Notes
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[1]
« La guerre ne passait pas ». Céline, Voyage au bout de la nuit, in Romans, I, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1988, p. 21. La guerre est le schème qui permet à Bardamu de configurer toutes ses défaites : des colonies (« ça me rappelait les convois de la guerre », ibidem, p. 138) à la modernité américaine et à la déréliction des banlieues. Cf. la remarque d’Henri Godard : « entre les expériences très diverses qu’il vit sur les trois continents, Bardamu voit toujours un point commun : elles lui paraissent autant d’avatars de la guerre », p. 1137.
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[2]
Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 39. Cf. aussi, pp. 91, 95, 97, 102, 110.
-
[3]
Sur Caproni traducteur de Céline, cf. Pietro Benzoni, Da Céline a Caproni, la versione italiana di Mort à crédit, Venezia, 2000.
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[4]
Il passaggio d’Enea, in L’opera in versi, Milano, Mondadori, 1998, p. 117
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[5]
« Be’, credo che per qualsiasi uomo la guerra abbia significato questo impatto improvviso con la storia, sennonché la mia generazione la guerra l’ha sofferta, direi, e profondamente, in anticipo, perché almeno amici miei, della mia stessa età, avevano netto il presentimento che il cosidetto duce ci avrebbe portato a un conflitto, a uccidere, in parole povere, per che cosa non lo sapevano perché, personalmente, non odiavamo, non avevamo un popolo odiato ». « Era così bello parlare », Conversazioni radiofoniche con Giorgio Caproni, Genova, Il Melangolo, Lecturae, 2004, pp. 159-160.
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[6]
« Era così bello parlare », ibidem, pp. 159-160.
-
[7]
Amore, come é ferito il secolo, poesie e lettere alla moglie, Stefano Verdino éd., Manni, 2006, p. 2003.
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[8]
Vocabolarietto dell’Italiano, in Almanacco Letterario Bompiani, 1959, réimprimé sous le titre Voci d’autore ; cento e più parole genialmente interprate da … Torino, Utet, 2006.
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[9]
Lettre envoyée par Zavattini à Moravia, Ungaretti et Alvaro le 1er mars 1956 ; je cite la préface de Renzo Martinelli, Voci d’autore, op. cit., pp. XII-XIII.
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[10]
« Convivenza » - si Littré donne « convivants », il ne semble pas que « convivance » soit attesté.
Amore quant’é ferito il secoloE noi – io e tu- in un grigioreSenza nome
11. S’il est vrai comme le déclare Bardamu dans le Voyage au bout de la nuit, que la guerre, « c’est ce qui ne passe pas », l’expression doit être entendue dans son ambiguïté : la guerre est indigeste et elle dure [1]. Ou, selon la formule de Hamm dans Fin de partie, « ça ne va donc jamais finir » [2]. Pour le téléspectateur contemporain, plus ou moins émancipé, mais aussi pour le lecteur de gazettes, la formule de Bardamu semble un bon diagnostic pour l’époque. Mais en quel sens peut-on dire aujourd’hui de la guerre « qu’elle ne passe pas » ?
2Caproni, qui fut le traducteur de Mort à crédit (1962) [3], écrivait dans le troisième sonnet du Passaggio d’Enea (1956) :
4Et le poète de Gênes n’a cessé de revenir sur l’importance des six années de guerre pour la « formation de son âme » (selon une de ses formules). Il est même allé jusqu’à déclarer, en janvier 1988 :
Et bien, je crois que si pour tout un chacun la guerre peut signifier l’impact soudain de l’histoire, la différence c’est que ma génération a vécu la guerre, et si je puis dire, qu’elle l’a vécue en profondeur et comme en avance, parce qu’avec mes amis au moins, ceux qui avaient mon âge, nous avions le net pressentiment que ce soi-disant « Duce » allait nous mener à la guerre, et pour le dire sans ambages, qu’il allait nous conduire à tuer. Pourquoi ? Nous ne le savions pas, et, personnellement nous ne haïssions personne, nous n’avions pas de peuple haï [5].
6Caproni rappelle alors un fait étrange : le grand critique Oreste Macrì aurait perçu dans les Sonetti dell’anniversario, antérieurs à la guerre, que le deuil « apparemment privé qui liait le poète à la mort de cette jeune fille, impliquait tout autant le pressentiment d’un deuil plus grand à l’horizon de nous tous » [6]. Et il est vrai que le troisième sonnet évoque une « mort plénière / morta plenaria ». Il faudrait expliquer la nature du pressentiment des poètes. Prophétiser sans regarder au loin, prophétiser sans prévoir – c’est entretenir un autre rapport au présent, au passé et au futur. C’est pratiquer la « vision » – comme y invite Whitman avec Rimbaud : la « democratic vista ».
72. Le poème de Caproni s’écrirait-il entre le vide et l’événement pur ? Il est à coup sûr le poète le plus « métaphysique » qui se puisse trouver, obsédé de néant et du Dieu caché. Et pourtant cette hauteur de vue, cette souveraineté ironique ne l’ont jamais empêché de se pencher sur le quotidien et la vie douce, sur l’existence des humbles et la douleur des hommes.
8Qu’on en juge par ces deux exemples prélevés pour faire lire et relire Caproni.
93. Caproni n’aura cessé d’écrire des poèmes pour Rina, son épouse [7]. En 1969 il lui consacre ce petit poème intitulé « Héraldique ». On en appréciera le bestiaire attristé. La leçon est du siècle.
124. En 1957, Cesare Zavattini propose à Valentino Bompiani de demander à une centaine d’intellectuels et d’écrivains de rédiger les articles d’un Vocabolarietto italiano – un Petit dictionnaire italien [8]. L’intention de Zavattini est ouvertement politique : « un livre très simple dans lequel une centaine de mots d’usage courant, fondamentaux pour notre vie sociale seraient expliqués, ouverts au peuple par des poètes, des narrateurs, des essayistes, des journalistes, des écrivains donc, d’accord sur un plan démocratique » [9]. « Za », c’est ainsi qu’on le surnommait, était convaincu qu’il y avait là matière « à faire une petite œuvre unie et utile en un sens national et qu’il faudrait diffuser partout, à commencer par les écoles ».
13Parmi les merveilles de ce trésor (Bobbio avec autonomie, Abbagnano avec individu, Zolla avec pauvre, mais aussi Vittorini avec intellectuel ou Pasolini avec drapeau), on retiendra quelques chefs-d’œuvre : Calvino (nature), Ginzburg (fortune), Gadda (fourberie), Morante (bonheur). La présence des poètes est remarquable : Nelo Risi signe l’entrée cynisme, Alfonso Gatto classe, Piero Bigongiari immobilisme, Diego Valeri poète, Mario Luzi violence, Vittorio Sereni offre un stupéfiant article pour représailles. Ces textes sont sans doute trop peu nombreux pour imaginer une politique postfasciste des poètes italiens de l’après-guerre, mais leur étude révélerait de belles surprises.
14Giorgio Caproni propose l’article « Vivre ensemble/ Convivenza » [10] où deux fables (en toute rigueur une petite parabole et une fable) s’enchâssent pour une seule moralité.
Elle, elle avait une envie folle d’entendre à la radio les chansonnettes primées au Festival de Naples. Mais elle n’avait pas le courage de le lui avouer, à lui, qui n’aimait que modérément les chansonnettes et qui, en plus, avait des soucis parce qu’il devait jeter sur le papier, dans les meilleurs délais et sans vacarme autour de lui, un petit chapitre sur le « Vivre ensemble ».
Juste un instant auparavant, avec une petite ride sur le front, ils s’étaient entendus par sympathie réciproque, troublés, alarmés même, par ce petit nuage, qui aurait bien pu se transformer en vraie tempête.
« Et pourquoi », dit-il avec une pointe d’astuce nécessaire, « pourquoi donc n’allumes-tu pas tout doucement la radio pendant que j’écris, comme ça tu ne t’ennuies pas en écoutant les chansons du Festival ? »
« Et pourquoi pas en effet ? », répondit-elle avec un éclair de gratitude et le même air d’astuce. « De cette manière je pourrai te laisser travailler tranquille, sans que tu sois obligé de t’occuper de moi ».
Cette petite parabole n’est pas une invitation à mener hypocritement une vie tranquille ; mais elle veut tout simplement indiquer, si elle en avait la force, que vivre ensemble exige en tout premier lieu une pointe de sagacité : un do ut des qui est tout le contraire (même s’il n’est pas moins critiqué) de l’égoïsme ou dictature du moi.
S’il est vrai que les poissons et les amphibies et les reptiles sont nés avant les mammifères, et par conséquent même avant l’homme, qu’on accorde un certain crédit à la fable suivante.
Avant les dents, Dieu créa la langue. Mais cette dernière, alors quelques petits millions d’années passés dans une solitude parfaite, eut tôt fait de se plaindre :
« Assez. J’en ai assez. La nourriture se fait toujours plus dure, et il n’y a aucun plaisir à l’ingurgiter toute entière, sans pouvoir en goûter la saveur ».
Et c’est alors que le Seigneur, toujours prêt à exaucer les prières les plus sensées, créa les dents.
« D’autant », pensa-t-il, « que mes créatures se dévorent également avec ou sans dents ».
Mais il arriva que les dents profitèrent tout de suite de la nature tendre et zélée de la langue qui, par devoir d’hospitalité, mais aussi pour participer au broyage de la nourriture qu’elle leur offrait, s’était avancée. Ils la mordirent. Alors, offensée et blessée, elle se retira désœuvrée, refusant de ce point de vue tout concours quel qu’il soit, dans la crainte non privée de fondement de se voir dévorée.
Les dents ne mirent pas longtemps à comprendre que sans elle leur existence était tout à fait inutile ; pire, l’une après l’autre elles se mirent à languir et à se dégrader au fur et à mesure que la langue, elle, dépérissait. Elle-même d’ailleurs s’apercevait bien que sans les dents, c’était sa propre vie qui était menacée.
Un pacte fut alors proposé.
Les dents promirent de ne plus jamais faire usage de leur dureté, alors que la langue promit de ne plus se contenter d’être sensitive mais de devenir sagace, et de pallier par son génie propre l’absence d’intelligence des dents, certaines dotées d’une grande force, mais qui finissait par se révéler inutile en elle-même.
On raconte alors que des conditions d’une bonne vie ensemble (un do ut des à l’opposé de l’égoïsme) sont nés, non seulement le goût de la vie, mais encore rien moins que la fleur de la parole, et avec elle le double fruit de la société et de la poésie.
16Et c’est ainsi que Caproni conteur, en indiquant par la fable les conditions de coexistence (de convivance) de la langue et des dents, de la société et de la poésie retrouve les fondements mêmes de la politique selon le livre I de la Politique d’Aristote. Mais il fait plus encore : il nous apprend comment le lire.
17Comme un poète de la société et de la poésie. Comme un poète des dents et de la langue. De la langue pour lécher par le vers les plaies d’un siècle blessé blessant.
Notes
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[1]
« La guerre ne passait pas ». Céline, Voyage au bout de la nuit, in Romans, I, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1988, p. 21. La guerre est le schème qui permet à Bardamu de configurer toutes ses défaites : des colonies (« ça me rappelait les convois de la guerre », ibidem, p. 138) à la modernité américaine et à la déréliction des banlieues. Cf. la remarque d’Henri Godard : « entre les expériences très diverses qu’il vit sur les trois continents, Bardamu voit toujours un point commun : elles lui paraissent autant d’avatars de la guerre », p. 1137.
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[2]
Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 39. Cf. aussi, pp. 91, 95, 97, 102, 110.
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[3]
Sur Caproni traducteur de Céline, cf. Pietro Benzoni, Da Céline a Caproni, la versione italiana di Mort à crédit, Venezia, 2000.
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[4]
Il passaggio d’Enea, in L’opera in versi, Milano, Mondadori, 1998, p. 117
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[5]
« Be’, credo che per qualsiasi uomo la guerra abbia significato questo impatto improvviso con la storia, sennonché la mia generazione la guerra l’ha sofferta, direi, e profondamente, in anticipo, perché almeno amici miei, della mia stessa età, avevano netto il presentimento che il cosidetto duce ci avrebbe portato a un conflitto, a uccidere, in parole povere, per che cosa non lo sapevano perché, personalmente, non odiavamo, non avevamo un popolo odiato ». « Era così bello parlare », Conversazioni radiofoniche con Giorgio Caproni, Genova, Il Melangolo, Lecturae, 2004, pp. 159-160.
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[6]
« Era così bello parlare », ibidem, pp. 159-160.
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[7]
Amore, come é ferito il secolo, poesie e lettere alla moglie, Stefano Verdino éd., Manni, 2006, p. 2003.
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[8]
Vocabolarietto dell’Italiano, in Almanacco Letterario Bompiani, 1959, réimprimé sous le titre Voci d’autore ; cento e più parole genialmente interprate da … Torino, Utet, 2006.
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[9]
Lettre envoyée par Zavattini à Moravia, Ungaretti et Alvaro le 1er mars 1956 ; je cite la préface de Renzo Martinelli, Voci d’autore, op. cit., pp. XII-XIII.
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[10]
« Convivenza » - si Littré donne « convivants », il ne semble pas que « convivance » soit attesté.