11. Si, cédant à l’entreprise, j’ai accepté l’invitation du poète du pont au sel à me joindre à l’escorte des poètes qui suivent le poète qui suit le poète à la trace, remaillant ainsi la chaîne de l’Ion, cette hardiesse, je la dois au sens du devoir compris dans l’injonction de la poésie, à une admiration qu’il faut taire pour la Comédie et à une bonne dose d’inconscience dont on pourrait espérer qu’elle fût gage de liberté – il y a fort à parier pourtant que, dès lors que formulé, ce rêve soit contradictoire. Convaincu du ridicule d’un commentaire, qui ne serait à tout prendre que le commentaire d’un commentaire (et fidèle en ce sens au « nous ne faisons que nous entregloser » de Montaigne et Dante n’écrit-il pas ici même de Capet qu’il lui destine « alcune glose » ?) et craignant moins les spécialistes de Dante que Dante lui-même, le grand interniste, je me mis à rêver à un poème qui fût un commentaire plutôt qu’à un commentaire qui fût un poème. Poème pour continuer – Dante bien sûr, la poésie, la vie aussi. Pour tenir. Il ne se peut, me disais-je, que l’invitation faite au poète français que je cherche à être ne soit pas due, en un sens qui m’était destiné comme une énigme, à la matière même du prodigieux chant XX du Purgatoire.
22. Ce chant XX, de quoi parle-t-il sinon de ce qui nous tient le plus à cœur et qui devrait être le cœur même de la politique – l’humiliation des pauvres par l’impudence des riches, c’est-à-dire le drame des pauvres que tout recouvre jusqu’au spectacle du monde qui veut le leur faire oublier ? De quoi parle-t-il sinon de l’horreur des riches prêts à tout pour le lucre – et Dante ne lésine pas dans l’exemple – comble est atteint quand le riche vend la chair de sa chair pour faire de l’argent, quand il trahit son bienfaiteur pour faire de l’argent quand il bafoue la loi des hommes et celle des dieux pour faire de l’argent. Au-delà du détail historique des références, nul besoin d’actualiser Dante pour dire le temps du gâchis (Beckett) ; c’est bien plutôt l’inverse qui s’imposerait : une redantisation du poème pour dire l’actuel (Beck). Le chant XIX était marqué par la pénitence de l’avarice et de la prodigalité récitée par Adrien V, successor Petri : « Quel ch’avarizia fa, qui si dichiara/ in purgazione de l’anime converse ». Le chant XX se poursuit dans le giron des avaricieux. Qu’il est beau ce chant qui s’ouvre par l’envie du poète de s’arrêter mais qui le voit poursuivre (mossimi) ; qu’elle est radicale la condamnation de la louve qui tient le monde entre ses dents : « Maledetta sie tu, antica lupa, che più che tutte l’altre bestie hai preda per la tua fame senza fine cupa ». La faim des richesses (« sacra fame de l’oro », Pg. XXII, 41) est sans fond – et l’on rappellerait volontiers la différence établie par la langue française entre fond et fonds, ces deux dérivés de fundus. La richesse et sa faim sont sans éclat : là où les riches prétendent briller et où la valeur fétiche de la marchandise semble avoir supplanté à jamais la valeur d’usage et la valeur d’échange pour faire reluire l’image et le spectacle des symboles, Dante nous rappelle que la faim de la richesse est noire, sombre, que le luxe est sans lumière et le lucre une dent noircie, pourrie, couleur de nuit sale. Elle a la semblance de la mort. Qu’il est noble surtout le triple éloge de la pauvreté par Marie qui élit l’hospice de l’étable pour enfanter le fils de Dieu, par Caius Fabricius Luscinius qui choisit toujours la pauvreté, par Nicolas de Bari qui racheta trois filles à un père qui s’apprêtait à les vendre. Pauvreté païenne et pauvreté chrétienne se donnent ici la main pour réunir à nouveau les deux traditions de l’exemplum. Dante fut le contemporain des franciscains, adeptes d’une pauvreté rigoureuse et évangélique, contempteurs de la figure du propriétaire qui thésaurise, accumule et prive (Todeschini).
3Mais ce n’est pas là, exclusivement, matière de France.
43. Mais la parole du Capet, dont le monologue occupe les deux tiers du chant, confirme le sens de l’injonction qui me fut adressée : le chant XX est de France et parle d’un arbre dont la croissance fut déchéance. Capet, dont la figure chez Dante fut étudiée par P. Rajna (« Nouvelle Revue d’Italie », vol. XXI 1924, p. 317-30 et de manière plus générale, par A. Farinelli, Dante e la Francia, 1908) se dit la racine « d’una mala ptianta ». On dirait aussi bien la tête – caput. Avec le recul que de sourires on ne s’octroie ! Dante écrit dans le premier quart du XIIIe siècle. Capet, qui est né en 940, sera roi des Francs de 987 à sa mort en 996. Ses fils que Dante condamne guident la France en avarice. Mais on n’oubliera pas que les capétiens régneront plus ou moins directement jusqu’en 1792 : plante-louve est résistante. Capet énumère ses sombres rejetons coupables de pilleries et de rapines : Charles Ier d’Anjou rendu fou par la dot de Provence emporte les Pouilles après Ponthieu, la Normandie et la Gascogne : en Italie, il fait assassiner Corradino et Saint Thomas – e poi / ripinse al ciel Tommaso per ammenda. Il vend sa fille. « O avarizia,che puoi tu pù farne/ poscia c’ha il mio sangue a te sì tratto, che non si cura della propria carne » ? « Un autre Charles » (c’est le Valois) entre à Florence avec la lance de Judas. Cette engeance est celle de Judas et de Pilate : en vendant des hommes, elle bafoue le Christ, rejoue sa Passion : c’est le vinaigre et le fiel et la mise à mort parmi les « larrons vivants ». Et le vieux roi invective et le vieux roi appelle la vengeance pour les fils dénaturés qui viendront. Prolepses d’outre-tombe. Messages de nuit : ce chant de Purgatoire est moins de repentance que de vengeance accrue. Il ne se tient pas dans le clair-obscur d’une remontée. Il prend ses derniers exemples dans la nuit qui tombe. Ce sont les pillards infâmes : Pygmalion, Midas ou Héliodore, ladres païens, Acham et le couple Saphire, ladres des Écritures. Puis au cœur de la parole rapportée de Capet, c’est une autre parole plus ancienne qui revient et qui, entendue, fait résonner ces profondeurs intimes où, ébranlé, monte le poème, son besoin, son urgence : « Crasso, / dilci, che’l sai : di che sapore è l’oro ? ». C’est peu après cette question ironique que Capet se taira. La terre se met à trembler. Le poète pèlerin de la sainte face est saisi : « onde mi prese un gelo/ qual prender suol colui che a morte vada ». Virgile rassure. Le Gloria s’élève et la terre cesse de trembler avec l’hymne. Dante repart, « timido e pensoso ».
53. Qu’y a-t-il dans l’exemplum de Crassus qui retient, qui ébranle et qui point ? En quoi sa tête tranchée et gavée d’or a-t-elle valeur de symbole où battent les sens ? La scène est connue – il faut la rappeler pour y déceler un moteur d’inspiration. C’est en vertu du lien paradoxal que la figure de Crassus entretient avec la figure du poète qu’elle captive. Des échos sont ménagés, certains prévus, d’autres inattendus. De quoi Crassus est-il le nom ? Il faut suivre Plutarque même si Pline l’Ancien rapporte l’essentiel quand il précise que Crassus était le plus riche des Romains après Sylla (Histoire naturelle, XXXIII, 134). Au reste, précise Cicéron, l’expression, « plus riche que Crassus » était un proverbe (Lettres à Atticus, I, 4, 3) et Crassus était dit le « Dives » : le Riche. Crassus, nom de riche. Il faut suivre Plutarque (qui suit Cicéron, Velleius Paterculus, Appien, Dion Cassien, Eutrope, Lucain : nouvelle chaîne), mais Florus dira le mot de la fin, qui est un mot de bouche. D’emblée, Crassus apparaît comme cupide et sa richesse repose sur la trahison, l’expropriation, le vol, la rapine et le détournement : « la plus grande partie de ces richesses, s’il faut dire une vérité si déshonorante pour lui, avait été acquise par le fer et par le feu ; les calamités publiques avaient été les sources de ses plus grands revenus ». Juste en touches et en nuances, le portrait de Plutarque réserve des surprises : la simplicité, la naturalité de Crassus, l’absence de mauvais orgueil ; il sait se montrer serviable, sa parole est des plus efficaces : « il devint l’un des meilleurs orateurs de Rome ; son application et ses efforts lui permirent de dépasser les plus doués ». Cet homme de paroles n’aura pas de parole. Il y a de beaux épisodes romanesques – Crassus vit huit mois dans une grotte en Espagne comme dans l’antre des nymphes ou la caverne où se cache le comte de Monte Cristo. Il rejoint Sylla, mais à chaque fois qu’il sert une cause, Crassus la salit par les exactions qu’il commet en son nom. On commence par l’aimer, on finit par le mépriser. Crassus fait horreur parce qu’il écrase le mouvement de Spartacus que l’on peut être tenté de lire comme un épisode de grande et belle révolte (Furio Jesi). On suit toute l’aventure de Spartacus en espérant qu’il va l’emporter sur Crassus mais on connaît l’histoire, les victoires merveilleuses de l’ancien gladiateur, son courage, sa sagesse, son aura et sa fin, ses mots historiques. On ne doit pas oublier le caractère implacable de Crassus, ses coups de chance aussi. Il n’est pas étonnant, ni honteux, qu’un chef romain combatte un séditieux. Mais qu’il est lourd de sens qu’un richissime écrase un révolté qui se bat pour la libération des pauvres. Consul impopulaire avec Pompée, censeur inefficace et improductif, Crassus obtient un second consulat et se voit attribuer les provinces de Syrie. C’est le motif de sa perte. La guerre contre les Parthes est son idée fixe : il veut faire mieux que César en Gaule. Il veut sa légende. Ateius s’y oppose par tous les moyens : il s’interpose, profère des malédictions secrètes et antiques. Crassus part. Lors de l’expédition, les mauvais présages s’accumulent et les actes manqués. Crassus glisse et tombe en sortant d’un temple. Stratège mal inspiré, il méprise l’ennemi, se fie aux fourbes, écarte les bons conseils. Ses mots sont malheureux. Il trouvera Suréna sur sa route. Il a tant trahi que tous le trahiront. Le jour de la bataille finale, il se trompe sur tout. Il enfile un manteau noir. La bataille s’engage mal. Il est lâche tandis que son fils se bat avec courage et panache même. Avec Mégabacchus et Censorinus, le jeune Crassus meurt en héros. On lui coupe la tête et la fiche sur une lance : les Parthes se moquent en promenant leur trophée : « il n’est pas possible qu’un homme aussi lâche et vil que Crassus ait eu un fils si noble et d’une bravoure si éclatante ». Cette mort noble fouette l’honneur du père. Il harangue les troupes. Les invite au courage. Il dit : « ce n’est pas la bonne fortune des Romains, mais leur endurance et leur bravoure pour affronter le danger qui les ont élevés à un tel degré de puissance ». C’est un peu tard. On combat jusqu’à la tombée de la nuit : en vain. Les Parthes se retirent. Crassus reste seul, la tête voilée, dans l’ombre, à terre. Rester, c’est se vouer à une mort certaine, mais comment lever le camp ? On part quand même en abandonnant les blessés. À l’aube les Parthes égorgent quatre mille d’entre eux. Suréna envoie une ambassade à Crassus pour lui proposer une trêve : c’est un traquenard. Les Romains poussent Crassus à l’accepter ce qu’il fait à contrecœur. Suréna lui envoie un cheval avec un frein en or. Échauffourée, confusions : un Parthe nommé Exathrès tue Crassus. Selon d’autres versions, Exathrès intervient après la mort de Crassus pour lui couper la tête et la main. Alors la scène se dédouble : Suréna envoie la tête et la main de Crassus à Orodès en Arménie et organise à Séleucie une parodie de triomphe. Un acteur vêtu en femme joue Crassus. Il est traîné à cheval. « Devant lui des trompettes et des licteurs s’avançaient sur des chameaux, à leurs faisceaux étaient attachés des bourses et à leurs haches des têtes de romains fraîchement coupées ». En Arménie, Orodès et Artavasdès festoient. Orodès composait des tragédies. Quand on apporte la tête de Crassus, un acteur est en train de chanter le rôle d’Agavé dans les Bacchantes d’Euripide. La tête est jetée au milieu de l’assemblée. Quand l’acteur récite avec le chœur la réplique « et qui l’a fait périr ? – cet honneur me revient », Exathrès bondit et saisit la tête pour s’attribuer la mort de Crassus. Le roi le récompense. Plutarque : « tel fut, dit-on, le dénouement de la campagne de Crassus, elle s’acheva comme une tragédie ». Ainsi, le destin de Crassus voit s’entremêler différents usages de la parole : la belle parole publique de l’orateur, les mensonges de l’exacteur, les tromperies du mauvais chef, les vilaines paroles du riche, mais aussi les lapsus, et les bons mots, les paroles fortes et les paroles faibles, les vers de l’acteur qui donnent la légende de la tragédie. Une tête et une main coupées, ce sont des symboles – Rousseau dira : « ouvrez l’histoire ancienne, vous la trouverez pleine de ces manières d’argumenter aux yeux, et jamais elles manquent de produire un effet plus assuré que tous les discours qu’on aurait pu mettre à la place : l’objet offert avant de parler ébranle l’imagination, excite la curiosité, tient l’esprit en suspens et dans l’attente de ce qu’on va dire ». Plutarque croise le destin de Crassus le Dives avec une réflexion sur la parole et l’art – sur la parole de l’art et l’art de la parole. Pour atteindre un certain niveau, la richesse doit s’accompagner de mots, de discours – la parole de l’appropriation. Mais Dante va retenir une version plus frappante encore que celle de Pline : celle de Florus à qui l’on doit un Abrégé de l’histoire romaine. C’est dans son Epitomé que l’on trouve ces lignes : « La main droite de Crassus et sa tête, séparée du tronc, furent présentées au roi, qui en fit un objet d’ironie trop méritée. On versa en effet de l’or fondu dans sa bouche, afin que l’or consumât même les restes inanimés et insensibles de l’homme dont le cœur avait brûlé de la soif de l’or ». (Caput ejus recisum, cum dextera manu, ad regem deportatum ludibrio fuit, neque indigno. Aurum enim liquidum in rictum oris infusum est, ut cujus animus arserat auri cupiditate, ejus etiam mortuum et exsangue corpus auro ureretur – Histoires III, XI). On ne sait trop quel membre l’or fondu dans la bouche et écoulé par la trachée tranchée a bien pu consumer. L’image est autre, si véridique : une tête tranchée dégouttant une pluie d’or transformée en fines lames molles d’abord, durcies ensuite comme des larmes ou des flaques suspendues : d’Acéphale cou coupé en pluie d’or – pluuio auro.
64. Puissant exemple de l’avarice, Crassus ne périt pas simplement par là où il a péché. La pena del contrapasso connaît ici une version de raffinement car elle mêle le motif (l’or) et le moyen (la bouche, métonymie des paroles trompeuses qu’elle profère), le réel (la richesse) et le symbolique (le discours). Cette double allégorie est parfaite car pour que l’appropriation paraisse un droit, pour qu’elle s’impose, il y faut un discours et des paroles : ce sont donc à la fois les paroles que l’or fait rentrer dans la gueule béante de Crassus la louve et le réel qu’elles masquaient.
7Trois motifs se croisent dans la double allégorie et chacun correspond, par des relations d’inversion ou de symétrie, à l’art du poème ou à la figure du poète. La tête tranchée (§5), la bouche (§6) et l’or (§7).
85. On outrage le cadavre de Crassus. Sa tête est tranchée comme sa main. On en fait un jouet : un hochet, le yoyo des piques. Cette tête qui avait dominé une partie de Rome et du monde, cette tête, elle roule comme une balle transportée de mains en mains et jeté au milieu du parterre pour égayer la foule. Cette tête qui tombe, n’offre-t-elle pas le symbole le plus exact de la fragilité des édifices et des institutions des hommes ? On pense au Discours sur la condition des grands de Pascal et à sa version romancée dans L’homme qui voulut être roi de Kipling : dans ce beau roman un peuple trompé par un imposteur lui coupe la tête et la main quand la supercherie est découverte. Mais c’est qu’au jeu de dupes de Pascal le Dan de Kipling se prend pour ce roi auquel le peuple a besoin de croire (le naufragé de Pascal est plus sage : « Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait mis en place où il était. Il cachait cette dernière pensée et il découvrait l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec soi-même »).
9Les têtes des Romains sont coupées et portées au bout des piques parthes. On se souvient que les capétiens régneront jusqu’en 1792 et Crassus prend valeur de prophétie quand on pense à la Révolution et au sac de Saint-Denis qui horrifia Chateaubriand : « la Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique et je reculai ». Sur une proposition faite par Barère (« le menteur patenté du comité » écrit Michelet) à la Convention nationale le 13 juillet 1793, les sépultures des rois de France seront détruites à la hache et au marteau et les corps exhumés et profanés entre août et octobre 1793. On peut lire le Journal historique fait par le citoyen Druon, ci-devant bénédictin de la ci-devant abbaye de Saint-Denis, lors des extractions des cercueils de plomb des Rois, Reines, Princes et Princesses, abbés et autres personnes qui avaient leurs sépultures dans l’église de Saint-Denis. Ces cadavres sortis de leurs tombes, ces cadavres brandis comme des trophées, certains noircis d’autres bien conservés, ces cadavres étaient des capétiens. Par son destin, Crassus annonce le destin des capétiens pressenti par le Capet de Dante. Le 18 octobre 1793 on profane la tombe de Hugues le grand. Il était le père d’Hugues Capet.
10Mais la tête tranchée de Crassus peut faire écho à deux autres têtes tranchées dont chacune entretient un rapport singulier à la parole. C’est la tête du prophète et celle du poète. Le Baptiste, saint patron de Florence est cher à Dante : le martyr (Purg. XXII, 152) siège dans l’Empyrée devant la Vierge Marie (Par. XXXII, 31). Il est symbole de pauvreté, se nourrissant au désert de « sauterelles et de miel sauvage » (Mathieu, III, 31). Il est le dernier prophète qui annonce le Christ et lui prépare la voie : « voix de celui qui crie dans le désert : rendez droit le chemin du Seigneur » (Is 40, 3). Fallait-il que la tête de ce prophète symbole de pauvreté fût tranchée ? Selon Marc (VI, 14-29), Hérode, excédé, fait arrêter Jean et « le fait lier en prison ». Sa femme Hérodiade voulait faire tuer Jean mais Hérode Antipas le protégeait, car il le « connaissait pour un homme juste et saint » et « l’écoutait avec plaisir ». Salomé, la fille d’Hérodiade demande pour sa mère la tête de Jean-Baptiste présentée sur un plateau. Hérode envoie à contrecœur un garde décapiter Jean dans sa prison, placer sa tête sur un plateau et la présenter à Salomé, qui l’offre à sa mère Hérodiade. Caravage a peint la scène : le bourreau est penché comme un boucher (chez Dante Capet se dit fils de boucher – « figliol fu’io d’un beccaio di Parigi »). Elle offre le symbole inverse de la tête de Crassus. Mallarmé fut obsédé toute sa vie durant par la tête tranchée du prophète : cette obsession s’exprime dans le « Cantique de saint Jean-Baptiste » qu’on trouve dans Hérodiade :
12Le 9 septembre 1898 Stéphane Mallarmé meurt, étouffé par un spasme de la glotte. Je n’omets pas, pour la rime et la consonance significative, que c’est Hérode qui fait trancher la tête de saint Jean-Baptiste et que c’est Orodès qui reçoit celle de Crassus.
13Crassus eût pu être le héros d’une Orodiade.
14Tripartition dumézilienne appliquée aux têtes tranchées : au soldat (Crassus) et au prêtre (le Baptiste) manque un poète : Orphée, condamné, aura la tête tranchée. Si l’essentiel, comme le rappelle Reinach, est bien que le poète premier fut « déchiré vivant » par les Ménades de Thrace dans un rite sauvage, il faut redire que les membres d’Orphée furent jetés dans l’Hèbre pour être recueillis par les muses et que sa tête portée par le fleuve vogua vers la mer et aborda soit à Smyrne, aux bouches de Mèlés, soit à Lesbos, où elle rendit des oracles. Si la tête de Crassus est tranchée parce qu’il a mal parlé, si celle du Baptiste est coupée parce qu’il a bien parlé, leurs bouches restent muettes après la décollation. Seule la bouche du poète profère après la mort et depuis l’outre-tombe. Les compagnons de Pantagruel espèrent entendre ses paroles au chapitre LV du Quart Livre : « lorsque les femmes de Thrace eurent mis Orphée en pièces, elles jetèrent sa tête et sa lyre dans le fleuve Hèbre. Celles-ci descendirent à la mer Égée en suivant ce fleuve, flottant toujours côte à côte sur la mer jusqu’à l’île Lesbos ; et un chant lugubre sortait continuellement de la tête, comme si elle se lamentait sur la mort d’Orphée ; la lyre faisant vibrer ses cordes au souffle du vent, s’accordait harmonieusement avec le chant ». Mais Rabelais suit Ovide (Métamorphoses XI, 50) et Virgile. Les Géorgiques s’achèvent sur cette tête arrachée à un cou de marbre (marmorea ceruice) qui roule parmi les tourbillons et dont la langue frigide appelle encore Eurydice : « Eurydicen uox ipsa et frigida lingua/ Ah ! miseram Eurydicen anima fugiente uocabat ; / Eurydicen toto referebant flumine ripae » (IV, 525). Dante évoque le chant d’Orphée dans le Banquet (II, I, 3). Il le croise au chant IV de l’Enfer. Le 5 avril 1794 Danton sur l’échafaud s’adresse ainsi au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut bien la peine ». La tête fut montrée. Elle ne parla pas.
156. La phraséologie de l’extracteur indique le lieu de la punition : la bouche, synecdoque de la tête et du discours : partie pour le tout des paroles. Crassus s’est gavé d’or : qu’on le gave d’or. Isidore de Séville précise en ces termes l’étymologie du mot « os/ oris », la bouche : « os dictum, quod per ispsum quasi per ostium et cibus intus mittimus et sputum foris proicimus, vel quia inde ingrediuntur cibi, inde egregiuntur sermones ». La bouche est comme une porte par laquelle entrent les aliments et sortent les paroles : la porte d’entrée du matériel et la porte de sortie du spirituel. En l’occurrence, il s’agit de spirituel dont la matérialité est sonore : l’oratio. Isidore précise ailleurs : « oratio dicta quasi ortis ratio. Nam, orare est loqui et dicere ». Que la parole soit fille de bouche, voici qui mérite, malgré l’évidence du constat, la plus grande attention. Chez Dante, la bouche assume un grand nombre de valeurs où se croisent le sens et le sensible, le sensuel et le spirituel. La première bouche est de Francesca, baisée par Paolo tremblant (Enf. V, 136), c’est aussi la « grande bouche de Chiron » (Enf. XII, 79) et la bouche tordue de Géryon (XVII, 74), la bouche de Ciriatto avec ses dents de sanglier (XXII, 55), la bouche ouverte avec violence pour faire parler en XXVIII, 95, la bouche effroyable qui crie en XXXI, 68, la bouche épouvantable d’Ugolino en XXXIII. Il y a les trois bouches effrayantes de Lucifer en XXXIV 55. Au Purgatoire, c’est la bouche fermée de Rodolphe (VII, 93), celle d’où jaillit le Te lucis ante qui servira de titre à Bassani (VIII, 14), il y la bouche de Marie (XXII, 144). Il arrive aussi que Dante ouvre la bouche (XXV, 19) et qu’un oui inaudible en sorte devant Béatrice (XXXI, 14) invitée elle aussi à dévoiler sa bouche (137). Elle ouvre la bouche au Paradis (I, 87). Parler c’est faire sortir de la bouche – « La Grazia, che donnea/ con la tua mente, la bocca t’aperse/ infinoa qui come aprir si dovea, / si ch’io approvo ciò che fuori emerse ». Pour approcher un peu la symbolique de la bouche chez Dante, ne faudrait-il pas étudier aussi les lèvres et les dents ? La bouche n’offre-t-elle pas son motif et son idée à la poésie courtoise et, au-delà, à la poésie des blasons ? Il y eut des blasons de la bouche et des blasons de la langue, des blasons des dents et des blasons de la voix, Maurice Scève composa un blason du soupir. Ungà écrira bien plus tard « Il lampo della bocca » : « Migliaia di uomini prima di me,/ Ed anche più di me carichi d’anni,/ Mortalmente ferì/ Il lampo d’una bocca ».
16Porte double de la matière et du sens ? Certaines inversions structurelles sont aussi possibles : faire sortir du matériel (exhalaisons, odeurs, souffle, éternuement que les romains interprétaient comme une expression du genius, crachat, vomi, mais souffle et rire aussi). On peut aussi, métaphoriquement, faire entrer du spirituel : boire les paroles, être pendu aux lèvres de quelqu’un.
17Une certaine modernité tient à nous rappeler que la bouche est matière et chair, caverne et viande, et qu’à trop la soumettre à une philosophie de l’expression on oublie ce qu’elle a de troublant. Ainsi Bataille dans un article de 1930 intitulé « Bouche » publié dans la revue Documents : « Chez les hommes civilisés, la bouche a même perdu ce caractère relativement proéminent qu’elle a encore chez les hommes sauvages. Toutefois la signification violente de la bouche est conservée à l’état latent. Elle reprend tout à coup le dessus avec une expression littéralement cannibale comme bouche à feu appliquée au canon à l’aide desquels les hommes s’entretuent ». On pense aussi à Artaud. On se rappellera le « stade oral » – le premier dans l’évolution de la libido et qui se divise en stade oral pur (la succion) et en stade oral cannibalique (la morsure). Il faudrait relire les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) et Lacan lecteur du stade oral dans le Séminaire X (L’angoisse). Bouches d’ombre et ombres portées par la bouche sur la vie sexuelle des adultes. Soit, mais si la bouche est si troublante c’est qu’elle est à la fois orifice et signification – lieu de conversion charnelle du dedans et du dehors. Embrasser, n’est-ce pas, dans l’éclair de la pulsion se laisser persuader qu’on touchera à l’intérieur de l’autre – c’est en quoi les baisers préludent à l’amour. Mais pas plus que le baiser, la relation sexuelle ne délivre pour nous l’intérieur de l’autre qui nous échappe et recule, promet et tient tout ce qu’il ne tient pas de ne pas le faire tenir. La fascination des poètes pour la bouche tient tout autant à l’attraction qu’ils peuvent éprouver pour le seuil charnel du sens que pour la signification de cette porte grande ouverte sur l’espace du dedans.
187. Enfin, que vaut-elle cette bouche gavée d’or ? Crassus eût été bien en peine de répondre à la question provocatrice qu’on lui adressait quant au goût de l’or, parce que sa tête était tranchée et parce que le liquide eût saisi l’articulation de l’appareil phonatoire, la paralysie créant une prison dorée de l’intérieur. Une sensibilité aux mots ne peut pas ne pas être frappée, pour commencer, par le jeu phonétique entre le mot latin indiquant la bouche (os/ oris) et ses dérivés (oratio, …) et le mot français indiquant le précieux métal jaune – l’or. Or Crassus empêché d’oraison par raison d’or se tait dans le silence doré. Ajoutons que l’heure se disait « ora » et qu’on a vite fait de faire de la légende de Crassus une fable de la finitude des hommes – Baudelaire dans « L’horloge » (l’oratio de l’ora) évoque ce « gosier de métal (qui) parle toutes les langues ». Crassus gavé comme une oie au soleil cou coupé ingère une pluie d’or. Le silence est d’heure. Faut-il rajouter que le mot « or » rime en langue française avec le mot « mort ». Dans de nombreuses religions on glissait une pièce d’or dans la bouche des morts pour passer de l’autre côté et payer son aller simple. C’est d’or qu’est le rameau dont Énée se saisit comme passeport pour son voyage aux Enfers – En. VI, 203 sq et 136 sq. Si l’Énéide n’était pas un des modèles de la Comédie et le voyage d’Énée le modèle de celui de Dante sur les pas de Virgile, l’or du rameau n’aurait sans doute pas cette cruciale importance. Dans la Comédie ce qui est beau est beau comme l’or (Pg. XXII, 148) a la couleur et la dureté de l’or, « quale a raggio di sole specchio d’oro » (Pd, XVII, 123). La lumière, les prés, les ailes sont d’or. Avant d’être pris dans l’échange des richesses, l’or vaut comme lumière et comme éclat. Fondu en bouche et symbole de l’enrichissement, il a le goût et le poids du plomb. Et sa valeur s’inverse.
19C’est ici que devant la bouche de Crassus, la parole poétique trouve une nouvelle signification. Car si la bouche des poètes n’est pas gavée d’or, les paroles des poètes sont souvent, comme les mots trouvés par Pantagruel, des « mots dorés ». Lucrèce y insiste dans le prologue du chant III du De natura rerum : « Omnia nos itidem depascimur aurea dicta,/ Aurea, perpetua semper dignissima uita » : les paroles d’or, les plus dignes de vivre à tout jamais. Cicéron reprendra l’expression dans ses Académiques comme dans le De Officiis. Éclat des mots, solidité pérenne des inscriptions : les paroles d’or sont vouées à durer. Nerval intitule « Vers dorés » le dernier poème des Chimères – Un mystère d’amour dans le métal repose. Si Paul Celan condamna la tentation des poèmes dorés, il n’hésite pas à évoquer les cheveux d’or de Margaret sa mère dans la Todesfuge – dein goldenes Haar, Margaret. Au cœur de nos misères brille l’or des mots.
20C’est sans doute à cette croyance qu’on doit la tradition de la chrysographie : l’écriture en or sur parchemin. De nombreux témoignages de l’Antiquité prouvent que l’usage d’écrire en lettres d’or des livres de luxe, souvent consacrés à quelque divinité et conservés dans les temples, remonte à une haute antiquité. Ordinairement, le parchemin sur lequel on écrivait de la sorte avait été préalablement teint en pourpre. On doit plusieurs Bibles carolingiennes et byzantines aux chrysographes. Et on cite souvent la Bible de Godescalc.
21La tradition de la parole d’or est reprise par les Pères de l’Église et il est au moins un cas où on a pu attribuer des paroles dorées à une bouche d’or. On veut parler de saint Jean Chrysostome : saint Jean Bouche d’or. La signification de cette appellation est sujette à caution. Né en 349 et mort en 407, saint Jean Chrysostome fut archevêque de Constantinople et on le compte comme un des pères de l’Église grecque. Son surnom, de toute évidence lui vient de son éloquence. Il fut formé à la rhétorique (par Libanios ? on recommande le père Festugière, Antioche païenne et chrétienne. Libanius, Chrysostome et les moines de Syrie, Paris, 1959), amateur de théâtre et d’art littéraire avant de se convertir. Quand il est ordonné évêque de Constantinople en 397, c’est un homme de fer qui arrive au pouvoir. Il fustige la corruption des mœurs et le lucre des grands, ce qui lui attire des haines violentes. Il refuse toute ostentation. Il mange seul et impose la frugalité autour de lui. Le couple impérial le soutient mais Jean blesse Eudoxie en la comparant à Jézabel parce qu’elle aurait spolié des veuves. En 403 il est victime d’un putsch d’évêques. Les ennemis de sa radicalité triomphent. Mais l’impératrice le rappelle. Il commence un nouveau sermon en la comparant à Hérodiade demandant la tête de saint Jean. Sa tête, sa tête sur un plateau. En 407 il est exilé à Pythios sur les bords de la mer Noire aux confins de l’empire (comme Ovide avant lui). Ses Exhortations, ses Traités, ses Homélies, ses commentaires sont d’une grande sévérité et partout la richesse et l’or se trouvent condamnés et la pauvreté exaltée. Jamais bouche d’or ne s’éleva plus violente pour honnir l’or. Aussi est-ce peut-être moins en raison de leur beauté que de leur caractère inflexible que ses paroles furent dites d’or. Une bouche humble peut libérer des paroles dorées : la voix de saint Jean Chrysostome continue de hurler pour condamner l’or qui le qualifie. En lui s’inverse la figure de Crassus : quand la bouche arrogante du riche se tait bouchée d’or, le saint libère des bouchées d’or de ses lèvres humbles. Tout comme la tête tranchée du Baptiste prophète inverse la tête tranchée de Crassus, la bouche dorée de saint Jean Chrysostome inverse la bouche gavée d’or de Crassus. Le matin des prophètes et des poètes a l’or en bouche. La bouche des riches est une louve nocturne.
228. Dans Connaissance de l’est, Claudel entend « peindre l’image du porc ». Son matérialisme incline à un parti pris de la chose – C’est une bête solide et tout d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est pas le frétillement du canard qui entre à l’eau, ce n’est point l’allégresse sociale du chien ; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, sirote, il déguste, et l’on ne sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche – magnifique éthopée porcine. Il portraiture d’abord monsieur, puis dame truie en terre de Virgile – Mais telle que celle qui fournit à Énée des présages, la rencontre d’une truie me paraît toujours augurale, un emblème politique. Son flanc est plus obscur que les collines qu’on voit au travers de la pluie, et quand elle se couche, donnant à boire au bataillon de marcassins qui lui marche entre les jambes, elle me paraît l’image même de ces monts que traient les grappes de villages attachés à leurs torrents, non moins massive et non moins difforme.
23La clausule du texte sonne comme une formule que confirme une rime : Je n’omets pas que le sang de cochon sert à fixer l’or. Or, « fixer l’or », c’est faire que l’or dure. Le premier paragraphe présente ainsi la nourriture du porc : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son instinct l’attache à ces deux choses, fondamentales : la terre, l’ordure.
24Tête de porc, Crassus a le goût que l’or dure.
259. Ce poème, on peut désormais le perpétuer en le recomposant. Ou dormir.