la mesure gratuitement, et que le lecteur prenne l’observation qui vient comme une pure composante pour laboratoire, les contacts de ce dernier Caproni avec les Génois pur sucre, je veux dire les dialectaux, Firpo, et même les plus discrets Malinverni et Acquirone, sont des plus étroits [4] : étroits, au sens où ils échappent à la conscience même de l’auteur et relèvent de déterminations qui appartiennent à un monde commun fait de « choses » et de paysages partagés. Quoiqu’il en soit, c’est comme poète ligure que se présente le Caproni auteur de ces Stances : et plus proche de Boine ou de Sbarbaro [5] (mais sa rencontre avec Rebora, ce lombard toujours périphérique est significative [6]) que de Montale – dont l’appartenance au XVIIIe siècle (si nous pouvons cataloguer de cette manière sa rationalité, quand bien même elle reconnaîtrait ses limites face à l’inconnaissable, mise en œuvre, comme le dit Contini, par fulgurations), le pousse souvent à plonger son regard lucide et ratiocinant dans le madrigal, et à tout le moins dans une forme véritablement « fermée », fermée par nécessité intérieure de limitation. Il est donc préférable que Caproni s’en remette aux désespérances ouvertes et infinies d’un Boine ou d’un Sbarbaro, ou à celles qui appartiennent à la période des meilleurs des vociani, qui avaient l’intention de donner de leur propre mal de vivre une évocation polémique et angoissée, et jamais des solutions de moralistes.

7Nous voici donc obligés de préciser ce que nous appelions les ascendances préhermétiques, vociane, de Caproni : et ce, quelle qu’ait été sa forte sympathie pour l’hermétisme. Prenons donc pour exemple le poème qui se trouve être, à côté des « Stances du funiculaire », le plus réussi du livre tout entier, et, d’une certaine manière, le plus libre et le plus heureux : « L’ascenseur ». N’est-il pas vrai qu’on retrouve, au moins dans la disposition métrique et dans la précision de certaines rimes quelque chose comme un accent de Betocchi [7] ? Aussitôt dit, on a vite fait de remonter encore de deux ou trois décennies en arrière et de retrouver l’humour de Palazzeschi : et même un ton légèrement proche de celui des « scapigliati » qui demeure dans La Voce. En un mot, la polémique anti-bourgeoise et anti-traditionnelle unie à ce sens tragique de la vie (qui devait se perdre ensuite dans les lettres italiennes avec La Ronda et l’hermétisme et auquel on doit, avec les deux premières décennies du siècle le moment le plus haut de notre xxe siècle) qui porte à adopter des attitudes auto-ironiques, amères et mélodiques – typiques justement de Palazzeschi [8]. Mais, à peine pénétrées dans l’expressionisme de Caproni, la grâce argentée de Betocchi comme les humeurs distillées de Palazzeschi y prennent des formes pour ainsi dire de fer : quelque chose d’extrêmement sérieux, une incapacité pour ainsi dire originaire à plaisanter et à jouer. Une espèce d’enchevêtrement des plus amers gèle la plaisanterie et le jeu à l’intérieur. On pourrait adopter pour Caproni la formule du « décadentisme viril » : celui qui vaut pour le meilleur de La Voce, qui va de Boine à Jahier [9]. Au reste nous croyons qu’il n’y a pas de meilleure manière de le situer que de savoir le lire dans le cadre du schéma que nous avons esquissé là où on peut sentir toute la saveur du travail accompli dans les marges, ou presque, avec une humilité émouvante, aux pieds de notre Littérature ; travail poétique rendu nécessaire par une disposition généreuse envers l’extérieur, entendons à partir de cette vibration « intérieure », qui se trouve un peu dilatée à partir de ce travail, dans le champ esthétique, vers des techniques un peu anormales, et jamais dans la direction d’élaborations psychologiques ou moralistes (au sein desquelles des quantités de langue sont toutes poétisées, prises par leur fonction expressive, dans des moments de pathos plus retenus) : élaborations dont l’absence ne se fait jamais sentir car s’il est vrai que la vie spirituelle de Caproni est un peu encombrée par sa force illogique, interjective, comme ce poète pourtant est libre de tous moralismes, de toutes thèses ; en ce sens, c’est sans doute un des hommes les plus libres de notre monde littéraire.


Annexe

Les poèmes étudiés par Pier Paolo Pasolini, traduits par Jean-Pierre Ferrini

8

1944 [10]
Le carrette del latte ahi mentre il sole
sta per pungere i cani. Cosa insacca
la morte sopra i selci nel fragore
di bottiglie in sobbalzo ? Sulla faccia
punge già il foglio del primo giornale
col suo afrore di piombo – immensa un’acqua
passa deserta nel sangue a chi muove
a un muro, e già a una scarica una latta
ha un sussulto fra i cocci. O amore, amore
che disastro è nell’alba ! Dai portoni
dove geme una prima chiave, o amore
non fuggire con l’ultimo tepore
notturno – non scandire questi suoni,
tu che ai miei denti il tuo tremito imponi.
Les charrettes de lait ah tandis que le soleil
commence à taquiner les chiens. Qu’ensache-t-elle
la mort sur les pavés dans le fracas
des bouteilles entrechoquées ? La page
du journal du matin pique déjà le visage
avec son exhalation de plomb – immense, une eau
remue déserte dans le sang de celui qui va vers
un mur, et déjà dans une rafale un bidon
sursaute entre les débris. Ô mon amour,
quel désastre est dans l’aube ! Par les portes
où gémit la première clef, ô mon amour
ne t’enfuis pas avec la dernière chaleur
nocturne – ne scande pas ces mots
toi qui fais trembler ma bouche.

9

Les bicyclettes[11]
(à Libero Bigiaretti [12])
I
La terre, comme doucement elle ruisselle [13]
encore, quand dans l’herbe un délicat
son de bicyclette humide effleure
le matin, telle une harpe ! Une variation,
ténu bourdonnement de rayons et de gommes est le léger,
léger transport de plumes que le cœur
jadis appela jeunesse – c’est le sel
qui releva l’esprit. Et moi aussi alors, j’eus
de l’ardeur, alors moi aussi avec ma pédale
mélodique, sur l’asphalte blanc à la lisière
d’herbes millénaires, quelle mer
je sentis sur ma peau – en te cherchant,
quel tourbillon délicat de griserie
sur mon pâle visage !… Mais ce fut
une histoire de jours – plus personne maintenant
ne me secourt en ce temps désormais divisé.

10

II
Personne ne me secourt là où, les noms
étant de pierre, immobiles sur la terre
immaculée de larmes, parmi les pommes
mûries à une lumière d’octobre encore
verte, je respirais les pleines lunes
soudain assombries par ton pas
soudain mûr – par les parfums
immenses que ton corps acide, oh pierre
insensée que j’appelai Alcina [14], désirait
m’offrir dehors dans la nuit
montagneuse. Et, en te touchant,
du silence infini, un autre jeu
infini de griserie naissait lentement
sur mon pâle visage : mais ce fut
une histoire elle aussi terminée – plus rien maintenant
ne m’est secours en ce temps désormais divisé.

11

III
Les genoux d’Alcina humides et blancs,
plus blanc que l’œil ! l’épaule
enherbée ! ses élans impétueux et ses rougeurs
pleines d’ardeurs dans l’air naissant,
eau à peine sonore !… Ou fut-elle une foi
elle aussi – son nom fut-il aussi certitude
et soutien vain à mon épaule, héritier
d’une illusion plus ancienne ? Dans la brise
des roues harmoniques, Alcina fut aussi
la brusque découverte d’une impulsion
perpétuelle vers l’erreur – elle fut la pente
où le frein casse. Et des flèches
frissonnantes piquèrent l’illusion de ce visage
usé par l’amour au cri de : « Tu
as détruit mes jours, plus rien maintenant
n’y est secours en ce temps désormais divisé. »

12

IV
Ah bicyclettes renaissantes à l’aube !
Ah fuites ailées ! Ah féconde
impulsion de la jeunesse dans l’ardente
promesse qui, sur l’herbe illuminée
par un soleil encore tendre, envahit
de nouveau la terre !… Fut-ce ainsi,
doux ami d’autrefois, unique cœur
proche de mon désastre, que l’immense
erreur que tu tentes de raconter
frappa cette ville ? Moi je ne sais comment,
ô Libero, dans cette aube, je vois le soleil
se fracasser pour toujours – moi je ne sais comment,
dans le frisson qui me traverse le visage
inondé de larmes, désormais furent
foudroyés mes jours, plus rien maintenant
n’y est secours en ce temps désormais divisé.

13

V
Est-ce le passage des trains qui, la nuit,
errent sans trouver de but au milieu
des champs sous la nouvelle lune ? Parmi les bruyères
incultes, ah le long sifflement sur la pierre
et les débris funestes couverts de givre
qui donne des sueurs glaciales. Là, si l’aube
et le gel retardent la première
course de bicyclettes, voici la blafarde
géographie du monde, effrayante,
tandis qu’Alcina est détruite – tandis que la peur
gagne l’âme, et que le cœur hasarde
ses fuites impossibles. Et dans le flux
vaste qui naît à nouveau sur le visage
qu’aucun frisson n’effleure, ce fut déjà
une histoire elle aussi ensevelie, plus rien maintenant
n’y est secours en ce temps désormais divisé.

14

VI
Mais délicatement avec le jour revient
le son des bicyclettes, et les trains
à travers les murs trouvent une issue qui bousculent
la trace ancienne des bergers – dure
lamentation de roues sur les rails
qui assujettissent l’homme. Et certainement Alcina est
morte si bondit le cœur des passagers
solitaires pour qui, le long du quai
où ils sont à peine descendus, d’un journal
encore humide de rosée, sort le cri
que la guerre a éclaté – que disparaît
du monde la piété, dernier asile
aux malheurs des faibles. Et si sur le visage
passe un autre frémissement, il ne peut
plus jaillir une larme : cela fut,
rien n’y est secours au temps désormais divisé.

15

VII
Et les bicyclettes funestes bourdonnent
maintenant que l’homme se terre la nuit
pour qu’un autre dans le sommeil ne le réveille
en sursaut – pour qu’à ses portes il n’entende
l’acharnement de ce poing qui frappe
avec le jour, lorsqu’à l’oreille un triste
tour de bicyclette de nouveau frappe
le verre avec un tremblement
dans le souffle de la mort. Et quelle immense
destruction aux rayons légers – quelle
harmonie de désastre, maintenant que sans
cœur un talon appuie sur la pédale
comme il a déjà foulé sur l’herbe un visage
demeuré sans frémissement !… Mais ce fut
une histoire elle aussi emportée – plus rien maintenant
n’y est secours en ce temps désormais divisé.

16

VIII
Rien n’y est secours dans le monde infini
des noms qui, au son du cor de guerre,
perdent sens, mais d’autres âmes entendent
de nouveau, humainement, sur la terre
dévastée, ce même et ténu bourdonnement
de rayons et de gommes – le léger,
léger transport de plumes qui monte
des profondeurs de l’aube. Et si mon pied
mélodique désormais se tait, une autre pédale
fuit sur l’asphalte blanc à la lisière
d’autres herbes millénaires – une autre mer
tremble d’anciens frissons au bout
d’autres narines en éveil, cherchant
dans un autre pâle visage celui qui ne fut
encore une histoire terminée, ou, un de plus
dans le temps encore intact et indivisé.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/poesi.137.0095

Notes

  • [1]
    Ce texte, publié pour la première fois dans la revue Paragone, n°36, décembre 1952 se trouve désormais dans le volume des Œuvres complètes de Pasolini, Saggi sulla letteratura e sull’arte, Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1999, tome I.
  • [2]
    Revue de culture et de politique, La Voce est fondée à Florence en 1907 par Giuseppe Prezzolini et Giovanni Papini. Elle s’arrêtera en 1916. Par ses orientations poétiques (choix du fragment, refus du roman, recherche d’une prose à haute densité esthétique), la revue aura une influence considérable sur la littérature italienne du xxe siècle et notamment sur l’hermétisme.
  • [3]
    Cf. Giacomo Leopardi, in Canti/ Chants, Paris, GF-Flammarion, traduction Michel Orcel, 2005.
  • [4]
    Edoardo Firpo (Gênes 1889-1957), poète dialectal et résistant. Pasolini l’évoque dans Passione e Ideologia, Milano, Garzanti, 1960 ; Carlo Malinverni (1855-1922) fut proche de la poésie des crépusculaires et de la « scapigliatura ». Son œuvre est recueillie dans deux volumes : Due brocche de viovetta (1908) et Bolle de savon (1921). Aldo Acquarone (Gênes, 1898-1964) fut lui aussi un poète dialectal ligure.
  • [5]
    Giovanni Boine (1887-1914), poète et prosateur, il fut une des voix les plus éminentes de La Voce. Camillo Sbarbaro (1887-1964) : une des voix les plus originales de la poésie italienne du 20e siècle. Signalons en français, Pianissimo, suivi de Rémanences, traduction de Bernard Vargaftig, Bruna Zanchi et Jean-Baptiste Para, préface de Giuseppe Conte et Copeaux, suivi de Feux follets, suivi de Souvenir de Sbarbaro d’Eugenio Montale, traduction et préface de Jean-Baptiste Para, tous deux chez Clémence Hiver Editeur, 1991.
  • [6]
    Clemente Rebora (1885-1957) : la personne (sa participation à la première guerre mondiale, sa conversion et son ordination en 1928) et l’œuvre de Rebora ont eu une influence considérable sur la poésie italienne du xxe siècle. Cf. Chœur bouche close poèmes de guerre, traduction Paul-André Claudel, Paris, Lucie éd., 2009.
  • [7]
    Carlo Betocchi (1899-1986) fut un des maîtres de l’hermétisme florentin ; cf. L’été de la Saint-Martin, poèmes choisis et traduits par G. Angelini, Nîmes, Lucie éd., 2009
  • [8]
    Aldo Palazzeschi (1885-1974) : un des fondateurs du futurisme italien.
  • [9]
    Pietro Jahier (1884-1966) : ce poète qui participa à La Voce et évolua dans les milieux florentins attend aussi que la France se lance dans un programme cohérent de traductions. Le Opere de Piero Jahier ont été réunies par l’auteur en 3 volumes publiés par Vallecchi à Florence en 1964.
  • [10]
    « 1944 » (extrait du Passage d’Énée) traduction Jean-Pierre Ferrini avec la collaboration de Rossana Jemma.
  • [11]
    « Les bicyclettes » (1947, extrait du Passage d’Énée), traduction Jean-Pierre Ferrini avec la collaboration de Rossana Jemma. Dans un entretien, citant l’exemple de Belli (1781-1863), Caproni a précisé que les « stances », la forme qu’il adopte dans ce cycle de poèmes, étaient presque encore des sonnets, des sonnets « caudés » (caudati), avec une queue, deux vers supplémentaires (« Era così bello parlare ». Conversazioni radiofoniche con Giorgio Caproni, Il Melangolo, 2004, p. 163).
  • [12]
    Caproni a rencontré Libero Bigiaretti à l’époque de son arrivée à Rome en 1938. Bigiaretti aida beaucoup Caproni à ses débuts en contribuant par exemple à la publication de Fictions (1941). Né en 1905 et mort en 1993, il est l’auteur d’essais, de poèmes et de romans dont La Controfigura (1968). Il fut également journaliste et anima des émissions culturelles pour la Rai au début des années 1970.
  • [13]
    « Gémir dans le sens de distiller, secréter, ruisseler, autre que dans celui de se plaindre, etc. » (N.d.A).
  • [14]
    Cette Alcina serait une allusion à l’Alcina de l’Arioste. Dans le Roland furieux, Alcina, sur son île, métamorphose comme Circé les hommes en animaux fantastiques symbolisant leur bestialité. Le vaillant et preux Ruggiero oublie qui il est. Prisonnier des charmes d’Alcina, il perd l’amour de Bradamante, sa bien-aimée, qui devra, travestie en homme, rompre l’enchantement grâce à l’anneau de la fée Melissa, afin que Ruggiero retrouve sa lucidité, qu’il voie le vrai visage d’Alcina.

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